Le voleur de pain
« Le boulanger va-t-il la renvoyer demain,
Ou bien s’amuse-t-elle avec quelque gamin ?
Pour une commission mettre une demi-heure !
Je veux la corriger jusqu’à ce qu’elle en pleure ;
C’est trop user mes nerfs. » Ainsi dit la maman
Dont l’humeur menaçait depuis un bon moment.
« Père, va la chercher ; fouille le voisinage ;
Elle doit, bouche bée, admirer quelque image...
Va ! Penser qu’à douze ans ça n’a pas de raison
Assez pour rendre un peu service à la maison.
On grimpe... l’entends-tu ? notre musarde monte.
« Enfin, te voilà donc ! Quoi ! tu n’as pas de honte
D’arriver en retard, sachant qu’on a si faim ;
Et comment ! te voilà les bras ballants, sans pain.
Ton argent ? Réponds donc, sotte enfant ! ma parole,
On te supposerait presque idiote ou folle....
Ton argent ? »
« Oh ! maman, dis, ne me gronde pas ! »
« Quelle fille stupide ! Et qu’as-tu fait en bas,
Tu flânais ? »
« Non, maman. »
« Tu jouais dans la rue
Et la pièce est tombée à terre et s’est perdue.
Tu savais cependant qu’il ne me reste rien,
Et s’il faut emprunter, ma foi ! nous sommes bien. »
La fillette rougit comme au remords d’un crime ;
Prenant un petit air résigné de victime,
Fixant sur le plancher son doux regard craintif,
Elle fit ce récit d’un ton lent et plaintif :
« Je venais de payer mon pain de quatre livres ;
Un homme près de moi, comme font les gens ivres,
Marchait en trébuchant et soutenant son cœur...
Oh ! comme il était pâle ! oh que j’en avais peur !
II avait les yeux creux et du sang plein la vue ;
Pour sûr il me suivait ! je traversais la rue,
Il traversait de même, et voilà tout à coup
Qu’il empoigne mon pain, qu’il en casse un gros bout
Et puis se sauve avec. Alors tout effrayée,
Pour revenir chez nous, j’étais très ennuyée.
Pourtant, pas trop surprise en le voyant s’enfuir,
Aussitôt après lui je me mis à courir.
Il s’arrêta bientôt, je le rattrapai vite ;
Il priait, il pleurait, disait des mots sans suite.
Ses pauvres dents claquaient comme dans les grands froids
Et je voyais mon pain sauter entre ses doigts.
Il mordit ce croûton avec une âpre rage,
Le dévora non moins qu’un animal sauvage,
Et je pus mesurer le degré de sa faim,
Car, avant de manger, il embrassait son pain.
Les passants, l’évitant, lui faisaient une moue...
C’est si laid au soleil, des habits pleins de boue,
Des souliers éculés, crevés, plus du tout bons,
Qu’une ficelle attache en place de cordons.
Sûrement il souffrait d’une grosse misère ;
Il doit vivre tout seul, vu qu’on n’a plus de mère
À son âge ! Dort-il dans un lit seulement ?
Peut-être n’a-t-il pas même de logement ?
Et ses manches au coude usé jusqu’à la trame,
Et ses genoux troués... C’est qu’il n’a pas de femme !
En me prenant mon pain, il commettait le mal ;
Pourtant il le mangeait devant moi... C’est égal,
Dérober une croûte et traîner la guenille
Au long d’un boulevard... C’est qu’il n’a pas de fille !
Le voulant, il pourrait réduire ses malheurs...
Oui, mais s’il est malade ou perclus de douleurs !
Mon Dieu ! peut-être aussi manque-t-il de courage,
Car en le cherchant bien, on trouve de l’ouvrage,
C’est vrai, mais il paraît qu’on traite avec mépris
Les fronts un peu ridés et les cheveux trop gris.
Et je pensais en moi : Sans papa ni sans mère,
Puisqu’il n’a point de sous, que deviendrait grand-père ?
Il grelotterait donc, faute de vêtements,
Et volerait du pain dans la main des enfants.
Je me représentais alors cette souffrance
N’ayant plus aucun droit, pas même à l’espérance,
À qui chaque refus broie un lambeau de cœur,
Qu’on chasse de partout, avec quelle rigueur !
Je croyais voir encor nôtre voisine morte,
Son mari sans travail allant de porte en porte
Quémander, pour garder son souffle, la pitié,
Et recevoir, de tous, presque des coups de pied.
Un matin j’ai surpris un misérable esclave
De valet, insultant ce libre dans l’entrave,
L’abreuvant d’insolence en ameutant les gens.
Et, par ordre du maître, appelant les agents.
Oh ! sous l’acte cruel de ce rentier rigide,
Les enfants affamés devant le buffet vide,
Le père, du festin d’autrui pauvre glaneur,
Ayant, pour aggraver ses maux, le déshonneur !
Ses pleurs coulaient, creusant ses joues comme un acide ;
On veut donc que je vole ou que je me suicide,
Gémissait-il livide, égaré, défaillant ;
À quoi bon dans ce monde être probe et vaillant
Pour ne trouver rien qui vous écoute ou soutienne,
Envier la pâtée accordée à la chienne,
Et malgré tout l’effort pour faire son devoir,
À cause qu’on n’a pas d’argent, ne rien valoir !
On ne demande point au bourgeois richissime
Qu’on reçoit sans connaître et qu’on bourre d’estime,
Comment il put gagner son or et ses valeurs ;
Mais ceux manquant de tout, les voilà, les voleurs !
Quelques gens touchés par ce désespoir intense
Lui conseillèrent fort les Œuvres d’Assistance,
Mais lui haussa l’épaule et son sourire amer
Disait éloquemment à quoi tout cela sert :
Les trompeurs embarras de charités funestes
Abandonnant au pauvre avec peine leurs restes,
Et voulant néanmoins qu’il se déclare gras
Quand par mois il a pu faire un mauvais repas.
Il se rappelait trop les procédés d’enquête
Qui, levant le cœur, font aussi courber la tête ;
Son dos semblait encor supporter le poids lourd
Des bienfaits simulés qui prennent un tambour.
Il savait trop que l’eau va toute à la rivière,
Que la philanthropie est une carrière
Comme une autre à l’époque, et qui rapporte gros
À des spéculateurs travestis en héros.
Or, tant de souvenirs me laissaient atterrée,
Quand mon pauvre soudain, d’une voix altérée,
Me dit : « Pardonnez-moi, je suis épuisé, vieux,
Et la compassion des petits me plaît mieux,
Ce larcin, voyez-vous, fut plein d’inconscience,
L’estomac tiraillé perd bientôt patience,
Et vous m’excuserez, mignonne, n’est-ce pas,
Surtout si vous avez encore un bon papa ? »
De lui tendre mon pain, alors je fis le geste
En lui disant : « Prenez, monsieur, voici le reste ! »
La fillette se tut, redoutant du fracas,
Mais le père touché l’attira dans ses bras,
Et bonne sans façons, la mère glorieuse
Dit en baisant le cou de l’enfant sérieuse :
« Bébête, nous avions un peu de bœuf aux choux,
Il fallait l’inviter à dîner avec nous. »
Madame de TERSAC, Au gré du souffle, 1903.