Le cierge de Rocamadour
par
Jérôme et Jean THARAUD
DANS l’église de Rocamadour, la Mère de Dieu a fait tant de miracles qu’on en a écrit tout un livre. Je l’ai lu bien souvent, et parmi les plus beaux, en voici un que je veux raconter parce qu’il montre jusqu’où peut aller la courtoisie de Notre-Dame.
Il y avait, en ce temps, un jongleur très fameux, nommé Pierre de Syglar, qui, d’un bout de l’année à l’autre, allait de moutier en moutier, chantant la gloire de la Vierge Marie. Se pouvait-il qu’au moins une fois en sa vie, il ne passât par le sanctuaire où, depuis les jours les plus lointains, une image de la Mère de Dieu, la plus belle que vous puissiez voir, attire de tous les coins du monde un peuple immense à ses pieds ?... Il y passa donc une fois. C’était au soir d’une chaude journée. Il avait fait un long voyage, il avait faim, il avait soif, et ce n’était pas sans envie d’entrer se rafraîchir qu’il regardait tout le long de la rue se balancer au-dessus de sa tête les belles enseignes des auberges, car jamais bonne soupe et bon vin n’ont été méprisés par ménestrels, vielleurs, jongleurs et autres gens de cette espèce. Lui-même, tout dévôt qu’il fût, ne méprisait pas la bouteille. Mais il était venu visiter la vraie Hôtesse de l’endroit, Notre-Dame Sainte-Marie : malappris s’il n’allait d’abord se prosterner devant Sa Seigneurie.
L’église était toute remplie de pèlerins agenouillés, les yeux levés vers l’image qui brillait au fond de la nef parmi les cierges allumés. Humblement, lui aussi, le jongleur s’agenouille, et son oraison terminée, il tire de sa gaine de cuir la vielle pendue à son épaule, passe son archet sur les cordes, et fait si bien sonner son instrument que chacun l’écoute en silence avec ravissement, admirant en soi-même qu’une simple baguette promenée sur trois cordes puisse émouvoir si fort le cœur. Puis, quand il eut loué longtemps, et de toute son âme, Celle pour laquelle il était venu, il s’écria d’une voix forte :
– Ô Mère de Dieu qui tout créa, si quelque chose t’a plu dans ma chanson, je te demande en récompense de me donner un de ces cierges qui brûlent là-haut, près de toi, en si grand nombre que de ma vie, ni de près ni de loin, je n’en ai vu davantage. Dame sans pareille et sans peur, donne-le-moi, je t’en supplie, pour m’éclairer dans mon auberge et faire la fête de mon souper. Je ne te demande rien d’autre, si vrai que Dieu m’entend !
Notre-Dame de Rocamadour qui est fontaine de courtoisie, ruisseau et source de douceur, écouta sa prière, et aussitôt on vit s’envoler comme un oiseau et venir se poser sur la vielle le plus beau, le plus blanc des cierges qui faisaient autour de sa tête une couronne de lumière. Et les pèlerins de s’ébahir et de chanter Noël ! Noël !
Mais un moine, du nom de Girard (pour sa plus grande confusion, l’histoire a retenu comment il s’appelait), homme fielleux et mélancolique, et qui tirait quelque profit des bouts de cierge qu’il vendait, se mit en fureur et cria :
– C’est un sorcier, un gueux à mettre à la potence !
Ce disant, il saisit le cierge et va le replanter là -haut, à la place d’où il était parti.
Retournée par ces mots, la foule se prend à murmurer. Si le sacristain disait vrai ! Et si ce beau vielleur n’était qu’un envoyé du Malin !
Pierre écoute et ne souffle mot, car il est trop fin et trop sage pour s’indigner des injures d’un pauvre sot. Et que lui font tous ces murmures ! La Mère de Dieu l’a entendu, elle a exaucé sa prière. Peut-il demander davantage ? Son âme est remplie d’allégresse, des larmes coulent sur ses joues. En silence il prie Notre-Dame et longuement la remercie. Puis, reprenant sa vielle, il improvise un si beau chant qu’il n’en est pas au monde que vous eussiez écouté plus volontiers. Et quand il eut fini, le cierge, quittant son chandelier, revint se poser sur sa vielle, comme chacun put le voir de ses yeux.
Alors, plus prompt que chèvre ou vieux bouc encorné, le furieux sacristain bondit au milieu de la foule, et suffoqué par la colère, demeure quelque temps sans parole. Puis rejetant son capuchon :
– Jamais de mon vivant, dit-il à Pierre, le poing tendu, je ne vis telle enchanterie !
Et de nouveau s’emparant du cierge, il s’élance vers l’autel, le plante sur le chandelier, l’attache avec un lien de fer, et cela fait, s’écrie :
– Simon le Magicien n’était rien près de toi, si tu le fais encore descendre !
L’émoi redouble dans l’église, les uns tenant pour le jongleur, et les autres pour ce Girard. Mais le jongleur, durant sa vie, avait vu, de près ou de loin, trop de fous et de sages pour se soucier de tous ces gens. Son cœur, trempé comme un bon fer, ne se laisse entamer ni par les uns ni par les autres. Et d’ailleurs, n’est-il pas certain que puisque Notre-Dame a daigné se plaire à sa chanson, elle va arranger toute l’affaire à son honneur ?
Il reprend donc sa mélodie, il soupire, il pleure, il implore. Il n’a plus ses doigts sur la vielle, et pourtant, sans toucher les cordes, il en tire des sons si touchants qu’il vient des larmes à tous les yeux. Sa bouche chante et son cœur prie, et sa prière et sa chanson s’en vont ensemble jusqu’au Ciel.
Alors, pour la troisième fois, éblouissant comme une épée dont la pointe serait une flamme, le cierge fit un grand saut dans l’air, pour venir se poser sur la vielle, tandis que les cloches de l’église se mirent à sonner d’elles-mêmes, avec un si grand bruit que si Dieu le Père avait tonné, vous ne l’auriez pas entendu.
Alleluia ! Alleluia ! Ils auraient eu le cœur bien dur, s’ils n’avaient pas été émus, ceux qui virent alors le jongleur monter les marches de l’autel, tenant le cierge dans sa main, pour le remettre à la Vierge Marie, car c’eût été fait de vilain de l’emporter dans une auberge.
Une faveur si éclatante ne rendit Pierre de Syglar ni moins courtois ni moins sage. Aussi longtemps qu’il fut en vie, pas une année il ne manqua de venir à Rocamadour apporter à la Mère de Dieu un cierge tout pareil, par la dimension et le poids, à celui qu’elle lui avait donné. Et le jour de sa mort, il arriva au Paradis, précédé de tous les beaux cierges qu’il avait allumés, et, comme on pense bien, venait en tête le plus beau, celui de Notre-Dame.
MORALITÉ
Si à Dieu nous voulons plaire,
Ne nous efforçons pas de braire.
Il ne dit bien, ni bien ne chante,
Qui tout son cœur en Dieu ne plante.
Et quand l’homme est de bonne vie,
Sa voix rejoint la mélodie
Des Anges célébrant sans fin
Jésus et sa Mère au cœur fin.
Jérôme et Jean THARAUD, Les contes de la Vierge,
Plon, 1940.