Les œillets de Kerlaz
par
André THEURIET
À MADAME HÉLÈNE THEURIET
Comme on trouve en plein roc des eaux vives encloses,
Dont la fraîcheur nourrit les herbes des sentiers,
Il est des lieux aussi que les larmes des choses
D’une morne tristesse imprègnent tout entiers.
Le vieux manoir perdu dans la lande bretonne,
Parmi les verts où soupire le vent,
Chère, tu t’en souviens ? Durant les soirs d’automne
Nous en avons tous deux reparlé bien souvent.
Les rares visiteurs qui longent l’avenue
Ont l’air de revenir d’un monde d’autrefois
Tant la molle épaisseur de la mousse atténue
La rumeur de leurs pas et le son de leurs voix.
Le double arceau tréflé d’un portail en plein-cintre
Laisse voir, comme au fond, un grand cadre sculpté,
Un calme intérieur qui ravirait un peintre
Par sa grâce pensive et son intimité.
Une vigne a grimpé jusqu’aux lucarnes hautes
De l’escalier de bois dont les ais vermoulus,
En criant sous les pieds, font repenser aux hôtes
Qui jadis y montaient et qu’on ne verra plus.
Le colombier rustique où vibre un frisson d’ailes,
Les cyprès du jardin, la grille aux gonds rouillés
Tout parle en ce logis de souvenirs fidèles
Et lointains, qu’on évoque avec des yeux mouillés.
Veuve et de noir vêtue, à la mode ancienne,
Conversant à mi-voix comme au chevet d’un mort,
La dame du manoir, taciturne gardienne,
Veille pieusement sur ce passé qui dort.
L’âpre vent de la mer qui souffle sur la lande,
Lui murmure à travers l’abri des pins mouvants
Un chant plaintif et doux comme un air de légende,
Mais ne lui porte plus les clameurs des vivants.
La maison est vouée à la mélancolie.
Les arbres et les murs semblent remémorer
Quelque histoire d’amour dans l’ombre ensevelie,
Et se vêtir de deuil afin de la pleurer.
L’image des objets dans les sources dormantes
Tremble comme un reflet mourant des jours défunts,
Et dans l’eau des fossés les baumes et les menthes
Comme en un rêve, ont l’air d’exhaler leurs parfums.
Les fleurs du jardinet : roses et citronnelles,
Œillets et liserons sur le sol répandus,
Ont ces regards navrés qu’on lit dans les prunelles
D’un ami survivant à ses amis perdus.
Dans le salon désert, sous les lambris de chêne,
Il semble qu’on entend chuchoter faiblement
D’étranges voix du temps jadis. – Sur le domaine
L’âme du Souvenir plane éternellement.
On cherche à deviner la douloureuse histoire
Dont ce logis en deuil fut le muet témoin ;
Mais, sourde aux questions, la veuve en robe noire
Seule en sait les détails et ne les redit point...
Attiré cependant par cette énigme obscure,
Avec toi j’ai tenté d’en percer le secret ;
Chère femme, ton cœur fertile en conjecture
Dissipait lentement l’ombre qui l’entourait.
Ainsi recomposant l’intime tragédie,
Replaçant les héros dans leur cadre ancien,
J’ai refait leur histoire, et je te la dédie,
Ô femme. C’est ton livre encor plus que le mien.
Prends-le donc. Puisse-t-il, durant les soirs d’automne,
Te rapporter comme un cordial simple et fort
La pénétrante odeur de la lande bretonne,
Cette terre où l’Amour est vainqueur de la Mort.
Novembre 1884.
LES ŒILLETS DE KERLAZ
I
ELLE se nommait Anne de Ploudaniel et demeurait avec son père au manoir de Kerlaz, dans un pays perdu en pleine sauvagerie, entre Douarnenez et le Raz de Sein. Le manoir, bâti à la fin du XVIe siècle, tourne le dos à l’océan, dont il est séparé par une lieue de landes et par des bois de pins qui le protègent contre le vent de mer. Une longue avenue de hêtres centenaires, recourbés en voûte au-dessus du chemin herbeux, descend du village de Poullan jusqu’à la grande porte tréflée de la cour, où deux façades en équerre ouvrent leurs fenêtres à croisillons sur un antique jardin plein de plantes vivaces. De ce côté, l’horizon restreint est borné par une épaisse charmille qui longe le mur de clôture, entre la tourelle pointue d’une fuie où des pigeons roucoulent tout le jour, et les contreforts d’une chapelle transformée en grange, dont les ogives bouchées jusqu’à mi-hauteur sont tapissées de pariétaires et de ravenelles.
C’est dans cette solitude à la fois mélancolique et intime qu’était née Anne de Ploudaniel. Comme elle avait perdu sa mère de bonne heure, M. de Ploudaniel, tout occupé de chasse, de pêche et de culture, la mit au couvent de Pont-Croix dès qu’elle fut en âge de faire sa première communion, et elle y resta jusqu’à dix-huit ans. Elle revint à Kerlaz, ayant appris tout ce que les sœurs pouvaient lui enseigner : – un peu de lecture, d’écriture, d’histoire sainte et beaucoup de couture. – Ayant l’esprit curieux et l’imagination vive, elle compléta cette instruction rudimentaire en lisant les livres enfouis dans un coffre du grenier, qui composaient toute la bibliothèque du manoir : – des récits de voyage, la Maison rustique et une vingtaine de volumes dépareillés du théâtre de Corneille, de Racine et de Voltaire. Elle avait de nombreux loisirs, le ménage l’absorbant peu et le bonhomme Ploudaniel lui laissant volontiers la bride sur le cou. Une fois les repas ordonnés, et après les soins prodigués aux fleurs du jardin, elle partait ayant en poche son livre favori, et, à travers les bois parfumés d’odeurs résineuses, à travers les landes dorées d’ajoncs épanouis, elle allait jusqu’en vue de la mer, tantôt lisant une page, et tantôt rêvant, le regard perdu dans le moutonnement glauque de l’Océan, dont les lointains vaporeux se confondaient avec les nuées.
Anne de Ploudaniel était alors une jolie fille dans la pleine et délicate verdeur de la jeunesse. De taille moyenne, comme la plupart des femmes de la Cornouaille, mais élégante et svelte, bien campée sur ses hanches, le buste souple, la poitrine développée et harmonieusement encadrée dans de belles épaules tombantes, elle avait la peau blanche, les cheveux châtains et les admirables yeux vert de mer de la pure race celtique. Et pourtant cette beauté, dans sa prime saison, ces yeux grands ouverts, ces lèvres rouges comme des framboises mûres, n’avaient encore tenté aucun épouseur. Aucun amoureux, venu de Pont-Croix ou de Douarnenez, n’avait encore rôdé dans les chemins creux, bordés de chèvrefeuilles qui contournaient le manoir où l’héritière de Kerlaz achevait solitairement sa vingt-quatrième année.
Quoique fille unique, Anne de Ploudaniel n’était pas riche. Les Ploudaniel de la branche cadette n’avaient eu en partage que Kerlaz et les maigres terres qui l’entourent. On vivait modestement sur le domaine dont les produits : légumes, fruits et gibier, servaient à nourrir la famille ; mais les espèces monnayées étaient rares. De loin en loin, on vendait sur pied quelques pins aux gens de la marine ; cela suffisait à parer aux dépenses extraordinaires, et c’était tout. Il existait bien, à Paris, des Ploudaniel de la branche aînée, occupant une position brillante et lotis d’une soixantaine de mille francs de rentes, mais ils avaient des enfants, chacun le savait, et il n’était guère probable que leur fortune vint jamais accroître le patrimoine de leurs pauvres cousins de Kerlaz.
Malgré sa fine fleur de beauté, mademoiselle Anne de Ploudaniel risquait donc de coiffer sainte Catherine ou de rentrer comme novice au couvent de Pont-Croix ; et pourtant elle n’en avait nulle envie. Loin d’éteindre l’ardeur de son imagination, la solitude l’avait encore avivée ; dans la verdoyante étendue de la lande, ses rêves étaient à l’aise pour prendre l’essor ; le souffle fortifiant de la brise de mer lui fouettait le sang, et l’afflux sanguin lui faisait monter au cerveau de confus désirs de tendresse, de joyeuses images d’enfants pendus à ses jupes. Alors, les joues plus colorées, les yeux plus scintillants, elle allait s’asseoir à l’extrémité d’une pointe qui surplombait au-dessus de la baie. Elle regardait, parmi le scintillement argenté des vagues bleuâtres et frissonnantes, les voiles des pêcheurs s’éparpiller vers le large, tantôt blanches et tantôt rosées suivant les jeux de la lumière. Ses regards, passant par-dessus la baie, remontaient jusqu’aux cimes lilas ou gris-perle du Méné-Hom ; son cœur battait et elle se demandait si le printemps allait se passer encore en trompant son attente... Un espoir renaissait en elle. Il lui semblait impossible que sa jeunesse restât indéfiniment solitaire, et que l’inconnu tant rêvé ne se décidât point à surgir de l’Océan, à bord de quelque barque enchantée qu’un bon vent pousserait jusque vers la grève de Kerlaz.
Elle s’en revenait plus confiante ; un apaisement se faisait dans son cœur, en même temps que la tranquillité du soir tombait sur les bruyères, dont la lointaine flèche aiguë du clocher de Saint-Beuzec coupait seule la nappe fuyante et unie. Les petits églantiers nains qu’Anne foulait aux pieds répandaient autour d’elle une fine odeur masquée ; le religieux silence de la lande n’était interrompu que par les tintements de clochette de quelque vache solitaire. Une chaude vapeur aromatique enveloppait les bois de pins où la jeune fille cheminait sur un sol tapissé d’aiguilles craquantes. Au moment de franchir la porte du manoir, elle enfonçait curieusement son regard dans l’avenue de hêtres déjà plus obscure, à l’extrémité de laquelle la lune demi-pleine, se montrant tout à coup dans l’étroite baie formée par les branches, jetait un long réseau de rayons diamantés sur les ornières herbeuses.
– Qui sait, se disait-elle en s’arrêtant sur le seuil, qui sait si, un de ces matins, l’inconnu n’apparaîtra pas, à son tour, au fond de l’avenue ?...
II
UNE après-midi de juin, Anne se promenait avec son père dans le jardin de Kerlaz. L’air était tiède, le ciel clair et ouaté de légers nuages blancs ; les citronnelles, les œillets et les résédas des plates-bandes répandaient un suave parfum d’été. Le père et la fille avaient déjà fait cinq ou six fois le tour des allées bordées de buis et de lavande, quand le trot d’un cheval résonna sous les hêtres de l’avenue. Tous deux relevèrent la tête en même temps. – Quel pouvait être ce visiteur ? La jument du domaniou avait le pas plus lourd, et le bidet du recteur de Poullan ne trottait pas de cette façon fringante et délurée. – La cloche longtemps silencieuse, qui se rouillait à l’angle du cintre surbaissé du porche, tinta énergiquement. Anne tressaillit, et au même moment, les deux battants de la porte, ouverts par Mariannic, livrèrent passage à un jeune cavalier qui sauta lestement à terre, puis salua le bonhomme Ploudaniel qui écarquillait les yeux.
– Bonjour, mon cousin ! s’écria-t-il d’une voix joviale, je suis Tanguy de Ploudaniel et je vous apporte une lettre de mon père...
Le bonhomme mit ses lunettes et déchiffra, non sans peine, l’épître du Ploudaniel de la branche aînée. Elle était ainsi conçue :
« Mon cher cousin,
« Pour des raisons qu’il serait trop long d’énumérer, j’ai jugé à propos d’éloigner de Paris mon fils, momentanément. Je l’envoie au pays vous porter, ainsi qu’à notre aimable cousine, tous nos affectueux compliments. Soyez assez bon pour lui donner pendant qu’il restera en Bretagne, l’hospitalité à Kerlaz à charge de revanche quand vous viendrez enfin nous voir à Paris. Laissez-moi espérer que ce sera bientôt et recevez, en attendant, les cordiales embrassades de votre dévoué,
« HENRY DE PLOUDANIEL. »
Tandis que M. de Ploudaniel achevait de lire, Anne, à peine remise de son étonnement, examinait à la dérobée ce jeune cousin qui lui tombait des nues. – Âgé de vingt-cinq ans environ, bien pris dans son veston noisette, blond, la moustache en pointe, Tanguy de Ploudaniel avait la mine assurée, avenante et satisfaite d’un garçon pour lequel la vie n’a encore eu que des gâteries et des sourires. Des gens plus observateurs eussent peut-être trouvé qu’il semblait trop content de sa personne et que son front étroit contenait plus de préoccupations égoïstes que d’idées sérieuses ; mais la mademoiselle de Ploudaniel, qui n’était pas gâtée, le cousin Tanguy, dont l’enveloppe correcte fleurait toutes les élégances parisiennes, parut le type du gentleman accompli.
– Mon cousin, dit M. de Ploudaniel en empochant sa lettre, je suis enchanté de vous voir et vous êtes ici chez vous.
Il l’embrassa, puis le poussant vers Anne rougissante et effarouchée : – Voici votre cousine, ajouta-t-il, embrassez-la aussi !
Et la moustache blonde en pointe effleura par deux fois les joues vermeilles d’Anne, qui en frissonna tout entière.
On installa le cousin dans la plus belle chambre du premier, celle que décorait un pied de vigne en fleurs, et dont le soleil de midi illuminait gaîment les murailles blanchies à la chaux.
On le choya, Dieu sait ! Pour fêter ce Parisien, Anne s’ingéniait à inventer chaque jour de nouvelles combinaisons culinaires. Toutes les ressources du domaine furent mises à contribution : le poisson le plus frais, le beurre le plus fin, les crêpes les plus savoureuses, abondaient à la table de Kerlaz, et Mariannic était sur les dents. Le jeune Ploudaniel se laissait faire et goûtait à tout en homme qui condescend à manger des merles faute de grives. Au fond, ce séjour à l’extrême pointe de la Cornouaille lui semblait un exil chez les Hurons, mais il savait vivre et montrait une figure aimable, tout en regrettant en son par-dedans les cavalcades au Bois, les soirées du Cirque et les soupers au Café Anglais. D’ailleurs cette petite cousine Anne, à la fois timide, fière et brusquement expansive à travers ses effarouchements ; cette jolie Bretonne aux grâces sauvages et aux grands yeux verts étonnés, distrayait fort agréablement la solitude à laquelle il était condamné. La saine et délicate beauté de ce sauvageon poussé en pleine lande le reposait des petites dames aux lèvres trop rouges et aux cheveux trop jaunes, qui avaient vraisemblablement motivé sa déportation en Bretagne.
Les deux jeunes gens passaient une bonne part de leur temps en tête-à-tête. Retenu au logis par de fréquents accès de goutte, M. de Ploudaniel avait confiance en eux et les laissait vagabonder à leur aise parmi les champs.
Que de joyeuses parties ils firent alors ensemble pendant les longues journées d’été !
Tantôt, montés chacun sur un de ces chevaux bretons à la crinière emmêlée et au trot endiablé, ils galopaient à travers la lande, et poussaient jusqu’au Raz de Sein. Ensemble, ils escaladaient les amoncellements de rochers jusqu’à la pointe et, penchés au-dessus de l’Enfer de Plogoff, ils écoutaient au fond du gouffre les hurlements des vagues tourbillonnantes dont l’écume tiède venait leur fouetter le visage. Ils repartaient ayant encore aux oreilles les coups de tonnerre des lames entrechoquées. Ils allaient plus lentement ; avec les ombres grandissantes du soir, une douce mélancolie les enveloppait et donnait un tour plus tendre à leur causerie.
Tantôt, à marée basse, dans la fine lumière du matin, ils se mettaient à la poursuite des crabes et des langoustes au long des roches de Saint-Ronan. D’un mouvement à la fois hardi et chaste, Anne relevait ses jupes jusqu’aux genoux et s’aventurait gaîment dans l’eau clapotante, montrant innocemment à son cousin la ronde et svelte blancheur de ses jambes de Diane chasseresse. La mer basse murmurait câlinement au loin, devant eux, et de petites vagues venaient parfois leur lécher les chevilles ; une brise salée leur soufflait dans les cheveux et ils l’aspiraient voluptueusement, tout en enfonçant ensemble leurs bras nus, qui se rencontraient, dans les anfractuosités des roches rougeâtres. Grisé par le grand air et aussi par la vue de ces jambes rondes et de ces bras blancs, Tanguy de Ploudaniel éprouvait par moment la tentation de baiser cette jolie tête de jeune fille qui frôlait la sienne ; mais comme, malgré ses airs étourdis, il était doué d’un esprit pratique et relativement honnête, et comme ce baiser eût été certainement interprété par sa cousine dans le sens d’un engagement tacite à un futur mariage, il mettait prudemment une martingale à ses tentations et claquemurait ses désirs. Il se contentait de tourner un compliment moitié galant et moitié moqueur, dont la cousine Anne rougissait jusqu’aux yeux, tout en faisant immédiatement retomber ses jupes sur ses pieds nus.
Ainsi peu à peu s’établissait entre les deux cousins une délicieuse intimité, naïvement confiante et attendrie du côté de la jeune fille ; enjouée, complimenteuse, mais plus réservée du côté de Tanguy. Dans sa candide et novice ingénuité, Anne de Ploudaniel prenait pour argent comptant les fleurettes et paroles dorées dont le jeune homme n’était point avare. Elle buvait comme un philtre cette liqueur frelatée ; elle savourait ces faux-semblants de tendresse qu’elle regardait comme les prémisses d’une passion sérieuse. Elle croyait naïvement que l’heure était proche où Tanguy s’expliquerait avec l’impétuosité d’un amoureux franchement épris, et elle attendait avec un sourd battement de cœur le moment à la fois redouté et désiré où il lui déclarerait nettement son amour. Mais les heures s’envolaient, les soleils levants et les soleils couchants se succédaient sur la lande, et ce moment décisif n’arrivait pas. Tanguy toujours souriant et toujours maître de lui se contentait d’égrener insoucieusement le chapelet de ses galanteries sans conséquences.
Juin, juillet et une bonne moitié d’août étaient passés ; les digitales pareilles à des doigts roses avaient remplacé dans les chemins creux la pâle floraison des églantiers, et les brumes transparentes qui planaient sur la baie annonçaient déjà l’approche de l’automne. Un soir, le piéton apporta à Tanguy une lettre de son père qui mettait un terme à son exil. On avait obtenu pour lui une place d’attaché dans une légation d’Allemagne et le moment était venu de partir. Au souper, Tanguy se hâta d’annoncer la nouvelle. Sans remarquer la pâleur subite et les yeux humides de mademoiselle de Ploudaniel, il ajouta d’un ton enjoué qu’il se souviendrait toujours de la cordiale hospitalité de son cousin et de la bonne grâce de sa cousine. Le lendemain matin, il prépara tout pour son départ, car il devait aller coucher à Quimper, d’où la poste le ramènerait à Paris.
Après le déjeuner, et en attendant qu’on attelât les chevaux à la vieille calèche, il se trouva seul avec Anne dans le jardin. Les départs sont toujours mélancoliques, et, en dépit de sa légèreté, Tanguy se sentait devenir plus tendre au moment de quitter sa jolie cousine. Ils longeaient tous deux silencieusement les plates-bandes fleuries ; lui, cherchant des paroles émues pour prendre congé ; elle, trop troublée et ayant le cœur trop serré pour parler. Ils s’arrêtèrent un instant devant une corbeille d’œillets blancs et roses, magnifiquement épanouis.
– Cousine, dit le jeune homme, quelle chose triste qu’un départ ! Je suis venu en Bretagne en rechignant, et maintenant c’est à regret que je m’en vais...
– Bien vrai ? murmura mademoiselle de Ploudaniel en refoulant un sanglot.
– Sur l’honneur !... Je porte envie aux œillets de Kerlaz ; ils fleuriront près de vous et vous verront chaque jour, quand, moi, je serai bien loin.
– Eh ! bien, emportez-les ! s’écria-t-elle, ils vous parleront de nous pendant le voyage.
Et, brusquement, impétueusement, elle moissonna les œillets de la corbeille, et les présenta en gerbe à son cousin, qui en fut tout remué.
– Ah ! cousine, s’exclama-t-il avec l’accent d’un homme sérieusement couché, vous êtes aussi bonne que belle et je ne vous oublierai jamais !
En même temps il prit les petites mains brunies d’Anne de Ploudaniel et les couvrit de baisers.
Il ne se passa rien de plus. Les chevaux attelés piaffaient déjà dans la cour ; M. de Ploudaniel appela Tanguy ; on s’embrassa une dernière fois en jurant de se revoir le plus tôt possible ; puis le jeune homme sauta dans la calèche avec le bouquet d’œillets qu’il serrait contre ses lèvres ; le domaniou fouetta ses bêtes et l’équipage s’éloigna en cahotant avec un bruit de ferraille.
Anne, le cœur gros et les yeux mouillés, restait immobile sous le porche. Elle regardait monter, puis se rapetisser et disparaître tout au fond de la longue avenue l’antique voiture de famille qui emportait son premier et son seul amour...
III
APRÈS le départ de Tanguy, le manoir de Kerlaz reprit son train de vie monotone et somnolent. La lande étendit tout à l’entour sa verdoyante solitude ; les vents d’ouest en traversant les bois de pins le bercèrent de leur musique assoupissante, et on y vécut de nouveau comme dans le château de la Belle au bois dormant.
Au loin, le monde s’agitait fiévreux et affairé : des peuples lancés l’un contre l’autre se heurtaient aux frontières et leur choc formidable faisait crouler des empires ; – mais à Kerlaz, où les journaux pénétraient rarement et où le piéton de la poste ne s’arrêtait que de loin en loin, les bruits du monde arrivaient plus confus et plus sourds que les rumeurs de la mer. On labourait, on ensemençait les maigres champs du domaine ; on filait au fuseau devant les landiers, en hiver, ou sur le perron du jardin, en été ; on moissonnait les seigles, on récoltait les châtaignes ; les années s’écoulaient ainsi toutes semblables, et le bonhomme Ploudaniel s’envieillissait à mesure.
Anne avait recommencé ses promenades dans la lande, mais elle ne lisait plus ; elle se bornait à ruminer ses souvenirs et à revisiter les sentiers parcourus en compagnie de son cousin. Comme ces enfants qui ramassent des coquillages sur la grève et occupent ensuite leurs soirées d’hiver à recompter et à admirer leurs trouvailles, elle reprenait un à un tous les incidents de cette rapide et chaude saison dont Tanguy avait été le rayon de soleil, elle se complaisait à en raviver la mémoire et à en ressaisir les parfums épars.
Quelques jours après le retour de Tanguy, les Ploudaniel de Paris avaient écrit pour remercier chaleureusement leur cousin de Bretagne, et à cette lettre le jeune homme avait joint un billet où il mandait à sa cousine que son bouquet l’avait seul consolé des ennuis du voyage. Dans la réponse qu’elle rédigea sous la dictée de son père, Anne de Ploudaniel trouva le moyen de glisser un œillet soigneusement aplati au préalable dans un gros dictionnaire.
Elle espérait que Tanguy lui en accuserait réception, mais son attente fut déçue et le silence se fit entre les deux familles, qui se contentèrent d’échanger, comme par le passé, leurs souhaits au retour du premier janvier. Trois ans après, le bonhomme Ploudaniel mourut d’un accès de goutte remontée au cœur. L’orpheline annonça ce triste évènement à ses cousins qui lui répondirent par une affectueuse lettre de condoléance, mais ce fut tout. Mademoiselle de Ploudaniel se trouva plus seule que jamais dans son manoir endormi.
Les mois, les années poursuivirent leur cours monotone, affaiblissant la douleur de l’héritière, comme ils avaient fané la verdeur de ses rêves d’amour.
Elle touchait maintenant à sa trentième année et la solitude lui pesait davantage. Elle n’avait jamais eu le goût du célibat, et en voyant se dessécher sa jeunesse, elle éprouvait avec plus d’intensité encore l’ennui de son isolement. D’ailleurs, dans le domaine de Kerlaz la présence d’un homme était nécessaire. Anne n’entendait rien à la direction des travaux de culture ; elle se laissait voler par ses métayers, gruger par ses domestiques et exploiter par ses voisins. Il était urgent de mettre un terme à ces abus, sans quoi les modestes revenus de Kerlaz risqueraient d’être réduits à zéro.
Seulement, où trouver un mari ? Dans les familles nobles des environs, les jeunes gens quittaient le pays dés vingt ans pour aller chercher fortune, et les rares célibataires qui restaient, se souciaient peu d’épouser une fille déjà mûre, qui ne leur apporterait en dot que les landes de Kerlaz.
Or il y avait à cette époque, à Poullan, un jeune homme d’une trentaine d’années, nommé Jean Le Bozellec, qui était devenu régisseur d’un domaine voisin, après avoir servi dans la marine de l’État. C’était un honnête et robuste garçon à l’œil clair, à la peau tannée, aux larges épaules, très entendu en affaires. Il avait eu l’occasion d’être utile à mademoiselle de Ploudaniel, qui l’avait plusieurs fois invité à sa table. Peu à peu, qu’on en jasât au village, une certaine intimité s’était établie entre eux ; mais jamais, au grand jamais Jean Le Bozellec n’eût osé hausser son ambition jusqu’à aspirer à la main de la Demoiselle dont il était le commensal et le conseil. Ce fut Anne qui, pour couper court aux caquets de la paroisse, fit plus de la moitié du chemin, et qui nettement lui proposa le mariage. Un beau jour, les bans furent publiés et mademoiselle de Ploudaniel devint humblement, bourgeoisement madame Jean Le Bozellec.
Naturellement cette mésalliance scandalisa toute la noblesse des entours. On déclara que la conduite de mademoiselle de Ploudaniel était honteusement indécente ; des gens qui lui eussent pardonné de prendre l’ancien marin pour amant, crièrent à l’immoralité en apprenant qu’elle l’épousait, et la nouvelle mariée fut traitée en paria par la gentilhommerie du canton. Anne, du reste, en fut plus mortifiée que surprise ; elle avait d’avance prévu et porté en compte les conséquences de son dédain des préjugés sociaux.
Elle comprenait si bien la portée de l’acte qu’elle venait de commettre, qu’elle se garda de faire part de son mariage à ses cousins de Paris. La seule pensée de Tanguy apprenant ce dénoûment vulgaire lui faisait monter le rouge au visage. Les Ploudaniel de la branche aînée furent mis néanmoins au courant de l’aventure ; ils haussèrent les épaules et rompirent toute relation avec cette parente déclassée.
Jean Le Bozellec lui-même semblait confus de ce changement de condition si inespéré. Bien qu’aux yeux de la loi il fut maître et seigneur de Kerlaz, il n’en traitait pas moins Anne avec une respectueuse déférence et s’efforçait de reconnaître la confiance qu’elle lui avait témoignée, en prodiguant ses soins à la gestion du domaine. Grâce à lui, Kerlaz prospéra ; les revenus s’accrurent et madame Le Bozellec en profita pour répandre plus d’aumônes autour d’elle. Elle était devenue dévote, fréquentait les églises et donnait beaucoup. Elle espérait faire plus vite oublier sa mésalliance à force d’œuvres pies et charitables. Aussi les « messieurs prêtres » de Poullan, de Confort et de Pont-Croix, trouvant chez elle une table abondamment garnie, s’abattaient-ils à Kerlaz comme une volée de goëlands, et ne tarissaient-ils pas en éloges sur l’édifiante piété de la dame du logis.
En dépit de tout cela, Anne n’était pas heureuse. D’abord son union n’avait pas été féconde, et sous ce rapport, sous d’autres encore peut-être, le mariage n’avait pas réalisé ses espérances ; puis elle n’était point parvenue à chasser de son cœur l’image de Tanguy de Ploudaniel. Bien souvent, pendant qu’elle redressait les tiges fleuries de ses œillets (elle en avait couvert les plates-bandes de son jardin), le souvenir des tendres paroles et des baisers passionnés de son cousin lui causait une étrange oppression.
Qu’était-il devenu ? La vie avait-elle eu pour lui, du moins, de bons sourires et des jours ensoleillés ? Se rappelait-il encore parfois cette tiède matinée d’août dans le jardin de Kerlaz ?
Ce souvenir, qui la hantait comme un vieil air dont le refrain revient obstinément aux lèvres, était imprégné de la douce et perfide senteur du péché. Anne se reprochait de s’y abandonner avec trop de complaisance ; elle s’en accusait au confessionnal et s’imposait de dures pénitences. Mais quoi ? c’était le seul et court roman de sa vie, et toujours, aux heures de solitude, Tanguy lui apparaissait comme un aimable revenant, avec ses cheveux frisés, ses yeux bleus rieurs et ses moustaches en pointe. Elle ne pouvait repenser sans un damnable et délicieux frisson à ces matins de juillet où ils avaient chassé ensemble, et jambes nues, les écrevisses de mer dans les roches de Saint-Ronan...
Avec les années, les progrès de la civilisation s’étaient fait sentir jusqu’à cette pointe extrême de la Cornouaille. Le chemin de fer arrivait maintenant à Quimper, et, peu à peu, il avait amené à Douarnenez des visiteurs jusque-là inconnus : touristes anglais et américains, peintres parisiens en quête de nouveaux motifs et attirés par l’originalité encore entière des mœurs cornouaillaises. Un de ces derniers, le paysagiste Villeneuve, s’aventura avec sa femme jusqu’à Kerlaz, et, charmé par la sauvagerie du site, s’installa tant bien que mal dans l’auberge de Poullan.
Des rapports familiers s’établirent assez vite entre la femme du peintre et madame Le Bozellec. Celle-ci accueillit cordialement les Parisiens et s’efforça de leur rendre un peu plus confortable le séjour de l’auberge. Elle se trouvait heureuse de pouvoir échanger de nouveau quelques idées avec des gens appartenant au milieu social d’où elle avait été exilée. Elle les questionnait sur Paris, sur les relations qui existaient entre les artistes et la société mondaine.
Un jour, elle se hasarda à prononcer le nom de Tanguy de Ploudaniel et à demander à la femme du peintre si elle le connaissait.
– Parfaitement. – Madame Villeneuve l’avait rencontré dans le monde et aussi à l’atelier de son mari ; il était député et grand amateur de tableaux.
– Il est mon cousin, murmura madame Le Bozellec en rougissant.
– Eh bien, chère madame, il vous faudra l’aller voir un de ces printemps. Maintenant le voyage de Paris n’est plus qu’une bagatelle. Vous descendrez chez nous ; nous vous conduirons au théâtre, aux musées, aux expositions, et nous vous amuserons de notre mieux...
Quand, à la fin de l’automne, les Villeneuve quittèrent Poullan, ils embrassèrent Anne et lui renouvelèrent leur invitation avec une insistance dont la sincérité n’était pas douteuse.
Celle-ci n’y répondit que par un sourire mélancolique. Certes, l’envie ne lui manquait pas de voir Paris, car, pour elle, Paris, c’était avant tout le lieu où vivait Tanguy de Ploudaniel ; mais elle ne se dissimulait pas que son désir était irréalisable. Elle était rivée à Kerlaz par toutes sortes d’attaches difficiles à rompre : la force de l’habitude, la médiocrité de ses revenus et surtout ses devoirs envers Jean Le Bozellec. Déjà sa conscience timorée lui reprochait de penser avec trop de douceur à son cousin, de se laisser griser par ce souvenir qui passait de plus en plus à l’état d’idée fixe, de n’être pas enfin pour le mari de son choix tout ce que doit être une épouse chrétienne. Aussi, pour apaiser ses scrupules, l’entourait-elle de soins et de gâteries. Elle lui arrangeait une existence de chanoine, à laquelle l’ancien marin s’acoquinait, sans réfléchir qu’il avait été habitué jusque-là à une vie frugale et active, et que sa santé risquait fort de se détériorer à ce régime de Cocagne.
En effet, au bout de quelque temps, la bonne chère, les grasses matinées et le défaut d’exercice déterminèrent chez lui une menaçante obésité et un état congestionnel assez alarmant. Une après-midi de printemps, qu’il avait largement déjeuné chez le recteur de Confort, et s’en était revenu au manoir par un traître soleil d’avril, il fut frappé en rentrant au logis d’une attaque d’apoplexie, et avant qu’on eût pu ramener le médecin de Douarnenez, Jean Le Bozellec passa de vie à trépas sans avoir repris connaissance.
Ce brusque évènement mit tout sens dessus dessous à Kerlaz, et durant un mois madame Le Bozellec demeura plongée dans un état d’effroi et de stupeur. Cependant, quand elle eut repris un peu de sang-froid et qu’elle se fut faite à ses habits de deuil ; quand elle eut commandé une large dalle de granit pour recouvrir la fosse de Jean Le Bozellec, elle songea tout à coup que cette mort la rendait de nouveau maîtresse d’elle-même, et maîtresse de laisser ses pensées s’envoler sans remords vers ce lointain et fabuleux Paris, où vivait Tanguy de Ploudaniel.
D’abord elle fut honteuse d’une pareille songerie et la repoussa comme inconvenante ; mais le lendemain les mêmes réflexions revinrent avec la même persistance. Elle avait beau s’astreindre à de longues stations près de la tombe de Jean Le Bozellec, dont elle renouvelait soigneusement les bordures fleuries de scabieuses. Elle essayait d’évoquer le souvenir du défunt, elle s’accusait d’ingratitude et récitait de nombreuses dizaines de chapelets pour chasser les tentations du Malin. Tout cela était peine perdue. Par une déviation involontaire, sa pensée fuyait toujours vers la ville où demeurait son beau cousin de Ploudaniel. Au lieu de s’abaisser dévotement sur la pierre tombale, ses yeux distraits suivaient le vol des nuages blancs qui lui parlaient de courses lointaines et de contrées inconnues. – Et ainsi insensiblement, la possibilité d’un voyage à Paris germa dans le cerveau de la veuve.
Ce ne fut d’abord qu’une vague et romanesque hypothèse, une idée aussi frêle que la minuscule pousse verte qui sort de la semence ; mais à la fin de la première année, à mesure que les messes dites chaque semaine pour le repos de l’âme de Le Bozellec tranquillisaient la veuve sur les destinées célestes du défunt, le germe vivace avait pris la consistance d’un arbre de haute futaie.
Justement les Villeneuve, avec lesquels elle était restée en correspondance, venaient de lui écrire pour lui rappeler sa promesse : – « On était au printemps, le mois de mai s’annonçait à merveille et c’était le cas de prendre quelque distraction en effectuant ce voyage à Paris, si longtemps différé... »
L’offre était tentante et Anne commençait à être fortement ébranlée. Une seule chose l’arrêtait encore : le pauvre état de sa bourse, mise à sec par les messes chantées et les cierges brûlés à la mémoire de Jean Le Bozellec. Mais n’avait-elle pas la suprême ressource en pareil cas : les pins du bois de Kerlaz ? Bien qu’elle tînt à ses arbres et qu’un abatis lui fît saigner le cœur, elle se dit que le plaisir de revoir Tanguy valait bien ce sacrifice.
Les gens de la marine lui offraient trente francs de chaque fût ; elle se décida à leur en vendre vingt-cinq, et, le marché conclu, l’argent empoché, un beau matin elle se fit conduire à Quimper et prit à deux heures de l’après-midi le train qui devait l’emmener vers la grande ville de ses rêves, vers le pays merveilleux et inconnu où demeurait Tanguy de Ploudaniel.
IV
À cinq heures du matin, le train de Bretagne déposa sous la nef vitrée de la gare Montparnasse Anne Le Bozellec, encore tout ahurie par le sifflement et le halètement de la bouillante chaudière qui l’avait emportée loin de ses grèves bretonnes avec une rapidité quasi diabolique. Le tumulte des voyageurs s’interpellant et se bousculant à la sortie, le pêle-mêle des colis entassés dans la salle des bagages, la brusquerie des employés de l’octroi, accrurent son effarement. Quand elle arriva dans la cour, le jour commençait à blanchir. Elle réfléchit qu’il était peut-être un peu matin pour débarquer chez les Villeneuve. Elle ne les avait pas prévenus, et ils devaient se lever tard, selon l’habitude des Parisiens. Elle rentra dans un couloir et s’assit entre son carton à chapeau et la lourde valise de cuir qui avait appartenu au bonhomme Ploudaniel ; là, elle attendit deux bonnes heures, à demi engourdie par sa nuit blanche, mais luttant néanmoins pour se tenir éveillée, par peur des voleurs dont elle croyait Paris complètement infesté.
Quand sept heures et demie sonnèrent à l’horloge de la gare, elle jugea que le moment était venu où elle pourrait se présenter décemment chez ses amis, appela un cocher, veilla méticuleusement au chargement de ses bagages et donna l’adresse des Villeneuve.
Ils demeuraient avenue de Villiers, et la voiture promena à travers Paris Anne ébaubie, qui n’avait jamais visité d’autres villes que Douarnenez et Quimper, et qui allait d’émerveillements en émerveillements, à la vue des Tuileries en fleurs, de la Seine ensoleillée où se croisaient les bateaux-mouches chargés de passagers, des Champs-Élysées où des cavaliers matineux et amazones passaient le long des marronniers épanouis. Ce réveil de la grande capitale dans la gaieté et l’éclat d’une radieuse matinée de mai ragaillardit la pauvre bretonne dépaysée. Elle songea que c’était dans ce cadre grandiose, dans cette atmosphère de luxe et de bien-être que se mouvait et respirait Tanguy de Ploudaniel. Elle se demandait s’il ne figurait point d’aventure parmi ces fringants cavaliers qui trottaient vers l’Arc de Triomphe en élégante tenue du matin, et sa pensée se reportait aux chevauchées qu’elle avait faites jadis sur la lande, en compagnie de son cousin. Ce fut au milieu de ces songeries qu’elle arriva devant le petit hôtel habité par les Villeneuve.
Nouveau sujet d’étonnement. Elle avait toujours cru que les peintres étaient de pauvres diables logés modestement sous les toits. La vue de cet hôtel séparé du trottoir par une grille en fer et un joli jardinet la stupéfia. Elle eut peur de s’être trompée d’adresse et ne fut rassurée que lorsque la femme de chambre, lui ayant affirmé que c’était bien là le domicile de M. Villeneuve, l’introduisit dans l’atelier où le peintre était déjà au travail.
– Voilà une bonne surprise ! s’écria-t-il gaiement. – En même temps il appelait sa femme, qui accourait en riant, les mains tendues, et souhaitait la bienvenue à la voyageuse avec un accent cordial qui sonnait franc comme l’or.
– Oui, c’est moi ! dit Anne, vous voyez que je tiens ma promesse. J’ai fait une excellente affaire en vendant mes pins aux gens de Pont-Croix et je me suis décidée à venir dépenser mes bénéfices à Paris. Il y a assez d’années que je vis comme un hibou dans mes vieux arbres de Kerlaz, et je veux me donner du bon temps pendant que je suis encore en santé. Je veux connaître Paris à fond, aller au théâtre et dîner au restaurant, courir les musées, visiter les églises, et j’ai compté sur vous pour me piloter. Mais avant tout, il faut que j’aille voir mon cousin de Ploudaniel ; je me suis juré que ma première visite serait pour lui. Croyez-vous que j’aie chance de le trouver ce matin ?
– Vous voulez y aller comme cela, au débotté ? demanda madame Villeneuve.
– Pourquoi pas ? J’ai dormi en wagon, je me sens défatiguée et suis toute prête à sortir.
– Sans même changer de robe ? continua la femme du peintre, en jetant un rapide coup d’œil sur la toilette de la sauvage héritière de Kerlaz. – Avec son parapluie sous le bras, son chapeau rond de paille foncée, sa pèlerine noire, sa robe fripée dont la jupe lui collait aux hanches et laissait voir des pieds chaussés de gros souliers lacés, Anne Le Bozellec ressemblait, vue de dos, à un curé de campagne qui revient de sa conférence.
Madame Villeneuve lui fit comprendre que sa toilette était passablement démodée et qu’elle ne pouvait songer à se présenter chez son cousin de Ploudaniel dans une tenue aussi rustique. Elle lui démontra la nécessité d’acheter au préalable un chapeau et une robe au goût du jour.
– Mais cela prendra du temps ? objecta impatiemment madame Le Bozellec.
– Non, nous trouverons robe et chapeau tout confectionnés aux magasins du Louvre, et en un clin d’œil on les accommodera à votre air et à votre taille.
– Soit donc ! dit Anne en se résignant, allons chez vos marchands du Louvre, mais arrangeons-nous pour que demain, sans faute, je puisse faire ma visite à M. de Ploudaniel.
L’après-midi se passa en courses dans les magasins. Au soir, madame Le Bozellec avait déjà vu disparaître deux des billets de banque qu’elle portait cousus dans un petit sachet, sous son corsage ; mais elle était équipée à neuf des pieds à la tête. Elle se sentait si vannée de fatigue, qu’aussitôt après le dîner, elle monta dans sa chambre et se coucha.
Le lendemain, dès l’aube, elle était debout et procédait minutieusement à sa toilette. Quand elle eut endossé sa robe neuve de mérinos, serré ses pieds dans des bottines d’étoffe, coiffé un petit chapeau où ses épais cheveux rebelles étaient mal à l’aise et qui lui donnait la migraine, elle se regarda dans la glace et eut peine à se reconnaître. Cette longue personne hâlée, voilée de crêpe et drapée dans une robe à retroussis, était-ce bien la sauvage et alerte Anne de Ploudaniel, celle que les paysans avaient jadis surnommée « la rose de Kerlaz » ?
Il lui semblait qu’elle aurait eu plus de chance de rappeler à son cousin le temps passé en se montrant à lui dans son costume campagnard de la veille... Tandis qu’elle était plongée dans cette contemplation mélancolique, madame Villeneuve survint, donna quelques coups de pouce aux plis de la jupe, noua plus élégamment les brides du chapeau, puis déclara que maintenant Anne « était au point », et tout à fait en mesure de se présenter dignement chez son cousin le député. On la lesta d’une tasse de chocolat, on lui donna l’adresse de M. de Ploudaniel, une voiture l’attendait à la porte et elle partit le cœur palpitant.
Tanguy demeurait dans le faubourg Saint-Germain, et la voiture traversa lentement le parc Monceau. Le jardin était dans le plein de sa gloire printanière, tout fleuri de cytises, d’azalées et d’aubépines roses qui sentaient bon. Ces branches épanouies se balançant au vent du matin semblaient dire à Anne : – Réjouis-toi, le Tanguy de ta première jeunesse, le héros de ton unique roman d’amour, qui durant tant d’années a occupé les rêves de tes nuits et les pensées de tes veilles... Tu vas le revoir !...
Et tandis que le fiacre roulait, Anne se demandait comment elle retrouverait son cousin et quel accueil il lui ferait. – Certainement il lui reprocherait tout d’abord son singulier mariage ; mais elle lui expliquerait les raisons qui l’avaient forcée à changer de condition, et il les comprendrait. Puis elle évoquerait les doux souvenirs d’autrefois. Elle méditait d’avance une allusion discrète à leur dernière promenade dans le jardin du manoir ; elle lui dirait : « Les œillets de Kerlaz fleurissent toujours et ils ne vous ont point oublié... » Elle se répétait pour la vingtième fois cette courte phrase où elle devait mettre tout son cœur, quand le cocher arrêta sa bête, rue de l’Université, devant le porche d’un grand hôtel dont on apercevait, à travers un passage voûté, le perron surmonté d’une marquise, au fond d’une cour sablée. – C’était là, et M. de Ploudaniel était chez lui. – Le cœur de la Bretonne se remit à battre violemment, tandis qu’elle montait les degrés de marbre d’un escalier recouvert d’un moelleux tapis rouge. Au premier, elle s’assit sur une banquette pour respirer avant de sonner. Elle se sentait intimidée et prête à défaillir. Elle pressa enfin nerveusement le bouton, qui fit entendre un long et grêle carillon électrique, la porte s’ouvrit et un solennel valet de chambre introduisit la visiteuse dans un petit salon tendu de vieilles tapisseries et meublé de divans.
– Monsieur est occupé en ce moment, mais si madame veut écrire son nom ici, je préviendrai monsieur.
En même temps le majestueux valet montrait une table sur laquelle se trouvaient une plume, une écritoire et de petits carrés de papier blanc.
Anne s’assit, puis, après avoir réfléchi que son nom de Le Bozellec sonnerait étrangement aux oreilles de son cousin, elle écrivit d’une main tremblante « Anne de Ploudaniel », sur le papier qu’elle tendit au domestique. Il le prit d’un air impassible et s’éloigna lentement.
Elle attendit pendant vingt mortelles minutes, qui lui parurent autant d’heures, puis le valet de chambre, apparaissant de nouveau, lui fit signe de le suivre à travers une enfilade de pièces à l’extrémité desquelles il ouvrit une double porte. Elle vit un vaste cabinet de travail, orné de corps de bibliothèque en bois noir, et décoré de tableaux et de terres cuites se détachant sur le fond sombre d’une tenture de drap brun. Au fond, à contre-jour, devant une table chargée de livres et de brochures, Tanguy se tenait assis, la tête penchée et disparaissant presque derrière les paperasses entassées.
– Madame Anne de Ploudaniel ! annonça le valet de chambre.
Tanguy redressa la tête et se leva paresseusement. – Il avait pris de l’embonpoint, son teint, autrefois rosé, était plombé et comme brouillé ; ses cheveux blonds, devenus clairsemés, ne frisaient plus que sur les tempes, et ses yeux bleus paraissaient fatigués ; sous ses moustaches coupées en brosse, sa bouche avait une expression sèche et dure.
Tandis qu’Anne constatait les changements opérés sur son cousin par cette longue suite de vingt années, Tanguy, d’un air médiocrement charmé, examinait cette femme en deuil, au teint hâlé, aux cheveux grisonnants, aux contours amaigris, sur la figure sévère de laquelle deux grands yeux verts mettaient seuls une étrange lumière. – En même temps, il restait debout, tout en indiquant d’un geste froidement poli un fauteuil à la visiteuse. Mais dans son émoi, elle ne parut pas s’en apercevoir.
– Mon cousin, balbutia-t-elle, c’est moi, Anne de Ploudaniel... de Kerlaz.
– Ha ! ha ! dit-il avec un sourire distrait, enchanté, ma cousine. Et comment se porte mon cousin de Ploudaniel ?
– Il est mort, voilà bientôt quatorze ans, répondit-elle d’une voix à peine distincte, ne le saviez-vous pas, mon cousin ?
– Ah !... Pardon !... Désolé, vraiment !... mais, voyez-vous, au milieu de toutes les affaires qui m’accablent, je crois que ma mémoire se perd...
Sa mémoire renaissait, au contraire, il se rappelait maintenant le sot mariage de la dernière représentante des Ploudaniel de la branche cadette. Marié lui-même, et richement, il se souciait peu de montrer à sa femme cette parente de province qui avait ridiculement épousé une sorte de domestique, et il se demandait tout bas comment il l’éconduirait poliment.
– Et vous êtes venue faire un tour à Paris ? reprit-il en bourrant de dossiers avec affectation une ample serviette de maroquin brun... Voyage d’agrément, ou voyage d’affaires ?... En tout cas, bien que mes minutes soient comptées, je suis pour le moment tout à votre service... Dites-moi vite en quoi je puis vous être utile.
– En rien, mon cousin, répondit Anne qui se redressa avec un sentiment de fierté blessée, en rien. Je désirais seulement vous voir et vous donner des nouvelles du pays.
– Ah !... je vous suis reconnaissant de cette attention, ajouta-t-il d’un air plus dégagé... Et tout va bien en Cornouaille ?... Le manoir résiste toujours vaillamment au vent de mer ?
– Les choses sont demeurées là-bas telles que vous les avez vues autrefois, mon cousin ; rien n’a changé... Et, ajouta-t-elle avec un timide sourire, les œillets de Kerlaz fleurissent toujours à la même place, vous savez...
– Les œillets ?... répéta-t-il comme quelqu’un qui ne comprend plus... Ah ! oui, enchanté, ma cousine ! – Il avait mis sa serviette sous son bras et agitait un cordon de sonnette. – Pardon, mais je ne m’appartiens pas ; mes devoirs de député, les exigences du Parlement me réclament et je suis désespéré de vous quitter si tôt... Encore une fois, si je puis vous être utile à quelque chose, disposez de moi... Désirez-vous assister à une séance de la chambre ?
– Merci, mon cousin, répliqua-t-elle, saisie d’un froid au cœur, je n’en aurais pas le temps... Je compte repartir bientôt.
– En vérité désolé, positivement désolé de ne vous être bon à rien !... Joseph, dit-il au solennel valet de chambre accouru à son coup de sonnette, Joseph, reconduisez madame... Au revoir, cousine, et merci de votre aimable visite.
– Adieu ! murmura-t-elle d’une voix étranglée.
Une minute après, Anne de Ploudaniel se retrouvait sur le tapis rouge de l’escalier et regagnait sa voiture, les lèvres tremblantes et les tempes serrées...
Quand elle rentra, pâle et les yeux brûlants, chez les Villeneuve, le peintre et sa femme l’attendaient dans l’atelier.
– Eh ! bien, s’écria Villeneuve, vous voici de retour, tant mieux !... Vous avez vu ce fameux cousin ? J’espère qu’il ne vous aura pas accaparée pour aujourd’hui ?
– Oh ! non... non ! répondit-elle avec une physionomie navrée.
– Bravo ! Alors ce soir nous commençons la petite fête... D’abord, nous renversons la marmite et nous dînons au Lyon d’Or, puis je vous conduis aux Français... Voilà le programme, est-il de votre goût ?
– Merci, répondit-elle, vous êtes trop bon, mais... j’ai l’intention de repartir cette nuit.
– Cette nuit ? répéta-t-il stupéfait, quelle plaisanterie ! Ah ! çà, et Paris que vous deviez visiter à fond ?... Et les théâtres, les musées, les églises ?...
– Ce sera pour une autre fois... L’air de Paris ne m’est pas bon... Je retourne à Kerlaz.
– Mais, chère madame, c’est insensé !... D’abord nous ne vous laisserons pas partir...
– Oh ! s’écria-t-elle en joignant les mains, n’insistez pas !... Je ne peux pas rester... je ne peux pas !
Et, devant les Villeneuve interdits, la pauvre Anne éclata en sanglots, soulageant enfin son cœur trop plein et donnant un libre cours à ses larmes qui ne voulaient plus s’arrêter...
Le mari et la femme eurent beau combattre sa résolution ; si elle avait la foi naïve des Bretonnes, elle en avait aussi l’entêtement, et le soir même elle reprit l’express de huit heures...
Quand une voiture de louage la déposa le lendemain, vers le tantôt, à Kerlaz, elle ne prit pas même le temps de se décoiffer, et, laissant à la vieille Mariannic le soin des bagages, elle s’en alla silencieusement errer à travers les bois du domaine, afin d’y pouvoir pleurer un bon coup avant de se montrer aux gens. – Le vent de mer s’était élevé et soupirait à travers les pins une lamentation moins navrante que celle qui montait du fond du cœur de la triste voyageuse. Aux lueurs déjà plus voilées du crépuscule, elle aperçut tout à coup, dans une éclaircie, les squelettes des vingt-cinq pins abattus récemment, et que les charpentiers de Pont-Croix n’avaient pas eu le temps d’enlever... Hélas ! il y avait en elle un bien autre abatis d’idoles longtemps chères, qui maintenant gisaient en morceaux... Elle essuya une dernière larme cuisante, et, retournant brusquement sur ses pas, elle rentra à Kerlaz, où elle ensevelit pour toujours ses illusions séchées sur pied, et où les œillets seuls continuèrent à fleurir.
Le Tréport, septembre 1884.
André THEURIET,
Contes de la vie de tous les jours,
1887.