La folle sacristine

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jérôme et Jean THARAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE plus grand triomphe du Diable est de damner une âme pure. Mais sa plus constante ennemie, qui est, comme on sait, Notre-Dame, n’a cesse de lui arracher cette gloire détestable, et pour cela rien ne lui coûte, pas même de quitter les délices du ciel, ainsi qu’on va le voir par ce conte, le plus véridique qui fut jamais.

Il y avait dans une abbaye une fille de très sainte vie, qui n’avait le cœur qu’à bien faire, à honorer Dieu et ses saints, et par-dessus tout Notre-Dame, qui la tenait pour son amie. Toute jeunette encore, de corps bien faite et les traits fins, elle était si plaisante à voir, et en tout ce qu’elle faisait si nette et si pleine de soins, qu’on n’en aurait trouvé aucune autre meilleure pour sacristine du moutier. Et sacristine, en effet, elle était.

Or, un jour qu’après un office elle vaquait dans la sacristie aux choses de sa charge, pliant et rangeant dans l’armoire les linges et les objets sacrés, elle vit tout à coup à ses pieds un jeune homme aussi beau qu’elle était elle-même. Le conte dit : c’était le Diable. Je le crois, moi aussi. Et quel autre que celui qui peut s’introduire par malice jusque dans l’eau bénite, eût pu franchir les portes du couvent pour troubler cette âme innocente ?

D’une voix qui rappelle par sa musique enchanteresse qu’il fut jadis un ange au Ciel, il se mit à lui tenir des propos tout pareils à ceux que le serpent fit à Ève, pour la convaincre que le bonheur qu’elle avait cru trouver jusqu’ici dans son état, n’était rien à côté de celui qui l’attendait ailleurs. Vieux mensonge, et qui prend toujours ! Car, contrairement à ce qu’on croit, le Diable manque d’imagination, ou plutôt les pauvres hommes (et les femmes aussi) sont si faciles à duper qu’il n’éprouve même pas le besoin de changer de chanson.

Une fois de plus, l’air et la chanson eurent leur effet accoutumé. Oublieuse des vœux qu’elle avait faits, la folle sacristine laissa là son couvent, son cilice, la vêture de son état et tous les menus soins de sa charge, pour s’engager sur un chemin au rebours de celui qu’elle avait suivi jusque-là, entre la règle et son bon ange.

Combien de temps dura cette vie de péché ? Deux ans, trois ans ? Nul ne le sait. Il n’importe d’ailleurs : un seul jour, c’était déjà trop ! Mais le conte nous dit qu’au milieu de ses égarements, pas un soir la nonne apostate n’oublia, avant de s’endormir, de faire son salut à Marie en lui récitant un Ave. Ce qu’ayant su, Dieu sait comment ! ses amis (c’est plutôt ses ennemis qu’il faudrait dire) se mirent à l’accabler à l’envie de quolibets blasphématoires.

– Hélas ! hélas ! leur dit-elle, comme vous m’insultez à bon droit ! C’est bien ma juste récompense pour avoir failli à l’honneur que je tenais de Notre-Dame ! Mais, loué soit son divin Fils ! elle n’est ni morte ni malade, et, si je viens à meilleure vie, elle peut me secourir encore.

Sur ces mots, elle planta là ses mauvais compagnons, si prestement qu’aucun n’eut le temps de la retenir.

Toute la nuit elle courut, encore plus troublée que le jour où elle avait quitté son couvent, (mais c’était clarté, cette fois, et non ténèbres qui l’entouraient), et au matin elle aperçut, dans le creux d’un vallon, les murs d’une blanche abbaye.

Elle y va, elle frappe à la porte, demande à voir l’abbé, tombe en pleurs à ses pieds, s’accuse, s’humilie, et finalement lui demande si rien pourra jamais effacer la folle vie qu’elle a menée.

– Belle amie, répondit l’abbé qui était âgé et prud’homme, il n’est bonne action sur la terre qui ne trouve au ciel sa récompense, ni mauvaise qui n’ait son pardon. Retournez à votre couvent et demandez merci à vos sœurs.

– Ah ! sire, répliqua la nonnain, qu’il plaise à votre charité de me donner une autre pénitence. Je suis de ce pays, j’ai là -bas mon père et ma mère, ma laide fuite y est connue, chacun me montrera du doigt. Celles qui jadis étaient mes sœurs ne voudront pas me recevoir. Ah ! plutôt la mort mille fois que retourner à ce moutier.

– Ma fille, repartit l’abbé, vous ne trouviez, il n’y a qu’un instant, aucune pénitence assez dure. Faites comme j’ai dit et bien vous en arrivera.

– Ainsi ferai-je donc ! soupira la nonnain.

Et s’arrachant les cheveux à poignée et se déchirant le visage, tant la démarche lui coûtait, elle prit le chemin du couvent.

Quand elle arriva au village près duquel s’élevait l’abbaye où elle avait connu naguère une félicité si parfaite, la nuit était presque tombée. Pensa-t-elle qu’il était trop tard pour aller frapper à la porte, ou bien est-ce qu’au dernier moment elle sentit son cœur défaillir ? Au lieu de se rendre au monastère, elle alla demander asile à une bonne femme qui, sans la reconnaître (ses yeux n’étaient pas des meilleurs), l’accueillit volontiers et la fit souper avec elle. Et toutes les deux de bavarder sur celui-ci, sur celui-là, des petites histoires du pays, et bien entendu du couvent. Mais à mesure que le temps passait, quel n’était pas l’étonnement de la pauvre égarée de ne pas entendre son hôtesse lui parler de sa propre aventure.

– Bonne vieille, lui dit-elle enfin après une longue hésitation et d’une voix qui tremblait un peu, qu’est donc devenue la sacristine qui servait si bien le moutier ? J’ai ouï dire qu’elle a mal tourné. N’a-t-elle pas suivi un musard qui l’a enlevée du couvent ?

– Êtes-vous folle de parler ainsi ? s’écria l’hôtesse indignée. Taisez-vous, vous n’êtes pas sage ! C’est la folie qui vous mine ! Depuis qu’existe le moutier, jamais on n’a vu sacristine renier sa foi, comme vous dites. Vous avez blâmé la meilleure, la plus sainte et la plus aimée qu’il y ait jamais eu sur la terre ! Encore aujourd’hui je l’ai vue, j’ai reçu sa bénédiction, et je vous jure par Notre-Dame qu’il n’y en a pas de plus salutaire. Demandez-le aux pauvres gens qui accourent ici de partout pour qu’elle les touche et les guérisse. Et laissez vos méchants propos, car si quelqu’un vous entendait, il ne vous adviendrait rien de bon.

Imaginez si la nonnain fut étonnée par ces paroles ! Elle n’en croyait pas ses oreilles, ni comment il se pouvait faire qu’une vieille femme du village pût ignorer sa vilenie. Plus elle pensait à tout cela, moins la chose s’éclairait pour elle. Elle n’en put dormir de la nuit. Aussi, dès que sonnèrent matines, agitée d’un grand trouble et d’une curiosité non moins grande, elle se leva de sa couchette pour aller frapper au couvent.

La porte s’ouvrit aussitôt, et elle se trouva face à face avec une femme dont le visage reproduisait le sien en telle perfection qu’elle crut se voir dans un miroir.

– Dame, par Dieu, qui êtes-vous ! s’écria-t-elle avec effroi en voyant ainsi son image. Par charité, dites-le-moi.

– Vous-même, qui êtes-vous, belle amie ? lui repartit la sacristine qui lui ressemblait trait pour trait.

– Ah ! j’ai honte de vous le dire, répondit la pauvre apostate. Je suis celle dont Dieu n’a souci, j’ai perdu Jésus et sa mère, j’arrive chétive et pleurante, de l’amour du Ciel effacée... Autrefois, j’étais avant vous sacristine de ce moutier lorsque le Diable me dévoya. Aujourd’hui, j’en suis bien marrie et ne puis vous en dire davantage. Mais maintenant que vous savez qui je suis, à mon tour je vous requiers très humblement, madame, de me dire aussi qui vous êtes.

Et l’inconnue lui répondit :

 

            Je suis Notre-Dame Marie.

            Tout le temps de ta départie,

            Je me suis fait ton ouvrière,

            Ta servante, ta ménagère.

            Chacun a cru que j’étais toi,

            Car j’ai observé ton emploi

            De porte ouvrir, de Saints sonner

            Et de tes lampes allumer.

            J’ai pris sur moi ta vilenie

            Parce qu’autrefois tu m’as servie.

            Reprends ta place en ce couvent,

            Où nul ne sait ton errement.

            Je te pardonne ton folage,

            Mais garde-toi de cœur volage !...

 

À ces mots, elle disparut dans un parfum de rose, laissant tomber sur la nonnain la robe qu’elle avait portée jadis, et qui la revêtit aussitôt de toute l’innocence qu’elle croyait bien avoir perdue sur les mauvais chemins.

Ni au couvent ni au village, personne ne s’aperçut de rien. Comme devant, la sacristine continua de faire des miracles et d’édifier toutes ses sœurs. Mais, au divin séjour, où tout le monde savait bien pour quelle raison Notre-Dame était descendue sur la terre, Anges et Archanges firent grande fête à la céleste sacristine quand ils la virent enfin revenir.

 

 

Jérôme et Jean THARAUD, Les contes de la Vierge,

Plon, 1940.

 

 

 

 

 

 

 

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