Le chevalier au barizel
par
Jérôme et Jean THARAUD
LA légende tait le nom du chevalier au barizel. Elle dit seulement que, poussé par la peur de la damnation éternelle et non par un vrai repentir, ce chevalier prit un jour la bure et le bâton du pèlerin, pour se rendre dans un monastère et faire confession de ses péchés.
La confession fut longue ! Jamais chrétien n’avait pillé tant d’églises, ruiné tant de couvents, dépouillé tant de voyageurs, blasphémé plus souvent le nom du Christ et de sa mère. Mais rien qu’à raconter ses crimes, il trouvait encore tant de plaisir, que l’abbé qui le confessait était bien moins épouvanté de la grandeur et du nombre des péchés qu’il avait commis, que de l’orgueil diabolique qui le faisait toujours s’y complaire.
– Mon fils, dit-il au pénitent, quand celui-ci eut achevé sa confession épouvantable, n’attends pas de moi l’absolution : tu es encore au pouvoir de Satan, et les péchés ne sont remis qu’à ceux qui ont dompté leur mauvaise âme.
En entendant ces mots, le chevalier resta sans voix, tant la confusion, la surprise et la colère l’étranglaient. Puis cédant à la fureur :
– Moine, s’écria-t-il enfin, impose-moi l’épreuve qu’il te plaira ! Rien n’est au-dessus de mon courage. Veux-tu que je fasse à genoux le chemin de Rocamadour, ou bien celui, plus long encore, qui conduit jusqu’à Compostelle, où repose Saint Jacques, frère du Seigneur ? Nul n’a fait une si longue route à genoux ! Les miens, au cours de ce voyage, deviendront plus durs et calleux que ceux des chameaux d’Arabie...
Et il parlait encore que, sans prononcer un seul mot, l’abbé secoua la tête pour dire non.
– Alors, reprit le pénitent, veux-tu que je m’en aille outre-mer, me battre avec les mécréants ? Il n’y a pas d’homme dans le monde aussi fort et vaillant que moi. Je défierai leur prince Saladin, je le tuerai sous les yeux de ses gens, je mettrai en Fuite son armée, je délivrerai le Saint-Tombeau, et je t’enverrai, pour ton couvent, une épine de la couronne du Roi de Gloire !
L’abbé restait toujours silencieux, et cette fois encore, d’un mouvement de tête il dit non.
– Parle ! s’écria le chevalier en frappant les dalles de son bâton. Je t’ai confessé mes péchés. Je te demande une pénitence. Tu me la dois. Réponds !
– Pas tant de violence, mon fils ! répondit le moine avec douceur.
Alors, le chevalier se jetant à ses pieds :
– Aie pitié de moi ! implora-t-il. Sauve-moi de la damnation. J’ai peur des flammes de l’enfer et de brûler éternellement.
L’abbé le releva et lui dit :
– Aujourd’hui, je ne puis rien pour toi. Reviens demain. Je prierai toute la nuit, et peut-être pourrai-je te dire quelle pénitence Notre-Dame m’aura inspirée pour te sauver.
Le chevalier se retira, et l’abbé, comme il avait dit, demeura toute la nuit en prière, demandant à la mère de Dieu quelle épreuve imposer à ce pécheur, qui, jusque dans son désir d’obtenir miséricorde, continuait de nourrir tant d’orgueil.
Notre-Dame alors lui apparut, portant dans ses mains un tonnelet pareil à ceux qu’on voit aux paysans quand ils vont aux champs pour la moisson.
– Prends ce barizel, dit-elle, remets-le à ton orgueilleux, et lorsqu’il l’aura rempli, ses péchés lui seront pardonnés.
Sur ces mots elle s’effaça, comme elle était venue, dans la blancheur de l’aube, laissant aux mains de son bon serviteur le tonnelet de bois.
De grand matin, le chevalier, rempli d’arrogance et d’angoisse, se présentait au monastère.
L’abbé lui remit le barizel, en lui répétant mot par mot ce que Notre-Dame avait dit :
– Prends ce barizel, emplis-le, et lorsque tu l’auras rempli, tes péchés te seront pardonnés.
Le chevalier, tout étonné d’une pénitence aussi simple quand il en avait proposé tant d’extraordinaires, courut à la fontaine. Mais à peine entrée par la bonde, l’eau s’échappait du tonnelet par mille fissures invisibles.
Vingt fois il recommença l’épreuve, vingt fois le tonnelet resta vide.
À la fin, se croyant victime de quelque sortilège, il jette par terre le tonneau et se met à le frapper du pied pour le réduire en miettes. Mais le barizel résista, bien qu’à le voir il parût si frêle qu’un enfant eût pu le briser.
Retournant alors chez l’abbé :
– Ton barizel, dit-il avec emportement, est œuvre de magie, et moi, je ne suis pas magicien ! Je ne demande pas mieux que de souffrir, mais je ne puis faire de miracles. Donne-moi donc une pénitence qu’il soit en mon pouvoir d’accomplir.
Toujours avec la plus grande douceur, l’abbé lui répondit :
– Emplis ce barizel, mon fils, et lorsque tu l’auras rempli, tes péchés te seront pardonnés.
Et là -dessus il s’éloigna, laissant le chevalier plus outré que jamais et se disant dans sa colère : « On se moque de toi ! Laisse là ce tonneau, cette robe de bure et ce bâton. Monte à cheval, reprends ton épée, et continue de vivre comme tu as vécu jusqu’ici !... » Mais au même moment il voyait devant lui les flammes éternelles, ce qui lui donnait, comme on pense, beaucoup à réfléchir. Et le bout de ses réflexions fut qu’il ramassa son bâton, suspendit le tonnelet à son cou et se mit en chemin pour découvrir l’eau merveilleuse qui remplirait son barizel.
Il erra par toute la terre, il parcourut toutes les mers, il descendit tous les fleuves, les glacés et les brûlants, ceux qui se perdent dans les sables et ceux qui s’enfoncent sous les feuillages, ceux qui ne nourrissent aucune vie et ceux que peuplent des poissons fabuleux, ceux qui n’emportent que des boues et ceux qui roulent des cailloux d’or, ceux où ne se baignent que des païens, et le plus beau, le plus précieux de tous, celui où Saint Jean le Baptiste a baptisé Notre-Seigneur. Il se pencha sur toutes les sources, celles qui appartiennent aux nymphes et celles qui sont le domaine des saints, celles qui donnent des maris aux filles et celles qui apportent la guérison aux malades. Mais pas une source, pas un ruisseau, pas un lac, pas une rivière, pas un fleuve, pas un océan ne laissa dans le barizel une seule goutte de son eau.
Que de fois, dans son désespoir, le sombre voyageur essaya de se défaire du barizel ensorcelé ! Mais les flammes ne voulaient pas le brûler, les pierres refusaient de le briser, et quand il le jetait au fond des précipices, une force invincible le poussait aussitôt à descendre l’y chercher. Quoi qu’il fît, il ne put jamais ni le brûler, ni le briser, ni le perdre... ni surtout jamais le remplir.
Or, longtemps, très longtemps plus tard, transi de froid et de malheur, un pèlerin, le soir de Noël, s’arrêtait devant le monastère où s’était présenté naguère un pénitent d’une arrogance comme on n’en avait jamais vu.
L’abbé ne le reconnut pas.
– Qui êtes-vous, pauvre de Dieu ? lui dit-il.
Sans répondre, le pauvre de Dieu (il l’était doublement, appartenant à Dieu et manquant de Dieu tout de même), sortit de dessous son manteau le tonnelet poussiéreux et vide.
– Vois, lui dit-il enfin, et reconnais le barizel que tu m’as donné autrefois. Je l’ai plongé dans toutes les fontaines, dans tous les lacs, dans tous les fleuves et dans toutes les mers. Pas une goutte n’est restée au fond. Hélas ! ma damnation est sûre ! Ah ! quel regret j‘ai de ma vie !
Comme il disait ces mots, pour la première fois une larme jaillit de ses yeux. Elle tomba dans le barizel. Et le barizel fut rempli.
MORALITÉ
Ce conte nous dit clairement :
Vous qui péchez, pleurez souvent.
Larme est forte, quand elle est chaude,
Contre la faute qu’elle échaude,
Et renlumine et éclaircit
Ce que péché souille et noircit.
Jérôme et Jean THARAUD, Les contes de la Vierge,
Plon, 1940.