L’alouette « Calandria »

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marie-Alix TEDESCO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LA PROMESSE

 

 

– Nina ! Ohé, Nina !

– Ne perds pas le souffle, Juanito ; il y a belle lurette qu’elle est descendue aux filets. Tu l’as oublié, alors, mousse à la manque, que le temps de la pêche est arrivé... et un autre temps aussi, Mère de toutes les miséricordes ! Et tu sais de quoi je parle...

L’enfant interpellé restait dans la courette aux murs de pierres sèches, interdit à la fois et songeur, son jeune visage levé vers la fenêtre d’où descendait la voix de sa mère répondant à son appel. Il fit un geste, colère ou joie ? vers la maison, vers les pots de grès où flambaient les capucines, et, dévalant à toutes jambes la montée à pic de la ville haute, il courut tout d’une traite vers la mer. Le cœur battant sous sa chemise de toile, il arriva ainsi sur la grand’place.

Sur le sol étaient étalés les filets bruns ; les coiffes blanches des ravaudeuses faisaient figures de fleurs piquées sur des plates-bandes sombres ; assises à distances égales l’une derrière l’autre, sur toute la longueur du filet, les femmes aux doigts agiles maniaient la navette ; une d’elles chantait. Juanito s’immobilisa une seconde, puis il reprit sa course et vint s’écrouler aux pieds de la chanteuse.

– Nina méo !

– Juanito, tu as couru, tu as chaud !

– Non, je suis bien ; laisse.

Et, rejetant sa gibecière d’écolier, l’enfant s’étendit sur le sol à plat ventre, et, la tête dans ses paumes, il fixa les yeux sur celle qu’il venait d’appeler « Nina » ; il semblait vouloir dans sa contemplation fixer à jamais en sa mémoire les traits de la jeune fille.

Laurencia venait d’avoir 18 ans ; elle avait le visage doré par le soleil, des cheveux noirs lissés en bandeaux sous la coiffe de linon, des yeux d’un bleu étrange, si clairs ! si pareils à l’eau de la mer lorsque, dans un creux de roche, elle reflète le ciel ! des yeux où jamais ne montait une ombre et qui souriaient en même temps que la bouche petite au dessin charmant.

En Laurencia s’incarnait toute la beauté, toute la grâce un peu altière de la race catalane. Fine, nerveuse, souple, lorsque la jeune fille dansait aux jours de fête, on faisait cercle pour l’admirer.

– Pas une ! Non, pas une ne sait, comme elle, danser l’entreillisade, disait son oncle Beppo si fier d’elle.

Personne non plus ne savait chanter comme cette Calandria qui, du matin au soir, n’était que rires et chansons.

Entourée par la tendresse de Beppo et de Guidetto, Laurencia n’avait jamais souffert de son état d’orpheline ; elle avait grandi heureuse au foyer qui l’avait faite sienne ; elle avait appris de Guidetto à « mailler » les filets, à coudre une voile. Quand le petit Juan était venu au monde, elle lui avait prodigué ses soins, l’avait cajolé, aimé tel un frérot bien désiré, et maintenant la vie mettait sur son chemin un cœur d’homme rempli d’amour ; elle tendait vers lui sa petite main brune, comme on tend la main vers une fleur pour la cueillir.

Tonio, le premier de l’équipage du Pardal, accueilli comme un fils par Guidetto et Beppo, pensait, après la saison de l’anchois, fêter ses épousailles avec Laurencia la très aimée, l’élue de son cœur fervent et simple d’enfant de la mer.

– C’est dans deux jours la première pêche, Nina ; est-ce que nos filets seront prêts ?

– Tous. Tu es content d’embarquer, frérot ?

– Oui, car j’ai mes 12 ans, et ce coup-ci j’embarque à demi-part.

– Oh ! fit-elle rieuse, tu vas en gagner de l’argent ! Et que feras-tu de ta paye ?

Sérieux et presque trop grave pour son âge, l’enfant répondit :

– Je le garderai pour me faire équiper une barque lorsque j’aurai 20 ans.

– Une barque ! qui s’appellera ?

Calandria donc, comme toi !

Laurencia se penchait pour baiser les boucles brunes du petit, lorsqu’elle le vit relever la tête et fixer son regard sur un matelot qui, de loin, leur faisait signe à tous deux.

– Voici Tonio, fit Laurencia joyeuse. Tu t’en vas, Juan ?

– Oui, je vais aux oursins.

– Le soleil baisse, petit, et c’est loin l’île Grosse. Ne rentre pas tard, on doit être en mer demain matin avant le lever du jour...

Et cherchant à l’attirer auprès d’elle :

– C’est demain mon jour de promesse.

– Oui, je sais, c’est demain. À tout à l’heure, Nina méo.

– Hé, le mousse ! C’est-y que j’te fais peur ? disait Tonio, retenant l’enfant par le bras. On ne dit pas même bonjour au vieux frère ?

– Bonjour, Tonio, dit l’enfant doucement ; laisse, ils m’espèrent là-bas.

– C’est bon. Ouste !

Laurencia suivit l’enfant du regard.

Tout petit, Juanito faisait penser au bambino saint Jean dont il avait la tête bouclée, le front large et les yeux sombres. Il avait, en grandissant, conservé toute sa joliesse ; rompu à tous les exercices du corps, la plupart du temps barbotant ou pataugeant dans l’eau, il avait à la fois les allures d’un sauvageon et toutes les câlineries d’un être élevé entre deux femmes qui l’aimaient également, sa mère Guidetto et sa Nina méo, la Calandria.

Les fiançailles de cette dernière étreignaient douloureusement le petit cœur de Juanito, et bien qu’il eût pour Tonio une grande admiration, il souffrait de le voir auprès de Laurencia et redoutait le jour qui ne pouvait tarder où, rentrant comme il venait de le faire à la ville haute, il trouverait la maison vide de la présence si nécessaire à sa vie, le jour où la Calandria aimée irait chanter sous un autre toit.

Tonio respecta un moment le silence de Laurencia, puis, s’asseyant à côté d’elle :

– C’est égal, dit-il, tu vas leur manquer à ces trois-là, ma Nina. Comme il t’aime, ce gosse !

Des larmes embuèrent les yeux de la Nina.

– Tu étais le mousse de Beppo quand il me ramena à son foyer, tu t’en souviens, Tonio ?

– Si je m’en souviens ! comme si c’était hier. « Té vaï, une Calandria, que je me suis ramassée là-bas, au pays de Cerdagne », disait-il ce soir-là en te tenant sur ses genoux, tandis que nous tous on te regardait. Déjà si « amistouse », oh ! Calandria mia ! Si je m’en souviens ! C’est de ce soir-là que je t’ai aimée.

Cinq ans après, continua-t-il, Juanito venait au monde, tu leur avais porté bonheur. Et maintenant, c’est dans notre maison que tu vivras, que tu chanteras. Tu l’aimeras, cette maison que je fais tienne. Ses murs sortent déjà de terre entre nos oliviers et nos chênes-lièges. Tu auras là un jardin. Quant à moi, montrant d’un geste une barque sur le rivage, je reste dans celle-ci, patron après le patron, travaillant à la fois à la fortune de Juanito et à la nôtre. Fais donc un beau sourire, ma Nina ; après celui de Notre-Dame, je n’en connais pas qui soit plus beau que le tien.

 

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Le jour n’est pas encore levé que Guidetto et la Nina ont rempli les couffins de victuailles, que Beppo, Tonio et Juan ont poussé Lou-Pardal vers la mer, hissé son clair pavillon et paré la voile d’un rouge sombre.

– On embarque, las donas, d’ici Collioure, avec un bon vent, il y en a bien pour une heure ; du port à l’ermitage, faut en compter autant ; si le capellan est exact, c’est sur le coup de 10 heures qu’il présentera vos anneaux à la bonne Mère. Vas-y, Tonio ; à toi, moussaillon : c’est de l’honneur pour Lou Pardal de mener ces deux-là vers Madame Marie. Socquez ferme, les gars ; et toi, Calandria, régale-nous d’un chant, je ferai le répons.

Ceux qui, de la rive, ouvrant leur maison, entendirent, venant du large, les voix se répondant pour interpréter le chant catalan, quasi national, du Pardal, suspendirent leur geste pour écouter.

Beppo et Guidetto vont à Notre-Dame de Consolation faire bénir les anneaux des fiancés. Que le ciel soit pour eux, disait-on sur le pas des portes, la Nina est bonne et belle ; Tonio, courageux, s’entend à gouverner une barque et à lancer un filet ; le vent gonflera la voile vers le large !

Le chant ne s’entendait plus que chacun faisait encore son vœu pour le bonheur des fiancés en partance.

 

 

 

 

II

 

 

À NOTRE-DAME DE CONSOLACION

 

 

La barque est à l’ancre, les pèlerins ont pris le chemin de la montagne qui conduit à l’ermitage ; Guidetto parle du jour où, par ce même sentier, fleurant la lavande, la menthe sauvage et le romarin, elle est venue, jeune mère, offrir son enfançon à la Vierge Marie, il y aura douze ans de cela le mois prochain. Tonio et la Nina marchent en avant, se donnant la main ; de temps à autre, la jeune fille se retourne et, quittant son fiancé, va avec Juanito de droite et de gauche cueillir les asphodèles, les cystes blancs ou roses dont ils font des gerbes pour l’autel de la Vierge, et c’est ainsi qu’ensemble ils aperçoivent les premiers les murs de l’ermitage et les clochetons de la chapelle.

Située aux flancs nus des Albères, Notre-Dame de Consolacion, lieu de pèlerinage renommé dans la contrée, est comme une oasis de paix, de fraîcheur, de verdure. Une source jaillissante va, par le creux du vallon, baigner le pied des arbres miraculeusement beaux du terre-plein qui forme terrasse devant la chapelle ; on aperçoit au loin la mer, le port et le fort de Collioure et, le soir venu, les projecteurs du phare balayant le ciel viennent, sous les arcades du petit cloître, surprendre l’ermite en oraison.

Voici nos pèlerins prosternés devant la Madone ; par la porte ouverte entre toute la chaleur de la montagne brûlée par le soleil ; des parfums montent, grisants ; le feuillage tout jeune des hêtres, des bouleaux, sous un vent léger, fait sa chanson tellement semblable à un bruit d’étoffe que l’on froisse ; des merles se poursuivent, les martinets, très haut dans l’azur, jettent leurs cris. Tonio et Laurencia, debout devant l’autel, sont comme enveloppés, baignés dans cette lumière, ces parfums, ces bruits, ces chants. Le prêtre bénit les simples anneaux d’argent, les anneaux de la promesse, puis Guidetto, Beppo et Juan se prosternent à leur tour devant la Madone.

Maintenant, devant la fontaine, ils se sont assis et Guidetto étale sur la toile le repas apporté. Le vin rafraîchit dans l’eau qui jase sur les cailloux.

– À toi, Nina, dit Beppo, levant son verre. À ma Calandria, merci pour la joie apportée à mon foyer.

– Merci à toi, Nina, dit à son tour Guidetto, plus émue qu’elle ne veut le paraître.

– À toi, mousse, dit Tonio, cherchant des yeux Juanito. Mais où est-il donc passé, le moussaillon ?

Déjà Guidetto se lève lorsque, sur le seuil de la chapelle – oh ! comme elle se le rappellera plus tard ! – elle voit l’enfant lui sourire, sa jolie tête au soleil.

– J’avais à dire quelque chose à Nostra Dona, dit-il en catalan, excusez-moi.

On rit.

– Et que lui as-tu demandé ? questionne Laurencia tendrement.

– Pardon d’être si heureux, puisqu’elle n’est venue ici que pour consoler.

Laurencia attire l’enfant et le serre dans ses bras.

– Ce gosse a des idées étranges, dit Tonio. Le bonheur, c’est Dieu qui le donne, faut le prendre et lui dire merci et bien refermer la main sur la pièce d’or qu’il nous tend. Comprends-tu, moussaillon ? Le bon Dieu, c’est ton Père qui, tout comme celui-ci, ne te veut que du bien.

Mais l’enfant, doucement obstiné, répond :

– Oui... oui... alors.., pourquoi la Senora Madre est-elle ici pour consoler, si on est tous heureux ?

Au printemps d’après venait la réponse.

 

 

 

 

III

 

 

L’ÉPOUVANTE

 

 

Avril... À l’aube d’un beau jour, l’une après l’autre, débarrassées de leurs amarres, les barques glissent, tanguent légèrement, se redressent, entrent dans l’eau qu’elles fendent de l’étrave avec l’aisance et la grâce d’un oiseau qui se pose sur un lac.

La mer reflète le ciel qui rosit ; elle est sans transparence, opaque, telle une immense coquille de nacre ; les pieds des montagnes l’enserrent.

Les manœuvres se font silencieuses ; les femmes, dont les pieds nus baignent dans l’eau, jettent aux hommes le bout de filin qui retient l’ancre ; les barques ne sont pas encore sorties de la baie que déjà une touche d’or se pose sur le sommet des voiles. Au moment précis où elles atteignent la pleine mer, ce n’est plus la caresse timide d’un rayon qui naît, mais l’éclat triomphal du soleil qui, tout à la fois, embrase les cimes des monts, prend possession du ciel, enlève à la mer sa blancheur laiteuse et revêt d’or les coques et les voiles sombres des barques et fait de chacune d’elles un oiseau de feu aux immenses ailes jouant sur de l’azur.

Quelqu’un a dit sur la plage :

– La journée s’annonce belle, la pêche sera bonne.

Ce à quoi Guidetto a répondu en se signant et les yeux rivés sur le mât du Pardal :

– Que le Seigneur les tienne tous en sa garde !

Puis, avec Laurencia, elle s’éloigne.

 

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Le soleil maintenant décline ; des vapeurs violettes, bleues et pourpres montent des creux des vallons dans la montagne ; les cimes, en pleine lumière encore, se silhouettent en lignes nettes ; le moindre détail des croupes aux lignes harmonieuses est mis en valeur par l’opposition de l’ombre de leur masse avec la clarté du ciel.

Les barques sont en vue là-bas, au large encore ; elles rentrent, à l’encontre de la manœuvre du matin ; au fur et à mesure qu’elles quittent la haute mer, elles abaissent leurs voiles ; les ailes repliées, elles vont deux par deux, scarabées bruns sur l’eau irradiée par le soleil couchant de couleurs fulgurantes.

Tout ce que la petite bourgade compte d’habitants est déjà groupé sur le sable de la grève ; les femmes, assises auprès des paniers qui vont recevoir la sardine, devisent entre elles ; les enfants jouent et entrent dans l’eau, s’éclaboussant ; on désigne par leurs noms les barques les plus proches ; déjà, quelques-unes se sont immobilisées, se posant, légères, avec la grâce d’un vol qui finit sur le sable qui scintille ; les filets, dont chaque maille retient un poisson, ne sont qu’une coulée d’argent, tombent des flancs de la barque et sont happés par les bras des femmes, tirés vers les paniers et dépouillés de leur prise ; des rires fusent ; on s’interpelle ; les hommes, à bord, commencent la toilette du pont, et voici qu’un cri vient suspendre le travail, fait tourner vers la mer toutes les têtes :

Lou Pardal... voyez !... le pavillon en berne ! Mère de miséricorde...

En une minute la foule se précipite, se tasse vers l’endroit où va atterrir la barque désignée ; un silence tombe sur la joie de ces âmes simples, l’éteint, l’étouffe, la jugule ; l’effroi, la douleur, sont visibles sur tous les visages.

Debout, appuyées l’une sur l’autre, Laurencia et Guidetto se tiennent raidies, les traits figés, attendant le coup qui va les frapper ; du plus profond, du plus intime d’elles-mêmes, montent vers leurs lèvres, sans parvenir à les franchir, les noms des bien-aimés ; pour Guidetto, ils vont jumelés dans la même détresse, déchirant également ses entrailles dans une interrogation qui, à elle seule, est un martyre... Beppo ?... Juan ?...

Du cœur de Laurencia monte un seul nom, celui en qui se résume tout ce qu’elle est... Tonio ?

Maintenant on distingue les moindres détails du bateau ; on peut compter les hommes de l’équipage ! Ils sont, tête nue, autour du patron... tous ? Quelqu’un, qui fait rapidement le compte, dit :

– Il en manque un !

Six femmes éperdues, livides, s’élancent vers les cales du Pardal.

Au ras des cimes des Albères le soleil tombe brusquement, se refusant à éclairer cette épouvante.

Dans le silence inouï qui plane. sur les êtres et sur les choses, le bateau atterrit, la quille touche le rivage... Laurencia respire : elle a vu Tonio ! Elle n’en reste pas moins clouée au sol par une douleur crucifiante : si Tonio est sauf... où donc est Juan ? Les hommes, l’un après l’autre, sautent du plat-bord de la barque ; chacun d’eux écarte avec douceur, mais avec fermeté, les bras qui veulent se nouer à leur cou et les entraîner ; ils forment une haie entre laquelle va passer Beppo... Le voici !... Il est courbé vers la terre ; il ne relève pas la tête lorsque, se jetant sur lui, s’agrippant à la vareuse, Guidetto clame :

– L’enfant ! Où est l’enfant ?

Beppo entraîne cette mère ; devant eux, les rangs de la foule s’ouvrent ; tous les marins, tête nue, font un cortège au couple que Laurencia et Tonio suivent, gênés par leur bonheur intact... Et voici la maison... Sur le seuil, Beppo se retourne :

– Je vous donne Lou Pardal, dit-il, vous avez tout maintenant.

La nuit durant, les uns appuyés aux murs de la maison, les autres accroupis devant la porte, ceux de l’équipage aussi bien que les marins des autres bords, tous demeurèrent, écoutant cette mère qui réclamait l’enfant sacrifié pour eux.

Que s’est-il passé ?

Ceux de la mer avaient deviné le drame ; les terriens, eux, n’avaient pas compris ; force fut de leur expliquer l’atroce chose. Chaque barque qui part à la pêche à la sardine ou de l’anchois est équipée de six, huit, dix, jusqu’à douze filets ; ces filets, aux mailles très fines, très rapprochées, sont longs et étroits ; ils sont suspendus de chaque côté de la barque et tombent droits aussi autour d’elle. Or il arrive, pas fréquemment, mais enfin il arrive, que la barque ainsi équipée rencontre un banc de poissons ; ceux-ci alors s’engagent dans les mailles du filet en si grand nombre et forment un si grand poids que, pour sauver la barque, l’empêcher de couler à pic, force est de couper, sans perdre une minute, les amarres des filets.

C’est ce qui était arrivé au Pardal. Beppo, devant l’imminence du danger, sentant déjà la barque s’enfoncer sous le poids invisible qui l’attirait en profondeur, Beppo, son couteau à la main, avait bondi sur les amarres, courant d’un bord à l’autre pour maintenir, autant que possible, l’équilibre sauveur.

Se tenant auprès de l’amarre d’un filet, Juanito était penché, inquiet de la tension subite de la corde qu’il tenait en main ; il va appeler son père... et... celui-ci, tranchant d’un seul coup le filin au ras de la cheville, voit l’enfant arraché de la barque, happé par le poids effrayant du filet... disparaître...

Les yeux fous, Beppo mesure l’étendue du malheur et les conséquences d’une seconde d’hésitation de sa part pour essayer de sauver son fils, ou perdre les six marins de l’équipage. Avant qu’aucun de ceux qui montaient le Pardal aient eu conscience du danger, le patron avait tranché les cinq attaches des filets, sauvé son équipage... et perdu son fils.

Au moment où, ivre de douleur démente, il allait enjamber le plat du bord de la barque reconquise, quelqu’un... Tonio, peut-être... avait dit ce nom : « Guidetto », et il était resté. Les autres avaient hissé le pavillon et l’avaient mis en berne.

 

 

 

 

IV

 

 

« RESURREXIT »

 

 

– Je me ferai équiper une barque.

– Qui s’appellera ?

– Comme toi, donc Calandria.

Il y avait de cela trois ans !... que la voix de Juanito prononçait ces mots ardemment.

Et le désir de l’enfant était réalisé : une barque neuve, toute gréée, équipée de filets, attendait sur les bois de sa cale d’être baptisée du nom chantant de Calandria.

Le nouveau patron, Tonio, hissait au mât le pavillon aux trois couleurs ; à terre, la cloche un peu grêle du vieux clocher carillonnait pour un premier baptême : celui du fils de Laurencia et de Tonio, aussi escorté de tous les moussaillons, de tous les « ninos » du pays ; sautant du bord de la barque, Tonio se hâtait ; il allait, joyeux, vers la ville haute ; sur son chemin, chacun saluait et acclamait l’heureux père.

Porté par Guidetto, le nouveau-né reçut l’eau baptismale et fut reporté à sa maison dans un délire de cris joyeux et des avalanches de fleurs.

Une fois de plus, parce que telle est la volonté du Père nôtre qui est aux cieux, et parce qu’il commande à la terre de refleurir, la vie avait repris ses droits et la nature, maternelle, avait couverte de feuilles et de fruits la branche desséchée et remis un berceau dans la maison déserte.

Un arbre frappé par la foudre meurt et n’est plus qu’une silhouette tragique que fuient les oiseaux si nul ne vient empêcher l’écoulement de la sève par la plaie béante.

Pour Beppo et Guidetto, les mains unies de Laurencia et de Tonio firent le geste sauveur.

Remettant à plus tard la réalisation du rêve le plus cher à leur jeunesse, ils restèrent auprès des malheureux parents, laissant au temps et à leur sûre tendresse, à eux, le soin de cicatriser la blessure.

Un an s’était passé depuis la terrible chose, lorsque la présence du banc des anchois fut à nouveau signalée aux pêcheurs de la côte. Beppo, le soir même, s’en fut au-devant de Tonio, et lui mettant la main sur l’épaule :

– Remets, lui dit-il, Lou Pardal en état de faire la saison ; la barque est bonne, fais ton métier et prends ton dû.

Guidetto, elle, au jour anniversaire, partit à pied sans permettre à qui que ce soit de l’accompagner ou de la suivre ; elle allait vers la Mère douloureuse, celle auprès de qui Juanito, il y avait un an, s’excusait de son bonheur !

Que se passa-t-il entre la Mère du divin Crucifié et la mère du petit mousse enseveli dans l’eau profonde ? Qui le dira ?

Longtemps Guidetto resta assise sur le mur bas de terrasse, face à la mer, regardant l’immense, l’émouvant linceul bleu de son fils ; les mains jointes, elle paraissait écouter une voix dans le silence des choses et quand elle se releva de cette contemplation et qu’elle entreprit de redescendre au port de Collioure, où elle savait que Tonio l’attendait, elle avait dans les yeux comme une lueur d’aube, quelque chose comme un rayon venu du plus intime de son être et qui déjà la transformait toute.

Quand elle eut pris place dans le canot qui la ramenait, elle posa sa main sur le bras de Tonio et, par une douce pression, l’obligea à cesser un moment le jeu cadencé des rames.

– Fils, dit-elle, demain, reprends le travail de ta maison, relève les pierres, refais-en des murs, il le faut ; l’enfant le désire ainsi, car il vient de parler à mon cœur, il ne veut plus de nos larmes. Pourquoi me pleurez-vous, m’a-t-il dit, ne suis-je pas vivant dans vos cœurs ?... et si présent à notre foyer toujours ! Ainsi faire devons-nous, Tonio : vos épousailles se feront en ce jour de la Saint-Jean prochaine ; c’est le message que je rapporte, et à cette heure, va, fils, à la garde de Dieu.

Lorsque le baptême de la barque eut pris fin, sur un signe de Tonio, l’équipage se mit à son poste de départ, emportant avec lui des fleurs en gerbes, en guirlandes, en couronne, qu’il s’agissait d’aller offrir à celui qui était en vérité le patron invisible, mais si présent au cœur de tous de la Calandria ! Le prêtre avait tenu à s’associer à cette pieuse offrande et la voile blanche prit le vent et la barque ne tarda pas à gagner la haute mer.

Arrivée à un point déterminé par Tonio, la voile fut descendue, le pavillon mis en berne et, passant des mains des matelots entre celles du prêtre qui les bénissait, les fleurs en gerbes, en guirlandes, en couronnes, furent jetées à la mer ; têtes nues, les marins les regardaient flotter un moment sur l’eau, s’alourdir et disparaître les unes après les autres, jusqu’à ce que la surface de la mer, de bariolée qu’elle était par tant de couleurs chatoyant au soleil, fût redevenue d’azur et d’argent.

Un an avait passé sur la montagne, sur la mer ; un doux petit être vagissait dans l’ancien berceau de Juanito, et Guidetto et Beppo, leurs pauvres mains jointes, regardaient l’enfant, extasiés.

C’est au soir du double baptême. La barque, encore pavoisée et fleurie, repose sur le sable qu’argente le clair de lune ; le flot au-devant d’elle se déplie, roule et s’enroule ; il semble, dans son bruit léger, égrener les syllabes d’un nom, les reprendre pour les mieux grouper et les jeter, enfin réunies, à l’écho des roches sombres : Juanito...

Tandis que, plus loin, par cette même nuit féerique, tout ensevelie par l’ombre des oliviers, la maison de Laurencia et de Tonio apparaît toute blanche et calme... Guidetto est là ; elle tient sur ses genoux l’enfant mailloté et voici qu’un rayon de lune glisse entre les branches des arbres et vient se poser sur l’enfant ; un grillon fait son cri, des asphodèles envoient leur parfum ; quelque chose de très doux, de tellement apaisant entoure et le petit qui dort et la femme qui se penche sur lui que, portant à ses lèvres les menottes tièdes, sûre de la présence invisible de son fils à elle, du fils de ses entrailles, Guidetto murmure :

– Que soyez-vous bénie, Senora de Consolacion qui, dans Manoel, me rendez Juanito !

 

 

 

Marie-Alix TEDESCO.

 

Paru dans la revue Le Noël

en mai 1938.

 

 

 

 

 

 

 

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