La rédemption de Larmor

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gilbert-Augustin THIERRY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Je pris donc le manuscrit que m’avait légué mon savant ami, ce pauvre Victor Longchamp, – un fort gros manuscrit, ma foi, et tout entier écrit de la main du défunt archéologue. À première vue, il me parut incomplet et rempli de lacunes : çà et là de nombreux feuillets blancs coupaient le texte ; en maint endroit, des lignes de points servaient de transition ou remplaçaient quelque chapitre. L’auteur n’avait pas eu le temps d’achever son œuvre.

En tête de la première page se trouvait, tracée en larges caractères, une phrase, – texte bizarre, épigraphe au sens mystérieux

Par trois choses l’homme retombe sous la nécessité d’ABRED : l’absence d’efforts vers la Connaissance, le mépris du Bien et la pratique du Mal.

Ici, mon savant ami avait mis en marge une glose explicative :

« ABRED, vulgo Enfer d’en bas ; bien plutôt, selon moi, Enfer d’ici-bas... Donc, trois choses ramènent à l’Enfer de la vie : l’Ignorance, le mépris du Bien, la pratique du Mal. »

Fort intrigué par un tel logogriphe, je m’ingéniai, pendant quelques instants, cherchant à comprendre l’incompréhensible énigme. Mais, n’ayant pu réussir, je tournai la page et je lus :

 

 

I

 

« Ce fut au mois d’avril 1875 que parut, à la librairie académique de Didier et Cie, le premier volume de mon Essai sur les Trioedd Barddas, – les Triades bardiques d’Iolo Morganwg.

À vrai dire, ce livre, dont le seul défaut était un titre par trop modeste, eût pu s’appeler l’Histoire des Religions humaines.

Adversaire convaincu des traditions bibliques, je niais d’abord la divinité de l’Éloha, le pétrisseur des boues de l’Éden ; je raillais même ce Dieu étrange, qui « prend le frais, chaque soir, quand le vent se lève », sur les bords du fleuve Pichon et de la rivière Guichon. « Non, lui disais-je, osant l’apostropher, je ne courberai pas le front devant toi, qui fis défense à l’Homme de savoir, alors que l’essence même de l’Homme est d’apprendre ; toi qui n’as pas compris que tout Bien provient de la Science et que tout Mal n’est qu’ignorance du Bien. Avec ta loi négative, tu as pu peut-être former la brute, tu n’as jamais créé l’Homme. »

Après l’Éloha et sa transformation le Jéhovah, j’étudiais le Dieu chrétien. Ce Dieu, être illogique et déraisonnable, qui châtie ou récompense le fini par l’infini ; qui, dans son Enfer, n’amende pas le péché, mais se venge du pécheur, – cet inventeur de l’éternité des peines fut, par moi, proclamé digne de tous les dédains de l’Homme. « Triste créateur, disais-je également à celui-là, toi qui, responsable de la misère sociale, n’as trouvé pour excuse que cette parole : Il y aura toujours des pauvres parmi vous ! »

J’osai plus encore. Non content de nier les Dieux de l’Église, je ne craignis pas de m’attaquer à toutes les déités adorées à l’Institut :

– le Bel de la Chaldée, qui, voguant, impassible, dans l’azur de son ciel d’Orient, verse avec indifférence ses rayons sur le Bien comme sur le Mal ;

– l’Api de l’Égypte, l’Incarné aux gros yeux ronds, qui contemple sans compassion le fellah et le Pharaon sans colère ;

– le Zeus des Hellènes, cet Immortel né du Temps, non de l’Éternité, qui, par ses passions, s’est fait plus misérablement homme que l’Homme même ;

– l’Allah, cet autre Sémite enfantin comme tous les Sémites, ce fanatique de Lui-même, qui demande à l’Homme non la Vertu, mais la Foi.

Enfin, la doctrine du Nirvana, l’anéantissement bouddhique, malgré ses adeptes, chaque jour plus nombreux en Europe, m’arracha des protestations indignées.

Un seul Dieu m’apparut vraiment divin : celui-là qu’avaient adoré les plus nobles d’entre les Aryas, – les Gallo-Kymris, nos pères. Avec quelle admiration j’exposais la philosophie religieuse des Triades druidiques : la perpétuité de la vie à travers la mort ; la réincarnation nécessaire de tout être jusqu’à l’amélioration finale ; le transformisme successif de l’âme, complément du transformisme du corps, l’un par le sélection du Beau, l’autre par la sélection du Bien ; la rédemption d’une vie mauvaise par une vie malheureuse : la pauvreté expiation de la richesse ; les larmes, du rire ; et la faim, de l’orgie ; – bref, l’ascension perpétuelle de chaque être animé, de monde en monde, par les espaces, jusqu’à l’anéantissement total dans Celui qui est Lumière, qui est Justice, qui est Vérité. J’ai franchi vos sommets, m’écriais-je en un moment d’enthousiasme, ô dolmens gigantesques de Carnac et de Gawr’innis, montagnes sépulcrales, tombes glorieuses où dormirent si longtemps inviolés les grands chefs aux colliers de jade, les puissants manieurs des haches de silex ! Et vous voyant si haut dressés au-dessus de la plaine, j’ai compris le sens de votre structure, – emblèmes de la Mort dominant la Vie… Mais, là-bas, semés par la lande comme la moisson par les champs, j’ai aperçu les menhirs sourdre de terre pour s’élancer vers l’espace, – et j’ai compris encore, – et j’ai salué en eux la Vie fille de la Mort... Alors, oh ! alors, un cri d’admiration est monté vers Toi, qui révélas toutes ces choses à nos pères ; et je t’ai adoré à genoux ; à genoux j’ai voulu t’aimer, – car seul tu es mon Dieu, toi qui, par l’expiation, contrains l’Homme à devenir dieu, ô Justice miséricordieuse, ô Bonté implacable !

 

Dans tout autre pays que notre pays de France, l’apparition d’un tel livre eût violemment surexcité la curiosité du public. En Allemagne, cette terre des batailles philosophiques, se fussent élevés de chaque université des applaudissements ou des protestations. Bel, Api, Zeus ou Jéhovah auraient eu leurs partisans ou leurs détracteurs. Hélas ! bien autre fut l’accueil fait par notre peuple de Welches à l’Essai sur les Trioedd Barddas. Quel silence de glace et quelle indifférence ! Messieurs du Figaro restèrent muets ; ces messieurs du Temps, eux-mêmes, gardèrent un fort beau motus. Seules, d’infimes Revues techniques consacrèrent quelques lignes à mon œuvre, mais pour déverser sur elle la critique, voire l’outrage. Dans l’Année historique, un confrère, qui d’ailleurs gardait prudemment l’anonyme, déclara que mon « fatras » ne méritait pas l’honneur d’une analyse ; mais il badina pesamment sur la « poétique de mon style » et les « fleurs de ma rhétorique ». Deux journaux catholiques me traitèrent de « tison d’Enfer », et, dans ce style déplorable, à la mode aujourd’hui chez le clergé de France, réclamèrent pour mon livre une belle et bonne mise à l’index…

Et ce fut tout !

L’indifférence du public et les attaques de ces méchants produisirent leurs fruits. Le gérant de la maison Didier et Cie m’annonça d’un ton navré que l’édition de l’Essai sur les Trioedd Barddas encombrait, presque entière, les caves de sa librairie : il n’avait même pas vendu vingt exemplaires ! Bien plus, cet homme timoré me déclara que je devais renoncer à faire paraître mon second volume. Ô douleur ! Telle était donc la récompense accordée par mon pays à tant de labeurs ! Et je m’enfuis : je me sauvai de Paris : le 1er août, j’étais à Carnac... Vieilles pierres des vieux menhirs, amis si longtemps pratiqués par moi, j’avais soif de vous revoir ; je voulais vous conter mes tristesses et recevoir vos consolations, ô vous qui m’aviez enseigné dans votre grand langage silencieux !... Oui, j’étais désespéré ! – et pourtant, le poète persan l’a dit : « Que la morsure de l’envieux soit plus douce à ta chair que le baiser de la femme aimée. » Sentence assurément admirable, bien que formulée par un auteur peut-être apocryphe.

 

 

II

 

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– Bonjour, madame Lautrem !

La maîtresse de l’Hôtel des Voyageurs quitta la cheminée au vaste manteau où crépitaient les rôtis et s’en vint reconnaître celui qui l’interpellait.

– Tiens ! c’est vous, monsieur Longchamp ! Vous voilà de retour parmi nous ?

– Et pour longtemps, j’espère, ma bonne dame Lautrem. Donnez-moi donc une chambre... la meilleure de vos chambres, s’il sous plaît ?

Cette bonne dame Lautrem joignit les mains :

– Jésus-Marie ! Une chambre ?... une chambre pour vous tout seul ?...

– Sans doute...

– Ah ! sainte Vierge ! Les voilà bien ces hommes qui s’occupent d’antiquailles : toujours avec les morts, jamais avec les vivants. Mais regardez donc, mon cher monsieur, regardez donc !

Et le doigt de la dame s’allongea dans la direction de la place de l’église.

Cette place, en effet, regorgeait de peuple, et un brouhaha confus s’élevait dans les airs. Quatre mâts vénitiens, fichés dans le sol, laissaient onduler leurs oriflammes tricolores ; quelques baraques foraines exhibaient, avec bruyant concert de grosse caisse, le veau à deux têtes, l’avaleur de sabres ou l’odalisque-torpille ; et, devant la façade de la mairie, s’étageait une estrade aux superbes tentures de calicot rouge. Par l’unique rue de la ville allait et venait une cohue bourdonnante et bretonnante : l’homme de Vannes, à la veste noire ; celui d’Hennebont, à la veste bleue ; celui de Pontivy, à la veste blanche. Et, tout aussi joyeuses que ces gars, se gaudissaient les filles : celle d’Auray, à la coiffe empesée, au tablier gorge-de-pigeon ; et celle d’Elven, au large fichu couleur safran ; la mijaurée joliette de l’île d’Arz et la grande brune bégueule de l’île aux Moines ; d’autres encore venues de là-bas, là-bas, ce pays de Quimperlé, où toute jeunesse qui se respecte cache pudiquement ses cheveux sous un béguin et porte collerette plissée tombant jusque sur les hanches. Tout ce monde-là était ivre, prodigieusement ivre, puant le cidre, hoquetant l’eau-de-vie, – les femmes surtout.

– Le Comice agricole ! m’écriai-je avec épouvante.

– Oui, le Comice agricole ! reprit, toute glorieuse, Mme Lautrem. M. le sous-préfet loge ici, en uniforme ; avec lui sont venus ces messieurs du conseil d’arrondissement, trois conseillers généraux, un député, et des nobles avec leurs épouses. La fête va durer huit jours. Après-demain, les discours ; ce soir, on danse au biniou. Je n’ai plus une seule chambre libre ; mais on va vous dresser un lit dans le grenier, – et cela, monsieur Longchamp, parce que c’est vous !...

– Le Comice ! répétai-je de nouveau avec épouvante. Madame Lautrem, gardez votre lit ; je pars, et sur l’heure, pour Quiberon. Je vais à Saint-Pierre ; là se trouve un reste d’alignement, là cinq menhirs, là, surtout, le silence... Vite ! une voiture et un cheval !

L’hôtelière se prit à sourire en haussant les épaules :

– Oui-dà, une voiture et un cheval ? Mais vous ne trouverez pas une carriole, pas un bourriquet dans le pays entier ! Ces messieurs du Comice ont tout enlevé.

Elle vit mon air désespéré, et elle eut pitié, sans doute, car elle ajouta :

– Demain matin, mais de fort bonne heure, M. Gestas se rend par mer à Quiberon... Le connaissez-vous ?

Ce nom, Gestas, me fit faire un brusque haut de corps. Gestas !... Voilà un nom bizarre !

– Le connaissez-vous ?

– Je ne le connais pas.

Puis, rassemblant mes souvenirs :

– Gestas ?... Eh ! mais, dans nos anciens Mystères, c’est le nom du larron crucifié à la droite de Jésus-Christ, du réprouvé qui, le premier, fut racheté de l’Enfer... Gestas ! Gestas ! L’étrange nom !

La dame Lautrem me regarda dédaigneusement :

– Si vous étiez Breton, monsieur, si vous aviez combattu avec nos gars, aux batailles du Mans, vous connaîtriez le nom de M. Gestas.

Je ne l’écoutais pas. Le texte d’un Mystère m’était tout à coup revenu à la mémoire :

« Gestas, dixt li Signor, entrez en Paradis. »

Ô l’adorable naïveté de nos vieux auteurs ! Ô le charme exquis de...

– Monsieur, fit Mme Lautrem, femme pieuse et sèche ; je n’aime pas entendre se gausser du bon Dieu, de la sainte Vierge, des Saints du Paradis et de notre mère l’Église !

Là-dessus, la dame me tourna le dos et s’en alla vers la haute cheminée, rejoindre ses servantes.

– Madame !... Ma chère dame !

Bah ! elle n’écoutait plus rien, tout entière, maintenant, au lancer difficile d’une omelette hors la poêle. Je pris une carte de visite et la déposai sur la table.

– Demandez pour moi à votre monsieur la faveur de monter demain dans sa barque.

Et je sortis.

Mais, tout en marchant à travers la foule, je répétais à haute voix : « Gestas ! Gestas ! » Comme une obsession, le vers du vieux Mystère harcelait ma pensée :

« Gestas, dixt li Signor, entrez en Paradis. »

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III

 

Que la voix de tes cloches semble désespérée, église du vieux Carnac, lorsqu’au déclin du jour elle réveille, de sa plainte, le vaste sommeil de la lande assoupie !...

Le soir tombait. Les dernières lueurs du soleil s’éteignaient dans l’Océan, faisant flamber la vague et pailletant d’étincelles les grèves de Quiberon. Vers l’Orient, la nuit estompait le ciel, percé déjà par le scintillement des étoiles, et, dans le lointain, les grandes sapinières de Kerlescant s’emplissaient d’ombre et de terreur. La route qui longe le galgal du Saint-Michel, cette montagne sépulcrale, était encombrée par un peuple en gaieté : on chantait, on hurlait, – derniers échos de la fête du jour. Le biniou faisait entendre sa note criarde, et plus criarde encore lui répondait la flûte de sureau, la bombarde monotone. Bientôt, des hommes se tenant par la main commencèrent à danser le hroal. Une étrange farandole, ce hroal breton ! En cadence, chacun se balançait sur la jambe gauche, puis sur la droite, sautait lourdement à deux pieds, et recommençait le branle en gambadant. « Souffle ! souffle ! Couëdic ! Souffle à en crever, vieux païen ! » Et il soufflait, soufflait, le vieux païen, en franc ménétrier du Diable, sans reprendre haleine. Accroupies à terre, de chaque côté du chemin, les femmes regardaient la danse, immobiles et silencieuses. De la voix et du geste, nos gars les lutinaient. « Viens ! Viens, l’Yvonnette, tes quatre amoureux se trémoussent avec nous !... Et toi, Corentine, la bégueule, t’as donc ben peur de m’sieu le curé ?… » Lazzis perdus ! Yvonnette ou Corentine, nulle ne bougeait : il faisait trop clair encore... Et l’ombre nous enveloppait, d’instant en instant plus épaisse, et le biniou comme la bombarde nasillaient leurs trois notes, sans trêve ni repos. Enfin, n’y tenant plus, une fille se souleva du sol et, d’un bond, se jeta dans le branle. Une clameur de joie accueillit sa venue. « Ben çà ! Ben çà ! » Alors, deux, dix, vingt femmes s’élancèrent comme elle, les mains s’entrelacèrent, le hroal se déroula, serpentant et se tordant, tout noir sur la poussière blanche du chemin.

La voix d’un danseur s’éleva, chantant une complainte reprise en chœur :

 

            Dans la peine, dans l’ouvrage,

            Dans les divertissements,

            Je n’oublie jamais ma mie,

            C’est ma pensée en tous temps.

 

Étendu sur la bruyère, au pied d’un de ces murs de pierres sèches, – clôture habituelle des friches bretonnes, – je me laissais bercer par cette mélopée, goûtant avec volupté le grand oubli de moi-même.

Ô vestiges indélébiles de notre origine première, me disais-je, comme on vous retrouve partout ! Ce hroal breton n’est-il pas le Ζωρος des Hellènes emprunté sans doute aux premiers Aryas, et les Aryas eux-mêmes... ?

– Darling ! murmura près de moi une voix, en anglais, ma Bella, que je vous aime !

– Non, Harris, répondit une autre voix, non, vous ne savez pas aimer !

Je levai les yeux. Un homme et une femme se tenaient debout, à quelques pas. Ils étaient amoureusement enlacés l’un à l’autre, l’homme soutenant la femme par la taille, la femme penchant la tête sur l’épaule de l’homme. Complètement perdu dans l’ombre du mur, je les pouvais voir ; eux ne me voyaient pas.

– Harris O’Riardan, reprit la femme d’un ton railleur, que vous êtes courageux, ce soir ! On voit bien qu’il n’est pas ici, lui !

Et ce Lui était prononcé d’un accent indéfinissable où vibraient, à la fois, la haine, la colère et le mépris.

– Lui, continua-t-elle, il pratique en ce moment l’un de ses sacrilèges habituels ; il évoque les morts et blasphème le Tout-Puissant. Pourquoi ne l’avez-vous pas suivi, Harris ?

Celui qu’elle venait d’appeler Harris O’Riardan répliqua :

– Il m’a défendu de le suivre.

Et un frisson parut agiter ses membres.

La femme se mit à rire avec emportement :

– Comme vous tremblez, pauvre ami, et comme vous avez peur !

– Oui, j’ai peur, dit l’homme d’une voix sourde ; et, s’animant par degrés : J’ai peur, car Lui, c’est un Voyant terrible ! Regardez autour de vous, Bella, ne reconnaissez-vous pas ces lieux dont il parle sans cesse, – ce pays qu’habitait jadis, affirme-t-il, un O’Riardan, mon grand-père. Voici le mont Saint-Michel, l’énorme tombe où dorment depuis tant de siècles les trépassés inconnus que Lui connaît ; plus loin, voilà ces pierres aux formes bizarres et la lande que se plaisent à hanter les âmes, où le vivant peut converser avec le mort. Regardez encore. Ces dunes qui s’enfoncent dans l’Océan, n’est-ce pas Quiberon ? la presqu’île par Lui si souvent détestée et dont le Voyant a dit : « C’est la terre où Larmor doit accomplir sa rédemption... » Larmor ! Quel est-il donc, celui-là ?... Oh ! que de fois, là-bas, à Dublin, dans notre maison de Sackville-street, ne les a-t-il pas décrits, ces lieux… et pourtant, jamais, jamais, il ne les avait vus !

– Mensonges ! interrompit la femme en haussant les épaules. Il les avait visités sans doute, lors de la guerre de France, quand, dans sa folie stupide, il quitta sa patrie pour s’en aller combattre sous un drapeau qui n’est pas le sien !

– Non ! Il ne les avait pas vus, reprit l’homme avec force. Lorsqu’il vint en France, j’étais avec Lui, car partout où il va, malgré moi-même, moi, je vais. Il ne les avait pas vus, car il disait : « J’ai défense de les voir avant l’heure. »

Tous deux gardèrent pendant un instant le silence. Le hroal breton s’agitait avec frénésie, et les danseurs hurlaient leur refrain :

 

            Ma mie reçoit de mes lettres

            Par l’alouette des champs ;

            Elle m’envoie les siennes

            Par le rossignol chantant.

 

– Harris, demanda lentement la femme, pourquoi donc, puisque vous m’aimez, moi, ne le haïssez-vous pas, Lui ?

– Il fut mon bienfaiteur, répondit l’homme, il est mon père... Ne me regardez pas ainsi, darling, oh ! pas ainsi !... Ah ! Bella, avant que vous n’entriez sous notre toit, je l’aimais tant !... Pourquoi m’obligez-vous à répéter ici ce que je vous ai confié si souvent ? Puis-je oublier qu’il m’a tiré de la plus abjecte misère !... Oui, oui, je croupissais dans la plus abjecte misère, et pourtant, Harris O’Riardan est, paraît-il, de noble race. Mes parents étaient morts et l’on m’avait confié, chétif abandonné, à un ivrogne, à un vagabond habitué des work-houses. Mon Dieu ! comme je me souviens encore du jour, – un jour d’hiver neigeux et glacé, – où il pénétra dans notre bouge de Bathurst-lane, au quartier de Liberty ! Mon compagnon gisait ivre mort dans un coin, et moi, moi, je venais de voler !... Soudain, la porte s’ouvrit : c’était Lui !... Sans prononcer une parole, il marcha droit vers moi, me contempla longuement en silence, et, posant sa main sur ma tête : « Pauvre, pauvre enfant, s’écria-t-il, voilà bien longtemps que je vous cherche ! » Je le suivis... Qui était-il ? Je l’ignorais ; et nul ne put jamais me le dire. Et je devins son fils, mieux encore, son disciple ! Il m’enseigna la Grande Science, il me dévoila le secret terrible, le secret de la vie et de la mort... Le haïr !... Bella... Le haïr ! lui qui fut si bon pour moi !...

– Et pour moi aussi, reprit la femme avec colère, pour moi aussi ! Et voilà pourquoi je le hais !... Oui, il fut bon pour Bella. Il me ramassa également, misérable et affamée, dans un taudis de notre ville. En ces jours-là, ma mère, ma propre mère, voulait faire trafic de sa fille et vendre publiquement ma chair. Dame ! elle avait faim, ma mère, et moi aussi ! Vous faites un geste de dégoût, Harris ?... Eh bien, Lui, il m’épousa, l’imbécile !...

Elle s’interrompit pour jeter un rire nerveux.

– Il m’épousa ! Ah ! vrai ! je lui dois peut-être de la reconnaissance !... De la reconnaissance ?... Mais quelle autre qu’une affamée telle que moi l’eût accepté pour mari, cet athée, ce somnambule, cet évocateur de morts, ce damné qui porte au front un stigmate de l’Enfer ?... De la reconnaissance ? Mais puisqu’il m’aimait ! Est-ce qu’une femme doit de la reconnaissance à tous ceux qui l’aiment ?... Oui, certes, il fut bon pour moi, et pourtant je le hais ! ô Dieu, je le hais !... autant, mon Harris, que je vous adore !

Et, la femme amenant vers son visage le visage de l’homme, je les vis tous deux s’embrasser longuement.

Les chanteurs du hroal hurlaient toujours leur refrain en dansant :

 

            Sans savoir lire ni écrire

            Nous lisons ce qui est dedans,

            Il y a dedans ces lettres :

            Aime-moi, je t’aime tant !

 

– Vous l’avez juré, dit la femme rompant de nouveau le silence, vous l’avez juré, Harris, la veille de notre départ... J’ai quitté l’Irlande, esclave de ce réprouvé, je n’y veux retourner que libre... Oh ! être libre ! Et pouvoir nous aimer sans contrainte et sans remords !...

– Sans remords ! fit l’homme avec un accent douloureux.

Tous deux ils s’éloignèrent.

Je les voyais, dans la nuit, marcher lentement, lentement, s’arrêter, échanger quelque baiser, et, lentement, marcher encore. Maintenant, ils se taisaient, serrés l’un contre l’antre.

– Demain ! dit une dernière fois la femme.

Et, dans un murmure indistinct, il me sembla que l’homme répondait :

– Demain.

 

 

IV

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« Le lieu qu’aiment à hanter les âmes, avait dit cet homme, la lande où le vivant peut converser avec le mort »... Et une voix parla en moi, qui disait : Ose voir !

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V

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La lande de Kermario s’étendait au loin, solitaire ; nul bruit humain ne traversait l’immensité de son silence. La nuit était brûlante – une nuit bleutée que ne diaprait aucun nuage ; et dans les profondeurs du ciel, par millions scintillaient les étoiles. Aucun souffle de vent ne passait sur la plaine ; les ajoncs se tenaient immobiles ; tout entière, la nature était anéantie dans un pesant sommeil... Et debout, semblant jaillir de la bruyère, se dressaient les menhirs énormes, noirs sur le jaune lumineux des fleurs de lavande... et leurs alignements s’allongeaient, s’allongeaient à perte de vue, s’enfonçant, fantastiques, dans les bruées mystérieuses du lointain.

Depuis longtemps, déjà, je contemplais la désolation de cette solitude, j’écoutais la grande voix de ce silence. Le temps s’écoulait. Là-bas, l’horloge de Carnac sonna onze heures. Presque aussitôt, vers l’orient, une lueur incendia l’horizon : la lune se levait. Je me mis en marche pour regagner la ville ; mais cette même voix qui, dans mon cœur, avait dit : Va !... me cria : Reste !…

Je restai.

Tout à coup, d’une ferme perdue par la lande, monta dans l’air le gémissement d’un chien. Oh ! l’effroyable sanglot, la plainte douloureuse !... Comme elle s’exhalait, tantôt sourde, tantôt vibrante ! Comme elle se prolongeait, lamentable, en traversant l’espace : le chien hurlait la mort.

Un frisson courut sur ma chair...

La lune, maintenant, émergeait des abîmes de l’horizon, étalant ses blancheurs sur les fougères... Ah !!... Un cri s’étrangla dans ma gorge... Là ! là ! devant moi, se tenait un homme – un homme tout pareil à quelque trépassé qu’aurait rejeté la tombe : les rayons blafards de la lune l’enveloppaient comme d’un suaire.

C’était un homme jeune encore, mais nul n’aurait pu dire son âge. Ses traits fiers et hautains, sa taille élevée, la mâle carrure de ses épaules, tout en celui-là dénonçait la puissance et la force. De longs cheveux noirs encadraient un visage sans barbe, et si pâle, si effroyablement pâle ! Ses yeux, enfoncés sous leurs orbites, brillaient dans la nuit : fixement, ils regardaient le vide. Debout sur un menhir renversé, l’homme demeurait immobile. Parfois, un soupir convulsif soulevait sa poitrine, et sa tête se courbait aussitôt comme sous le faix d’une trop lourde désespérance. Parfois encore il portait vivement la main à son front, et un cri de douleur s’échappait de ses lèvres. Alors, quand il écartait ses doigts, je croyais entrevoir, lui traversant le front, deux cicatrices rougeâtres toutes pareilles à des larmes, pareilles aussi à deux taches de sang... Et l’heure fuyait, et les minutes du temps tombaient une à une dans l’éternité.

Enfin, il rompit le silence, et sa voix passa jusqu’à moi.

« Venez, disait-elle, oh ! venez, Vous qui, dans le cercle des existences humaines, m’avez connu, m’avez aimé, – Vous qui n’êtes plus et qui êtes toujours, – Vous qui, traversant la mort, avez atteint la vie, – ô trop heureux affranchis de l’Épreuve, Victorieux des trois Victoires, Vainqueurs par la Science, par l’Amour et par la Force, ô mes frères, venez à moi : je touche au terme de mon pèlerinage et j’ai peur ! »

Épouvanté, glacé d’effroi, je m’étais ramassé sur moi-même, et, accroupi à terre, caché dans l’ombre d’un menhir, j’allongeais la tête pour voir. De tous les points de la lande, la cohue des démons allait-elle surgir ? Comme une traînée d’oiseaux, les trépassés, accourant des profondeurs de l’espace, allaient-ils s’abattre autour de nous ?... Mais non : pas un murmure ne traversa la nuit, pas un souffle de vent ne fit onduler la bruyère. Et pourtant, ils devaient être là tous, oui, tous... car l’évocateur reprit :

« Demain !... oh ! demain !!... Demain, l’anniversaire de mon crime et le terme fixé à mon expiation !... Demain, la souffrance me tordant le cœur et le râle s’étranglant dans ma gorge !... Demain, le froid, la stupeur et l’anéantissement !... Et demain, la lueur lointaine, la clarté grandissante, l’éblouissement !... Terreur ! terreur !... Quelle sera la sentence prononcée quand, m’élançant hors de la Nuit et voulant m’abîmer dans la Lumière, je crierai : Moi aussi, j’ai subi ma rédemption : moi aussi, je suis purifié !... »

Il se tut, et les voix silencieuses lui répondirent sans doute ; alors, sa parole se fit amère :

« Oui, je le sais, mon crime fut horrible, mon forfait infâme ; mais j’ai expié, car j’ai souffert, ô Dieu ! j’ai souffert !... »

Et de nouveau, son lamentable soupir monta vers le ciel.

« J’ai expié, cria-t-il avec force, car j’aime et je ne suis pas aimé !... J’ai expié, car je suis outragé et je me refuse à châtier l’outrage !... J’ai expié, car je hais, et moi, le fort, je ne me suis pas vengé !... »

Sa face, à présent contractée, était devenue mauvaise, et, pareilles aux yeux des fauves, ses prunelles brillaient dans la nuit. Mais, bientôt, semblable à l’enfant qu’un refrain murmuré tout bas assoupit, puis endort, il parut se calmer. Une étrange prostration s’empara de lui : sa tête s’inclina avec résignation :

« Hélas ! hélas ! » fit-il encore.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Soudain, – m’avait-il aperçu ? – il allongea le doigt vers moi, et, terrible :

– Hors d’ici, sacrilège !... Arrière, toi qui viens surprendre le secret de mes défaillances et de mes lâchetés !

Et moi, brusquement redressé debout, je me mis à courir et je m’enfuis.

 

 

VI

 

L’absurde rêve !...

Six heures du matin sonnaient ; le soleil entrait, clair et chaud, par la fenêtre de mon grenier ; je sautai hors du lit, m’habillai à la hâte et descendis. Dans la cuisine de l’auberge, la dame Lautrem se démenait déjà autour de ses fourneaux, aidée par les deux servantes aux coiffes blanches.

– Hâtez-vous, monsieur, me dit la vieille hôtelière, M. Gestas est averti ; je vais vous présenter.

En même temps, elle ouvrait une porte et entrait dans la salle à manger attenante à la cuisine. Je m’arrêtai sur le seuil. À l’un des angles de la salle, trois personnes étaient assises autour d’un thé dressé : deux hommes portant le costume de clergyman anglais et une jeune femme vêtue de noir.

– Monsieur Longchamp ? dit l’un des hommes en se levant.

Il se dirigea vers moi et je restai immobile, comme pétrifié ; je venais de reconnaître le personnage de la lande, l’évocateur des âmes !... Oui, c’était bien le même, avec ses cheveux noirs, son visage pâle et les deux cicatrices rougeâtres qui lui traversaient le front. Mais lui, sans remarquer ma stupeur :

– Monsieur Longchamp, l’éminent archéologue, l’auteur de l’Essai sur les Trioedd Barddas ?

Je m’inclinai, modeste en apparence, bien qu’en secret commettant le péché d’orgueil.

– Soyez le bienvenu ! continua M. Gestas ; et il me tendit la main.

L’avouerai-je ? Je la pris non sans quelque répugnance. Quelle sottise, pourtant ! C’était bien, ma foi, la main d’un homme, d’un homme aimable et charmant qui m’avait lu, celui-là, et qui me rendait pleine justice.

– Soyez le bienvenu ! me dit-il pour la seconde fois ; et, tenant toujours ma main dans la sienne : Voilà longtemps, si longtemps, monsieur, que je vous attends !

Je le regardai avec surprise et, vivement, dégageai mes doigts de son étreinte. Il ne parut même pas s’apercevoir de mon brusque mouvement.

– Je vais vous présenter à ma femme, fit-il en souriant.

Se tournant alors vers la dame assise dans un coin de la pièce :

– Bella ! monsieur Longchamp, un ami de moi connu sans qu’il me connaisse.

À ce nom de Bella, j’eus peine à réprimer un tressaillement ; et, tandis qu’elle me dévisageait avec une moue dédaigneuse, j’étudiais sa physionomie. La femme pouvait avoir environ vingt-cinq ans ; son teint mat, ses cheveux châtains, deux grands yeux d’un bleu sombre éclairant sa figure, tout en elle indiquait son origine irlandaise. Elle abaissa légèrement la tête, sans m’adresser une parole.

– Et voici, mon cher ami, poursuivit, toujours souriant, M. Gestas,... Harris O’Riardan, mon enfant d’adoption...

Il prononça d’une voix lente ces trois mots « mon enfant d’adoption ».

Bella lança sur son mari un regard étrange. M. Harris O’Riardan, un homme d’une trentaine d’années, à la taille chétive, aux joues rosées, aux yeux gris clair, aux cheveux d’un blond pâle, me salua froidement.

– Maintenant, dit M. Gestas, partons !

Et, comme nous franchissions la porte, il ajouta, se parlant à lui-même :

« Le témoin annoncé est venu : le pèlerinage commence. »

À la porte de l’hôtel attendaient deux Bretons en costume de dimanche.

– Voici les bateliers, dit la dame Lautrem en les désignant.

Ils vinrent à nous, et, ôtant leurs larges chapeaux, s’inclinèrent avec respect.

– Monsieur Gestas me reconnaît-il ? dit le premier de ces hommes... Léonnec ?... Jean-Paul Léonnec ?...

– Et moi, reprit le second, moi, le petit Corant... Corant de Plouarnel ?…

Gestas les regarda :

– Où vous ai-je connus, mes amis ?

Léonnec se mit à rire :

– À la bataille du Mans, pardi ! près du pont de l’Huisne. C’est là que les obus crevaient et tonnaient ! Quelle misère ! J’étais près de vous... Ah ! bon Dieu, vous n’aviez pas froid à l’œil ! Vous nous disiez : « Regardez donc la mort en face ; elle aura peur !... » Peur ? la gueuse !... Bah ! mais en vous voyant, vous, étranger, combattre pour la France mieux que nous, Français, je sentis une grande honte m’entrer au cœur. J’étais lâche, je devins brave... Monsieur Gestas, vous m’avez appris à aimer la patrie, je vous bénis.

– Eh ben ! et moi donc, dit à son tour le second de ces hommes, j’en étais aussi de c’te mitraillade !... C’est là que je vous ai connu, cher monsieur... Du plomb allemand m’avait jeté par terre ; je hurlais de douleur et j’appelais les camarades... Faillis couards, les camarades !... Ils avaient bien autre chose à faire que d’écouter le petit Corant ; ils filaient à toutes jambes... Seul, vous m’avez entendu, vous m’avez soulevé dans vos bras et chargé sur vos épaules ; sans vous, la vieille mère Annette n’aurait plus de gars... Monsieur Gestas, vous m’avez appris à aimer l’humanité, je vous bénis !

Gestas s’inclina et répondit simplement :

– Que n’ai-je pu vous apprendre aussi à aimer mon Dieu !

On se mit en route.

– Ainsi, dis-je à mon tour, vous vous trouviez, monsieur, à cette lamentable journée du Mans ?

– Oui, me répondit-il. À la première nouvelle des désastres de la France, je quittai l’Irlande pour venir combattre dans vos rangs... Oh ! n’admirez pas ! Je devais impérieusement le faire ! Mais je ne pus arriver que pour assister à la défaite suprême. Hélas ! pourquoi ne suis-je pas mort ce jour-là ?... Mais non, l’épreuve eût été par trop douce !...

Nous suivions, en silence, le chemin qui mène vers la plage. En avant, marchaient les bateliers causant à voix basse ; puis Gestas et moi ; derrière nous, Harris et Bella, tous deux allant de ce pas tranquille des amoureux qui veulent s’attarder. Gestas était sombre et taciturne. Un mouvement nerveux l’agitait ; parfois, il s’arrêtait brusquement et brusquement reprenait aussitôt sa marche. Il ne retourna pas une seule fois la tête.

– Et vous avez osé, monsieur le savant, me demanda-t-il tout à coup, écrire cette phrase : « Seul, tu es mon Dieu, Toi qui, par l’expiation, contrains l’Homme à devenir Dieu ! »

– Certes, répondis-je. Mais bien avant moi, et beaucoup mieux encore, les Druides, ces premiers adeptes de la Grande Science, avaient dit : « Trois choses nécessaires pour le triomphe de l’Homme : souffrir, changer, choisir. »

– Souffrir, changer, choisir, répéta lentement Gestas d’une voix tremblante.

– Oui, la formule de toute rédemption.

– Oh ! la rédemption ! s’écria-il douloureusement.

Une rougeur fugitive empourpra son visage, et vivement, il porta la main sur les deux taches de son front.

 

 

VII

 

La chaleur déjà était accablante. Aucune brise ne traversait l’air pesant et enflammé. La mer, d’un bleu transparent, s’étendait, plane et polie, sans ondulations comme sans rides.

– Nous ne pouvons mettre à la voile, dit le patron Léonnec ; allons ! il faut ramer.

Et, se courbant sur l’aviron, les bateliers commencèrent à battre l’eau en cadence.

Harris O’Riardan et Bella étaient assis l’un près de l’autre, à l’arrière de la barque ; moi, je me tenais non loin d’eux ; et, debout à l’avant, Gestas, la tête nue, les bras croisés, regardait. Tous, nous nous taisions.

Le paysage était superbe. À gauche, se dressait le petit îlot de Houat avec sa ceinture de récifs que le flot déferlant frangeait d’écume ; devant nous, dans les brumes azurées du lointain, Belle-Isle semblait barrer l’horizon ; sur la droite s’allongeait, plate, jaune et dévastée, la presqu’île de Quiberon. Çà et là, pourtant, entre ses dunes, se montraient, – taches d’un vert sombre, – quelques sapins rabougris que le grand vent d’hiver avait courbés, tordus, torturés.

– En ces jours-là, dit Gestas rompant le silence, ces arbres n’existaient même pas.

– Ils sont plantés depuis peu, répliqua Léonnec, mais ils ne peuvent pousser.

– Et rien ne poussera jamais sur cette terre maudite, murmura Gestas, jamais, jamais !

De nouveau il se tut. Les bateliers ramaient péniblement ; la somnolence me gagnait ; Harris et Bella se souriaient l’un à l’autre, et, toujours à l’avant de la barque, Gestas regardait.

– Patron, dit le petit Corant à son compagnon, l’aviron devient lourd, nous n’allons plus ensemble. Chantez donc quelque chose qui nous remette en cadence.

Et Léonnec se mit à chanter, sur trois notes, une complainte monotone dans ce breton morbihannais que les puristes de Quimper appellent dédaigneusement un dialecte, et que je proclame, moi, le breton primitif... Elle était curieuse, même bizarre, la complainte, et j’écoutai.

« Alleluia ! d’Auray à Pontivy, les cloches ont sonné, et d’Auray à Hennebont elles ont sonné encore. Et vous, les gars, sortez de vos maisons, démanchez la faulx, décrochez la carabine et mâchez la balle ; l’heure bien-aimée est venue, l’heure de la bataille !... De profundis.

– Quelle est cette complainte ? demandai-je. Elle ne se trouve certainement pas dans le Barzoz-Breiz.

– Je ne puis vous dire, monsieur, répondit Léonnec. Mon père, un ancien du village de la Trinité, la chantait, et son père, paraît-il, la chantait aussi. Je n’en sais pas davantage.

Il continua :

« Alleluia ! l’heure bien-aimée est venue, l’heure de la bataille... Et ils se sont réunis, frémissant de colère, dans la vaste lande d’Elven. Georges est au milieu d’eux, et ils l’entourent, car voici le moment de châtier le Gallo insolent, le Bleu infâme, ces hommes qui boivent le sang des hommes comme l’ivrogne boit le cidre. Les saints recteurs, les bons prêtres sont là aussi ; ils ont béni les armes : le Breton qui mourra en ces batailles ira droit en Paradis. De profundis. »

Un brusque mouvement fit osciller la barque : Gestas s’était violemment retourné, et, de son œil morne, il regardait fixement le chanteur.

« Alleluia ! reprit Léonnec, le Breton qui mourra en ces batailles ira droit en Paradis... Georges leur a parlé : « Les fils ! des vaisseaux venus d’Angleterre, arrivent pour nous délivrer, des vaisseaux où ont pris place tous les braves, tous les preux, tous vos nobles : O’Riardan qui jamais n’eut peur, Larmor le loyal qui...» »

– Larmor ne fut qu’un infâme, interrompit sourdement Gestas. Que son nom disparaisse de l’Histoire comme, ce soir, ses ossements auront été rejetés de la tombe !

Le silence, de nouveau, se fit profond, écrasant, étrange. Nous avancions bien lentement. Là-bas, au-dessus de Belle-Isle, un petit nuage blanc montait, éclatant, dans l’azur sombre du ciel.

– Nous aurons de l’orage avant la nuit, dit Léonnec, qui, appuyant sur la rame, reprit machinalement sa complainte.

« Alleluia ! Ils sont là, balancés sur leurs ancres, les vaisseaux venus d’Angleterre, les grands vaisseaux noir et blanc aux canots luisants... Jésus-Marie ! les voilà donc enfin !... À la mer ! à la mer, les canots qui vont débarquer les braves ! Et Puisaye dit : « Le plus brave est celui qui, le premier, touchera la terre. » O’Riardan a répondu : « Ce sera moi ! » Mais déjà Larmor s’est jeté dans les flots, Larmor le loyal... »

– Tais toi ! Oh ! mais, tais-toi donc ! cria Gestas, et, saisissant le bras du batelier, il le tordit avec violence.

Bella s’était levée, et, du doigt montrant son mari :

– Cet homme est fou !

– Non, dit Harris blême comme un suaire, il voit !

Gestas s’affaissa pesamment sur son banc. Le visage plongé dans ses mains, il se taisait, et j’entendais sa respiration haletante. Je le touchai à l’épaule.

– Monsieur, que chantait donc cet homme ? osai-je demander.

Alors, laissant retomber ses bras, il me répondit d’une voix dure :

– La légende de Quiberon.

 

 

VIII

 

La barque ressentit un léger choc ; elle venait de toucher le fond. Mais quelques brasses, à peine, nous séparaient du rivage, et le flot baissait rapidement. Devant nous s’épanouissait une petite anse sablonneuse aux dunes jaunâtres parsemées de granit noir. À gauche, une redoute à peu près effondrée, le fort du Sud, laissait entrevoir derrière son parapet la gueule de quelques vieux canons ; à droite, le hameau de Port-Haliguen éparpillait ses maisons sur la grève.

– C’est ici ! dit Gestas en secouant sa torpeur... Ici !... Quatre-vingts ans, déjà !...

Il eut l’air de se débattre contre une volonté supérieure à la sienne, mais, comme vaincu en ce combat intérieur :

– Écoute, Harris, et comprends !... Larmor fendait le flot, courant vers le rivage, pour aborder le premier de tous. Une main se posa sur son épaule : O’Riardan était près de lui et le regardait... comme tu me regardes – toi – en ce moment... Il était noble, très noble, le comte O’Riardan – de famille irlandaise réfugiée en France avec Jacques II ; mais non moins noble que lui était le baron de Larmor – des Larmor se firent tuer aux Croisades !... Tous deux, officiers du Roi, habitaient des seigneuries voisines : O’Riardan, ce château qu’on aperçoit à droite, perdu dans les bruyères, en descendant la rivière d’Auray ; – Larmor, ce vieux repaire dont les tours éventrées se voient encore sur la côte du Morbihan, parmi les sapins noirs et les grands chênes sombres. Oh ! comme le vent d’hiver gémit avec désolation quand il passe, en les courbant sur ces futaies énormes ! Comme, aux journées d’automne, la nuée des corbeaux croasse lugubrement autour de ces ruines solitaires !... Et tous deux ils étaient braves, très braves, le baron de Larmor et le comte O’Riardan. Depuis trois années, déjà, ils avaient émigré, respirant depuis trois années la haine de leur pays. Maintenant ils débarquaient sur la côte de France pour égorger des Français, portant la casaque anglaise aux poches bourrées de pounds anglais... Ah ! malheur au sacrilège qui ne sait pas t’aimer, ô toi dont le sol est fait de la poussière de nos pères, toi qui reçois l’empreinte des premiers pas de nos enfants, chose deux fois sacrée, grande famille, puissante mère, Patrie !

Je m’étais rapproché de Gestas et je contemplais, presque avec terreur, ce Voyant pour qui le passé était si bien présent, ce vivant qui revivait la vie des morts. Seule, Bella était demeurée assise, et, un sourire de dédain aux lèvres, elle battait de son ombrelle le plancher de la barque.

Gestas continua :

– « Larmor, dit O’Riardan en lui étreignant le bras, je te hais ! » Larmor haussa les épaules. « Oui, je te hais, poursuivit le comte, et tu viens encore de me voler ma part de gloire ! »

Larmor se mit à ricaner ; il pensait : « Ta part de gloire, tout comme je t’ai ravi déjà ta part d’amour, ton lot de bonheur !... » « Un de nous deux, poursuivit O’Riardan, est de trop ; celui-là doit disparaître ! » Et Larmor se taisait toujours, mais il pensait :

« Ce sera toi !... » Une idée infâme venait de sourdre en son esprit !... Viens ! commanda Gestas apostrophant Harris, viens ! Il faut enfin que tu saches ! »

Alors, sautant de la barque, il se mit à courir vers la grève.

– Harris, dit Bella retenant par la main le jeune homme, comte O’Riardan, vous l’avez juré !

Elle se rapprocha de lui, et tout bas, tout bas, murmura en anglais deux mots :

– Ce soir.

 

(À cet endroit, le manuscrit était interrompu ; plusieurs pages laissées en blanc coupaient le texte ; puis le récit reprenait.)

 

 

IX

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et nous allions.

« Hue ! hue ! aïa ! » Le voiturier fouaillait sa bête à tour de bras. Le petit cheval breton secouait rageusement la tête et partait à fond de train. La charrette éprouvait un soubresaut énorme, et, tous les quatre, nous secouait à durs cahots. Quel étrange équipage, le seul que l’on ait pu trouver dans le village du Port-Haliguen !...

« Hue ! hue ! aïa ! » Gestas avait dit à l’aubergiste :

– D’abord, au hameau de Lenneiz ; puis au fort Penthièvre ; enfin, à la Chartreuse d’Auray !

L’aubergiste, tout en prenant son café délayé d’eau-de-vie, son « petit gris », avait répondu :

– Aujourd’hui, deux août, jour jusqu’à huit heures. Donc tout cela peut se faire ; mais vous n’arriverez pas avant l’orage...

« Hue ! hue ! aïa ! » Le cheval courait, ventre à terre, et les paysages se succédaient rapidement devant nos yeux. Derrière nous, déjà, le bourg de Quiberon et son haut clocher carré ; à droite, maintenant, le village de Saint-Pierre et ses menhirs... Ah ! vieux et chers amis, vous que j’étais venu revoir, était-ce donc ainsi que je tenais la promesse faite à moi-même ?... Mais non, je ne pensais guère à vous ; moi aussi, je voulais savoir ce qu’était ce Larmor.

« Hue ! hue ! aïa ! » La lande !... la lande !... la lande ! avec ses ajoncs épineux, ses fougères vertes et sa diaprure de bruyères roses et de fleurs jaunes... la lande ! Oh ! que de charmes en ta désolation ! que de beautés en ta laideur ! terre de la grande poésie, Bretagne !

« Hue ! hue ! aïa ! » Le petit nuage blanc qui flottait, le matin, au-dessus de Belle-Isle, s’étalait maintenant sur nos têtes, noir, sinistre et recélant l’orage. Le vent commençait à souffler. À droite, le flot de la baie clapotait contre le rivage ; à gauche, l’Océan, « la mer sauvage », tordait ses vagues sur les récifs et s’argentait d’écume. Là-bas, au large, « l’écueil des hurleurs » s’emplissait de sanglots.

« Hue ! hue ! aïa ! »... Nous avions traversé la presqu’île en toute sa longueur. À l’endroit où une langue de terre la soude au continent, sur un monticule de sable et de boue se dressait une maison...

Arrête ! commanda Gestas ; et, le premier de nous, il sauta à terre.

 

 

X

 

C’était une maison d’aspect sordide, aux murs de pisé crevassés par zigzags, à la toiture de chaume défoncée et rongée de mousse. Depuis bien des jours, sans doute, elle s’élevait ainsi, solitaire sur la dune, et depuis bien des jours la rafale de mars et la bise de novembre la harcelaient de leurs morsures et la battaient de leurs tourbillons. Un mur bas, de pierres sèches, formait un étroit enclos dans lequel poussaient, ondulant au moindre veut, quelques épis de sarrasin à la fleur glabre. Devant la porte, un tas de fumier dégageait ses vapeurs et laissait suinter, goutte à goutte, un purin nauséabond. Tout cela disait l’abandon ; tout cela puait aussi la pauvreté et la faim.

Gestas pénétra dans l’enclos. Tout à coup, un chien accroupi contre la maison se leva et d’un bond s’élança vers nous : un de ces hauts chiens de berger au poil ras, à l’œil sanglant, aux crocs énormes... mais il s’arrêta net, se coucha sur le ventre et se prit à trembler de tous ses membres. Gestas marchait lentement vers la maison. Alors, le chien se mit à reculer devant lui, pas à pas, poussant un hurlement douloureux, continu, – cette même plainte effroyable que j’avais entendue, la veille, dans le silence de la lande de Kermario. Harris, toujours très pâle, saisit une pierre et voulut la lancer sur le chien.

– Il ne se taira pas, dit Bella qui allongeait la lèvre avec dégoût, il a flairé le cadavre !

La porte était fermée au-dehors par un loquet, Gestas l’ouvrit, entra et la referma sur nous.

L’intérieur de ce logis était chose vraiment immonde. Une seule pièce formait l’habitation entière. La terre battue qui tenait lieu de plancher était creusée par la pluie dégouttant de la toiture aux jours d’orage. Sur les murailles, autrefois blanchies à la chaux, la fumée et la poussière s’étalaient par larges plaques. Une table en maint endroit tailladée par le couteau, et quelques escabeaux branlants, étaient tout le mobilier de ce réduit sordide. Dans un coin de la chambre, un lit semblait incrusté dans la muraille – le lit breton en forme d’armoire, aux sculptures grossières, au bois vermoulu et piqué par le ver. Deux rideaux de calicot rouge, rabattus, fermaient ce lit. Le jour, assombri déjà au dehors, filtrait avec peine à travers l’unique vitrage poussiéreux et crasseux ; il faisait presque nuit en ce taudion...

Personne !...

Soudain, une voix humaine toute semblable à un râle parla dans un coin de la chambre :

– Le traître ! le traître !

Aussitôt, les rideaux de calicot rouge s’agitèrent, puis s’ouvrirent, et un homme apparut dans la pénombre, assis sur le lit : un grand vieillard d’aspect presque centenaire. De longs cheveux d’un gris verdâtre tombaient sur ses épaules ; des poils de barbe blanche garnissaient en brosses les cavités de ses joues ; le rictus de sa bouche laissait voir des gencives privées de dents ; sur ses yeux s’étendaient deux larges taies blanches : le vieil homme était aveugle. Il allongea vers nous un doigt, tremblotant, et, pour la seconde fois :

– Le traître ! le traître ! murmura-t-il.

Gestas marcha vers le vieillard et lui posa la main sur l’épaule.

– Oui, oui, dit-il, quatre-vingts ans déjà se sont accomplis !... Et, d’un accent de mélancolie profonde : En ces jours-là, tu entrais à peine dans la vie, et tu vas en sortir, à présent... De l’enfance, tu es retourné à l’enfance.

– Le traître ! bégaya pour la troisième fois l’homme assis sur le lit.

Et des mots bizarres, des phrases vides de sens sortirent par hoquets des lèvres du misérable idiot.

– « Le général Hoche est là, disait-il, assis, là !... » – et, du doigt, il montrait un long coffre breton placé près du lit. « À ses côtés a pris place l’homme arrivé d’hier, l’homme aux longs cheveux, l’homme à l’écharpe tricolore, l’homme de la Convention !... Ah ! doux Jésus ! Bonne sainte Vierge ! que va-t-il se passer ?... Le général se lève... il marche avec colère : « Ainsi donc, pas de capitulation ? – Pas de capitulation ! répond l’homme à l’écharpe. – Et tous, tous passés par les armes ? – Passés par les armes ! » répond encore l’homme... Moi, je regarde ma mère qui, à genoux près de la cheminée, prépare un repas... Elle pleure... Depuis ce matin, le père a disparu : il est allé rejoindre les autres là-bas... Le général s’arrête de nouveau et dit : « Depuis quinze jours, les émigrés sont maîtres du fort Penthièvre ; ils s’y sont retranchés ; enlever le fort sera dur. – On enlèvera le fort ! » dit simplement l’homme à l’écharpe... Pif ! paf ! des coups de fusil... « Qu’est-ce que cela ? » Un aide de camp se précipite dehors et rentre aussitôt : « On vient de s’emparer d’un drôle qui rôdait autour de la maison. Il demande instamment à te parler. – Qu’il entre !... » Ah ! ah ! le voilà !... Un large chapeau est rabattu sur son visage ; il porte la veste et la braye de nos paysans. Le général l’interroge : « Que me veux-tu ? » Le paysan répond, et il parle en bon français : « Depuis quinze jours, les Blancs sont maîtres de Penthièvre, ils s’y fortifient ; vous serez repoussés. – Est-ce là tout ce que tu viens me dire, espion ? s’écrie le général. Quel est ton nom ? » Le paysan retire son chapeau et le jette à travers la chambre : « Je m’appelle Claude-Marie, baron de Larmor. – Un ci-devant noble ? – Oh ! oui, un bien ci-devant noble ! – Qu’as-tu à m’apprendre ? – Voici. Cette nuit j’ai la garde de la poterne qui s’ouvre sur la mer. Se trouve-t-il quinze cents braves parmi vos républicains ? »... Le général hausse les épaules... Larmor reprend : « Eh bien, qu’ils se glissent, cette nuit, le long de la grève, jusqu’à cette poterne, et ils verront ce qu’un ci-devant noble ose faire ! » Le général regarde Larmor avec méfiance, et, de l’œil, il interroge l’homme à l’écharpe... « Et quelle récompense nous demandes-tu pour payer ton service ? » Larmor s’est redressé : « Garde ta récompense ! Je ne sers pas votre République, moi ; je sers ma haine !... » Puis d’une voix très basse et ricanant : « O’Riardan est dans le fort et je suis l’amant de sa femme !... » Alors, l’homme à l’écharpe, l’homme silencieux, l’homme de la Convention, Tallien, se met à rire et dit : « En ce cas, Penthièvre est à nous ! »

 

 

XL

 

……. Et le fort Penthièvre apparut dans le crépuscule, morne et sombre.

Au large, la tourmente, maintenant déchaînée, faisait rage. Les éclairs sillonnaient l’horizon ; le tonnerre grondait sourdement ; à droite et à gauche de la route, le flot de la baie et la vague de la « mer sauvage » déferlaient avec un grand murmure.

La porte du fort était ouverte ; le gardien était sans doute absent ; Penthièvre nous était abandonné.

Gestas entra.

Sur le pont-levis, Harris parut hésiter :

– Bella, dit-il à voix basse, j’ai peur !...

– Marche, répondit-elle durement, il faut que tu voies !...

Au delà du pont-levis, tournait un chemin de ronde. À gauche, une caserne délabrée ; à droite, une haute muraille percée de meurtrières.

Gestas s’engagea dans le chemin.

Ce chemin descendait en pente parallèle à l’Océan et se terminait brusquement par un escalier de plusieurs marches. Au bas de ces marches, une poterne ; et, derrière la poterne, on pouvait entendre le rugissement de la vague battant et battant le rocher. En cet instant, un éclair illumina la nuit, et, pour une seconde, nous vîmes, comme en plein jour, la face blafarde de Gestas, ses yeux ardents, et, sur son front, les deux taches d’un brun rougeâtre qui, la veille, m’avaient si étrangement surpris.

Gestas descendit l’escalier menant à la poterne. Tout pareil à un somnambule, il allait, – il parlait, – il écoutait, – il entendait.

– « Ah !... ah !... l’orage si ardemment souhaité, l’orage qui va leur permettre de se glisser jusqu’ici ! » Il regarda sa montre :

« C’est l’heure ! Ils peuvent entrer. La garde de la poterne est à moi ! » Il fit le geste d’entrouvrir la porte : « Venez ! venez ! Hâtez-vous, artisans bien-aimés de ma haine !... » Les voici... ils entrent... ils montent... – « Aux armes !... » La générale ! Le fort est en rumeur. « Trop tard, malheureux, vous êtes perdus !... » Ah !... un officier de Loyal-Émigrant qui accourt, une lanterne à la main. « Feu ! feu sur celui-là ! c’est O’Riardan ! » Il tombe... Est-il mort ?... Non... il appelle... il a reconnu... – « Larmor ! Larmor ! mon compagnon d’armes ! Sauve-moi ! » – Larmor s’approche, se penche sur le blessé ; de son manteau il retire deux pistolets. Il se penche encore, et sur O’Riardan il décharge ses armes à bout portant... – « Ah ! Larmor !... Infâme ! » – Et Larmor lui dit à l’oreille : « Oui, infâme, car c’est moi qui ai livré Penthièvre pour que tu meures, toi, et que je puisse retourner, moi, vers ta femme, ta veuve, ma maîtresse ! »... Alors, O’Riardan se soulève sur un coude ; il trempe sa main dans le sang de ses blessures, et deux gouttes de sang viennent cingler le front de Larmor... – « Larmor ! je ne sais s’il est un Dieu, mais s’il existe, celui-là, qu’il te châtie, qu’il te châtie jusqu’à ce que tu aies expié ! »

Gestas, épuisé, tomba sur le sol, à deux genoux. Des sanglots soulevaient sa poitrine, pourtant, il ne pleurait pas... Et Bella, s’approchant, étendit la main sur la tête de cet homme, et, sans lui dire une parole, mais regardant fixement Harris, elle montra du doigt les deux stigmates pareils à deux gouttes de sang. Longtemps ils restèrent ainsi tous trois, silencieux, au milieu des hurlements de la nature en tourmente.

 

 

XII

 

Et notre course reprit par la lande, furibonde.

« Hue ! hue ! aïa ! » Nargue de la tempête qui, maintenant, semble s’acharner après nous ! Les éclairs nous aveuglent, le tonnerre nous assourdit, la tourmente nous secoue, la pluie nous fouaille.

« Hue ! hue ! aïa ! » La nuit nous enveloppe, épaisse et noire... Là-bas, dans les vapeurs grisâtres, des lumières scintillent et tremblotent. C’est Auray.

« Hue ! hue ! aïa ! » La voiture traverse la ville. Le galop du cheval enflamme le pavé ; les roues résonnent avec un bruit strident de ferraille... Les maisons deviennent plus rares ; les lumières disparaissent ; la lande de nouveau. Sortis de la nuit, nous rentrons dans la nuit.

« Hue ! hue ! aïa ! » Brusquement, nous tournons à gauche. Une longue allée de sapins s’allonge, toute funèbre. La voiture s’arrête. Devant nous, un petit édifice au portique dorien.

– C’est l’ossuaire, dit le voiturier ; et il fait un signe de croix.

Nous descendons.

– Va-t’en ! dit Gestas au voiturier ; et il lui jette une bourse.

L’autre compte les écus à la lueur de sa lanterne, il rit et dit : « Merci ! Hue ! hue ! aïa !... » – et la voiture s’éloigne.

Grelottant sous l’averse, j’écoute le bruit qui décroît, décroît dans la nuit. « Hue ! hue ! aïa ! » nous apporte une bouffée d’air... maintenant, plus rien.

Gestas est toujours immobile, n’osant franchir le seuil de la chapelle. Harris le toise du regard :

– « Larmor ! je ne sais s’il est un Dieu, mais s’il existe, celui-là, qu’il te châtie, qu’il te châtie jusqu’à ce que tu aies expié ! »

Et la voix de cet être débile résonne, menaçante.

– Oui, existe-t-il celui-là ? demande Bella avec un rire cynique.

Alors, Gestas courbant la tête :

– Il existe.

D’un pas lent, il gravit les marches menant à l’ossuaire.

 

 

XIII

 

La porte était entrebâillée, laissant filtrer au dehors un rayon de lumière. Gestas la poussa ; elle tourna sur ses gonds, sans faire de bruit.

La chapelle où nous venions d’entrer était un édifice de grandeur moyenne, aux murs somptueusement lambrissés de marbre, et dont la voussure était constellée de fleurs de lys ; çà et là, sur les revêtements, se détachaient des inscriptions en lettres d’or empruntées aux Écritures. Un vaste mausolée en forme de catafalque occupait le centre de la chapelle, et une seconde porte de bronze y donnait accès ; elle était ouverte. Toujours nous précédant, Gestas se glissa dans le tombeau.

Là, une large fosse carrée était béante, et une échelle permettait d’y descendre. Les clartés fumeuses d’une lanterne se projetaient sur plusieurs centaines de têtes de morts, et ces têtes semblaient nous regarder de leurs yeux vides et nous sourire de leur rire éternel.

Assise parmi ces débris d’hommes, se tenait une religieuse, une toute jeune femme, quelque novice, sans doute. Elle portait le costume des Sœurs de la Sagesse : la robe de drap blanc, le voile blanc, la guimpe blanche. Son visage pâle, émacié, avait des reflets d’ivoire, et, aux clartés de la lanterne, le front de cette vivante miroitait comme les fronts de ces morts. – Près d’elle était un seau d’eau, et, avec une éponge, la petite sœur lavait ces crânes ; et, tandis qu’elle faisait sa répugnante besogne, se croyant seule, elle parlait à voix haute :

– Oui, oui, disait-elle, votre toilette sera faite à tous... Et de cent !

Elle posa une tête nettoyée parmi d’autres mises en tas.

– Une belle toilette ! car demain, c’est votre anniversaire, votre jour de fête ; demain, M. le doyen de Saint-Gustan doit venir dire ici une grand’messe en votre honneur... Il faut être bien propres, bien gentils pour ce jour-là... Cent un !

– La nouvelle tête posée sur le tas roula par terre ; la petite sœur la ramassa.

– Eh ! eh ! monsieur le mutin, qu’est cela ?... Vous faites l’indocile !

Elle la prit de ses deux mains et la regarda toute pensive.

– Oui, vous êtes mon préféré, vous. Oh ! vous avez dû être joli, joli, autrefois... de grands yeux bleus, des cheveux blonds en boucles, un air martial et mauvais sujet, sans doute, – un vrai Saint Michel !... Et maintenant... oh ! oh !... N’importe, vous êtes mon préféré !

Ses mains rapprochèrent le crâne de son visage, et ses lèvres s’allongèrent comme pour donner un baiser à la hideuse chose. Mais son mouvement s’arrêta net ; elle fit rapidement un signe de croix en murmurant : Jésus ! Marie !

– Cent deux ! fit-elle avec un soupir, et elle jeta la tête parmi les autres.

– Et vous, monsieur, dit-elle tout à coup, vous qui voulez vous cacher là-bas, oh ! je vous vois bien, moi !... Allons, il faut être propret comme les amis... Vous avez beau me regarder avec vos vilains yeux, je n’ai pas peur !... Ah ! vous avez dû être bien méchant, autrefois !...

Elle étendit la main et s’empara d’un autre crâne.

Soudain, Gestas qui, l’œil hagard, regardait tout cela, fit entendre un cri étranglé. La petite sœur leva les yeux et nous aperçut. D’un brusque mouvement elle fut sur pied ; une rougeur se répandit sur son visage, suivie bientôt d’une pâleur livide. Elle avait peur.

– Que voulez-vous, bégaya-t-elle ; que voulez-vous ?... Ah ! oui... – et elle s’efforçait de rire, – des visiteurs, sans doute ?... Mais il est tard, beaucoup trop tard !

Rapidement, elle remonta vers nous.

– Il est beaucoup trop tard ! Les portes de la chapelle ferment à sept heures, et dix heures viennent de sonner !... Enfin, puisque vous êtes entrés !

Ses dents claquaient de terreur ; elle ne pouvait achever aucune phrase. Elle fit une pause, comme pour se remettre.

– Madame et messieurs ! dit-elle du ton monotone des cicerone, vous êtes dans la chapelle expiatoire construite en l’honneur des victimes de Quiberon par Son Altesse Royale Madame la duchesse d’Angoulême, et voici le caveau où sont déposés leurs restes, restes sacrés aux cœurs des bons Français, car les héros de Quiberon sont morts en martyrs pour leur Dieu et pour leur Roi !... Maintenant, tournez les yeux et regardez ! Voilà, inscrits sur le mausolée, les noms des victimes, 952 noms, et parmi eux les plus illustres de France : un Broglie, un Soulanges, un Sombreuil, un Talhouët, un Larmor...

– Que fait ici le nom de cet infâme ? hurla Gestas avec un mouvement de menace.

La petite sœur le regarda, pleine d’épouvante.

– Vous ne pouvez rester !... vous ne pouvez rester ! balbutia-t-elle ; sortez !...

Gestas s’était approché de l’échelle et avait déjà posé le pied sur un échelon. Alors, poussant un cri d’effroi, la petite sœur s’élança dehors.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et cela, je l’ai vu, oui, je l’ai vu !...

Gestas se laissa tomber dans le caveau, s’empara de la tête qu’avait tenue la religieuse, et, jetant un rire strident :

– C’est lui !... lui, Larmor !

Il remonta, tenant le crâne entre ses bras.

Je voulus l’arrêter :

– Sacrilège infâme ! monsieur... Sacrilège horrible !

Mais il me montra du doigt une des inscriptions tracées sur la muraille, et je lus :

« Mes os pareils à l’herbe germeront et renaîtront ! »

 

 

XIV

 

Et il allait, il allait...

La pluie avait cessé ; mais, dans le ciel en tourmente, de grands nuages couraient, dont les déchirures laissaient entrevoir, par intervalles, un large croissant de lune. Tantôt ses rayons tombant à plat étalaient des blancheurs mates sur l’ajonc et sur la bruyère ; tantôt, replongés dans l’ombre, la bruyère et l’ajonc reprenaient leur sinistre couleur.

Et il allait, il allait... De ses deux mains croisées, il pressait contre sa poitrine l’ossement volé à la tombe...

Le chemin descendait à pic, boueux et défoncé par l’orage. À droite et surplombant la route, un escarpement tout hérissé de genêts ; à gauche, une ravine profonde où hurlait, roulant de chute en chute, un ruisseau gonflé de pluie. De chaque côté, des chênes émoussés, des chênes au tronc rugueux, allongeaient leurs ramures vers nous, comme par un geste de menace...

Et il allait, il allait.

An bas de la pente, une croix de pierre barrait le chemin. Gestas la contourna et s’engagea dans une longue allée de pins funéraires que bordait une lande immense. Au milieu de cette lande coulait une rivière, que la marée montante refoulait par petits clapotements. Sous les rayons de la lune, ce marécage, coupé de flaques d’eau, miroitait et scintillait. Un lugubre silence pesait sur ces lieux ; la désolation de la solitude s’étendait, s’étendait à perte de vue...

Et pourtant, de là-bas, mais de bien loin, nous arrivait le bruit du labeur de l’homme. La rivière était barrée ; un moulin grondait sourdement ; et, dans la nuit, brillait le point rouge d’une lumière. Au milieu de cette nature sommeillante et reposée, là-bas, l’homme veillait, l’homme travaillait.

Gestas s’arrêta au pied d’un sapin : il s’assit.

Nous nous étions groupés autour de lui : Bella s’appuyait impudemment sur le bras de Harris.

Larmor ! dit Gestas interpellant le crâne qu’il tenait à deux mains, voici quatre-vingts années qu’en cette lande du Brech, plus de neuf cents de tes compagnons d’armes tombèrent sous les balles. Des traîtres les avaient livrés, et toi, parmi ces traîtres, tu étais le plus infâme...

« Larmor ! voici quatre-vingts années qu’en cette lande du Brech, toi aussi, tu tombas sous les balles. Saisi avec les autres, au fort Penthièvre, et revêtu de l’habit royaliste, tu fus poussé devant le conseil de guerre. Tallien refusa de te reconnaître, et, quand tu l’implorais, il se prit à rire. Ne lui avais-tu pas dit : « Je ne sers pas votre République, je sers ma haine ! » Tu avais ta récompense ! Ce jour-là, toi le sceptique, toi l’athée, tu mourus, en blasphémant, car tu venais d’apprendre qu’il existe un Dieu...

« Et voilà bien longtemps, Larmor, que la voix de Celui qui châtie et qui récompense me parle et me dit : Va là-bas, vers la terre où s’est accompli le crime ; arrache aux gloires de sa tombe les os de l’indigne, et disperse-les aux lieux mêmes où il a expié une première fois, car c’est là qu’il doit expier encore... J’obéis. »

Alors, se relevant, Gestas lança dans les fanges de la lande le dernier ossement de Claude-Marie, baron de Larmor.

Il se fit un grand silence.

– Le pèlerinage est terminé, dit enfin Gestas d’une voix sourde ; l’expiation est accomplie !

Mais il parlait d’un ton mal assuré, comme un homme qui ne croit guère à ce qu’il affirme.

Harris lui posa une main sur l’épaule...

Longtemps, tous deux, ils se regardèrent face à face. Ils ne se parlaient pas, et pourtant ils s’écoutaient, ils se comprenaient. D’un mouvement impérieux, le maître rabattit le bras de son disciple, et, à son tour, de ses deux mains lui étreignant les mains :

– Ah ! ah ! vraiment ! Larmor n’a pas suffisamment expié ?... Et c’est toi qui oses penser ainsi... toi ! toi !!...

Il étendit le doigt vers Bella :

– Larmor n’a pas suffisamment expié ?... Mais regarde donc cette femme, et ose encore me dire cela !

– Tu sais donc ? bégaya le jeune homme, tu sais...

Et Gestas, levant ses poings fermés et les laissant retomber, terrible :

– Je sais que j’aurais pu vous broyer tous les deux !

– Harris ! cria Bella en se serrant contre son amant, défends-moi et venge-toi !

Lui l’écarta doucement ; puis, après un court silence :

– Gestas ! ce que O’Riardan, mon aïeul, disait à Larmor, je le répète : Un de nous deux est de trop ici-bas !... Tu me comprends ?... Écoute encore. Les O’Riardan n’assassinent pas, eux ; c’est donc un duel que je t’offre, duel sans merci, mais loyal... Es-tu prêt ?

Des poches de son manteau, il tira deux revolvers, en prit un, tendit le second.

Donne !... Et Gestas, s’emparant du revolver, l’arma.

Ils se tenaient en face l’un de l’autre, à six mètres de distance, s’ajustant, prêts à faire feu.

– Tu es l’aîné, dit Harris, commence !

Mais Gestas releva le bras ; la flamme de colère qui allumait son visage venait de s’éteindre.

– Non, reprit-il d’une voix très douce, je ne tuerai pas mon fils...

– Son fils ! hurla le jeune homme, avec un rire de rage ; mais tire donc !

– Non, reprit de nouveau Gestas, je ne tuerai pas O’Riardan !...

Il jeta son arme et la repoussa du pied. Puis, l’œil fixé sur son provocateur, et marchant vers lui :

– Je ne tuerai pas l’exécuteur de la sentence !

Alors, comme si le regard du maître lui eût tordu le poignet, Harris laissa échapper le revolver.

Mais soudain, d’un bond rapide, Bella s’élança, se courba, et ramassant l’arme :

– Harris ! cria-t-elle ; cœur lâche qui ne sait pas aimer jusqu’au crime !

Par trois fois, à bout pourtant, elle fit feu sur son mari.

Gestas tomba.

– Elle !... Elle !... murmura-t-il. C’était donc elle l’exécuteur de la sentence !…

Et il s’évanouit.

Je me précipitai vers lui, et, à grands cris, j’appelai du secours.

À l’extrémité de la lande, là-bas, vers le moulin, une lumière passa et repassa dans la nuit ; une rumeur parvint jusqu’à nous : on m’avait entendu.

Stupéfié, Harris se tenait immobile et cloué sur le sol. Bella se rapprocha du jeune homme, et, lui prenant la main, ne prononça qu’un mot :

– Enfin !…

Soudain, comme ravivé par le son de cette voix tant aimée, le moribond fit un mouvement et rouvrit les yeux.

– Bella ! ma Bella ! demanda-t-il.

Elle se serra de plus près contre son amant.

– Oh ! la malheureuse ! balbutia Gestas.

Du fond de la lande, des lumières avançaient vers nous, les cris se rapprochaient.

– Qu’est cela ? interrogea le blessé.

– Du secours, monsieur, répondis-je ; on vient.

Alors, un changement bizarre, nue mystérieuse transformation s’opéra en cet homme presque déjà mort. Sa respiration haletante redevint régulière ; pour un instant, le râle cessa d’étrangler sa gorge ; Gestas se dégagea de mon étreinte et s’appuya contre un arbre :

– Harris, et vous, Bella, partez ! commanda-t-il d’une voix forte ; partez tous les deux, il n’est que temps !... Monsieur, – et il me désigna, – attestera que j’ai commis un suicide... Re... tournez là-bas, vers la maison de Dublin : vous y trouverez écrit de ma main l’acte qui fait de vous les légataires de mon petit héritage... Je pardonne !... Un mot encore : votre premier-né portera mon nom, et, celui-là aussi, vous l’instruirez dans la Grande Science. Je le veux !... Maintenant, approche-toi, mon fils.

Harris sembla se débattre ; mais, pareil au somnambule qui, la rage au cœur obéit, il s’avança lentement et plia les genoux.

Gestas promena sa main sur le front, puis sur les yeux de son disciple :

– Harris, reprit-il affectueusement, dans tes heures de défaillance et de désespoir – elles seront nombreuses pour toi ces heures-là, pauvre cœur si faible – souvent, tu sentiras cette même caresse que te donne ton père mourant. Tu sauras alors que le vieux Gestas est près de toi... Et maintenant, partez !

– Viens, Harris ! dit brutalement Bella.

Tous deux, ils s’éloignèrent rapidement.

Gestas se redressa sur un coude. Je lui soutenais la tête, et, silencieux, il les regardait s’éloigner. Au détour du chemin, Harris et Bella disparurent.

– Et elle n’a même pas retourné la tête ! dit le mourant. N’importe... Qu’elle soit heureuse !... Je pardonne.

Puis, tout à coup, et avec joie :

– Quoi ! je pleure ?... Je pleure ! moi qui jusqu’à ce jour ignorais ce qu’est une larme !... La rédemption de l’amour a donc été accomplie par l’amour : Gestas a racheté Larmor. »

 

Ici se terminait le manuscrit de l’archéologue Longchamp. Toutefois, au bas de la dernière page, mon savant ami avait écrit cette mention :

 

« Gestas, inhumé au cimetière de la petite paroisse de Larmor, près Auray. Pas de nom sur la tombe, mais ce texte des triades :

 

TROIS NOMS RACHÈTENT L’HUMANITÉ ANTÉRIEURE ET MAUVAISE : LA SCIENCE, L’AMOUR ET LA FORCE. »

 

Nulle autre explication n’était donnée par l’auteur à cette histoire bizarre, si pleine d’étrangetés incompréhensibles... Et pourtant, je fermai le manuscrit, fort troublé ; longtemps, je demeurai pensif.

 

 

Gilbert-Augustin THIERRY,

Histoires de morts et de vivants, Récits étranges.

 

Paru dans La Nouvelle Revue en 1882.

 

 

 

 

 

 

 

 

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