Les trois oiseaux de boue

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jérôme et Jean THARAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EN ce temps-là, le lac de Tibériade ne portait pas ce nom. Ce ne fut que quelque temps après ce que je vais vous raconter, que le fils du cruel Hérode édifia sur ses bords la cité qu’il baptisa Tibériade, pour faire sa cour à l’Empereur. Le beau lac s’appelait Kinnereth, ce qui veut dire la Harpe, parce que ses contours harmonieux offrent exactement la forme de cet instrument de musique si cher au roi David.

Ce jour-là, un gros orage venait d’éclater sur la montagne. Avec la fin du jour le vent emportait les dernières nuées, le lac avait repris son calme, et les nombreux oiseaux qui le hantent, cormorans, pélicans, mouettes, alcyons, martins-pêcheurs avaient recommencé de plus belle leurs vols et leurs cris.

Dans le village de Nazareth, trois enfants pataugeaient dans la boue du chemin, fort occupés à dresser un barrage pour retenir l’eau des ornières. Puis, ayant façonné un lac pareil à celui de Kinnereth, ils se mirent dans la tête de le peupler, lui aussi, d’oiseaux – d’oiseaux de boue, s’entend.

L’un fit quelque chose d’informe, qui avait, je crois, la prétention de ressembler à ces beaux cormorans qui ont de grandes ailes pour accourir de loin et donner la chasse aux poissons. L’autre prenait beaucoup de mal pour transformer sa boue en pélican et maintenir en équilibre l’énorme tête et la besace suspendue à son cou. Le troisième pétrissait de ses petites mains une mouette posée sur la rive.

Cependant, la nuit était venue. Déjà la lune se montrait et les premières lumières s’allumaient dans le village. Indifférents à cette obscurité qui tombait autour d’eux, les enfants ne s’arrêtaient pas de poursuivre leurs travaux fragiles. Mais tout à coup, d’une maison, on entendit une voix qui criait :

– Luc !

Luc, qui pour la dixième fois essayait de faire tenir, sur le bâton qui lui servait de cou, le bec de son cormoran, était trop pris par sa besogne pour répondre à l’appel.

– Luc ! Luc ! répéta la voix.

Luc ne bougea pas davantage. Il fallut qu’une fois encore sa mère le rappelât. Et cette fois enfin, de fort mauvaise humeur, il se décida à quitter son pauvre cormoran qui, dès qu’il fut parti, s’écroula et du coup cessa d’être un cormoran, même de boue.

– Marc ! cria, bientôt après, une autre voix dans le crépuscule.

Or, juste à ce moment, le pélican de Marc venait de s’effondrer à son tour.

– J’arrive, j’arrive ! répondit-il. Mais il ne bougea pas, tâchant de réparer hâtivement la catastrophe.

– Marc ! Marc ! reprit la voix impatiente et devenue presque revêche.

Et lui aussi, il fallut que sa mère l’appelât une troisième fois. Et cette fois Marc obéit, non sans avoir, dans sa colère, envoyé d’un coup de pied son chef-d’œuvre dans l’eau.

Il n’y avait plus au bord de la petite mare éclairée par la lune que le troisième enfant, qui lissait sa mouette d’argile.

– Jésus ! appela une femme sur le seuil de sa porte.

La voix très douce emplit la nuit, comme aurait fait un parfum.

Aussitôt l’enfant se leva, laissant là sa mouette de boue.

Et la mouette de boue s’envola.

 

 

Jérôme et Jean THARAUD, Les contes de la Vierge,

Plon, 1940.

 

 

 

 

 

 

 

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