Le juif de Lubartow

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adam SZYMANSKI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était en l’année... mais l’année importe peu ; l’essentiel est que cela se passait à Yakoutzk au commencement de novembre, quelques mois après mon arrivée dans cette capitale de la gelée.

Le thermomètre Réaumur marquait 35 degrés au-dessous de zéro. Je songeais donc avec effroi au sort réservé à mon nez et à mes oreilles qui, venus naguère de l’Occident, ne cessaient de protester timidement, bien que d’une façon fort sensible, contre cette acclimatation forcée, et devaient justement, ce jour-là, être exposés à une épreuve plus longue. Quelques jours auparavant, un membre de notre colonie, le kourpe 1 Baldyga était mort à l’hôpital de la ville ; nous devions lui rendre les derniers devoirs et enfouir dans la terre gelée ses restes fatigués.

J’attendais un de mes amis qui devait m’avertir de l’heure de l’enterrement. Je n’attendis pas longtemps, et après avoir garanti précieusement mon nez et mes oreilles, je me dirigeai avec les autres vers l’hôpital.

Il se trouvait en dehors de la ville.

Dans la cour s’élevait une petite masure isolée des autres bâtiments ; c’était la maison des morts.

C’était là qu’on avait porté le corps du Baldyga. La porte s’ouvrit, nous entrâmes, et l’intérieur produit sur notre petite troupe une pénible impression. Nous étions une dizaine, peut-être même plus, et involontairement nous nous regardâmes... Nous nous trouvions en face de la réalité froide, nue, que ne recouvraient même pas les haillons de l’apparence. Dans cette masure où il n’y avait ni table ni chaise, rien que les murailles blanchies par le givre, sur le plancher recouvert de neige gisait un cadavre de forte taille, barbu, blanchi, lui aussi, par la neige, et recouvert de quelque chose qui ressemblait à un drap ou à une chemise. C’était Baldyga.

Ce cadavre était gelé ; pour le mettre plus facilement dans la bière qui était prête, on l’avait rapproché de la porte.

Je n’oublierai jamais ce visage que j’apercevais maintenant à la lumière du jour, débarrassé de la neige qui le recouvrait. Ses traits rigides portaient l’empreinte d’une douleur étrange, indicible, et de ses paupières largement dilatées, l’œil semblait regarder au loin, du côté du ciel gelé et sombre.

Un de mes voisins voyant l’impression que ce spectacle produisait sur moi, me dit :

« Le défunt était un paysan peu ordinaire. Toujours bien portant et travailleur, il ne refusait jamais un coin ou un morceau de pain aux pauvres diables. Seulement, entêté comme un kourpe, il crut jusqu’à la fin qu’il reverrait la Narew. On voit qu’il a compris en mourant que son rêve ne se réaliserait pas. »

Pendant ce temps, les restes gelés de Baldyga étaient déposés dans le cercueil que l’on plaça sur un petit traîneau yakoute à un cheval. La couturière W... qui, grâce à sa connaissance du rituel, remplissait l’office de prêtre, entonna à voix haute : « Salut, reine du ciel, dans la douleur et dans la joie ! » Nous l’accompagnâmes de nos voix peu fermes, et nous nous dirigeâmes vers le cimetière.

Nous marchions vite ; la gelée augmentait et hâtait notre marche. Nous arrivons enfin au cimetière, et jetons une poignée de terre gelée sur le cercueil, puis quelques coups de pelle... et au bout de quelques instants, un monceau de terre fraîchement remuée atteste seul que Baldyga a vécu. Mais ces vestiges disparaîtront eux aussi ; dans quelques mois, le printemps viendra ; sous l’action du soleil, la terre amoncelée sur cette tombe s’affaissera jusqu’au niveau du sol et se couvrira d’herbe ; dans un an ou deux, les témoins de ces funérailles seront morts ou dispersés, la mère même du défunt, si elle voulait chercher sa tombe, ne la trouverait point. Mais ici, personne ne s’inquiétera de Baldyga, pas même un chien.

Baldyga le savait, nous le savions aussi, et nous rentrâmes chez nous en silence.

 

Le lendemain, la gelée augmenta d’acuité. Je ne voyais rien en face de moi, dans la rue étroite où j’habitais, un brouillard épais de cristaux neigeux pesait comme un nuage au-dessus du sol. Le soleil ne pouvait percer cette obscurité, et bien qu’on ne vit âme qui vive dans la rue, l’air condensé par ce froid terrible me transmettait tantôt le son métallique de la neige qui grinçait, tantôt le craquement d’une grosse poutre éclatant dans le mur, ou de la terre se fendant en larges crevasses, tantôt le chant triste d’un Yakoute qui ressemblait à une plainte. Nous entrions dans la période des gelées yakoutes, en comparaison desquelles pâlissent les froids terribles du pôle, où l’homme se sent envahi par un effroi indicible, où tout ce qui vit, conscient de son impuissance, se replie et s’affaisse sur soi-même comme un chien exténué, assailli par une bande de dogues furieux, sachant bien que ses efforts sont inutiles et que son ennemi impitoyable l’emportera tôt ou tard.

La figure de Baldyga m’apparaissait de plus en plus. Je travaillais depuis une heure, mais le travail n’allait pas, la plume me tombait des mains, et ma pensée indocile s’enfuyait bien au-delà de cette terre de neige et de gelée. En vain je faisais appel à ma raison, en vain je me répétais pour la dixième fois les conseils de mon docteur ; jusqu’à présent, j’avais lutté contre la maladie qui m’envahissait depuis quelques semaines. Aujourd’hui je me sentais tout à fait impuissant et sans force. Le mal du pays me dévorait sans pitié.

Tant de fois déjà, il m’avait été impossible de résister à ces rêves séduisants, aujourd’hui serai-je plus heureux ? Or, la tentation était plus forte que jamais, et moi plus faible que d’ordinaire.

Arrière donc la gelée et la neige ! arrière la réalité yakoute ! Je jutai ma plume, et entouré de nuages de fumée, je lâchai la bride à mon imagination surexcitée.

Et l’enchanteresse m’emporta !...

À travers la taïga et la steppe, les montagnes et les rivières, à travers les royaumes et les pays sans nombre, ma pensée capricieuse vola vers l’Occident, déroulant devant moi de véritables enchantements : les plaines du Boug, belles et pleines d’harmonie, ne connaissant ni la misère ni la méchanceté humaines. Aujourd’hui, mes lèvres ne sauraient répéter ni ma plume retracer ce que je ressentis alors. Je vis des champs aux épis dorés, des prairies émaillées, des forêts antiques murmurant les histoires d’autrefois.

J’entendis le bruissement houleux des épis dorés, les cris des chantres ailés du bon Dieu, le langage des chênes gigantesques tenant tête à l’ouragan. Je m’enivrai du parfum de ces forêts odorantes, de la beauté de nos champs mazoviens colorés par la fraîcheur virginale des bluets.

Chacun de mes nerfs ressentait le souffle du vent de la patrie... J’éprouvais l’action vivifiante du soleil, et bien qu’au dehors la gelée grinçât encore plus fortement et montrât ses dents de plus en plus menaçantes sur mes fenêtres, mon sang circulait avec plus d’animation dans mes veines, ma tête s’échauffait et, comme fasciné, ayant perdu la vue et l’ouïe, je ne voyais ni n’entendais rien autour de moi.

 

Je ne vis ni n’entendis la porte s’ouvrir et livrer passage à un inconnu ; je ne fis aucune attention aux bouffées de vapeur s’échappant toutes les fois que la porte s’ouvrait, et si épaisses qu’il était impossible d’apercevoir celui qui entrait ; je ne ressentis pas le froid qui, avec un acharnement sans vergogne, pénètre ici dans les habitations, je ne vis ni n’entendis rien. C’est seulement quand je compris qu’un étranger était dans la chambre que, sans lever les yeux sur lui, je lui posai la question d’usage à Iakoutsk :

« Toch nado 2 ?

– C’est moi, monsieur, j’ai apporté un peu de marchandise. »

Je levai les yeux. Je ne doutai pas un instant que je n’eusse devant moi, malgré tout l’attirail varié de peaux de bêtes et de rennes dont il était enveloppé, un juif polonais, tel qu’on le rencontre dans nos petites villes. Celui qui l’a vu à Losic ou à Sarnaki peut le reconnaître non seulement sous des peaux d’Iakoutsk, mais encore de Patagonie.

Je le reconnus donc tout de suite. Comme je lui avais posé ma question sans trop savoir ce que je disais, et pour ainsi dire machinalement, il n’interrompit pas trop brutalement mes rêves en me mettant en face de la réalité ; il ne fut pas un contraste trop désagréable. Au contraire, c’est avec un certain plaisir que je considérai ces traits qui m’étaient familiers ; l’apparition d’un juif au moment où par le cœur et la pensée je m’étais transporté dans ma terre natale me parut assez naturelle, et les quelques mots qu’il dit en polonais me caressèrent doucement l’oreille. Me trouvant encore sous l’empire de mes rêves, je le vis avec plaisir.

Le Juif s’arrêta un moment, puis se retournant, se dirigea du côté de la porte, et commença à se débarrasser à la hâte de ses vêtements de dessus.

C’est alors que, revenant à moi, je m’aperçus que je ne lui avais fait aucune réponse, et que mon rusé compatriote, s’expliquant mon silence d’une manière favorable, se préparait à déballer sa marchandise. Je me hâtai de le tirer de son erreur.

« Que fais-tu ? mon brave, lui dis-je avec vivacité. Je n’achète rien, je n’ai besoin de rien, ne te déshabille pas inutilement, et continue ton chemin. »

Le Juif cessa de se déshabiller ; après avoir réfléchi quelques instants, il se rapprocha de moi, tramant après lui sa docha 3, et d’une voix haletante et précipitée, il me dit :

« Cela ne fait rien ; je sais bien que vous n’achèteriez rien. Voyez-vous, je suis ici depuis longtemps, fort longtemps... Je ne savais pas que vous étiez arrivé. Vous venez sans doute de Varsovie ? Ce n’est qu’hier qu’on m’a dit que vous étiez ici depuis quatre mois... Comme c’est dommage que je l’aie appris aussi tard ! Je serais venu vous voir tout de suite... Aujourd’hui je vous ai cherché pendant plus d’une heure, j’ai été jusqu’au bout de la ville, et nous avons une gelée, que le diable l’emporte !... Laissez-moi faire, je ne vous dérangerai pas longtemps, et je ne vous dirai que quelques mots.

– Que veux-tu ?

– Je voudrais causer un peu avec vous. »

Cette réponse ne m’étonna nullement. J’avais déjà rencontré beaucoup de gens qui étaient venus me voir uniquement dans le but de causer avec un homme fraîchement arrivé du pays ; parmi eux, il y avait des juifs. Ils obéissaient aux mobiles les plus divers : les uns étaient tout simplement des curieux et des bavards ; d’autres désiraient avoir des nouvelles de leur famille ; les troisièmes étaient des politiciens dont plus d’un avait la tête à l’envers. En général, la politique avait beaucoup d’attrait pour eux. Je ne fus donc nullement étonné du désir exprimé par le nouveau venu, et bien que j’eusse voulu être débarrassé au plus vite de l’odeur peu ragoûtante des peaux dont se composait sa docha, je lui offris gracieusement de se déshabiller et de s’asseoir.

Le Juif, visiblement enchanté, fut bientôt près de moi, et je pus le considérer avec plus d’attention.

Tous les traits les plus ordinaires de la race juive se retrouvaient en lui : son nez, gros, allongé et tordu de côté, ses yeux perçants comme ceux d’un faucon, sa barbe pointue, son teint de concombre plus que mûr, son front bas entouré d’une chevelure épaisse, tout cela se retrouvait en mon visiteur, mais, chose étrange ! tout cela, pris ensemble et rehaussé par l’expression de franchise et de sympathie qu’on lisait sur son visage amaigri, ne me déplut nullement.

« Dis-moi d’où tu es, comment tu t’appelles, ce que tu fais ici et ce que tu veux savoir de moi.

– Je suis Srull, de Lubartow. Vous connaissez peut-être ce village près de Lublin ?... Là-bas, on pense que c’est bien loin, et autrefois je le croyais aussi, mais maintenant, ajouta-t-il en accentuant ce mot, nous savons que Lubartow est tout près de Lublin.

– Es-tu ici depuis longtemps ?

– Oh oui ! depuis trois ans.

– Il n’y a pas longtemps alors ; il y en a qui sont ici depuis vingt ans, et j’ai même rencontré en route un vieillard de Wilna qui habite ce pays depuis cinquante ans. Ceux-là sont ici depuis longtemps. »

Mais le Juif me répondit d’un ton qui n’admettait pas de réplique :

« Je ne m’inquiète guère des autres, je sais seulement que je suis ici depuis fort longtemps.

– Tu es seul sans doute, puisque le temps te paraît si long ?

– Je suis avec ma femme et ma fille. J’avais quatre enfants quand je vins ici, mais le voyage est si long ! Il dura une année entière... Vous ne savez pas ce que sont ces étapes ! Trois de mes enfants moururent en même temps, dans l’espace d’une semaine. Trois enfants, c’est facile à dire... je ne savais où les ensevelir, car il n’y a pas de cimetières pour nous là-bas... Je suis un chasyd 4, ajouta-t-il plus bas, vous savez ce que cela veut dire... J’observe ma religion... et Dieu me punit. »

Et il s’arrêta tout impressionné.

« Mon cher, dans une telle position il est difficile d’y penser ; et puis c’est bien la même chose, car la terre partout est de Dieu », lui dis-je en matière de consolation.

Mais mon Juif tressauta comme si quelque chose l’avait piqué.

« La terre de Dieu ? de quel Dieu ? Que dites-vous ? C’est une terre de chien ! »

Et il se mit à cracher.

« Ne parlez pas ainsi, c’est une honte ! Une terre de Dieu qui ne dégèle jamais... C’est une terre maudite. Dieu ne veut pas qu’elle soit habitée ; s’il l’avait voulu, elle ne serait pas ainsi. Elle est maudite ! misérable ! »

Et il se remit à cracher, et à frapper du pied. Les lèvres serrées, et les doigts repliés convulsivement, il menaçait la terre yakoute qui n’en pouvait, mais murmurant des malédictions en juif, jusqu’à ce qu’épuisé par cet effort, il tombât plutôt qu’il ne s’assit sur sa chaise.

Tous les déportés, quelles que soient leur religion ou leur nationalité, détestent la Sibérie ; mais il était visible que ce fanatique chasyd ne savait pas haïr à demi. J’attendis qu’il se tranquillisât. Élevé à une rude école, le juif retrouva bientôt son sang-froid, maîtrisa son émotion, et quand, au bout de quelques minutes, je levai sur lui un regard interrogateur, il me répondit :

« Excusez-moi ; je n’en dis rien à personne, car avec qui parler ?

– Est-ce qu’il y a ici peu de juifs ?

– Sont-ce des juifs ?... Ils n’observent pas leur religion. »

Redoutant, toutefois, une nouvelle explosion, je résolus de couper court à cette conversation et lui demandai ce qu’il avait à me dire.

« Je voudrais savoir ce qui se passe là-bas... Il y a si longtemps que je suis ici, et je n’ai jamais eu de nouvelles de là-bas.

– Ta question est si étrange que je ne puis y répondre immédiatement. J’ignore ce qui t’intéresse... Serait-ce la politique ? »

Le juif se tut.

Croyant que mon hôte, comme beaucoup d’autres, s’intéressait à la politique, sans y rien comprendre, je lui fis le récit stéréotypé, tellement je l’avais déjà fait de fois, de la situation politique en Europe et en Pologne, etc. Mais le juif donnait, sur sa chaise, des signes d’impatience.

« Cela ne t’intéresse donc pas ? lui demandai-je.

– Je n’y ai jamais songé, répondit-il avec franchise.

– Ah ! je sais maintenant ce que tu veux ; tu désires savoir comment va le commerce et si les juifs de là-bas font de bonnes affaires ? – Ils en font de meilleures que moi.

– C’est juste. Alors tu veux savoir si la vie, chez nous, est chère ; quel est le prix de la viande, de la farine, etc. ?

– Quel profit en aurai-je, puisqu’ici on ne peut rien avoir, même si c’était bon marché ?

– C’est encore plus juste ; mais que diable veux-tu donc ?

– C’est que je ne sais, monsieur, comment vous le dire. Souvent lorsque je me mets à penser, à penser, Ryfka, c’est ainsi que s’appelle ma femme, me demande : « Srull, qu’as-tu ? » Que lui répondrai-je, quand je ne sais pas moi-même ce que j’ai ? Car on pourrait bien se moquer de moi », ajouta-t-il en me regardant d’un air interrogateur.

Mais je ne riais pas. Ma curiosité était excitée : on voyait que Srull était sous le poids d’une pensée dont il ne pouvait se rendre compte, et qu’il lui était encore plus difficile d’exprimer dans une langue qu’il possédait fort peu. Désireux de venir à son secours, je le rassurai en lui disant que mon travail n’était pas pressé, que nous pouvions causer, etc. Le juif me remercia du regard, et, après quelques moments de réflexion, il reprit l’entretien.

« Quand êtes-vous parti de Varsovie ?

– D’après le calendrier russe, à la fin d’avril.

– Faisait-il froid ou chaud alors ?

– Il faisait tout à fait chaud, et je suis parti en costume d’été.

– Vraiment ? Et ici nous avons la gelée.

– As-tu oublié qu’en avril les champs chez nous sont déjà ensemencés, et que tous les arbres sont verdoyants ?

– Verdoyants ? »

Et les yeux de Srull brillèrent de joie :

« Ah ! oui, verdoyants. Et ici nous avons la gelée. »

Je compris dès lors ce qu’il voulait ; désirant cependant mieux m’en assurer, je me tus. Le juif s’animait visiblement.

« Dites-moi si, maintenant, il y a encore chez nous... C’est que, voyez-vous, j’ai oublié comment cela s’appelle en polonais, ajouta-t-il d’un air confus, comme s’il l’avait su autrefois. C’est blanc comme le pois, seulement ce n’est pas du pois... Cela pousse près des habitations, en été, dans les jardins, sur de hauts échalas...

– Le haricot ?

– Oui, c’est cela, le haricot, le haricot, répéta-t-il comme s’il avait voulu graver ce nom dans sa mémoire.

– Naturellement qu’il y en a beaucoup ; est-ce qu’on n’en voit pas ici ?

– Ici, je n’en ai pas vu un seul depuis trois ans. Il y a un pois que chez nous, excusez-moi...

– On donne aux cochons.

– Oui... oui... Ici on le vend à la livre, et encore n’en trouve-t-on pas toujours.

– Est-ce que tu aimes le haricot ?

– Ce n’est pas que je l’aime, mais c’est que souvent je pense comme c’est beau quand il pousse près de la maison, comme une forêt. Ici, il n’y a rien... Et maintenant, reprit-il, dites-moi si chez nous, en hiver, il y a encore de ces petits oiseaux gris !... oh ! petits comme cela !... fit-il en montrant le doigt. J’ai aussi oublié leur nom... Autrefois, il y en avait beaucoup. Souvent, quand je disais mes prières près de la fenêtre, ces petits oiseaux se rassemblaient aussi nombreux que des fourmis. Mais qui là-bas y fait attention ? Savez-vous, monsieur, que je n’aurais jamais cru devoir y penser un jour ? Car, ici, les corbeaux mêmes s’enfuient en hiver ; à plus forte raison, ces petits oiseaux ne pourraient vivre dans ce pays ; mais là-bas, on en voit encore, n’est-ce pas, monsieur ? »

Je gardai le silence, car je ne doutais plus que le vieux juif, ce fanatique chasyd, n’eût, comme moi, le mal du pays, que tous deux nous souffrions de la même maladie. La rencontre inattendue de ce compagnon de souffrance me toucha encore davantage, et, lui prenant la main, je lui dis :

« C’est donc de tout cela que tu voulais causer avec moi ? Tu ne penses pas aux hommes, ni à ton triste sort, ni à la misère qui t’oppresse ; mais tu regrettes le soleil et l’air du pays natal ? Tu penses aux champs, aux prés et aux bois, que, dans le courant de ta triste vie, tu n’as pas eu le temps de bien connaître, et, maintenant que ces douces images s’effacent de ta mémoire, tu as peur du vide qui t’entourera, de l’isolement que tu ressentiras lorsque ces chers souvenirs n’existeront plus ? Tu veux que je te les rappelle, tu veux que je te parle de notre pays ?...

– Oh ! oui, monsieur, oui, monsieur, je suis venu exprès pour cela... »

Et il me serra la main en riant joyeusement, comme un enfant.

« Écoute donc, frère ! »

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Et Srull m’écoutait, buvant mes paroles, la bouche ouverte, et les yeux fixés sur moi. Ce regard m’échauffait, m’excitait, m’arrachait les mots ; il les saisissait avec avidité et les déposait dans le plus profond de son cœur enflammé, car, lorsque j’eus terminé mon récit, il s’écria en gémissant :

« O wei mir ! o weh mir 5 ! »

Sa barbe rousse frissonna, et des larmes grosses et pures roulèrent le long de son visage amaigri... Longtemps, le vieux chasyd sanglota, et moi je pleurais avec lui.

Depuis ce temps, beaucoup d’eau a coulé dans la froide Léna, bien des larmes humaines sont sans doute tombées des visages souffrants. Aujourd’hui cependant, bien que cela se soit passé depuis longtemps, dans le silence des nuits, des nuits sans sommeil, la figure monumentale de Boldyga animée par le stigmate d’une grande douleur, et le visage de Srull, jauni, ridé, sillonné de larmes pures, m’apparaissent souvent. Et, quand je considère ces visions nocturnes, il me semble voir les lèvres pâles et tremblantes du juif s’agiter, et une voix plaintive murmure tout bas près de moi : « Ô Jéhovah ! pourquoi es-tu si impitoyable pour un de tes plus fidèles serviteurs ! »

 

 

Adam SZYMANSKI.

 

(Traduit par G. Courrière.)

 

Publié en polonais dans le Kraj en 1885

et repris en français dans la Revue britannique en 1886.

 

 

 

 



1  Habitant des bords de la Narew, affluent de la Vistule.

2  Qu’y a-t-il ?

3  Vêtement de dessus composé de deux peaux superposées, de manière à ce que les poils de l’une soient en dedans, et ceux de l’autre en dehors.

4  Juif qui observe scrupuleusement tous les préceptes du Talmud.

5  Lamentation ordinaire des juifs.

 

 

 

 

 

 

 

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