Sirène

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Carmen SYLVA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les nuages en passant étendaient leur ombre sur les sommets des monts. Les petites clairières, entre les pins géants, brillaient vertes et humides dans un dédale de hautes plantes. Dans l’une d’elles gisait sombre et noir un tronc d’arbre déchiqueté et creux, dans la cavité duquel poussaient de grandes bruyères. Le géant couvert de mousse étendait sur le sol son corps énorme. Devant l’arbre était agenouillée une charmante jeune fille aux traits mobiles, qui versait du lait d’une cruche dans une petite tasse : quatre petits chiens de berger, au pelage bouclé comme celui des jeunes ours, sortirent en rampant du tronc et se jetèrent sur le lait en aboyant et remuant la queue. La jeune fille rit aux éclats, se leva et considéra les petits affamés. Elle avait une masse de cheveux rouge d’or, durs et bouclés, qui faisaient paraître sa figure encore plus ronde et plus mignonne. Un morceau de mousse d’un vert vif s’y était accroché et ressortait comme une pierrerie dans la chevelure. Les sourcils étaient épais et bruns, les yeux gris vert et curieusement agités ; la bouche paraissait spirituelle, mais maligne et pas bonne du tout. Elle aurait bien voulu caresser un des quatre petits personnages velus, et plonger ses doigts blancs dans sa fourrure épaisse. Mais, quelque habilement qu’elle essayât d’en attraper un, les petits sauvages ne se laissaient point prendre et aboyaient en bondissant en cercle autour d’elle.

« Eh bien, vous n’êtes guère reconnaissants ! dit-elle en riant, vous autres, mes gars affamés ! Quand on est si gras, on devrait être moins vifs, petits monstres ! »

Elle prononça les derniers mots d’une voix sonore, et les aboiements redoublèrent, et pendant ce temps son rire résonnait comme de petites boules tombant dans une coupe de métal, charmant, irrésistible.

Ensuite elle alla plus loin chercher l’ombre, s’appuya à un hêtre gigantesque et se mit à pousser d’une voix de flûte des roulades, des trilles, des cadences, de sorte que les oiseaux s’approchèrent en lui répondant. L’un d’eux se posa devant elle sur une branche, et, chaque fois qu’elle finissait une phrase ou un trait, l’oiseau pépiait et remuait sa petite tête de droite et de gauche, comme pour dire « N’est-ce pas que c’est beau ? » Puis il se taisait et écoutait, la regardant tantôt d’un œil, tantôt de l’autre. Ce jeu dura quelques instants. peut-être la jeune fille avait-elle bien une certaine intention d’être charmante, comme semblait le croire l’homme qui, debout sous un pin, regardait cette scène. Il était grand et avait de larges épaules. Il y avait de la force et du calme dans ses mouvements. D’épais cheveux sombres couronnaient son front très bombé qui avançait au-dessus de petits yeux noirs enfoncés. Le nez était large et droit. Les narines s’ouvraient souvent. Une barbe brune encadrait de son ombre épaisse le reste du visage. Il ne rit pas à l’aspect de ce gracieux tableau, mais le contempla les bras croisés, sans même cligner des yeux. Il semblait retenir son haleine pour ne pas rompre le charme. Soudain un coup de vent passa comme un soupir à travers la forêt, la jeune fille retourna la tête, et leurs yeux se rencontrèrent.

Elle fit l’étonnée, et une tendre rougeur couvrit son blanc et délicat visage. Elle fit même mine de fuir. Mais déjà il était devant elle et lui disait avec une molle harmonie dans sa voix grave :

« Oh ! je vous en prie, ne fuyez pas ! Je n’ai pas fait autre chose que les arbres : nous écoutions ! La nymphe des forêts ne le permet-elle pas à des mortels vulgaires ?

– Je ne crois pas que je sois la nymphe des forêts, dit la jeune fille, je voudrais l’être, mais ce n’est pas possible.

– Pourquoi donc ?

– Parce que je suis une vierge de la mer, je suis née sur l’eau.

– Alors une sirène, dans le sens complet du mot ?

– Il n’y paraît pourtant pas, puisque vous ne faites pas comme Ulysse.

– Je n’en suis peut-être que plus imprudent.

– Non, que plus héroïque ! Quand on se fait lier, on n’a guère le droit de se donner pour un héros.

– Cela vaudrait mieux peut-être que de courir dans les bras du danger et d’y périr.

– Mais ici il n’y a pas de danger, nous sommes sur la terre ferme.

– Qui sait ? Dans les forêts on s’égare et l’on ne retrouve pas son chemin.

– Souvent on veut s’égarer ! dit la jeune fille en souriant malicieusement, mais qui êtes-vous donc, héroïque Ulysse ? Vous ne m’avez pas encore été présenté. Ou bien voulez-vous plutôt que je vous prenne pour un arbre ? Alors, adieu ! »

Elle inclina la tête et voulut s’en aller.

« Non, dit-il sérieusement, je ne suis ni un hêtre, ni un pin, ni un divin martyr, ni un argonaute, et j’allais me présenter et demander à la petite sirène son nom, pour des raisons...

– Pour des raisons ? Je m’appelle Marina.

– Marina ! que c’est charmant pour une vierge de la mer !

– De là mon nom ! dit-elle.

– Je m’appelle Arnold et suis un ami de la belle nature.

– Cela veut dire – Marina passa au pourpre – notre grand artiste, que j’ai toujours rêvé de rencontrer.

– Puis-je espérer votre visite dans mon atelier ?

– Les sirènes ne viennent pas dans les demeures des mortels.

– Qui sait si jamais on les en a priées ?

– Mais les sirènes n’ont pas de cœur et ne se laissent pas émouvoir.

– Mais elles acceptent adoration et sacrifices.

– Peut-être ! »

Marina fit un charmant salut et s’enfuit comme un chevreau.

Le lendemain, Arnold était à son atelier. Au dehors on entendait résonner le ciseau et le marteau. Les blocs de marbre étincelaient au soleil dans la vaste cour. Il y avait partout une fine poussière blanche. Le maître était à l’intérieur, dans son sanctuaire, et examinait une fontaine commencée. L’eau devait jaillir d’un rocher devant lequel une nymphe agenouillée recevait l’onde dans une large feuille. C’était une merveilleuse créature que cette nymphe, pleine de souplesse dans tous ses mouvements, presque enveloppée de sa magnifique chevelure : il y avait une sollicitude touchante dans son attitude, comme si elle regrettait l’eau qui lui échappait. Tout à coup le sculpteur porta sans pitié la main dans la terre glaise, brisa la statue, jeta tout de côté et se mit à façonner quelque chose de nouveau.

Il n’avait pas remarqué que quelqu’un venait d’entrer, quelqu’un qui ressemblait si extraordinairement à la nymphe brisée qu’il avait dû servir de modèle.

La haute taille était svelte et flexible ; les cheveux fins, d’un blond châtain, descendaient en deux nattes presque jusqu’aux pieds ; les yeux, étincelants comme ceux d’un chevreuil, étaient attachés sur le travail avec une inquiète surprise. Ces yeux se remplirent même un instant de pleurs, qui se séchèrent vite. De temps en temps les lèvres s’ouvraient pour appeler l’artiste, mais elles se taisaient. Enfin Arnold recula et la vit.

« Comment, Lia ? s’écria-t-il comme en s’éveillant d’un songe, toi ici et seule ?

– La mère fait des achats pour la maison, Arnold, et j’ai pensé que nous aurions du plaisir à passer ensemble une petite heure.

– Y a-t-il donc déjà une heure que tu es ici ? »

Les lèvres sourirent en tremblant un peu :

« Presque ! » dit-elle.

Arnold fut embarrassé :

« Tu t’étonnes sans doute que j’aie gâté tout le travail. Mais j’ai une bien plus belle idée, toute nouvelle et splendide ! Ce qui me fait peine, c’est que ma gracieuse fiancée ait tant perdu de temps.

– Oh ! dit Lia, ce n’était pas du temps perdu, j’étais près de toi.

Arnold la prit doucement dans ses bras et l’embrassa.

«Tu es un ange, dit-il, et je ne le mérite pas. »

Lia vit un nuage passer sur son front.

« Qu’est-ce qu’il y aura donc à ma place ? demanda-t-elle.

– Une sirène chantant ! Oui, elle chantera, à croire que l’on entend sa voix à travers le murmure de l’eau !

– En as-tu donc vu une ?

– Oui, dit Arnold rêveur, sans remarquer le regard inquiet des yeux de chevreuil, j’ai vu une sirène et la fais de souvenir.

– Qui était-ce donc ?

– Je ne sais pas.

– Ah ! ah ! j’allais devenir jalouse de ta sirène. Que pourrait aussi une pauvre petite nymphe contre une telle puissance ? »

La mère de Lia venait d’entrer et regardait avec trouble et surprise l'œuvre détruite.

« Tu aurais dû au moins la mettre de côté, Arnold, dit-elle, cela m’aurait fait plaisir ma vie durant de voir ma Lia en nymphe.

– C’est vrai, dit Arnold, mais je n’avais pas assez de terre glaise sous la main, et, nous autres artistes, nous sommes des gens abominables ; nous sacrifions tout à une idée.

– Tout ? » demanda Lia.

La voix exprimait l’anxiété, mais il ne comprit pas.

« Tout ! répéta-t-il en examinant son travail.

– Mais pourtant pas le bonheur de votre vie, Arnold ?

– peut-être aussi ! » murmura-t-il.

Et elle l’entendit quoiqu’elle fût déjà à la porte. Il ne leva pas les yeux et travailla avec fièvre.

Quelques jours après, Marina posait dans l’atelier à la place où avait posé Lia. Elle s’était enfin laissé trouver, et elle était venue après bien des refus et des agaceries. Il la pria de chanter tout le temps, afin de rendre fidèlement le mouvement des lèvres et de la gorge. C’était là une entreprise difficile. Quand elle chantait, il était tellement sous le charme de cette voix merveilleuse et de toute cette ravissante créature, qu’il oubliait de travailler. Puis la fatigue obligeait la sirène de s’arrêter, et alors il devait attendre qu’elle reprît son chant. Les séances duraient donc longtemps et se renouvelaient souvent. Sa porte restait close. Personne, pas même Lia, ne devait voir sa sirène avant qu’elle fût finie. La maison d’Arnold était adossée à la colline et dominait toute la ville. Les yeux de Lia contemplaient souvent avec tristesse le magnifique panorama, quand elle venait voir, inquiète et impatiente, à la porte de l’atelier.

« Je ne veux pas te déranger », disait-elle ensuite et elle s’en retournait.

Un jour Marina dit à l’artiste :

« J’ai bien connu votre fiancée ; nous étions même deux amies de jeunesse... Ne vous l’a-t-elle jamais raconté ?

– Non, jamais », dit Arnold.

Marina fit entendre son rire d’argent :

« Comme cela lui ressemble ! toujours si tendre et si oublieuse ! Loin des yeux, loin du cœur ! Le cœur et la tête comme un filtre, comme le tonneau des Danaïdes ! Sans cela, du reste, elle ne serait pas votre fiancée.

– Pourquoi pas ? »

Les yeux d’Arnold eurent un éclair.

« Eh bien, parce qu’elle en a déjà aimé, beaucoup aimé un autre, et que le pauvre malheureux est tout désespéré. Mais pourtant elle a un peu de compassion pour lui, elle le voit encore plus d’une fois, au jardin, pour le consoler de son infidélité. Il l’accompagne souvent aussi, quand elle vient ici et quand elle s’en retourne. Je le vois tous les jours vaguer autour de la maison en l’attendant. Elle veut l’habituer lentement à l’idée qu’elle est la fiancée d’un autre. »

Marina avait parlé en souriant et d’un ton léger, en relevant le coin des lèvres et avec une expression moqueuse dans le regard. Mais Arnold sentit les oreilles lui tinter, et un éblouissement lui passa dans les yeux.

« Qui a dit cela ? » s’écria-t-il.

Marina montra ses yeux et ses oreilles, et inclina la tête.

Arnold jeta son tablier et saisit son chapeau.

« Pardon, dit-il, mais aujourd’hui il m’est impossible de travailler. Dans une couple de jours, n’est-ce pas ? »

Et il s’élança dehors. Marina se baissa et tendit le cou en avant, comme un petit serpent, pour le voir. Les coins de ses lèvres se relevèrent davantage et il passa dans ses yeux de froides étincelles.

Mais il rentra tout à coup.

« Je voudrais pourtant bien savoir, dit-il, avec qui je partage l’amour de Lia. »

Marina hésita :

« Vous me jurez, dit-elle enfin, de ne rien lui faire de mal ! Vous me jurez de songer qu’il est la dupe ! Vous me jurez de l’éviter ! Autrement je ne reviendrai jamais et vous m’avez vue pour la dernière fois.

– Je le jure ! murmura Arnold.

– C’est un jeune homme pauvre ; il s’appelle Hubert, il écrit des livres très savants, auprès desquels il meurt de faim ; il n’aurait jamais pu nourrir une femme. Il n’a pas de chance, le pauvre diable ! »

Arnold partit comme un ouragan. Il trouva Lia seule à la maison et la saisit par ses deux poignets délicats :

« Lia ! cria-t-il hors d’haleine, je sais tout. Je sais que tu es une hypocrite et je viens prendre congé de toi pour toujours.

– Moi, une hypocrite ! depuis quand ?

– Oh ! depuis toujours ! Ne fais pas l’innocente. Les femmes fausses ont toujours les airs les plus candides ; mais ce qu’elles cachent finit par se révéler, et heureux qui peut voir à temps ! Adieu ! Oublie-moi vite, toi qui es si oublieuse ! »

Lia était comme pétrifiée.

« Si tu cherches un prétexte, dit-elle, pour te détacher de moi, ne te tourmente pas l’esprit ; tiens, reprends ma parole qui t’est devenue à charge, mais tu n’avais pas besoin de m’outrager.

– C’est vrai, j’ai été dur, je t’ai fait mal. Il faut être poli, même quand on écume de rage. »

Il s’inclina.

« Adieu pour ne jamais nous revoir », dit-il, et il s’élança dehors.

Lia pressa ses deux mains sur sa poitrine et chercha à reprendre haleine.

« Je le pensais ! » dit-elle.

Tout à coup elle sentit quelque chose de chaud monter de sa poitrine, puis le sang jaillit tout rouge entre ses lèvres, comme une fontaine.

Quand la mère rentra, elle trouva Lia en faiblesse ; cela dura longtemps avant qu’elle revînt à elle, et bien plus longtemps avant que la pauvre femme pût apprendre la cause de cet accident. Lia gisait dans son lit, dévorée par la fièvre, tourmentée par la toux, et, chaque fois qu’elle voulait raconter les choses à sa mère, elle sentait le frisson la prendre et ses dents claquer. Ainsi passèrent des semaines. La mère voulait aller trouver Arnold et le faire venir. Mais Lia ne le permettait pas.

« Non, mère, il voulait sa liberté et je suis trop fière pour l’enchaîner à moi ! »

Marina voulait absolument voir Lia, mais elle trouvait toujours porte close. Une fois que la mère s’était absentée pendant quelques minutes, elle arriva enfin jusqu’à Lia.

« Ah ! Dieu ! pauvre enfant ! dit-elle les larmes aux yeux ; comme tu es changée, je ne t’aurais pas reconnue ! Non, vraiment. Plus que la peau et les os, et des yeux si brillants ! Ah ! Dieu ! comme tu me fais peine ! »

Les ailes des narines et les lèvres de Lia battirent agitées par la respiration courte et rapide :

« Réjouis-toi donc, dit-elle, tu m’as tuée et tout le bonheur est pour toi.

– Moi, t’avoir tuée ! Tu as la fièvre, tu as le délire !... Et je ne sais pas non plus ce que c’est que le bonheur. Qui parle encore du modèle, lorsque la statue est finie ?

– Modèle et statue, tous deux brisés ! Tous deux broyés ! murmura Lia.

– Pauvre enfant ! répéta Marina, et elle avait de nouveau les larmes aux yeux.

– Va-t’en, dit Lia, je t’en prie, va-t’en ! je veux dormir. »

Elle essaya de se tourner vers la muraille, mais sa faiblesse était trop grande et une nouvelle quinte de toux fit accourir la mère. À sa vue, Marina s’envola, comme la plume devant la tempête.

Quelques semaines plus tard, tonte la ville parlait des fiançailles d’Arnold avec Marina. On en fut très surpris ; on haussait les épaules.

« Avant même que la première fiancée soit enterrée ! c’est inconvenant ! » disaient les gens.

Un soir que Marina sortait de l’atelier, un jeune homme pâle comme un mort, dont les cheveux pendaient en désordre le long de ses tempes amaigries et dont les yeux brûlaient du feu de la fièvre, s’approcha d’elle.

« Marina, dit-il, si ce qu’on dit est vrai, vois-tu, Marina, j’en deviendrai fou. Il se brisera en moi quelque chose, si tu m’es infidèle.

– Sois donc raisonnable, Hubert ! Nous ne pouvons pas nous épouser : nous sommes tous les deux trop pauvres, et, je te le dis, je veux me marier avec celui qui me plaît, quand même cela ne te plairait pas. Et si tu fais du scandale, je dirai à tout le monde que tu es fou ; et je puis t’assurer qu’on me croira. »

Ce fut singulier comment tout d’un coup toute la ville sut qu’Arnold avait découvert une infidélité de Lia et l’avait abandonnée dans un éclat de fureur, et que Lia n’était pas si sainte qu’elle paraissait l’être.

Personne ne savait qui avait d’abord raconté l'aventure ; mais c’était chose faite. Ou n’en continua pas moins à ressentir un certain intérêt pour Lia quand on apprit qu’elle était perdue. On se souvenait que ses yeux avaient toujours été trop brillants, ses joues trop rouges aux pommettes et que sa taille si haute et si flexible, et ses épaules si menues avaient toujours présagé la phtisie. Les amateurs de scandale inventèrent à qui mieux mieux et fermèrent la bouche à ceux qui doutaient.

Lia s’affaiblissait de jour en jour. La vue de cette magnifique fleur qui se penchait, saris plainte, pour mourir, était profondément émouvante pont tous ceux qui pouvaient pénétrer dans le sanctuaire de la chambre virginale. La plupart sortaient en pleurant.

On était à la veille des noces d’Arnold. Il venait de s’habiller pour se rendre chez sa fiancée dont le raout devait être une splendide soirée d’artistes. On annonça chez lui la mère de Lia, et, avant même qu’il eût prononcé le « Pas à la maison ! », elle était devant lui et le priait, au milieu d’un déluge de larmes, de venir un instant auprès de sa fille :

« Elle ne passera pas les jours prochains. Elle ne voudrait dire qu’un mot. Il ne m’en a pas peu coûté de faire cette démarche, mais mon enfant mourante m’a envoyée. Elle ne veut pas parler d’elle ; elle dit qu’il s’agit du bonheur de votre vie. Elle a quelque chose à vous dire, que personne ne doit entendre. Elle se chagrinera à la mort, si vous ne venez pas.

– Pas aujourd’hui, je ne puis pas maintenant... Un autre jour !

– Mais mon enfant est mourante !

– Il fut un temps, dit Arnold, où ces mots m’auraient mis au désespoir. Mais aujourd’hui rien ne vibre plus en moi. Non, je ne puis pas aller chez vous. Adieu ! »

Il salua et sortit. La pauvre femme revint près de Lia, brisée et harassée, et répondit à son regard interrogateur par un signe de tête négatif. Ni l’une ni l’autre ne dirent un mot.

Lorsqu’on revit Arnold après son mariage, on fut généralement surpris de le trouver encore bien plus sérieux qu’auparavant ; envers sa jeune femme surtout il était presque sombre, tandis que celle-ci le flattait, le comblait d’attentions et obéissait à son moindre regard, comme si elle avait peur de lui. Elle se montrait beaucoup dans les soirées, où elle pouvait faire valoir ses talents, animait tout un salon de son esprit et de ses saillies, puis tout à coup trouvait son mari très fatigué et s’éloignait au moment où elle était le plus entourée. Bientôt on ne parla plus que de Marina, de la charmante créature, de la sirène, comme on la nommait, depuis qu’on avait pu voir le modèle en plâtre de la fontaine qui ravissait tous les yeux.

La sirène semblait sortir du bassin : elle se tenait d’une main au rocher, où un oiseau s’était posé et la regardait, elle étendait l’autre main et, le doigt à demi recourbé, l’appelait et lui faisait signe. Ce qu’il y avait de plus remarquable, c’était le cou gonflé, les lèvres ouvertes d’où les sons semblaient jaillir comme des perles. On racontait que, la nuit, la statue chantait tout bas comme un écho des chansons de Marina. Lorsqu’on disait cela à Arnold, il regardait d’un œil sombre la statue et ne répondait rien. On hochait la tête et l’on pensait qu’Arnold avait été ensorcelé par Lia mourante et devait toujours penser à elle, ou bien qu’il avait réellement trouvé que Marina avait un corps de poisson et l'avait voué à la mort avec ses yeux de démon. Souvent il était rude avec elle, la charmante et toujours aimable enfant. Unie paire de bons yeux avaient vu celle-ci acheter à une marchande de fleurs un bouquet et le lui meure à la boutonnière, et lui le jeter à terre. C’était le monde renversé. On raconta l’histoire même à Lia ; elle n’en parut pas étonnée et ne dit rien. Elle ne parlait plus du reste beaucoup ; elle avait tant de peine à respirer que souvent on devait ouvrir rapidement les fenêtres pour lui donner de l’air.

Un soir Arnold entra chez Marina, qui faisait sa toilette pour aller à une réunion.

« Lia est morte ! dit-il.

– Je le savais, fut la réponse.

– Ah !... Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ?

– Parce que je suis encore jalouse de la morte », dit Marina en se frottant à lui comme une chatte.

Il la repoussa.

« Laisse donc, c’est ridicule !

– Oui, c’est vrai ! »

Marina laissa tomber sa tête et ses bras, comme un enfant grondé. Mais ses yeux, à lui, exprimaient de l’antipathie.

« Je ne sortirai pas ce soir, ajouta Marina en se déshabillant. Si tu veux me faire un plaisir, laisse-moi seul, va sans moi en soirée.

– Tu y es indispensable ! »

Elle garda son air aimable.

« Comme tu voudras ! Je ne veux briller que pour toi !

– Depuis quand ?

– Ô Arnold !

– Tu n’as jamais, que je sache, mis ta lumière sous le boisseau.

– Personne ne me connaissait : je suis tout par toi.

– Ce n’est pas vrai !

– Fi ! quel mot peu galant !

– Je dis ce que les autres pensent... Avec tes histoires !...

– Mais, Arnold, ce n’est que la pure vérité. Je raconte seulement d’une façon piquante.

– Oui, très piquante, il est vrai, cela touche au cœur. »

Et là-dessus il sortit. Marina le suivit des yeux, mit les doigts sur ses lèvres et réfléchit :

« Mauvais jeu ! » siffla-t-elle.

Puis elle attaqua un trille, qu’elle continua en descendant les escaliers, jusqu’à la porte de la maison. Elle demeura très peu de temps à la soirée, fut ravissante, séduisit tout le monde avec ses yeux admirables et partit.

« C’est dommage ! disaient les gens, la sirène de marbre n’aura jamais ses yeux, et cependant ce sont des yeux de chat.

– Des yeux de tigre, si vous voulez.

– C’est un démon et il faut prendre garde !

– Naturellement, autrement on aurait le sort du pêcheur qui en mourut.

– Mais pourquoi la malmène-t-il ainsi ? Il était pourtant si amoureux !

– Il a peut-être découvert le démon et se garde de son étreinte.

– Sa sirène est étrange. J’en aurais peur. »

On avait auparavant parlé de Lia ; maintenant on ne parlait plus que de Marina. La vierge de la mer l’emportait sur la morte.

Des mois s’étaient écoulés depuis le mariage d’Arnold ; mais le bonheur semblait avoir fui son foyer. Il devait y avoir dans sa vie un chagrin secret qu’il ne confiait à personne. Était-ce du remords, était-ce la connaissance de la vérité qui lui était venue trop tard ? Peut-être ce qui le tourmentait était-ce la dernière parole de Lia qu’il n’avait pas voulu entendre ? Les gens avaient peur de ses yeux et l’on disait que la sirène de marbre, qui était presque terminée, avait une expression infernale, quelque chose comme un appel au crime. On causait beaucoup, on plaignait la pauvre jeune femme, dont la beauté et la voix charmaient chaque jour davantage. Mais cette voix ne se faisait entendre que pour les étrangers. Arnold s’en allait lorsqu’elle chantait, en disant qu’il n’aimait pas la musique.

« Mais tu chantes aussi », lui dit un imprudent.

Le front d’Arnold s’assombrit, et il répliqua :

« Je suis enroué depuis longtemps et ne puis plus discerner entre la note juste et la note fausse, la bonne et la mauvaise musique. J’ai perdu le sens musical. »

Marina cligna des yeux et remonta un peu la paupière inférieure, ce qui donna entièrement à ses yeux le caractère des yeux de chat.

« Je t’avertirai quand ce sera faux », dit-elle en riant très fort.

Elle aimait à raconter et le faisait bien ; ses histoires causaient souvent une violente agitation à Arnold, qui disait alors avec embarras :

« C’est-à-dire que la chose était précisément de telle façon : tu l’auras oublié. »

Ou bien il s’éloignait.

Quand elle était seule avec lui, elle voulait lui raconter toute espèce de choses d’avant leur mariage.

« T’ai-je demandé tout cela ? disait-il brusquement. Je ne t’ai jamais interrogée sur ton passé et n’en veux rien savoir. »

Elle avait une puissance étonnante sur elle-même ; car jamais elle ne répondait durement ; jamais sa figure ne s’assombrissait ; seulement la paupière inférieure remontait souvent. Sa maison était parfaitement tenue et pourtant elle ne recueillait pas un seul mot d’éloge.

Un soir, Arnold était assis sous la véranda et regardait, au-dessous de lui, la ville qu’enveloppaient de légères vapeurs d’automne. La pleine lune était si claire que l’on aurait pu lire et que les clochers et les toits brillaient dans l’air humide, tout comme dans les contes légendaires. Le silence régnait aux alentours. Une chouette vint heurter la fenêtre de l’atelier éclairée par la lune, puis se posa sur un arbre en face, cria une couple de fois, puis s’envola. Arnold la suivit d’un regard pensif. Alors Marina sortit de l’atelier :

« Ne veux-tu pas voir, dit-elle, ta sirène encore une fois ? Demain, de bonne heure, on l’emporte. Elle semble vivante dans la lumière de la lune. »

Arnold se leva et entra dans son atelier. En effet la sirène semblait se mouvoir, il en fut tout saisi. Il entendit alors des pas rapides sous la véranda, puis ces mots : Hubert, Lia, Marina, Arnold, prononcés avec violence. Il devint attentif.

« Mais, Hubert ! Pour l’amour de Dieu ! que cherches-tu ici la nuit ?

– C’est toi que je cherche, toi, abominable femme, toi, sirène diabolique, qui as tué Lia ? qui as trompé Arnold et m’as presque rendu fou.

– Moi, j’ai tué Lia ? Tu n’es pas dans ton bon sens, Hubert !

– Oh ! ne nie pas : je sais tout, tout ! Que tu me devinsses infidèle, c’était tout naturel ! Arnold est un grand artiste, et je ne suis rien. Mais que tu lui aies raconté que j’étais l’amant de Lia, de Lia morte de chagrin d’avoir perdu Arnold, elle, chaste et pure comme le soleil – tandis que toi, toi ! Je t’ai tenue dans mes bras et tu m’as juré une fidélité éternelle. Personne ne l’a vu que la lune, et la lune s’est tue... »

Un terrible cliquetis, un craquement, un effondrement dans l’atelier interrompirent ces paroles. Marina y courut. Là était Arnold, les poings fermés, devant la sirène brisée du haut en bas. Le marteau dont il l’avait frappée au visage avait rebondi sous la violence du coup et gisait à terre derrière Arnold.

« Arnold ! cria Marina, le pauvre diable est fou ! »

Au même instant le marteau s’abattit sur sa tête et elle tomba agonisante sur le sol. Hubert levait le pied pour l’écraser, mais Arnold le repoussa violemment. Hubert eut alors un rire éclatant :

« Tu as refroidi la fausse sirène, cria-t-il, et moi, j’ai voulu te montrer quelle était la vraie, parce que tu es un peu maladroit, un peu idiot. À toi maintenant ! Lia m’envoie pour la venger !

– Fais vite ! » dit Arnold en baissant la tête pour recevoir le coup.

Le fou laissa le marteau échapper de ses mains.

« Non, non, pas comme cela ! L’histoire sera meilleure quand je dirai aux gens que tu as tué Lia et ensuite la sirène, alors cela donnera une belle exécution sur la place du Marché, et j'y danserai ! Je raconterai tout ! tout, tout, et je leur montrerai comment je l’ai embrassée d’abord, devant toi. »

À ces mots il prit la sirène par le cou et la baisa avec fureur. Arnold fit un mouvement d’horreur ; ensuite il se retourna et s’enfuit dans la nuit, sans savoir où il allait.

La lune éclaira encore longtemps l’atelier, où le fou resta toute la nuit.

Quand on vint le matin, on trouva Marina dans les bras de la sirène brisée, et Hubert assis et grimaçant dans un coin.

« Elle a chanté faux, cria-t-il, et cela l’a rendu fou. »

Ou ne put jamais apprendre ce qui s’était passé ; car personne ne l’avait vu que la lune, et la lune fut discrète.

On n’entendit plus parler pendant plusieurs années du beau et silencieux sculpteur au front sombre. On ne savait pas s’il vivait encore.

Un jour arriva du Sud une admirable statue pour le tombeau de Lia ; on n’y lisait pas de nom, et les gens qui l’avaient apportée dirent qu’elle était du maestro Liarno, le grand sculpteur aux cheveux blancs.

C’était la nymphe telle qu’elle avait été autrefois ; mais, au lieu de l’eau de la source, c’était un serpent qui sortait du rocher et venait s’enrouler autour de la feuille que tenaient ses fines mains. La mère de Lia versa bien des pleurs devant cette image de pierre, qui avait la beauté et le charme – mais non la vie.

 

 

Carmen SYLVA, Nouvelles, 1886.

Traduit de l’allemand par Félix Salles.

 

 

 

 

 

 

 

 

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