Ikès le jongleur
par
Jean-Charles TACHÉ
IL Y AVAIT un sauvage nommé Ikès, reprit le père Michel en renouant le fil de son histoire à l’expiration du temps de repos qui lui avait été accordé, et ce sauvage était bon chasseur ; mais il était redouté des autres sauvages, parce qu’il passait pour sorcier. C’était à qui ne ferait pas la chasse avec lui.
Or, vous n’êtes pas sans savoir que les jongleurs sauvages n’ont aucun pouvoir sur les blancs. La jonglerie ne prend que sur le sang des nations 1, et seulement sur les sauvages infidèles, ou sur les sauvages chrétiens qui sont en état de péché mortel.
Je savais cela ; mais comme, au reste, je n’étais pas trop farouche, je m’associai avec Ikès pour la chasse d’hiver.
Il est bon de vous dire qu’il y a plusieurs espèces de jongleries chez les sauvages. Il y en a une, par exemple, qui s’appelle médecine : ceux qui la pratiquent prétendent guérir les malades, portent une espèce de sac qu’ils appellent sac à médecine ; s’enferment dans des cabanes à sueries, avalent du poison et font mille et un tours, avec le secours du diable comme vous pensez bien.
Ikès n’appartenait point à cette classe de jongleurs : il était ce qu’on appelle un adocté, c’est-à-dire qu’il avait un pacte secret avec un Mahoumet 2 : ils étaient unis tous deux par serment comme des francs-maçons. Il n’y a que le baptême, ou la confession et l’absolution qui soient capables de rompre ce charme et de faire cesser ce pacte.
Tout le monde sait que le mahoumet est une espèce de gobelin, un diablotin qui se donne à un sauvage, moyennant que celui-ci lui fasse des actes de soumission et des sacrifices, de temps en temps. Les chicanes ne sont par rares entre les deux associés ; mais comme c’est l’adocté qui est l’esclave, c’est lui qui porte les coups.
Le mahoumet se montre assez souvent à son adocté ; il lui parle, lui donne des nouvelles et des avis, il l’aide dans ses difficultés, quand il n’est pas contrecarré par une puissance supérieure. Avec ça, le pouvoir du mahoumet dépend, en grande partie, de la soumission de l’adocté.
Il y en a qui disent qu’il n’y a pas de sorciers et de sorcières, et qui ne veulent pas croire aux esprits. Eh bien ! moi je vous dis qu’il y a des sorciers, et que nous sommes entourés d’esprits borts et mauvais. Je ne vous dis pas que ces esprits sont obligés de se rendre visibles à tous ceux qui voudraient en voir ; mais je vous dis qu’il y en a qui sont familiers avec certaines gens, et que souvent, plus souvent qu’on ne pense, ils apparaissent ou font sentir leur présence aux hommes.
Demandez aux voyageurs des pays d’en haut qui ont vécu longtemps avec les sauvages infidèles, demandez aux bourgeois des postes 3, demandez aux missionnaires, s’il y a des sorciers, ou jongleurs comme vous voudrez, et vous verrez ce qu’ils vous répondront. À preuve de tout cela, je vais vous raconter ce que j’ai vu et entendu, moi, sur les bords du lac Kidouamkizouik.
J’étais donc associé avec Ikès-le-jongleur. Nous avions commencé, de bonne heure l’automne, à emménager notre chemin de chasse. Ce chemin n’était pas tout à fait nouveau, il était déjà en partie établi, depuis la montagne des Bois-Brûlés jusqu’au lac : Ikès et moi y ajoutâmes deux branches, à partir du lac, une courant au nord-est, l’autre, au sud-ouest. Nous étions vigoureux, entendus et assez chanceux tous les deux ; de plus, nous étions bien approvisionnés, nous comptions faire une grosse chasse.
Le premier voyage que nous fîmes ensemble dans les bois dura presque trois mois, pendant lesquels nous avions travaillé comme des nègres. Une fois tout notre chemin mis à prendre, nous descendîmes en visitant nos martrières, nos autres tentures et nos pièges : si bien que, rendus à la mer, nous avions déjà un bon commencement de chasse : des martes, de la loutre et du castor. Nous arrivions gais comme pinson quoique pas mal fatigués, pour passer les fêtes à Rimouski.
Ikès avait sa cabane sur la côte du Brûlé, où il laissait sa famille ; moi je logeais chez les habitants.
– Eh bien ! Michel, me demandait-on partout à mou retour, comment vous trouvez-vous de votre associé ?
– Mais pas mal, que je répondais ; c’est le meilleur garçon du monde et un fort travaillant : je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup qui aient apporté plus de pelleteries que autres, pour le temps.
– Vous n’avez pas eu connaissance de son mahoumet ?
– Ma foi, non ; et s’il en a eu connaissance, lui, la chose a dû se faire bien à la cachette ; car on ne s’est pas laissé d’un instant.
– Vous ne perdez rien pour attendre.
– Tenez, je crois qu’on a tort de faire courir tous ces bruits-là sur le compte d’Ikès.
– Ah ! le satané bigre ! Ah ! c’est un chétif 4 et vous verrez qu’il finira mal. Entre lui, l’Algonquin et la vieille Mouine 5, il y aura du grabuge qui fera bien rire le diable avant longtemps.
Cette vieille Mouine était une jongleuse, elle aussi : autrefois mariée à un Algonquin, elle était veuve alors, et l’Algonquin, dont parlaient les gens de Rimouski, était son fils, ainsi nommé du nom de la nation de son père.
Il existait une rancune entre Ikès et l’Algonquin dont voici l’origine. Les deux sauvages revenaient un jour en canot de la chasse au loup-marin : avant d’arriver à l’île Saint-Barnabé, ils rencontrèrent une goélette, à bord de laquelle ils échangèrent un loup-marin qu’ils avaient tué, pour quelques effets et du rhum.
L’échange faite, nos deux gaillards font halte au bout d’en bas de l’Île, pour saigner le cochon, c’est-à-dire pour tirer du rhum de leur petit baril. Après avoir bu copieusement, ils remettent leur canot à l’eau pour gagner terre ; mais la mer avait baissé, et aux deux tiers de la traverse ils mie pouvaient plus avancer. Ils étaient si soûls tous les deux qu’Ikès, se croyant au rivage, débarqua sur la batture, et que l’Algonquin, n’en pouvant plus, se coucha dans le canot. Le premier, en pataugeant dans la vase, tombant et se relevant, finit par se rendre aux maisons et de là chez lui, où il s’endormit en arrivant : le second, emporté dans son canot par un petit vent et le courant, se réveilla quelques heures après, à plus d’une lieue au large et vis-à-vis de la Pointe-aux-Pères.
Or, l’Algonquin s’imagina que son camarade Ikès avait voulu le faire périr, et ne voulut jamais revenir de cette impression. Ikès, de son côté, ne pouvant faire entendre raison à l’autre, finit par se fâcher : ce fut désormais entre eux une haine à mort, dans laquelle la vieille Mouine prenait part pour son fils.
Les jongleurs, par le pouvoir de leurs mahoumets, se jouent de vilains tours entre eux ; mais comme ils sont sur leurs gardes, les uns à l’égard des autres, la guerre dure souvent longtemps avant que l’un d’eux périsse ; mais cela finit toujours par arriver. Les sauvages n’ont pas mémoire d’un jongleur qui, n’ayant pas abandonné la jonglerie, soit mort de mort naturelle.
Enfin, malgré la mauvaise réputation de mon associé, je repartis bientôt avec lui pour le bois, emportant des provisions pour plusieurs semaines. Nous devions revenir, au bout de ce temps, avec nos pelleteries, et remonter une troisième fois pour finir notre chasse au printemps.
Nous nous rendîmes de campement en campement sur notre chemin, enlevant le gibier des tentures et mettant les peaux sur les moules, jusqu’à notre principale cabane du lac Kidouamkizouik, sans aventure particulière.
Ikès était toujours de bonne humeur. Le soir de notre retour au lac, je venais de regarder au souper, que j’avais mis sur le feu, et mon compagnon achevait d’arranger une peau de marte sur son moule, lorsqu’un cri clair et perçant, traversant l’air, vint frapper mon oreille en me clouant à ma place : jamais je n’ai entendu ni avant ni depuis, rien de pareil. Ikès bondit et s’élança hors de la cabane, en me faisant signe de la main de ne pas le suivre.
Je restai stupéfait.
– C’est son mahoumet, me dis-je, et je fis un signe de croix !
Au bout de cinq minutes, mon sauvage rentra l’air triste et abattu.
– Il est fâché, me dit-il ; nous aurons bien de l’ouvrage à faire.
– C’est donc vrai que tu as un mahoumet, tu ne m’en as jamais parlé. Comment est-il fait ? et que t’a-t-il donc annoncé ?
Ikès me dit, sans détours, que son diablotin était un petit homme haut de deux pieds, ayant des jambes et des bras très grêles, la peau grise et luisante comme celle d’un lézard, une toute petite tête et deux petits yeux ardents comme des tisons. Il me raconta qu’après l’avoir appelé, il s’était présenté à lui, debout sur une souche, en arrière de la cabane, et lui avait reproché de le négliger, et de ne lui avoir rien offert depuis le commencement de sa chasse d’automne. Le mahoumet avait les deux mains fermées, et la conversation suivante avait eu lieu entre lui et son adocté.
– Devine ce que j’ai là-dedans, avait dit le lutin en montrant sa main droite à Ikès.
– C’est de la graisse de castor, avait répondu Ikès, à tout hasard.
– Non. C’est de la graisse de loup-cervier : il y en a un qui venait de se prendre dans ton premier collet, ici tout près ; mais je l’ai fait échapper. Qu’ai-je dans la main gauche, maintenant ?
– De la graisse de loutre.
– Non, c’est du poil de marte : tes martrières du sud-ouest et du nord-est sont empestées, les martes n’en approchent pas. Je crois, avait ajouté le mahoumet en se moquant, que les pécans 6 ont visité ton chemin : tes tentures sont brisées, et tes pièges à castor sont pendus aux branches des bouleaux, dans le voisinage des étangs.
Puis le diablotin avait disparu en poussant un ricanement d’enfer, que j’avais entendu dans la cabane, sans pouvoir ni expliquer ce que ce pouvait être.
– Ton diable de mahoumet, dis-je à Ikès quand il eut fini de me raconter cette entrevue, ton diable de mahoumet nous a fait là une belle affaire, si seulement la moitié de ce qu’il t’a dit est vrai.
– Tout est vrai, répondit Ikès.
– N’importe, répliquai-je, comme je n’ai pas envie d’y aller ce soir et que j’ai terriblement faim, je vais retirer la chaudière du feu et nous allons manger.
Ikès ne m’aida pas à compléter les préparatifs du souper : il se tenait assis sur le sapin, les bras croisés sur les jambes et la tête dans les genoux. Quand je l’avertis que le repas était prêt, il me dit :
– Prends ta part dans le cassot d’écorce et donne-moi la mienne dans la chaudière.
Sans m’enquérir des raisons qui le faisaient agir ainsi, je fis ce qu’il m’avait demandé. Il prit alors la chaudière et en répandit tout le contenu dans le feu ; puis, s’enveloppant de sa couverte, il se coucha sur le sapin et s’endormit.
Je compris qu’il venait de faire un sacrifice à son manitou. Mais, bien que sans crainte pour moi-même, j’étais tout de même embêté de tout cela, et je faisais des réflexions plus ou moins réjouissantes, en fumant ma pipe auprès de mon sauvage qui dormait comme un sourd.
Parbleu ! me dis-je à la fin, Ikès est plus proche voisin du diable que moi ; puisqu’il dort, je puis bien en faire autant ! J’attisai le feu, je me couchai et m’endormis auprès de mon compagnon.
J’étais tellement certain que ce manitou ne pouvait rien contre ma personne, que je n’en avais aucune peur, et que, même, j’aurais aimé à le voir.
Dès le petit matin du lendemain, je sortis de la cabane, en me disant :
– Je vas toujours aller voir si cet animal de mahoumet a dit vrai pour le loup-cervier.
Montant sur mes raquettes, je me rendis à l’endroit où était tendu le collet qu’il avait indiqué.
Effectivement, je trouvai la perche piquée dans la neige à côté de la fourche, et le collet coupé comme avec un rasoir.
– Si tout le reste s’ensuit, me dis-je, en reprenant la direction de notre campement, nous en avons pour quinze jours avant d’avoir rétabli nos deux branches de chemin.
Le gredin de mahoumet n’avait, hélas ! dit que trop vrai, et nous mîmes douze jours à réparer les dégâts. Pendant tout ce temps Ikès ne prit pas un seul souper et ne fuma pas une seule pipe : tous les soirs il jetait son souper dans le feu, et tous les matins il lançait la moitié d’une torquette de tabac dans le bois.
Enfin nous terminâmes notre besogne : mon malheureux sauvage avait travaillé comme deux.
Nous étions revenus à notre cabane du lac. C’était le matin, il faisait encore noir, nous déjeunions, en ce moment : tout à coup nous entendîmes un sifflement suivi de trois cris de joie : – hi ! – hi ! – hi ! – Ikès s’élança, connue la première fois, hors de la cabane, en m’enjoignant de ne pas bouger de ma place... Il rentra peu de temps après tout joyeux.
– Déjeunons vite, dit-il, il y a deux orignaux, dans le pendant de la côte, là au sud, à une demi-heure de marche.
– Ton mahoumet aura besoin de nous donner bonne chasse, lui répondis-je, s’il veut être juste et m’indemniser du tort qu’il m’a fait, à moi qui n’ai pas d’affaire à lui et ne lui dois rien, Dieu merci. Mais il se moque de toi, avec ses deux orignaux. Qui, diable, va aller courir l’orignal, avec seulement dix-huit pouces de neige encore molle ?
– C’est à l’affût qu’on va les tuer : puis il y a une loutre dans le bord du lac, pas loin d’ici.
Nous tuâmes les orignaux et la loutre ; muais je crois que l’argent que j’ai fait avec cette chasse était de l’argent du diable et qu’il n’a pas porté bonheur à ma fortune, comme vous verrez plus tard. Les anciens avaient bien raison de dire : Farine du diable s’en retourne en son !
Je vous assure que, le soir, Ikès fit un fameux souper et fuma d’importance. Avant de se coucher, il étendit sa couverte sur le sapin, puis, prenant un charbon, il traça sur la laine la figure d’un homme.
– Qu’est-ce que tu fais donc là, lui demandai-je ; ne finiras-tu pas avec tes diableries ?
– Tiens, tu vois ben, répondit Ikès, toute ma chicane avec mon petit homme vient de la vieille Mouine, et c’est l’Algonquin qui est la cause de cela.
– Et qu’est-ce que ta couverte peut avoir à faire avec l’Algonquin et la vieille sorcière ?
– La Mouine n’est pas avec l’Algonquin ; il est à la chasse, et, en ce moment, dans un endroit qu’il n’a pas indiqué à sa mère en partant ; ils se sont oubliés : c’est le temps de lui donner une pincée !
En ce disant, Ikès avait en effet donné une terrible pincée dans sa couverte, à l’endroit de la figure humaine qu’il avait tracée. Il ajouta avec un sourire féroce :
– Il ne dormira pas beaucoup cette nuit, va ! Tiens, l’entends-tu comme il se plaint ? c’est la colique, tu vois ben.
Ma parole, je ne sais pas si je me suis trompé, mais j’ai cru entendre des gémissements, comme ceux d’un homme qui souffre d’atroces douleurs : or, l’Algonquin était, en ce moment, à dix lieues de nous. J’ai appris ensuite qu’il avait été fort malade d’une maladie d’entrailles.
– Ikès, dis-je à mon compagnon de chasse, tout cela finira mal. D’abord, et c’est l’essentiel, ton salut est en danger ; si tu meurs dans ce commerce, il est bien sûr que le diable t’empoignera pour l’éternité. Dans ce monde-ci même, tu n’as aucune chance contre la vieille Mouine, elle est plus sorcière que toi : tu sais bien que c’est elle qui a prédit l’arrivée des Anglais 7, et il n’y avait pas longtemps alors qu’elle faisait de la jonglerie.
– C’est vrai, répondit Ikès : puis il s’enveloppa dans sa couverte, s’étendit sur le sapin et s’endormit.
L’été suivant, je n’étais pas à Rimouski ; mais j’ai appris que le malheureux est mort dans les circonstances suivantes. Il était toujours campé sur le Brûlé ; la vieille Mouine et l’Algonquin avaient leur cabane à la Pointe-à-Gabriel. Un soir, Ikès flambotait dans la rivière, il allait darder un saumon, lorsqu’il fut pris d’une douleur de ventre qui lui fit tomber le nigogue 8 des mains ; transporté dans sa cabane, il languit quelque temps et mourut dans une stupide indifférence.
C’était une dernière pincée de la Mouine, et le dernier coup de son Mahoumet ?
Jean-Charles TACHÉ, Forestiers et voyageurs, 1884.
Paru d’abord dans Les Soirées canadiennes en 1863.
[1] Le mot les nations, chez les Canadiens, a la même valeur que le mot les gentils relativement aux juifs ; il désigne d’une façon générale tous les peuples qui ne sont pas catholiques : ici, il se rapporte particulièrement aux aborigènes. (Note de Taché.)
[2] Il me serait impossible de donner l’origine de ce nom de mahoumet, que les Canadiens du Bas-du-Fleuve attribuent à ces génies familiers des anciens sauvages : à moins de dire que, le fondateur de l’islamisme étant considéré comme une des incarnations du mal, on a fait de son nom altéré le nom patronymique des lutins sauvages. (Note de Taché.)
[3] Contremaître d’un poste à fourrures. On appelait aussi un maître, un patron, un propriétaire d’un établissement de chantier.
[4] On disait aussi chéti, fainéant, vaurien, filou.
[5] Mouine est un mot micmac (écrit à la française) qui veut dire une ourse. (Note de Taché.)
[6] Animal, appartenant à la famille dite des petits ours, qui fait le désespoir des chasseurs par sa finesse et ses espiègleries malicieuses. (Note de Taché.)
[7] Une tradition, qui n’est pas encore tout à fait perdue, rapporte qu’une sauvagesse a prédit, deux ou trois ans à l’avance, la prise du pays par les Anglais. (Note de Taché.)