Noël en Forêt

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André THEURIET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CETTE année-là, il avait fait, la veille de Noël, un froid noir pendant toute la journée, et le village semblait comme engourdi. Les maisons étaient hermétiquement closes, et closes aussi les étables où le bétail ruminait sourdement. De loin en loin, dans la rue déserte, des claquements de sabots résonnaient sur la terre durcie, puis une porte ouverte se refermait en hâte et tout rentrait dans le silence. À voir au-dessus de chaque toit les cheminées fumer abondamment dans l’air gris, on devinait que la population entière demeurait blottie autour de l’âtre clairant, où la ménagère préparait les grillades du réveillon. Les grèves au feu, le dos arrondi, la mine épanouie par la perspective de la fête du lendemain et l’avant-goût des boudins gras et juteux, les paysans faisaient la nique au vent du nord qui balayait la route, au givre qui saupoudrait les ramures de la forêt voisine et à la gelée qui vitrifiait les ruisseaux et la rivière. – Imitant cet exemple, l’ami Tristan et moi, nous avions passé, dans la vieille maison de l’Abbatiale, toute notre journée au coin du feu, à fumer des pipes et à lire des vers. Pourtant, à la tombée du jour, fatigués de notre réclusion, nous nous décidâmes à mettre le nez dehors.

– Les bois doivent être curieux par ce givre, dis-je à Tristan ; j’ai un renseignement à demander aux sabotiers du Courroy, et, si tu veux, nous ferons un tour en forêt avant le souper...

L’instant d’après, guêtrés jusqu’aux genoux, bien emmitouflés dans nos pelisses et ayant rallumé nos pipes, nous nous enfoncions sous la futaie.

Nous cheminions allègrement sur le sol gelé et raboteux de la tranchée sillonnée de profondes ornières glacées. À droite et à gauche, les taillis étalaient de mystérieuses et confuses blancheurs. Le vent de bise, survenant après une nuit humide, avait métamorphosé les bruines et les vapeurs qui humectaient les branches en un fouillis de neigeuses dentelles. Dans le demi-jour crépusculaire nous distinguions encore les aiguilles diamantées des genévriers, les houppes poudrées à frimas des clématites, les cristallisations bleuâtres des fines retombées des hêtres et les filigranes d’argent des noisetiers. Dans toutes ces ramures givreuses, il y avait de sourds craquements et, par intervalles, des envolées d’impalpables poussières blanches qui venaient mouiller nos joues en s’y fondant.

Comme nous marchions d’un bon pas, au bout d’une heure, nous aperçûmes, à travers les fûts sveltes de la hêtraie d’Amorey, les lueurs rouges et dansantes du campement des sabotiers, établi au revers de la futaie, au-dessus d’une source qui descendait vers la combe de Santenoge. L’installation consistait en une spacieuse hutte conique, aux revêtements de terre, et en une loge aux parois de planches soigneusement calfeutrées de mousse. La hutte servait de dortoir et de cuisine ; la loge hébergeait les outils, les sabots confectionnés, et en outre deux ânes employés au transport de la marchandise. Les sabotiers – maîtres, compagnons et enfants – étaient assis sur des billes de hêtre autour du feu allumé devant le seuil de la hutte, et leurs mouvantes silhouettes se profilaient énergiquement en noir sur la rougeur du foyer. – Suspendue à trois pieux unis en faisceaux, une marmite bouillait sur la braise, laissant échapper avec des jets de vapeur une appétissante odeur de civet de lièvre.

Le maître, un petit homme guilleret, nerveux et poilu, nous accueillit avec sa bonne humeur ordinaire :

– Asseyez-vous et chauffez-vous un m’chot (un peu), nous dit-il ; vous nous voyez en train d’apprêter notre souper du réveillon. J’ai en idée que nous ne dormirons pas trop c’te nuit, car la bourgeoise est en mal d’enfant. Je lui ai dressé un lit dans la loge, où elle sera plus à l’aise et au chaud, à cause du voisinage de nos bêtes. Mon aîné est allé à Santenoge quérir la bonne femme (la sage-femme) ; ça presse... ; ma cadette ne fait qu’aller et venir de la hutte à la loge, et il y aura du nouveau c’te nuit pour sûr...

 

 

Nous étions à peine assis près du feu depuis cinq minutes, que de légers flocons de neige commencèrent à tourbillonner dans l’air ; puis cela s’épaissit insensiblement et, en moins d’un quart d’heure, cela tomba si dru, qu’on fut obligé d’abriter le foyer sous une claie recouverte de sacs de grosse toile.

Ma fine ! messieurs, reprit le maître sabotier, vous ne pouvez pas rentrer chez vous par cette méchante neige-là !... Vous allez être forcés de réveillonner avec nous et de goûter de notre fricot !...

Le temps, en effet, n’était pas engageant, et nous acceptâmes l’invitation. D’ailleurs, l’aventure nous semblait amusante, et ce réveillon en plein bois n’était pas pour nous déplaire. Une heure après, nous étions attablés dans la hutte, aux lueurs d’un maigre lumignon, et nous dévorions de bon appétit le civet de lièvre, en l’arrosant d’une piquette qui nous raclait un tantinet le gosier. La neige tombait de plus en plus serrée, épandant sur la forêt de blanches jonchées qui assoupissaient tous les bruits à l’entour. De temps en temps, le sabotier se rendait à la loge, puis revenait inquiet, tendant l’oreille et impatient de voir arriver la sage-femme. Tout à coup, du fond de la combe, montèrent doucement des tintements de cloche, assourdis par la neige ; dans une direction opposée, une seconde sonnerie répondit à la première, puis une troisième, et bientôt, de tous côtés, par-dessus les bois, s’envolèrent de confus carillons de Noël.

Tout en mastiquant et en buvant à la régalade, les compagnons s’évertuaient à reconnaître la provenance de chaque sonnerie, d’après l’ampleur ou la ténuité des sons.

– Ça, disait l’un, ce sont les cloches de Vivey ; elles ne font quasiment pas plus de bruit que les sonnailles de nos baudets.

– Ah ! voici le bourdon d’Auberive !...

– Oui, et cette volée là-bas qui ressemble à un ronronnement de hanneton, c’est le carillon de Grancey...

Tristan et moi, pendant cette discussion, nous subissions l’action combinée de la chaleur du brasier et du travail de la digestion. Nos yeux papillotaient, et nous finîmes par nous endormir sur les lits de mousse de la hutte, aux sons berceurs de toutes ces cloches de Noël.

 

 

Un cri perçant et une rumeur de voix joyeuses nous réveillèrent en sursaut, et nous nous frottâmes les yeux.

La neige avait cessé, la nuit commençait à pâlir, et, à travers la baie de la hutte, nous distinguions au-dessus des branches floconneuses un ciel plus clair où tremblotait une dernière étoile.

– C’est un garçon ! s’exclamait le maître sabotier. Messieurs, si vous voulez venir voir le gachenet, ça me fera plaisir et ça lui portera chance !

Nous le suivîmes à travers la neige craquante jusqu’à la loge, qu’éclairait une lampe fumeuse. Sur son lit de lattes et de mousses, parmi les couvertures de laine, l’accouchée, épuisée du travail de l’enfantement, renversait sa tête pâle, encadrée dans un foisonnement d’épaisse chevelure rousse. La bonne femme, aidée de la sœur cadette, était en train d’arranger le marmot, qui vagissait faiblement. Les deux ânes, ébaubis de ce remue-ménage, tournaient bienveillamment leur tête grise vers le lit, secouaient leurs longues oreilles, ouvraient tout grands leurs yeux intelligents et envoyaient par leurs naseaux une haleine chaude qui se changeait incontinent en buée. Au chevet, un berger, ami du fils aîné, s’était agenouillé et montrait à l’accouchée une chèvre blanche et noire, accompagnée de son chevreau :

– Je vous ai amené notre gaille, mame Fleuriot, disait-il avec son traînant accent langrois ; elle servira de nourrice au gachenet, en attendant que vous sachiez si vous avez assez de lait.

La chèvre bêlait, l’enfant vagissait, les deux ânes reniflaient bruyamment. Tout cet ensemble avait je ne sais quoi de primitif et de biblique qui vous prenait doucement le cœur. – Et au dehors, dans la clarté lilas du jour naissant, tandis qu’au loin une cloche matineuse égrenait déjà sa sonnerie argentine, l’un des jeunes apprentis, dansant sur la neige pour se dégourdir, répétait à tue-tête ce fragment d’un vieux noël qu’il accommodait à la circonstance :

 

 

            Il est né, le petit enfant,

            Sonnez, hautbois, résonnez, musettes !

            Il est né, le petit enfant,

            Chantons tous son avènement ! 

 

 

 

André THEURIET,

Contes de la vie de tous les jours,

1887.

 

 

 

 

 

 

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