Le miracle de saint Mercure
par
Jérôme et Jean THARAUD
EN ce temps-là, l’Empereur Julien, qu’on appelle Julien l’Apostat parce qu’après avoir honoré un moment le vrai Dieu il était revenu à ses idoles, s’en allait faire la guerre aux Perses.
Accompagné du grammairien Libanius, qui le distrayait par ses discours, il approchait de Césarée, dont on voyait déjà les murailles.
– Te souviens-tu, ami, dit-il à son compagnon, qu’il y a quelque quinze ans de cela, nous sommes déjà passés par ici ? Comme la vie était belle alors ! Je n’étais pas encore César, et le monde me semblait avoir mon âge, ni plus jeune ni plus vieux que moi. Nous voyagions en philosophes, avec une suite modeste, et quand nous arrivâmes à la porte de la cité, des jeunes filles nous attendaient pour nous faire une offrande, qui s’adressait bien plus au disciple des Muses qu’à l’héritier de l’Empereur.
– Je m’en souviens, dit Libanius.
– Et te rappelles-tu encore que, pour remercier Césarée de son aimable accueil, tu fis don à la ville d’une statue de Jupiter ?
– Oui, certes, repartit l’Empereur; et même, si j’ai bonne mémoire, c’était un dès meilleurs morceaux sortis des mains de Praxitèle.
– Un chef-d’œuvre, en effet, reprit le grammairien. Mais un chef-d’œuvre, qu’hélas ! tu ne reverras plus.
– Que dis-tu, Libanius ! La foudre, ou quelque autre accident l’aurait-il donc détruit ?
– La foudre ni les autres éléments n’ont rien à voir en cette affaire. La main des hommes l’a brisé.
– Par Pollux ! s’écria l’Apostat, je ne suis pas cruel, et je n’aime pas la vue du sang, tu le sais ! Mais celui qui a porté la main sur cette image deux fois divine, comme figure d’un dieu et ouvrage d’un génie sublime, le paiera de sa vie !
– C’est donc la ville entière qu’il te faudra punir, ô Julien, car ce sont tous ses habitants, qui, ameutés contre nos dieux, l’ont réduite en poussière. Ici, d’ailleurs, tu vas trouver tout changé, les gens, les choses et les statues. Nos temples sont devenus des églises; les jeunes filles ne vont plus les bras nus, et tu ne les verras plus, tout à l’heure, dansant et te jetant des roses.
– Ah ! fit l’Apostat courroucé, une fois encore, dans mon empire, le Galiléen a vaincu ! Si je n’y mets promptement bon ordre, qu’adviendra-t-il de tant de choses, que toi et moi préférons à la vie ?...
Et le front penché sur sa monture, l’Empereur s’enfonça dans un silence que Libanius n’osa plus troubler.
Comme avait dit le grammairien, à la porte de Césarée pas une Jeune fille n’était là avec des lys et des roses, mais seulement un vieillard chenu, le saint évêque Basile, tenant sa crosse d’une main, et de l’autre un plateau sur lequel étaient posés trois pains d’orge.
– Accepte ces pains, Julien César, dit le prud’homme en s’avançant vers lui, et sois le bienvenu parmi nous.
– Je n’ai que faire de ton hommage, répliqua le maître du monde.
Et se dressant sur ses étriers :
– J’aimerais mieux, ajouta-t-il, recevoir des orties et des chardons que de la farine de tes mains ! L’orge est nourriture de bétail. Qu’on donne ces pains à mes chevaux, et qu’on apporte à ce vieillard une botte de foin. De cette façon, nous serons quittes !
– Excuse-moi, répondit l’évêque, ce n’est pas raisonnable à toi de croire que j’ai pensé t’outrager. Avec ces pains, je n’ai voulu que te souhaiter la bienvenue.
– Je n’entrerai point dans ta ville, répliqua l’Apostat de plus en plus courroucé. Mais quand j’aurai vaincu les Perses, je repasserai par ici, et si je ne retrouve pas sur son socle la statue de Jupiter, dont je vous fis don autrefois; si mes dieux ne sont pas ramenés dans leurs temples; si des jeunes filles ne m’attendent pas avec des chants et des corbeilles, malheur à toi, Basile ! Je renverserai ta cité. De tes églises et de tes chapelles je ne laisserai pas pierre sur pierre. Et ni toi, ni les tiens ne mangerez jamais plus de croûte ni de mie !
Sur ces mots, il fit signe à ses gens de continuer leur route, tandis que Libanius s’attardait un instant pour s’informer près de l’évêque, si, comme il avait entendu certains le soutenir, il croyait que Jésus de Galilée n’avait été crucifié que dans sa personne humaine, sa personne divine l’ayant déjà quitté au moment du supplice, pour gagner les régions célestes.
– Je reconnais là, lui dit Basile, les propos exécrables des sectateurs d’Anus et autres hérétiques qui refusent de croire que le fils de Marie ait souffert sur la croix pour nous racheter de nos péchés. Jamais il n’y eut plus grand mensonge.
– Dis-moi encore, Basile, reprit le grammairien, on prétend que tu as des lumières sur ce qui se passe dans le ciel. Que fait en ce moment le fils du charpentier ?
– Deux cercueils, répondit l’évêque sans s’expliquer davantage.
Puis, saluant le philosophe, il rentra dans la ville.
Le deuil fut grand dans Césarée, quand on apprit les horribles menaces qu’avait proférées l’Empereur. Il eût été plus grand encore si Basile n’avait été là pour réconforter son troupeau.
– Prenez courage, disait-il. S’il plaît à ce tyran de nous tuer, il le peut; mais nous ne devons pas estimer plus que deux moucherons la joie de vivre en ce bas monde. jésus nous dit, dans l’Évangile, que s’ils peuvent tout sur nos corps, les païens ne peuvent rien sur nos âmes. N’ayez donc crainte que de Celui qui peut précipiter nos corps et nos âmes en enfer...
Pouvait-on mieux parler ? Tout le monde approuva ses paroles, et l’on se rendit derrière lui à la chapelle de Saint Mercure.
C’était le patron de la cité. De son vivant, il l’avait défendue avec la lance, le haubert et l’écu, et maintenant il la protégeait par le mérite de ses vertus.
Hommes et femmes, clercs et laïcs, grands et petits, priant et pleurant tous ensemble, l’adjurèrent à grands cris de venir encore à leur secours, et après avoir dévotement baisé les armes dont il avait fait, durant sa vie, si bon usage, et que l’on conservait sur son tombeau comme saintes reliques, la foule, en longue procession, prit le chemin du mont Dodimi, où se trouvait une église neuve, qui venait d’être consacrée à la benoîte mère de Dieu.
– Haute Dame, dit alors monseigneur Saint Basile en tombant à genoux, cet Antéchrist de Julien, cet hérétique, cet apostat a juré, dans sa rage, de détruire ton sanctuaire, ton image et ta cité. Et il le fera, sans nul doute, si le vrai Dieu, ton glorieux fils, que tu as nourri de ton lait, le laisse vivre un jour de plus !
Sur ces mots, il se releva, et tourné vers les gens qui emplissaient l’église à ne pouvoir y mettre un œuf, les exhorta à prier Notre-Dame, leur donnant la ferme assurance que s’ils l’honoraient comme elle veut être honorée, de tout cœur et de bon courage, elle saurait bien opposer la raison à la déraison, et la tempête à la tempête.
Pendant trois jours et trois nuits, les prières retentirent sans faiblir un instant, sur le mont Dodimi. On gémit, on pleura, on jeûna, et mieux que tous les autres, le saint homme Basile.
– Dame-Dieu ! ne cessait-il de répéter en soupirant, si tu nous défends et nous venges de ce larron qui veut nous jeter dans ses liens, qu’honneurs, grâces et louanges retombent sur ton fils et sur toi !
Le troisième jour, il s’endormit.
Or, pendant qu’il dormait, il vit descendre du haut du ciel plus de cent mille chevaliers, tous plus blancs que des lys. La montagne en était couverte; et au milieu de la sainte cohorte, sur un trône plus éblouissant encore, une femme d’un si beau visage qu’il ne pouvait appartenir qu’à la Mère de Dieu elle-même.
Et c’était bien elle, en effet.
– Va chercher Mercurion, dit-elle à Saint Michel Archange, qui se tenait debout à sa droite, son glaive de lumière à la main.
L’Archange disparut dans la nue et reparut presque aussitôt, ramenant avec lui l’illustre capitaine, vêtu de blanc comme un enfant de chœur.
– Mercurion, lui dit Notre-Dame, tu as entendu les menaces que ce maudit Julien n’a pas craint d’adresser à ta cité. Laisse là ton surplis, reprends ton haubert et ta lance, et défais-moi de l’apostat qui a occis tant de bons Chrétiens, et nous tient pour vils, mon fils et moi !
– Ainsi ferai-je, répondit Saint Mercure, montrant par son empressement qu’il gardait toujours le souvenir de son ancien état.
Il s’inclina profondément. D’un geste gracieux de la main, Notre-Dame lui donna congé. Puis la cour céleste s’évanouit.
L’évêque alors ouvrit les yeux, et le cœur tout rempli de sa vision divine, courut au milieu des ténèbres jusqu’au sanctuaire de Saint Mercure.
Les gardiens étaient endormis. Il les réveille, ouvre la porte et va droit au tombeau du Saint.
À sa grande surprise (mais le contraire l’aurait étonné plus encore), il n’y vit plus la lance, le haubert ni l’écu.
– Ils s’y trouvaient pourtant quand nous avons sonné matines, lui dirent les gardiens stupéfaits.
Connaissant aussitôt à ce signe éclatant que le songe qu’il venait d’avoir n’était pas le produit d’une illusion nocturne, le saint homme se mit à pleurer, remerciant à mains jointes Notre-Dame et son fils, qui prennent les humbles en pitié et abattent l’orgueil des superbes. Puis, sans délai, il retourna sur le mont Dodimi, où, dans l’église, tous les gens dormaient encore.
Eux aussi, il les réveille, leur conte sa vision merveilleuse et la chose non moins étonnante qui s’est passée sur le tombeau. Puis, d’une voix forte il s’écrie :
– Célébrez donc la Mère de Dieu, qui est la source et la fontaine de toute compassion et merci, Celle qui d’hiver nous a mis en été, et de février en mai, et n’ayez plus aucun souci de la colère de ce Julien !
Toutes et tous, fondant en larmes, se mirent à glorifier Notre-Dame, et prirent en grande dévotion le chemin du sanctuaire de Saint Mercure.
Ô miracle ! Le Saint les avait précédés. Sa lance, son haubert, son écu étaient revenus sur son tombeau, et à la pointe de la lance brillaient quelques gouttes de sang frais, qui attestaient la vérité de ce que le pieux évêque avait dit.
– Seigneur, fit alors le prud’homme en levant haut la lance pour que tout le monde la vît, qu’est-il advenu de ce monstre qui nous avait tant menacés ! Le fer de Saint Mercure l’a glacé pour toujours. Ce sang vermeil nous avertit que son âme bout déjà dans l’enfer. Qu’il y broute son herbe et son foin ! Et magnifions le roi du ciel et sa mère, qui nous ont sauvés du martyre auquel nous étions condamnés ! Alleluia ! Alleluia !
Tout le reste de la semaine, on n’entendit à Césarée que laudes et glorias; et dimanche étant arrivé, monseigneur Saint Basile achevait de célébrer la messe, lorsqu’un homme couvert de poussière se présenta sur le parvis.
C’était le grammairien Libanius.
Sitôt qu’il fut devant l’évêque :
– Réjouis-toi, Basile, lui dit-il. Je reviens exprès pour t’annoncer que Julien, mon maître, est mort, le cœur percé d’un javelot lancé par un bras inconnu.
– Tu ne nous apprends rien, Libanius, nous le savions depuis trois jours. Mais à mon tour, je vais te dire qui a percé le cœur de Julien.
Et saisissant sur le tombeau du saint patron de la cité le fer posé près de l’écu :
– Voici la lance qui l’a frappé, comme le prouvent ces gouttes vermeilles qui ne sont pas encore séchées. Ton maître n’a pu parer le coup que Saint Mercure lui a porté, car nui homme, pas même César, ne peut parer les coups du Ciel.
– Je ne doutais pas, ô Basile, repartit Libanius, que tu crierais encore au miracle. Mais sache que ton Mercure n’est pour rien dans la mort du divin César. Il est tombé sous la flèche de quelque soldat mécontent, qui s’est vengé de lui par traîtrise.
Il ne dit pas un mot de plus. Exaspérés par ses blasphèmes, les gens de Césarée s’étaient jetés sur lui, et il allait expirer sous leurs coups, quand Saint Basile, écartant les furieux, se pencha pour lui dire à pitoyable voix :
– Reviens de ton erreur, Libanius, et reconnais enfin le vrai Dieu !
Mais pour toute réponse, Libanius, ramenant sur sa tête un pan de son manteau, offrit à Jupiter le sang qui coulait de ses blessures, sous les yeux de l’évêque stupéfait qu’on pût encore montrer tant d’orgueil, alors que Dieu s’était si manifestement prononcé.
Jérôme et Jean THARAUD, Les contes de la Vierge,
Plon, 1940.