Le rêve de Mohammed-ben-Sliman

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jules TELLIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

CE SOIR-LÀ, le vieux cheik Mohammed-ben-Sliman s’assoupit, ainsi qu’il lui arrivait parfois, dans sa salle à manger, peu après qu’il eut achevé sa tasse de kaoua. Mohammed avait une barbe grise, une tête maigre et sèche à peau de parchemin, des yeux creux. Et c’était un de ces vieillards qui, lorsque les Roumis entrent dans les mosquées, les regardent farouchement, sans rien dire, appuyés sur leur bâton et drapés dans leur burnous.

Pourtant, il n’était pas entièrement selon le cœur du prophète et d’Allah. Car, à la vérité, il exécrait les Roumis dans les mosquées, mais il aimait leur parler ailleurs. Il était plein de curiosités vaines qui le poussaient à s’entretenir longuement avec eux. Pas de jours où il ne s’enquît de leurs inventions et de leur pays. Il était tourmenté du désir insensé de voir de nouvelles choses. Et ce goût des nouveautés allait jusque-là que sa maison tout entière, il l’avait meublée dans le goût des infidèles.

Mohammed était étendu dans un fauteuil voltaire. Près du fauteuil, son chat et son chien se tenaient assis. Ils étaient placés de façon qu’ils se faisaient pendant, comme aux deux côtés d’une cheminée des bêtes de porcelaine. Le chat occupait la droite et le chien la gauche. Tous deux étaient tournés vers Mohammed. Ils le regardaient d’un regard fixe. Et, pendant que le vieux cheik se sentait gagner au sommeil, devant ses yeux les formes des deux bêtes dansaient, de plus en plus rapprochées et vagues, et leurs regards se fondaient, jusqu’à n’être plus qu’un regard unique sous qui ses idées se brouillaient, et par qui il se sentait emplir de torpeur et de peur à la fois...

 

 

II

 

... Comme Mohammed, en son engourdissement, sentait peser sur lui l’effroi d’un regard démesuré, brillant et fixe, il fut tout à fait inquiet et il ouvrit les yeux. Mais rien ne le regardait que la lune, et la lune était beaucoup plus grosse que de coutume. Mohammed n’était plus dans son fauteuil. Il était dans une grande plaine. Il se leva.

Il ne savait où il était. Il avait les membres brisés à cause du sol qui était très dur. Il eût été embarrassé de dire de quelle matière ce sol était fait. Il ne lui semblait point que ce fût de la terre. Cela était noir et brûlé comme du bitume, hérissé çà et là d’arêtes nettes et coupantes, à angles droits, et traversé de crevasses brusques. La clarté de la lune était précise et directe indiciblement ; et les ombres des arêtes s’y découpaient trop vives et trop dures. C’étaient des arêtes de peu de hauteur. D’un côté la plaine s’étendait à l’infini. De l’autre, on apercevait une ligne de remparts ou peut-être de montagnes très droites, à crête horizontale, découpées de façon géométrique. Rien d’équivoque ne se mouvait, aussi loin que pût voir Mohammed. Si le paysage inquiétait, c’était pour sa simplicité et sa régularité mêmes, et par des symétries insolites à ce point qu’elles avaient quelque chose d’irréel et de fou.

Mohammed se mit à marcher vers les murailles. L’air infini et silencieux était plein de la lueur de l’énorme lune. Il était prodigieusement sec et comme métallique. Les pas de Mohammed sur le sol étaient très sonores, d’un bruit dur, tout de suite arrêté, sans prolongements et sans échos ; et ce bruit était le seul qui troublât le vaste silence. Pas un arbre au loin, pas une plante, pas une herbe. En Afrique, aussi, Mohammed avait vu de larges étendues où rien ne croissait. Mais le pays où il était maintenant n’avait rien de commun avec ces étendues.

La végétation ici n’était pas seulement absente ; il semblait encore qu’elle fût absente nécessairement. On la sentait contradictoire à je ne sais quoi d’immanent qui était là et qui se taisait ; et la rencontre d’une herbe aurait épouvanté comme un prodige. Après avoir marché longtemps, Mohammed parvint aux murailles. C’étaient en effet les remparts d’une ville, et la ville était grande. Une porte devant lui était ouverte. Il n’y avait personne. Il entra.

C’était une ville comparable à celles des Roumis. Seulement les rues en étaient plus larges encore et plus droites, tirées au cordeau. Mohammed, en les voyant, se rappela ce qu’on lui avait dit des villes américaines. Pourtant, il comprenait qu’il n’était pas en Amérique. Sur les trottoirs, des réverbères se dressaient de vingt en vingt pas. Ces réverbères étaient infiniment plus hauts que ceux de France et d’Alger. À leur sommet, il y avait une traverse, et de cette traverse pendaient deux globes lumineux, l’un à droite et l’autre à gauche. Mohammed alla de rue en rue. Toutes se ressemblaient, et partout les maisons étaient fermées. Cependant, il y avait beaucoup d’hommes au dehors. Ces hommes étaient vêtus comme des Arabes. Leurs figures étaient cachées sous le burnous à capuchon. Mohammed n’osait leur parler ni s’approcher d’eux. Quoiqu’il entendît le murmure de cette foule, il avait l’impression d’un vide, d’une lacune et d’un silence. Sans qu’il pût dire quelle chose, une chose assurément lui manquait, et il avait le cœur serré. À force d’y penser, il crut comprendre d’où lui venait ce sentiment d’oppression et de gêne. Depuis qu’il errait dans la ville, il n’avait point entendu miauler, ni grogner, ni aboyer, ni hennir. Nulle part il n’avait croisé un chien, ni un chat, ni un chameau, ni un cheval.

C’était une ville où il n’y avait pas de bêtes. Et dès qu’il l’eût compris, il eut peur.

« Voici, songeait-il, après une campagne sans arbres, une ville sans bêtes. Si ces choses sont, c’est que Dieu les a permises : et pourquoi la tristesse que j’en ressens ? Je n’aurais pas cru que les bêtes me fussent si nécessaires, et que n’en plus voir me dût troubler à ce point... »

Comme Mohammed songeait ainsi, il vit beaucoup d’hommes qui s’engageaient sous une porte. Il les suivit et il arriva dans une grande salle éclairée. Cette salle était un amphithéâtre. Sur les gradins, des hommes écoutaient. Un homme parlait au fond. Bien que cet homme s’exprimât en langue arabe, Mohammed ne comprit pas tout de suite ce qu’il disait. Car tous ceux qui étaient entrés ayant rejeté leurs capuchons, il voyait à présent leurs figures et elles le glaçaient. Ce qui était effroyable, c’est que ceux qui étaient là n’avaient pas les traits des Arabes, ni des Roumis, ni des hommes jaunes de la Chine, ni des nègres. Ils n’appartenaient à aucun type humain. En quoi ils étaient « différents », Mohammed ne l’eût pas su dire. Ils avaient des têtes étranges et terribles. Ils ressemblaient un peu à des dogues, – comme si l’animal étant absent de leur pays, toute animalité se fût réfugiée en eux.

L’orateur était un des plus laids. Grâce à deux de ses voisins qui parlaient ensemble, Mohammed sut que c’était un astronome et qu’on le nommait Zal. Il contait à l’assemblée ce qu’à l’aide de nouvelles lunettes il avait aperçu sur l’astre le plus voisin. À l’entendre, Mohammed comprit que cet astre était la Terre. Et il écouta en tressaillant les paroles que disait à ses compatriotes l’astronome Zal, membre éminent de la plus accréditée entre les académies de la Lune...

 

 

*

*    *

 

« ... Voilà donc, poursuivait Zal, à l’aide de quelles lunettes nous sommes parvenus à rapprocher à la distance de quelques pieds la planète autour de qui nous roulons. Et nous assisterons désormais de tout près aux choses de la Terre, avec ceci d’indicible que nous distinguerons les plus légers d’entre les mouvements sans percevoir les plus prodigieux d’entre les bruits, et que le spectacle nous sera donné d’une vie dont les manifestations compliquées resteront muettes comme est le néant, et d’une grande agitation dans un grand silence... L’homme terrestre, de qui nous soupçonnions seulement l’existence, nous le voyons, et nous l’avons constaté semblable à nous. Or, dès que l’homme terrestre existe, quels spectacles offre aux yeux de nos frères lointains l’astre qu’ils habitent, vous-même le pourriez dire, et vous savez assez que la Terre est un lieu d’effrois et de merveilles.

« Ici, d’immenses étendues planes sont occupées par une substance verte, remuée et fuyante éternellement, et qui, sous les fouets des vents, s’échevèle en parcelles blanchâtres. Ces infinités vertes emplissent le cercle entier de la lunette, et la lunette, déplacée, se lasse à les poursuivre. Elles sont le royaume de l’informe et de l’inquiet, et d’une vie qui est comme la mort. Nulle part plus de confusion dans plus de solitude, et plus d’agitation pour plus de stérilité. Il semble que chaque point de ces espaces existe d’une existence obscure et rudimentaire, et pareille en tout à celle des points qui l’avoisinent. Et ces surfaces sont désertes absolument. Seules, des formes indistinctes y apparaissent çà et là, comme si des êtres habitaient au-dessous ; et de très loin en très loin des machines y courent, montées par des hommes terrestres. Et il n’est guère permis de douter que ces solitudes qui se meuvent ne soient accompagnées de quelque éternel murmure.

« Là, d’autres étendues sont peuplées d’êtres qu’une puissance a fait sortir des entrailles mêmes de la Terre. Ces êtres naissent, grandissent et meurent à la façon des hommes ; ils sont monstrueux à ce point qu’ils possèdent quantité de bras, et que ces bras sont recouverts d’une enveloppe formée de beaucoup de petites lames vertes. Si des endroits de la Terre se colorent tour à tour de vert, de rouge et de noir, c’est qu’à mesure que les saisons se déroulent ces enveloppes s’altèrent et disparaissent et qu’elles renaissent pour s’altérer encore. Inconstants à la fois et inébranlables, ces êtres se transforment toujours et ne se déplacent jamais. Nous croyons qu’ils sont sourds et aveugles. Leur pensée est une chose qu’il est à peu près impossible de concevoir. Comme, à vrai dire, rien de leur parvient de ce qui nous est connu, il est probable qu’ils ne pensent point au sens où nous l’entendons. Sans doute, ils sont occupés tout entiers par l’obscure notion des choses souterraines. Rien ne pousse à croire qu’ils aient des mouvements volontaires. Mais quand les vents émeuvent leurs bras, c’est une innombrable agitation et un frémissement indiscontinué des lames qui les couvrent. Et par là, les espaces aussi qu’emplissent leurs immobiles assemblées ont la vertu en eux d’une harmonie qui leur est propre.

« L’impression que ces espaces qui chantent produit sur l’âme des hommes de la Terre, nous n’avons pu l’étudier encore ; mais un légitime emploi du raisonnement nous conduit à inférer qu’elle doit être faible. Car les lieux mêmes où ils font leurs demeures sont le siège de plus grandes merveilles, et il nous a été manifeste qu’ils n’y étaient pas sensibles.

« Les villes de la Terre ne diffèrent pas beaucoup des nôtres. Elles sont seulement moins régulières et moins parfaites. Mais elles ont ceci de singulier que l’homme ne les habite pas seul. Des êtres les partagent avec lui, démons ou génies. Ces êtres ont des formes de prodige éloignées de la sienne et variées entre elles. Beaucoup de ces monstres ont quatre pieds. Il en est de plus grands que l’homme, qui portent pour lui des fardeaux et traînent des véhicules. Il en est de plus petits qui sont gracieux et souples, et dont les yeux brillent dans la nuit comme des flammes vertes. De tous également l’homme, il semble, se fait obéir. Ils lui sont pourtant supérieurs en bien des points, et même à nous. Leur rapidité à courir a quelque chose de divin. Nous sommes tout à fait lourds et gauches au prix d’eux. Ces êtres souffrent et pensent comme l’homme et beaucoup semblent l’aimer. Mais sûrement ils n’ont pas de langage par où ils communiquent avec lui. Car nous voyons les hommes s’approcher les uns des autres, et leurs attitudes indiquent assez qu’ils échangent leurs pensées de même façon que nous. Mais ils n’agissent pas de la sorte avec ces monstres, et il semble au reste que ceux-ci n’ouvrent point leurs bouches pour des paroles continues et liées entre elles, mais pour des cris plutôt et des hurlements. Ainsi, l’homme vit côte à côte avec des génies hurlants et muets dont la pensée lui est un mystère. Ces génies fixent sur lui leurs prunelles et ils se taisent. Il a pu s’en faire obéir, il n’a pas su les pénétrer. Serviteurs familiers et mystérieux, fantômes mêlés confusément à tous les actes de sa vie, il semble qu’ils le devraient inquiéter comme des témoignages vivants et rôdants de l’éternelle inintelligibilité des choses. Et, si fort que nous tenions compte de l’accoutumance, le fait qu’il les regarde à peine n’est point pour nous inspirer envers lui beaucoup d’estime. Cette inattention devant l’inexpliqué, cette indifférence à l’énigme toute proche, ce sont des signes assurés d’une pensée frivole, tout de suite lassée, inférieure en tous points à ce qu’est la nôtre. Si l’homme terrestre était notre égal, ou bien il aurait compris ses compagnons, ou bien il demeurerait anxieux éternellement de ne les avoir pu comprendre. Il ne lui suffirait pas de s’en servir pendant leur vie et de s’en nourrir après leur mort – car c’est la chair de certains de ces démons qu’il mange, et non, comme nous faisons, celle de ses pareils... »

Ainsi, ces hommes se mangeaient entre eux ! Mohammed comprenait à présent qu’ils eussent ces figures terribles. Une horreur lui vint, et il voulut crier. Mais sa voix mourait dans sa gorge. Et l’effroi qu’il en eut fut si grand qu’il s’éveilla en sursaut.

 

 

III

 

Mohammed s’éveilla en sursaut dans son fauteuil. Son chat était encore à sa droite et son chien était encore à sa gauche. Et comme il s’agitait depuis quelque temps, le chien le regardait d’un air d’intérêt, et le chat d’un air de mépris. Mais pas plus l’un que l’autre n’avait jugé qu’il y eût là de quoi changer de place. Mohammed les regarda et il se souvint. Et, s’étant souvenu, il quitta son fauteuil pour s’aller prosterner devant le mur, à un endroit où une sourate du Coran était gravée. Et après qu’il se fût prosterné :

« Mohammed, murmura-t-il, tu n’auras point parlé à un sourd. Le songe que tu m’as envoyé, j’entends bien qu’il portait en lui un enseignement. Je ne m’inquiéterai plus des choses qui sont au loin, je ne lirai plus les livres qui en parlent. Je n’interrogerai plus les Roumis, je ne désirerai plus de voir des merveilles. L’astronome Zal a raison, encore qu’il soit anthropophage, qu’il ressemble à un dogue et qu’il habite dans la lune. Il est assez merveilleux que la mer existe et les bois, mais surtout la présence de bêtes parmi nous est comme le plus troublant des contes des Mille et Une Nuits. Tout est prodige aux sages attentifs au mystère qui est dans tout. Et, à cause de cela même, les choses qui émeuvent les autres hommes ne leur sauraient causer un instant de surprise. Ils vivent et meurent en un seul lieu et ils ne se soucient point d’en sortir, parce qu’ils savent que rien de ce qu’ils verraient ailleurs ne serait là plus inexplicable et singulier que ce qu’ils voient chaque jour. L’étonnement qu’ils ont de la force inconnue qui est au fond de tout est tel que rien ici-bas ne le peut diminuer ni grandir.

« Ainsi sont les sages, et maintenant que je l’ai compris, je ne sens plus d’autre désir et je ne forme plus d’autre dessein, sinon d’être à l’avenir un d’entre eux. »

 

 

IV

 

Et voilà comment le cheik Mohammed-ben-Sliman, pour s’être un soir assoupi dans son fauteuil voltaire, et pour y avoir eu un songe inspiré du Prophète, son patron, s’éleva sur ses vieux jours à la sagesse infinie et parfaite, laquelle, ainsi qu’il aimait à l’enseigner par la suite aux adolescents, consiste à la fois à s’étonner de tout et à ne s’étonner de rien.

 

 

 

Paru dans Les Reliques (1890).

 

Recueilli dans Jules Tellier : ses œuvres,

par Raymond de La Tailhède, 1923.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net