Le voyage dans le bleu

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ludwig TIECK

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vers le milieu des beaux temps du moyen-âge, deux jeunes adolescents, paraissant être amis, se trouvaient sur la grand’route. Tous deux étaient beaux, vigoureux, pleins de gaieté et de gentillesse : mais celui-là surtout qui semblait le plus riche et du rang le plus élevé.

– « Athelstan, dit le plus jeune et le plus petit des deux, est-ce que nous ne retournerons pas bientôt à la maison ? Que dira ton père, ce baron sévère, d’un pareil voyage ? Quel ne doit pas être le chagrin de notre savant gouverneur ? Sans doute aussi le château et toute la famille sont en ce moment dans la plus grande désolation ; et que doit-on penser de ton ami ? »

– « Mon cher Fritz, répondit gaiement Athelstan, calme tes craintes, car le moment où nous retournerons au logis arrivera toujours trop tôt. »

– « Cependant trois semaines se sont déjà écoulées depuis que nous errons dans la campagne sans but et sans motif. »

– « Est-il donc besoin, répondit Athelstan avec humeur, que toutes nos actions soient dirigées par un motif déterminé ? Tu le sais bien ; depuis deux ans je tourmente mon père pour qu’il me permette de voyager. Il persiste toujours à me traiter en enfant. Il consentira, dit-il, à me laisser prendre mon essor dans quelques années, lorsque j’aurai acquis plus de maturité, suivant son expression ; et en me faisant alors une escorte de luxe et de surveillance, je pourrai fréquenter les cours, me présenter aux grands et aux princes. Voilà ce que mon père appelle voyager !

– « Mais ta belle cousine, la charmante Edwidge, que va-t-elle faire en t’attendant, reprit Friederich en soupirant ? »

Athelstan se mit à rire, et dit ensuite d’un ton léger : « Vois-tu, frère de mon cœur, la beauté de ma cousine, la tendresse qu’elle me montre, l’intention de mon père de m’enchaîner à elle au plus tôt, tout cela serait une raison de plus pour me faire préférer de vivre comme un chaudronnier vagabond, et comme lui de courir le monde plutôt que de me fixer, ainsi qu’un fermier, dans mes propriétés, pour avoir le beau plaisir de faire ma partie de dames le dimanche avec M. le prieur, et d’accompagner mon Landgrave, dès qu’il le réclamera, dans ses belliqueuses expéditions. Ô Fritz ! Tu ne saurais croire quelle peine j’éprouve d’être né baron dans ces jours d’égoïsme et de désolation. De quelque côté que ma vue se porte, je ne vois que guerres civiles, de seigneur à seigneur, sans motif ; partout des malentendus, des discordes ; l’Empereur lui-même calomnié par ses ennemis et défendu avec mollesse par des amis douteux et méfiants. Partout des discussions avec l’Église sur des doctrines inintelligibles et qui d’ailleurs me paraissent de peu d’importance. Cher ami, ce que les historiens et les poètes rapportent de ces temps antiques où les dieux descendaient sur la terre, lorsque Alexandre, qu’on célébrera éternellement, parcourait le monde en vainqueur ; alors que la nature enfantait des prodiges dans les vallées et les montagnes ; à ces époques où Virgile, ce grand poète, était en même temps le plus grand magicien de son temps ; où Siegfried (l), vainqueur des nains et des géants, comprenait le chant des oiseaux ; et où il était permis à Orphée de descendre aux enfers pour y chercher son épouse...

– « Frère, dit son ami en l’interrompant, tu ne parles que des temps fabuleux. Eh ! qui te dit que l’époque où nous vivons vaille moins que les siècles précédents et n’ait aussi ses fables ? Ne parle-t-on pas en tous lieux de l’histoire de saint Graal et ne chante-t-on pas encore les merveilles de Siegfried ? Les poètes et les chanteurs courent le monde et rivalisent en chantant. Les grands qui trouvent dans les beaux-arts une source de jouissances les encouragent et...

– « Tu es un fou, s’écria Athelstan avec colère ; des contes, dis-tu, car c’est ainsi que vous nommez tout ce que vos yeux ne voient point chaque jour. Nos chanteurs et nos poètes ! Oui, ils lisent et écrivent enfermés dans leurs cabinets et faisant venir des ouvrages des pays lointains ; et c’est ainsi qu’ils décrivent des choses dont leurs yeux n’ont jamais été les témoins. À les voir, on dirait des chapelains ou des prêtres. Et quant à ceux qui voyagent, ce sont des farceurs et de vrais arlequins. Pour de l’argent ou du vin, on les fait sauter comme des chiens dressés. »

– « Et Ulrich de Lichtenstein, objecta Friederich, qui parcourt là-bas les provinces autrichiennes à l’instar de dame Vénus, aimant une princesse, dépensant en son honneur un argent immense, et passant sa vie à composer des vers, à faire l’amour et à s’enivrer des jouissances du luxe, trouves-tu qu’il ne prend aucune part à la vie commune ? Eh bien, si tu veux absolument te livrer aux plaisirs da l’imagination, ne peux-tu agir à sa manière et, à l’exemple d’Ulrich, faire parler de toi dans le monde ? »

– « Cet Ulrich est un extravagant, répondit Athelstan. »

– « Et c’est toi qui lui en fais un reproche ? » s’écria l’autre.

– « Oui, parce que ses chansons me paraissent sèches et sa manière de vivre prosaïque, continua Athelstan dans son exaltation. Cet Ulrich a plus de fatuité que d’amour, et ne cherchant point un véritable bonheur, il ne saurait en jouir. Mon avis est que le sentiment du vrai et du sublime lui manque absolument. Il n’est enthousiasmé que par le besoin du luxe et le désir de faire du bruit. Ô Fritz ! ce qui a pour moi des charmes, c’est la solitude, ce sont les douces et harmonieuses paroles que nous adressent les forêts et les montagnes ; ce sont les mystères que révèle à notre oreille le murmure des ruisseaux. Si un jour je dois aimer, ce ne sera pas, sans doute, ma raisonnable cousine dont les grands yeux s’agrandissent encore au récit des choses extraordinaires. Et toi-même, pendant tout ce voyage, n’ai-je pas remarqué que tu n’étais point en état de me comprendre ? »

– « Non, vraiment, dit Friederich un peu étonné, je ne te comprends point. Courant à droite et à gauche, nous passons en plein air les nuits que la lune éclaire ; gravissant les rochers, toujours animés du désir de monter davantage, et tu t’irrites si je te parle de retourner au logis. »

– « Retourner ? Le dis-tu sérieusement, homme sec et ennuyeux, qui as la permission de te dire mon ami ? s’écria Athelstan au comble de l’indignation. Maintenant qu’à peine nous commençons notre pèlerinage et lorsque nous approchons de cette admirable montagne dont notre enfance se plaisait à rêver ? Mieux vaudrait mourir que renoncer à nos projets. »

Nos jeunes gens continuaient leur route par le plus beau temps d’été, tous deux mécontents l’un de l’autre.

– « Il faut bien te l’avouer, dit Friederich en rompant le silence, je ne t’ai accompagné que dans l’espoir de te guérir, chemin faisant, de ta maladie ou de ta folle. Voyant que ce désir excessif de voyager était devenu chez toi une véritable manie et qu’il n’y avait aucun moyen honnête de te retenir à la maison à moins de t’y jeter dans les fers, je résolus de t’accompagner. Je fis donc semblant d’entrer dans tes projets afin de te surveiller, d’empêcher que tes traces ne se perdissent, et ainsi conserver à ton père et à tes parents le moyen de te retrouver au besoin. Maintenant que je vois ne pouvoir, par ma présence, réussir à te rendre la raison, je regrette la démarche dans laquelle je me suis engagé. J’espérais qu’une fois fatigué, tourmenté par la chaleur, la faim et la soif ; reconnaissant que partout dans le monde, tout est toujours de même, que la forêt n’est jamais que forêt, la montagne, montagne, et monter un pénible métier ; j’espérais qu’alors le désir des jouissances de la vie du château paternel se réveillerait de lui-même en toi. Mais puisque, au contraire, ta folie va augmentant chaque jour, que tu risques ta vie et ta santé aussi légèrement, je m’accuse moi-même de crime et de folie pour n’avoir pas dénoncé ta maladie à tes parents et leur avoir fourni les moyens de te retenir, quand même, pour y réussir, ils auraient dû employer la violence. »

Après une telle déclaration, Athelstan s’arrêta un instant en regardant son ami. Il lui dit ensuite avec une douloureuse expression :

– « Si depuis ma première enfance, Fritz, je ne te connaissais point ; si ta bonté, ton attachement pour moi, ne m’étaient point parfaitement connus, je te mépriserais souverainement. Et voilà donc jusqu’où les meilleurs hommes peuvent être conduits par la crainte des autres, et par le faux respect de tout ce qui fait partie de ces convenances ennuyeuses de la société humaine. Oui, de tels sentiments, de semblables faiblesses sont les mauvais génies qui affaiblissent l’homme, le tourmentent, et chaque jour l’arrêtent au moment où il se dispose à accomplir les plus belles destinées de sa vie. Il est donc bien prouvé que malgré l’amitié que nous éprouvons l’un pour l’autre, jamais nous ne pourrons nous comprendre. Eh bien, soit. Puisque, dans cette vie, il faut se faire de bonne heure aux choses pénibles, mieux vaut s’y habituer tôt que tard. »

Friederich se sentit profondément blessé, et détourna les yeux de son ami irrité. Bientôt leur discussion fut interrompue ; car au détour d’une colline boisée qui, jusque-là leur avait masqué le cours de la grande route, ils aperçurent une troupe de cavaliers qui arrivaient au galop à leur rencontre. Ces cavaliers, parmi lesquels quelques-uns étaient couverts d’armures, sautèrent aussitôt à bas de leurs chevaux et entourèrent nos jeunes gens étonnés. Un vieillard se laissa choir avec grande peine de sa monture, s’approcha hors d’haleine et se plaçant devant les deux voyageurs, les bras étendus et les mains levées, s’écria avec emphase :

– « Les voilà enfin pris, ces étourdis ! Notre peine a trouvé sa récompense ; et ce voyage pour moi si pénible n’a pas été sans résultat. Êtes-vous bien encore mes élèves ? S’échapper du château comme des mendiants, comme des brigands, sans motif, sans but ? Une telle conduite est-elle convenable peur un futur baron ? Comment calmer votre père ? Dans sa colère il courait de tous côtés et m’accusait moi-même, gouverneur vertueux, parce que j’avais fait connaître au jeune seigneur mon élève quelques faits curieux de l’histoire. Comment même dans mes rêves l’idée me serait-elle venue que je verrais un futur chevalier la main armée d’un bâton de hêtre ou de chêne à la manière des hermites, des pèlerins ou des frères mendiants, courant le monde sur ses pieds délicats et inexercés, sans domestiques ni escorte. Depuis trois semaines nous traquons les buissons et les forêts comme de véritables brigands. Mais voilà heureusement que tout-à-coup, au moment où nous l’espérions le moins, nos étourdis viennent se jeter d’eux-mêmes à notre rencontre ! »

– « Que devons-nous faire, M. le chapelain, demanda l’un des hommes d’armes ? »

– « Placez le jeune seigneur, répondit le vieillard, sur le meilleur cheval, sur celui qui a le trot le plus léger ou le pas le plus doux. Retournons à l’auberge que nous venons de quitter ; là nous tiendrons conseil plus à l’aise, et M. le châtelain Joachim nous donnera son avis. Quant à ce coquin de Fritz, que le plus fort d’entre vous le prenne sur son cheval, le tienne même, s’il est nécessaire, solidement garrotté ; car son exaltation et sa folle présomption sont cause de tout ce qui est arrivé. Ces amitiés de jeunes gens ont toujours pour résultat, et cela est prouvé par l’histoire de tous les temps, que le plus riche et le plus élevé en rang est toujours entraîné par le plus pauvre, qui fait tous ses efforts pour se rendre agréable à l’autre. »

Vainement Athelstan protesta contre cette mesure avec la plus grande véhémence. On attacha Friederich à la croupe d’un vigoureux cavalier ; et la troupe se remit en marche. Les villageois qui passaient regardaient avec curiosité et considéraient comme un jeune brigand, peut-être même comme un assassin, le jeune homme que l’on conduisait ainsi ; Athelstan, qui voulait épargner à son ami un traitement aussi injurieux, voyant que ses plaintes n’étaient écoutées de personne, ne put retenir des larmes excitées par une colère qui allait toujours croissant.

On s’arrêta devant une auberge isolée au centre de la forêt. La troupe ayant mis pied à terre, l’on s’occupa d’abord de chercher une prison pour l’innocent Friederich que le gouverneur inflexible persistait à regarder comme un être dangereux. Après l’avoir enfermé, les cavaliers se retirèrent pour soigner leurs chevaux, et le vieux chapelain resta en tête à tête, dans la chambre, avec le jeune baron. Alors, dans un long et savant discours, qu’il avait à l’avance et depuis longtemps médité, le vieux pédagogue adressa au jeune homme une multitude d’admonitions ornées de toutes les figures de la rhétorique, s’efforçant de lui faire reconnaître la folie de sa conduite, de lui arracher l’aveu de toute la vérité, et l’engageant, en outre, à retourner volontairement au foyer paternel.

Athelstan d’un air sérieux écoutait en silence son précepteur. Après quelques instants de réflexion, il lui dit, d’un ton qui avait quelque chose de solennel :

– « Mon digne et vénérable maître, croyez que vos conseils ne sont point tombés sur un sol aride et stérile, je reconnais maintenant tout ce qu’avait de répréhensible le vagabondage de ma conduite. Si vous me promettez que mon père, malgré sa sévérité, me pardonnera ainsi qu’à Fritz, et que désormais il ne sera plus question de ma folle expédition, je suis prêt à retourner avec vous chez mes parents. Nous pourrons lire encore ensemble les ouvrages de morale et de philosophie. Chaque jour vous me ferez connaître quelques-uns des mystères de notre sainte religion ; nous nous exercerons de nouveau aux calculs difficiles et nous pourrons encore savourer les délices des mathématiques et de la géométrie. Mieux valent de telles occupations que cet exercice où les- jambes se fatiguent, où sans cesse l’on a à souffrir la faim et la soif, et tout cela pour ne voir que forêts et montagnes, nuages, lacs, fleuves ou ruisseaux. Aujourd’hui mouillés, et gelés le soir ; le lendemain, au contraire, ayant à supporter une chaleur étouffante ; trouvant dans les auberges misérable nourriture, lits plus mauvais encore, et ne pouvant éviter le contact d’un peuple en haillons. Quelle était donc ma folie d’abandonner un lit commode, une table riche en mets délicats, une charmante société de dames et demoiselles choisies, l’amour d’un noble père, et les leçons impayables d’un aussi digne précepteur, pour aller à la poursuite de vaines images et de fantômes sans consistance ? »

Ces paroles furent écoutées par le vieillard avec un secret plaisir.

« Seulement, continua Athelstan, n’accusez pas ce bon Fritz de mes égarements. C’est moi qui pour m’en faire suivre ai dû employer les armes de la violence et de la persuasion, lorsque la manie de courir les champs s’est emparée de mon esprit. Jamais il ne partagea cette folle exaltation que je ne comprends plus maintenant moi-même. Toujours il essaya de me détourner de mes desseins, et au moment même où votre escorte nous arrêta, nous étions ensemble en discussion sur ce point. Fritz est beaucoup plus posé, plus raisonnable que moi. Joignez donc, mon cher maître, vos efforts aux miens pour persuader de cette vérité mon père, dont l’humeur se montre constamment disposée à accuser le concierge du château et son fils, mon cher Fritz : car leur situation ne doit point avoir à souffrir d’une faute dont ils sont innocents. »

Le chapelain donna toutes les promesses qu’on lui demandait : et aussitôt que les cavaliers sur la vigilance desquels il comptait, furent éloignés, il alla trouver Friederich dans sa prison.

– « Jeune homme, lui dit-il ; bientôt votre liberté vous sera rendue, et au nom du baron, je vous promets une récompense, si vous consentez à me dire toute la vérité. Vos doigts eux-mêmes peuvent vous dire que par vos aveux le sort d’Athelstan ne deviendra pas plus fâcheux. Allons, dites-mai tout ce que vous savez. De quelle demoiselle notre jeune homme est-il amoureux ? En quel lieu vit et demeure sa victime, ou plutôt son enchanteresse ? Sa condition est-elle élevée ? Est-elle de basse extraction ? Est-ce une dame, une demoiselle, une veuve, une servante ? Car il est bien certain que votre fuite n’a pas été sans motif. C’est une passion sans doute qui en a été cause, et probablement c’est toi qui as entraîné mon élève, car il est bien extraordinaire de voir un adolescent de bonne famille abandonner la maison où une jeune et belle personne, sa fiancée, l’attend. Je ne puis croire non plus qu’il faille attribuer l’évasion de notre jeune homme à un motif religieux, et croire qu’il ait voulu suivre l’exemple de saint Francisque. »

« Vous avez bien tort, mon vénérable précepteur, de me croire capable d’une pareille action, répondit Friederich en soupirant. Croyez-en ma parole, croyez-en mes serments : rien de ce que vous supposez n’a été la cause de cette fuite si étrange. Je vous jure que moi-même, je ne comprends rien à la maladie de mon ami. Déjà l’été dernier, jour et nuit, il me suppliait de fuir avec lui. À l’entendre, il ne pouvait rester plus longtemps entre quatre murailles. Un désir irrésistible l’entraînait, comme par enchantement, vers les montagnes lointaines. Il avait pris en profonde aversion et le château et la ville voisine ; même vos leçons si bienveillantes lui étaient devenues insupportables. Il assurait que s’il ne parvenait à exécuter son projet, sa mort était certaine. En vain pendant des nuits entières je faisais tous mes efforts pour le tranquilliser : toujours il soupirait et versait des larmes. L’automne enfin arriva, et durant tout l’hiver, Athelstan me parut plus tranquille. Mais à peine les hirondelles furent de retour cette année, j’eus encore plus d’efforts à faire qu’auparavant pour le calmer et le retenir. Il crut devoir alors dans l’intérêt de notre bonheur commun, éveiller en mon cœur ces mêmes désirs inconcevables, et me faisait la menace de mettre fin à ses jours si je ne consentais à céder à sa volonté, ou si jamais je dénonçais ses projets à vous ou à son père. Malgré la plus grande répugnance, je me décidai donc à fléchir devant sa folie, et à m’en rendre en quelque sorte le complice. Mais lorsqu’il vit que cette existence errante ne me causait aucun plaisir, il s’irrita centre moi, et quand je voulus le faire rentrer en lui-même, il repoussa avec colère les conseils que je lui donnai. Je restai près de lui pour le surveiller, et c’est ainsi que je réussis, profitant du délire qui l’empêchait de remarquer la route que je lui faisais prendre, à le faire marcher en cercle sans qu’il s’en doutât. Après quelques jours de chemin, nous nous étions rapprochés de la maison paternelle. Voilà comment, me proposant de le ramener insensiblement au logis, nous marchâmes à votre rencontre. »

« Vous êtes un entêté, répondit sèchement le vieillard, et tout ce que vous me dites n’est pas croyable. Par la connaissance que j’ai du cœur humain, par la lecture approfondie d’une infinité d’ouvrages, il m’est évident que ce que vous voulez me faire croire est impossible et contraire à la nature des choses. De retour au château nous trouverons les moyens de vous faire parler. Il est heureux qu’Athelstan revenu à la raison, regrette actuellement sa faute avec sincérité. »

Le vieillard enferma de nouveau le jeune homme dans sa chambre, et lorsqu’il fut de retour près de la société, la gaîté était bruyante. Athelstan avait fait donner du vin à ses gardiens, et tous parlaient en même temps et faisaient des contes. Le chapelain ne prit qu’une part modeste aux libations générales. Cependant à cause de la fatigue du voyage, après avoir bu et mangé plus qu’il n’avait coutume, il se retira pour se reposer, persuadé d’ailleurs que les hommes d’armes seraient fidèles à leur consigne. Le châtelain suivit son exemple. Quant aux autres, ils restèrent encore près du jeune seigneur dont ils louaient la bonté et les manières aimables, et celui-ci ne cessait pas de faire remplacer le vin à mesure qu’il disparaissait.

« Nous retournerons donc bons amis, dit le chef de la troupe, homme vigoureux et d’une vieille expérience. En vérité, notre expédition ne ressemble pas mal à une chasse aux oiseaux avec des filets. Elle est vraiment fort drôle, et tout vieux que je suis, chaque jour j’apprends du nouveau. »

« Sans doute, répondit Athelstan, vous m’avez pris, mon cher Kuntz, comme un sot bouvreuil qui s’échappe sans savoir où il va et que le grand air étourdit. Et maintenant vous me reconduisez dans ma cage, afin que je répète encore ma vieille chanson aux hôtes du logis. »

Kuntz se mit à rire aux éclats, et les autres soldats suivirent son exemple.

« Mais où diable vouliez-vous donc aller, mon jeune seigneur ? reprit Kuntz. Permettez-moi de vous dire que votre expédition chevaleresque, quoiqu’à pied, était mal conçue et manquait de plan. Vous vous échappez de la maison sans vouloir visiter un parent, sans avoir fait de vœu et sans exécuter de pèlerinage, sans avoir non plus commis de faute, et vous fuyez sans avoir de châtiment à redouter ? Vraiment je suis de l’avis de M. le chapelain, quand il prétend que vous avez été enchanté par le jeune Fritz, ou que vous courez après quelque jeune fille. »

« Mes vieux amis, répondit Athelstan aux soldats déjà ivres à moitié, qui veut aller loin ne doit jamais avoir de but. Je ne voulais que courir le monde, d’autant plus heureux que je serais allé plus loin. Toujours suivre son nez, comme dit le paysan. Et il ne faut pas oublier que le nez tourne avec nous dans toutes les directions du vent. Celui donc qui n’est pas maître de sa tête ne saurait faire usage de son nez, n’est-ce pas, camarades ? »

« Cela est très vrai, dit Kuntz, et à la maison je ne vous aurais jamais cru un compère aussi gaillard. »

« C’est précisément le voyage qui me rend ainsi, reprit Athelstan. Que nous restions ensemble une petite centaine d’années, mes amis, et il est probable que nous ferions plus intime connaissance. »

Les soldats rirent de nouveau avec la plus bruyante gaîté. Après avoir éclaté tout à son aise, et après avoir vidé, entre chaque bouffée, une coupe de la vermeille liqueur, – « Maintenant on vous dit volte, reprit Kuntz. Mais pourquoi donc, Barbe de Duvet, êtes-vous venu à notre rencontre vous jeter de vous-même dans nos griffes. Il y a trois semaines que nous sommes à votre poursuite ; c’est-à-dire, la troupe que je commande avec ce vieux chapelain, qui, à chaque pas, chancelle sur sa monture, les uns allant à droite, les autres à gauche, et nous réunissant quelquefois suivant le plan de campagne que j’ai conçu ; mais toujours gardant la droite ligne, toujours nous portant en avant. Nous suivions donc cette droite ligne, nous proposant d’aller plus loin, lorsque vous vîntes tout-à-coup à notre rencontre, comme si déjà vous retourniez au château. Puisque votre intention était d’aller visiter les pays lointains, vous concevez que votre plan de campagne était absurde. »

« Ne va pas si vite, mon vieux Kuntz, répondit le jeune homme. Si vous voulez, mes amis, que je vous donne une réponse raisonnable, je vous prie de m’écouter sérieusement ; car toute l’attention dont vous êtes capables, toutes vos facultés vous seront nécessaires pour bien comprendre mon discours. Buvez donc un coup, afin de vous fortifier l’intelligence, et que celui qui se sent encore en lui-même quelque envie de rire se hâte de la satisfaire. Puis écoutez tous attentivement. »

Le conseil fut suivi. Athelstan versa encore à ses convives un vin généreux, et après des libations répétées, Kuntz, Peter, Gottfried, Emmerich, Balthazar, Gunther et Hansgürgen appuyèrent les coudes sur la table pour mieux comprendre ce qu’avait à leur dire le jeune baron, dont le visage avait pris un air sérieux et solennel. Alors Athelstan, d’une voix très-douce, s’exprima en ces termes :

« Vous n’avez pas le bonheur, mes amis, de pouvoir assister aux leçons que me donne le vieux chapelain. Il est donc bien des choses que vous ignorez, et dont mon esprit et mes yeux ont été très-souvent les témoins à l’heure fatale de minuit. Peut-être est-il utile de cacher au vulgaire les secrets de la nature. Ces connaissances pourraient troubler sa croyance simple et pure, ou déranger ses paisibles travaux.

« Vous ignorez sans doute que tout ce qui dépend de la création est rond, ou bien a tendance à s’arrondir. Nous autres savants, nous appelons cercle la rondeur de la surface, et globe ce qui est arrondi dans tous les sens. Ainsi, non seulement sont ronds et arrondis les pommes, les poires, les œufs, les citrouilles ; mais encore notre tête, nos yeux et une infinité de choses à l’intérieur ou à l’extérieur de l’homme et aussi dans le monde des esprits, sont soumis à cette forme. Il en est de même des astres du ciel, du soleil, de la lune et de toutes les étoiles. La terre, sur laquelle nous habitons, est également un globe, et en cette qualité se divise en une foule de segments, sinus, tangentes, cordes, arcs, axes, pôles, parallaxes, colures, thèses, antithèses, postulata, axiomata, en arguments dialectiques et logiques, en constructions synthétiques et autres miracles du même genre. Maintenant, si l’on voyage, comprenez-moi bien, en droite ligne, comme l’on se trouve sur un corps arrondi et que l’on marche dans un de ses nombreux segments, il faut bien qu’après un certain laps de temps l’on revienne au point d’où l’on est parti. Vous comprenez, n’est-ce pas ? »

– « C’est singulier, dit Peter en réfléchissant profondément. Il s’en suivrait donc qu’un soldat qui voudrait s’échapper reviendrait au poste qu’il aurait abandonné, s’il marchait en droite ligne. »

– « Sans doute, répondit Athelstan, et c’est ce qui nous est arrivé à nous-mêmes. Si l’on veut absolument changer de place, il faut avoir soin de s’écarter à droite et à gauche, d’entrer dans un nouveau segment de cercle ou d’arc, de là, dans un autre, et puis encore dans un autre, afin de ne point tourner toujours dans la même circonférence ».

– « Je comprends parfaitement, dit Kuntz en bégayant, et c’est même ce que fait le lièvre lorsqu’on le chasse, lui qui n’est d’ailleurs qu’une bête stupide. Tout plan de campagne doit s’appuyer sur un segment, et comme vous le dites fort bien, les arcs et les arbalètes deviennent indispensables. »

– « La nature et la terre, reprit Athelstan, ont encore bien d’autres secrets et d’autres tours de passe-passe. Comme tout est composé de cercles, le soleil, la lune, la terre, toutes les étoiles se meuvent constamment dans une direction circulaire. En conséquence, lorsqu’on marche, soit à pied, soit à cheval, il faut bien prendre garde de toujours suivre le mouvement de la terre. Car si je marchais contre la direction que prend la terre, la terre marcherait derrière moi, et malgré toute la vitesse que j’emploierais, ou bien je resterais en place, ou même il pourrait se faire que j’arrivasse à un point en arrière de celui d’où je serais parti. C’est ainsi que ce matin notre marche s’est trouvée dérangée, et qu’il a fallu, bon gré, malgré, que nous tombions entre vos mains. »

– « Voilà qui devient plus difficile à comprendre, s’écria Kuntz ; car il en résulterait que même en suivant mon plan de campagne, la flèche tirée par moi pourrait revenir me tomber sur le nez, s’il plaisait à la terre de se tourner maladroitement. »

– « C’est même ce qui arrive souvent, dit Athelstan ; quelquefois l’on se prend soi-même dans le piège que l’on a rendu, et la ruse retombe sur son auteur, comme dit le proverbe. »

– « Se tourner, s’écria Péter en bégayant, la terre ? Comment ? on peut bien s’en apercevoir si l’on n’est pas aveugle. »

– « Aussi le voyons-nous assez fréquemment, reprit Athelstan. Il faut pour cela des circonstances qui ne sont pas toujours à notre disposition. Les vieillards, comme vous savez, ont besoin de lunettes pour voir, et notre œil a besoin également de secours pour qu’il puisse remarquer ce mouvement de la terre. Lorsque nous sommes malades, nous avons quelquefois ce bonheur ; ou bien encore, lorsque nous entrons dans l’état que l’on nomme vertige. Mais voici l’obscurité de la nuit qui s’avance ; – approchons-nous de la fenêtre ; – c’est l’instant de découvrir le secret de la terre, et de la surprendre en flagrant délit de malice. – Il me semble qu’en ce moment je vois tout courir et tourner autour de moi. »

Les soldats se précipitèrent vers la fenêtre en chancelant. « Vraiment, cria Péter, le jeune seigneur n’est pas aussi sot que nous le pensions. Voyez, tout court, les arbres, – la terre, – les arbres, – les forêts, – les arbres. »

« Qu’allons-nous devenir si tout nous échappe, s’écria Kuntz ? »

« Vous oubliez, dit Athelstan, que nous tournons et marchons en même temps que la chambre et la maison entière. »

« C’est juste, dit Hansgürgen, en se laissant tomber à terre, Tout tourne avec nous. Mais je m’accroche à cette table, afin de me trouver demain matin à la même place. »

Athelstan, qui connaissait le tempérament de ces soldats, avait enfin réussi dans son projet ; car tous, domptés par la force du vin, s’étaient laissés tomber sur le plancher. Lorsqu’ils furent ensevelis dans un profond sommeil, la nuit étant entièrement sombre, Athelstan prit du vin et quelques mets, et ouvrant la chambre où Friederich était enfermé, il les lui donna, car son ami avait été oublié à dessein. Athelstan le regarda d’un air profondément touché ; et éclairant son visage de sa lanterne, il le débarrassa des liens qui le retenaient ; puis embrassant avec effusion l’ami de son jeune âge : « Pauvre garçon, dit-il, tu souffres pour l’amour de moi qui, en ce moment, ne puis encore te témoigner toute ma reconnaissance. Mange, bois, prends des forces. À cette heure, nos gardiens sont tellement endormis, qu’il nous est loisible de causer et de faire ensuite ce qui nous plaira. »

Friederich, que la fatigue avait épuisé, répara ses forces en mangeant et en buvant. Enfin Athelstan lui dit : « Cher ami, viens donc. Écoute le rossignol qui nous appelle dans la forêt. Tiens, fuyons vers l’endroit le plus épais du bois, et là, personne ne pourra nous découvrir. »

« Non, Athelstan, répondit Friederich qui n’était point encore remis de son étourdissement, je suis décidé à retourner avec mes gardiens, et si tu persistes dans tes projets, il est de mon devoir d’éveiller nos gardes, ou du moins le chapelain à qui le vin n’a point fait perdre la raison. Afin de te rendre celle que tu n’as plus, tous ensemble nous emploierons la violence même, s’il le faut. Ainsi je pourrai démontrer à ton père que ce n’est pas moi qui t’ai poussé à de telles extravagances. »

Notre étourdi voulait encore faire quelques objections ; mais voyant l’air sérieux de son ami, il chercha aussitôt à l’apaiser par un discours raisonnable : « Ce n’était qu’une plaisanterie, mon cher Friederich, car puisqu’il m’est bien prouvé maintenant que mes espérances ne sauraient me réussir, moi aussi je suis décidé à retourner chez mon père. Quant à toi, mon ami, tes désirs durant ta vie seront, certes, toujours accomplis ; tu es si vrai, si honnête, et tu ne veux que ce qui est utile et juste. Couche-toi donc et repose jusqu’à demain. Moi je vais retrouver nos gardiens. »

Athelstan embrassa son ami de tout son cœur et en répandant des larmes. Sur le seuil de la porte, il prit encore dans ses bras le compagnon de son enfance. – « Pardonne, dit-il avec douleur, tous les tourments que tu as pu souffrir à cause de moi ; et crois-le bien, l’honneur, le bien-être, la richesse, tout ce qui constitue le bonheur sur la terre, ne pourront jamais te manquer. »

Au lieu de retourner auprès des soldats ivres, Athelstan traversa rapidement la cour, et ouvrant la porte de secours, il se précipita dans la forêt à la faveur de l’obscurité. D’abord il rechercha l’endroit le plus solitaire et le taillis le plus épais, méprisant les épines qui le piquaient, et se heurtant la tête contre les arbres : puis, s’enfonçant de plus en plus dans la forêt, il put, lorsque l’aube du jour commença à paraître, se croire hors de toute atteinte. Alors il se mit à manger les provisions qu’il avait emportées ; il but quelques coups, jouissant de la tranquillité qui régnait autour de lui ; tranquillité interrompue seulement par le chant du rossignol, les cris du grimpereau, et la voix mystérieuse du merle doré. Toute cette journée, Athelstan évita la rencontre des hommes et la grande route. La nuit suivante, il se reposa à l’ombre de la forêt, qui paraissait le protéger de ses ailes larges et sombres.

 

———

 

Malgré toutes les privations auxquelles il était soumis dans sa solitude, Athelstan s’était senti heureux durant ces deux journées. Quelquefois il lui semblait entendre des voix lointaines d’hommes qui étaient à sa recherche, mais le murmure de la forêt et la voix de la nature étaient plus forts à son oreille que ces sons incertains, et quand il se crut enfin à l’abri de tout danger, il continua son vague pèlerinage, voulant seulement retrouver des hommes et gagner cette montagne que depuis son enfance son imagination avait marqué comme le but de tous ses désirs. La cabane d’un charbonnier se présenta d’abord à ses regards ; et un homme et une femme, tous deux d’un âge avancé, lui exprimèrent leur étonnement de son étrange apparition en ces lieux. Ils ne purent faire aucune réponse aux questions qu’Athelstan leur adressa, parce que la troupe qui le poursuivait n’avait osé pénétrer dans une clairière aussi reculée. Sur la demande qu’on lui indiquât les sentiers qui conduisaient à la montagne, un jeune garçon charbonnier s’offrit à le guider dans les fondrières les plus avancées, par des chemins inconnus et frayés seulement par les chasseurs.

Le soir, Athelstan était assis avec la famille du charbonnier, près d’un modeste souper qu’éclairait un foyer où brûlaient des branches de pin. « Vous autres, gens barbouillés, dit le jeune homme, vous êtes heureux de votre manière de vivre. Enfants de la forêt, sans commerce avec les hommes, confidents du printemps et du sérieux hiver, entourés des chants de ces oiseaux de passage qui reviennent chaque année ; véritables élèves et amis de la nature, rien de ce dont les autres hommes se montrent avides ne fait l’objet de vos désirs. »

« En entendant parler ainsi de notre manière de vivre, répondit le vieillard dont la neige des ans avait blanchi les cheveux, et si nous l’envisageons en nous reportant à l’époque où cette vie nous était nouvelle, je trouve de la vérité dans vos paroles. Nous sommes effectivement aussi heureux qu’il est possible de l’être dans notre position. Moi, au moins, je le suis. La vieillesse jouit de ses souvenirs, et la jeunesse, des rêves de l’avenir et de ses espérances. Le jeune garçon, par exemple, en songeant au moment où il épousera une fille jolie. Dans ma jeunesse, j’étais soldat. Les peines les plus vives, la misère, les blessures, les dangers d’alors, je trouve aujourd’hui une sorte de bonheur à me les rappeler, quoique dans le temps toutes ces choses m’aient été bien pénibles. Je me mariai, n’étant déjà plus jeune, et trouvai en ces lieux de l’occupation. Ma fiancée a vieilli avec moi ; et, ne pouvant travailler beaucoup soit à couper du bois, soit à le brûler, le jour je passe le temps à causer avec ma femme, et le soir avec mon fils. L’odeur du charbon, la fumée de la poix et du goudron, le murmure de la forêt, la vapeur qui s’élève des fourneaux et s’élance en nuages arrondis sur le sommet des arbres, le cri même de la chouette si formidable aux hommes ; tout cela est devenu nécessaire à mon existence. »

« Ce qui nous manque uniquement, ajouta la vieille femme, c’est le commerce des hommes ; car ce n’est que bien rarement que notre voisin le mineur entre dans notre cabane. Cependant nous allons quelquefois au joli village voisin, à la Kermesse, soit à Pâques, soit à la Pentecôte. Nous causons avec les commères du village, de manière à nous rassasier pour six mois. Je rapporte une nouvelle, mon vieux une autre, et les garçons de leur côté racontent les histoires qu’ils ont apprises des domestiques et des servantes du village. Et voilà comment l’hiver se passe. Viennent ensuite l’époque des ouragans, les jours clairs et obscurs, les alternatives de pluie et de soleil, les accidents qui arrivent à nos fourneaux. Quelquefois même nous sommes témoins de choses incompréhensibles. Ce sont des esprits, des apparitions, des pressentiments, des présages. L’hiver a aussi ses heures où mutuellement nous nous faisons trembler par nos confidences ; et cela est, dans son genre, aussi très joli. »

« Vraiment, demanda Athelstan avec vivacité vous êtes témoins d’aventures mystérieuses, de prodiges ? »

« Sans doute, jeune homme, répondit le vieillard, celui qui vit dans les forêts solitaires éprouve des choses que l’habitant des villes populeuses ou le paysan des plaines fertiles ignorent absolument. Nous voyons, nous écoutons et nous croyons ; et de là vient même que l’on appelle la foi du charbonnier un tissu de contes absurdes, de folles traditions miraculeuses, sur lesquelles on jure cependant. Un vieux troubadour passa un jour par ici, la nuit il reposa dans notre cabane ; il s’était égaré. Il disait que l’homme pur pouvait être comparé à une harpe qui résonne aussitôt qu’un doigt la touche : il suffit d’un souffle du vent ou d’un mot hautement prononcé pour la faire entrer en vibration. Placée seule dans un salon, on l’entend quelquefois résonner comme si elle était touchée par des mains invisibles. De même aussi le cœur et la tête de l’homme qui a des cordes bien montées et dans un parfait accord, vibrent aussitôt que la nature ou les esprits mettent ces cordes en mouvement. Dans cette disposition consiste la foi aux prodiges ; et cette foi, étant exercée, se fortifie ; et l’homme ainsi organisé peut éprouver les choses les plus étranges. Les travaux solitaires du mineur et du charbonnier dans la montagne et la forêt, impriment à l’âme l’harmonie la plus pure et la plus suave ; ils donnent des ailes à l’imagination et lui communiquent une puissance enchanteresse. Ce qu’éprouve une personne dont l’imagination est touchée de cette manière ; ce qu’elle voit et ce qui lui est révélé ne sauraient être mis en doute par le troubadour ou tout autre dont l’âme peut se monter à l’unisson de la sienne, mais doivent sembler fiction et mensonge à tous ceux dont l’imagination n’a ni cordes ni ailes. C’était à peu près dans ces termes, mais d’une manière plus claire, que le vieux troubadour cherchait à justifier notre foi de charbonnier des attaques auxquelles elle a été en butte. »

« Mais pourquoi raconter toutes ces choses à des ignorants, s’écria un jeune gars aux cheveux bouclés et aux yeux noirs et brillants ? Car c’est votre habitude, à vous autres vieilles gens. C’est ainsi que les hommes qui n’ont ni jugement ni intelligence transportent les choses les plus sublimes dans un air sec, froid, et les rendent d’autant plus absurdes qu’elles sont en elles-mêmes plus belles et plus admirables. Et voilà ce qui est arrivé à la tradition du tilleul enchanté et de la fée Gloriana. »

« Quelle est donc cette histoire, mon garçon ? » dit avec vivacité Athelstan en l’interrompant.

« Il faut la lui raconter, mon petit Gottfried », ajouta la vieille femme.

Le jeune garçon, après s’être levé, s’approcha d’Athelstan, et l’ayant examiné de haut en bas, secoua la tête, puis dit, après un moment de silence : « Mère, lui aussi me semble un ignorant. »

« Grossier gamin, s’écria le vieillard, comment oses-tu insulter un hôte que je respecte ? »

« Laissez-le dire, mon père, répondit Athelstan avec douceur, demain votre petit Gottfried me conduira à la montagne, et chemin faisant, nous lierons plus intime connaissance. »

« Il n’est que curieux, votre jeune étranger, reprit Gottfried avec humeur. Si, mû par une religieuse croyance, il nous adressait ses questions ; si d’avance il ressentait le plaisir que doit lui causer cette histoire ; s’il se proposait d’en exprimer le suc à l’exemple de l’abeille, je me ferais un plaisir de la lui raconter. Mais sans doute un conte de meurtre ou d’assassinat piquerait autant sa curiosité. »

« Ce polisson, dit le vieillard, devient chaque jour plus insolent et plus entêté. Il n’est pas fait pour notre métier, et il faudra que je lui brise la tête. »

On alla se coucher, l’hôte fut conduit dans la chambre de la cabane où était resserré le foin destiné à nourrir la seule vache qui fournissait du lait au petit ménage. Athelstan s’étendit avec une sorte de volupté sur sa couche parfumée.

Pendant quelque temps encore, il entendit causer dans la salle basse la famille du charbonnier. Au dehors le sifflement des arbres de la forêt, se mariait aux mélodies d’un gai ruisseau. Au loin et près de la cabane, les rossignols rivalisaient dans leurs chants d’amour et tour à tour se répondaient ; quelquefois, à des intervalles plus ou moins longs, retentissaient les aboiements d’un chien, gardien vigilant et fidèle. Souvent le bruit du vol et les cris sauvages de l’oiseau nocturne interrompaient le silence de la nuit ; et par moments Athelstan se figurait entendre la voix des esprits, des sons prophétiques dans le souffle de la forêt, dans les causeries du ruisseau, le murmure assoupissant d’un air mollement agité et le roucoulement des orgues ailées de la forêt. Il croyait reconnaître dans ces voix surnaturelles un langage magique qui semblait sortir de la nature elle-même et s’adresser directement à l’âme. Il en résultait pour Athelstan un mélange d’harmonie, de pensées, de sentiments et de félicité que la langue ordinaire des hommes ne saurait traduire. Tantôt, à moitié endormi, l’esprit affaissé, tantôt au comble de l’exaltation en présence de telles images, Athelstan tombait dans une douce rêverie ; puis s’éveillant parfois, il contemplait à travers les fentes du toit de la cabane, la voûte azurée du ciel et les étoiles qui scintillaient. Enfin le jeune homme s’endormit, et un faible rayon de la lune vint se glisser près de lui, et éclairer, en la caressant, l’herbe sèche sur laquelle il reposait.

Le matin, Athelstan se leva avec une joie expansive, secouant le foin qui était répandu sur ses cheveux et ses habits. Il pensait en lui-même que de sa vie il n’avait goûté de pareil bonheur. Puis il alla saluer ses deux vieux hôtes. Les fils du charbonnier étaient déjà partis pour le fourneau dans la forêt. Quant à Gottfried, il était prêt à partir et ses yeux étaient rayonnant de gaîté. Après avoir déjeuné avec du pain et du laitage, Athelstan se mit en route avec son compagnon. Ils gravirent pendant un certain temps un chemin escarpé, jusqu’à ce qu’ils aperçurent une épaisse fumée et sentirent une forte odeur de poix. Cette fumée et cette odeur venaient de deux fourneaux situés au fond d’un ravin, et près desquels Athelstan vit les frères de Gottfried travaillant avec l’activité la plus grande. Du haut du chemin où il se trouvait en ce moment, Gottfried jeta un cri en appelant ses frères et leur donnant le bonjour ; après que ceux-ci lui eurent répondu, les deux pèlerins entrèrent dans un étroit ravin de la forêt, au travers duquel, en passant au milieu des rochers, le sentier conduisait vers le point le plus solitaire de la montagne. Athelstan sautait plutôt qu’il ne marchait : « Ô Gottfried, s’écria-t-il, serais-tu bien capable d’éprouver le bonheur que je ressens, d’apprécier cette odeur du matin qui, pareille au parfum de l’innocence dans le paradis terrestre, s’exhale d’une mousse humide de rosée, du rocher luisant, de ces groupes de hêtres effilés dont les feuilles nous rafraîchissent en embaumant les airs ; cet écho des rochers qui reporte chacun de nos pas à ce ravin profond et aux chênes que nous voyons en face ; cette musique confuse, mais pourtant harmonieuse, des mille oiseaux de passage qui volent autour de nous, ou se tiennent cachés dans leurs nids obscurs ; l’aigle qui sur nos têtes décrit des cercles nombreux et se détache distinctement sur l’azur des cieux ; le bruit que font en s’abattant les ramiers effrayés ; le roucoulement des tourterelles dans les arbres qui sont à nos pieds ; cette chute d’eau qui, en s’élançant du rocher, pétille et se divise en perles innombrables ; enfin les traditions mystérieuses que tous ces lieux respirent. L’âme voudrait saisir ces indicibles beautés dans leur ensemble, leur donner des formes sveltes et gracieuses, et marier ainsi ce qu’il y a de plus noble dans l’homme avec ce que la nature renferme de plus divin ; oui, et voilà sans doute comment les poèmes sont enfantés ! le sentiment délicieux, l’attendrissement, l’ivresse que j’éprouve en ce moment, c’est là l’exaltation poétique sur laquelle il m’a fallu entendre tant d’ennuyeuses dissertations ! »

Gottfried s’arrêta en regardant son compagnon avec étonnement. Car Athelstan fondait en larmes, comme s’il avait éprouvé le plus grand des malheurs. Mais voyant la surprise de Gottfried, il se jeta à son cou éclatant de rire : « Mon bon garçon, je n’ai rien, si ce n’est que je suis trop heureux, trop enchanté. Il est bien préférable pour moi d’avoir un compagnon tel que toi : toujours Friederich était fatigué, raisonnable ; toujours il pestait contre le temps ; la pluie surtout le faisait enrager. Toi au contraire, frère de mon cœur, tu as les mêmes goûts que moi, et il faut absolument que nous devenions amis. »

« Je vous crois un peu brouillon, dit Gottfried, mais il y a plaisir à l’être, n’est-ce pas ? Ce que j’ai vu du monde, et j’ai vu peu, m’a appris du moins qu’il n’y a rien de plus ennuyeux que les hommes raisonnables par excellence, ces hommes que rien ne saurait émouvoir. »

Ils continuèrent leur chemin, toujours avançant dans la montagne. Souvent un chevreuil, passant devant eux, s’arrêtait, et avec ses yeux bruns et pleins de vivacité les regardait d’une manière touchante ; les lièvres sautaient de côté et d’autre ; les perdrix à la marche pesante s’envolaient tumultueusement. De l’entrée de son terrier sablonneux, le lapin fixait sur nos voyageurs des yeux rouges et transparents comme le cristal. Enfin le cerf, ce roi de la forêt, suspendait sa course dans le lointain pour les observer.

« On dirait vraiment, dit Gottfried, voir ici une vaste salle d’école où les buissons, les pins, les hêtres et les rochers sont les professeurs et instruisent à bénir l’auteur de la nature, les animaux grands et petits qui viennent solliciter leurs leçons. Voyez le renard se glisser entre les herbes et faire ce qu’on nomme l’école buissonnière. L’aigle, après avoir pris sa leçon, remonte gaiement dans son aire. Dans la classe, le cerf que voilà occupe sans doute la première place : et ces petits lapins, qui viennent de quitter les mamelles de leur mère, apportent avec eux, comme remèdes à l’ennui, quelques légères provisions. Lorsque ces animaux parlent tous ensemble, c’est un mélange confus de bêlements, de sifflements, de beuglements ; et le maître doit avoir besoin d’une patience toute religieuse pour ne pas se fâcher. »

Après quelques petites descentes vers la vallée, nos deux jeunes gens continuèrent à gravir la montagne. Le soleil commençait à faire sentir l’ardeur de ses rayons et la rosée du matin avait entièrement disparu. Peu à peu leur conversation devint moins vive, et bientôt ils s’avouèrent mutuellement qu’ils étaient fatigués.

« Ce sentiment de la fatigue, dit Athelstan, est encore un des charmes du voyage. Il n’appartient qu’au pèlerin qui a longtemps supporté la fatigue de la marche et de la chaleur d’apprécier les jouissances du repos et le plaisir que procure un arbre qui murmure sur la tête. Si avec cela il trouve encore dans la montagne une fontaine pour se désaltérer, quelle félicité pour lui de s’appuyer sur le tronc de l’arbre qui l’abrite, tandis qu’à l’entour la nature semble attendre dans un silence solennel ! »

« En ce moment, dit Gottfried, nos poules chantent à la maison, se roulent et frottent leur poitrine dans le sable échauffé. Et nous, dans un quart d’heure, nous pourrons goûter le bonheur que tu viens de décrire, car alors nous aurons atteint le Tilleul enchanté dont hier soir je t’ai parlé, et non loin duquel réside la fée Gloriana. »

Peu de temps après, ils arrivèrent l’un et l’autre près de cet arbre élevé qui étendait au loin ses branches et son ombrage. Un sentier à pente douce descendait du haut de la montagne boisée, et dans cet endroit tout respirait un air de gaîté. Les forêts des sommets voisins qui prolongeaient leurs ombres ne faisaient entendre qu’un bien faible murmure : il était à peu près l’heure de midi. Du banc de gazon qu’abritait le tilleul, dans une immense profondeur, l’œil découvrait des forêts étendues, de vertes collines, des prairies qui semblaient se confondre. Dans le lointain, des montagnes de neige traçaient sur l’horizon un cercle lumineux.

Notre voyageur et son jeune compagnon s’assirent sous le tilleul en souriant et reprenant haleine. Les provisions apportées de la cabane furent promptement consommées, le bruit d’un ruisseau qui dans le voisinage se précipitait de la montagne ne contribua pas peu à augmenter leur joie. Ils puisèrent à l’onde limpide avec la coupe de bois qu’ils portaient avec eux.

« Qu’en ces lieux la nature nous entoure avec calme, remarqua Athelstan, et comme elle nous berce dans les agréables rêveries qu’inspire la solitude. Que pourrait donc désirer de plus l’homme inquiet s’il lui était donné seulement de prouver quelques instants le bonheur que j’ai déjà tant goûté aujourd’hui. À la vérité, ce torrent de délices, ce passage des esprits a été si prompt qu’il n’a pu qu’effleurer mon âme ; mais qu’importe, l’impression m’en demeurera éternellement, parce que j’étais préparé à la sentir que mon âme en a été entièrement remplie. C’est même ainsi que sur cette terre, le bonheur se fait ordinairement connaître ; et la douleur que nous éprouvons de le voir si passager ajoute encore aux délices qu’il nous procure. Pour moi, ce que j’en ai ressenti est un bien qui me restera toujours. »

« Cela est bien vrai, répondit Gottfried, car s’il nous était permis de comprendre tout ce qui nous tombe sous l’esprit, nous serions bientôt plus sages. Malheureusement les meilleures pensées passent dans notre tête comme des éclairs, ou bien comme ces étoiles tombantes qui jettent une lueur passagère, ou bien encore de même que ces insectes lumineux qui, dans les nuits d’été, éclairent par moments nos buissons, et que l’on nomme vers de S. Jean. »

« Nous ne devons pas toucher à ces doux et saints mystères de notre âme, reprit Athelstan, et il faut bien se garder de les soumettre à un examen indiscret. C’est une voluptueuse rêverie, une énigme céleste, une éternelle illusion qui sans cesse revêt des formes nouvelles, et dans lesquelles le soleil que nous autres mortels appelons la vérité ne doit jamais faire pénétrer ses rayons, sous peine d’enlever à notre félicité toute sa fleur, à notre existence toutes ses racines. »

« Sans doute, dit Gottfried en souriant avec bonhomie, il doit être un bien joli mensonge, un conte merveilleusement beau, ce langage que la nature et la chaîne des êtres vivants, nous tiennent durant la nuit et le jour, l’été comme l’hiver, pendant la douleur comme pendant la joie : tout cela est admirable quand nous pouvons y croire. Mais si nous regimbons contre le conteur qui ne cesse de vouloir nous séduire, la discussion alors commence, et nous autres mortels y succombons toujours. »

« Mon garçon, s’écria Athelstan, en l’embrassant de nouveau, tu devrais rester toujours avec moi. »

« Cela est impossible, répondit l’enfant, malgré le plaisir que j’aurais à continuer avec vous nos folles causeries ; il faut que je retourne chez mon vieux père, travailler pour le soulager, et il ne m’est pas permis de courir le monde. »

Depuis quelque temps, un homme qui montait le sentier s’approchait de nos jeunes gens, et avait attiré l’attention d’Athelstan. Bientôt cet homme, c’était un vieillard, s’arrêta en les contemplant l’un et l’autre avec un air de tristesse. Après les avoir salués, il se montrait disposé à continuer son chemin.

« Il fait très chaud, lui dit Athelstan, et si cela peut vous faire plaisir, venez prendre place près de nous, à cette ombre rafraîchissante. »

Le vieillard secoua la tête avec l’expression d’un profond chagrin, et remercia Athelstan de son offre, disant qu’il préférait rester seul.

« Si nous vous dérangeons, reprit Athelstan, nous irons plus loin et vous céderons notre place ; car nous, nous sommes déjà reposés. »

« Non, non, répondit le vieillard, je n’ai rien à faire en ces lieux ; et que m’importe d’ailleurs la chaleur ou le froid ? »

En disant ces mots, il semblait regarder l’arbre d’un air pensif, et s’approchant ensuite d’un pin, il fixa le jeune seigneur : « Pauvre jeune homme, s’écria-t-il en soupirant, créature malheureuse, fatale et indicible misère de tous les êtres créés ! »

Le vieillard, après cette exclamation, continua à gravir le sentier et bientôt disparut derrière les buissons.

« Ô mon Dieu, dit Athelstan après quelques moments, ce malheureux, qui peut-il être ? qu’a-t-il voulu dire ? Jamais je n’aurais pensé qu’il fût possible à la figure humaine de prendre d’une manière aussi terrible l’expression d’un calme et mortel désespoir. Que peuvent donc signifier les mots que nous venons d’entendre. Depuis que j’ai pu réfléchir, jamais rien ne m’a aussi profondément affligé, ne m’a même inspiré autant de terreur que la vue de cet homme bizarre. »

« Cet homme est de notre connaissance, répondit Gottfried ; il est quelquefois descendu chez nous dans la forêt. Il habite le village que l’on aperçoit à travers ces bouleaux. C’est un campagnard à l’aise dont le fils dirige la maison ; et il a tout loisir d’errer dans les alentours et de faire entendre ses tristes exclamations. Il était, dit-on, dans son enfance un très beau garçon, plein de gaîté. Son père était un berger. Celui-ci, homme sévère, obligea son étourdi de fils à travailler de bonne heure. Ce que le petit garçon aimait le mieux, c’était de conduire aux pâturages les brebis de son père. Là, du moins, il pouvait jouer avec le chien, se tailler des sifflets et des baguettes, chanter les chansons qu’il avait apprises dès son premier âge, et vivre enfin au gré de ses penchants. Tout cela amusait les paysans et les garçons bergers qui se réunissaient souvent à lui dans les champs. Malheureusement les jeux faisaient négliger les brebis et le père n’était pas content. Le jeune pâtre était non-seulement grondé souvent, mais parfois même, battu. Dans son insolence, il menaçait alors son père de s’évader. Un jour donc qu’une brebis avait été égarée, ou volée, et que le père furieux tenait déjà le bâton préparé, on s’aperçut tout-à-coup de l’absence du jeune pâtre. De tous côtés on le chercha, on s’informa, mais il fut impossible de retrouver ses traces : le bruit se répandit que l’enfant effrayé avait pris sa course vers ce qu’on appelle le vaste monde.

Le père était déjà passablement consolé de la perte de son fils, lorsqu’au bout de six mois, celui-ci rentra un soir dans la cabane. Pendant ce temps, il avait tellement grandi qu’il n’était presque plus reconnaissable ; il avait pris un air mélancolique, rêveur ; et sa conversation avait une teinte sérieuse ; toutefois, les histoires qu’il racontait étaient encore bien plus surprenantes. Il disait qu’ayant remarqué avec effroi la perte d’une de ses brebis, il l’avait, dans son désespoir, longtemps et vainement cherchée dans les buissons, les forêts, les montagnes, et qu’en errant çà et là, il était venu se reposer au-dessous du frais et beau tilleul que voici. Le parfum des fleurs, le bêlement lointain de ses brebis auprès desquelles était resté son chien vigilant, la solitude délicieuse de ce lieu, toutes ces sensations réunies à la crainte qu’il éprouvait de son père, l’avaient touché au point de ne pouvoir, pour se soulager, répandre assez de larmes. Dans cet état, une sorte de consolation lui vint au moment où il ne pouvait s’y attendre ; il fut surpris d’un sommeil profond, et quand il s’éveilla, le coucher du soleil répandait une teinte rougeâtre sur l’horizon. Il avait retrouvé son ancienne gaîté et complètement oublié ses brebis, son père et les mauvais traitements que celui-ci lui réservait. En conséquence, il se leva en sautant, courant, chantant et sifflant, incertain encore de ce qu’il allait faire. Dans ses bonds, il tourna l’angle de ce rocher, et, passant auprès de la fontaine qui murmurait, il aperçut tout-à-coup une ouverture dans la colline et, autour de cette ouverture, un lierre que le vent du soir agitait. Jamais cette caverne n’avait existé : le jeune pâtre n’hésita pas un instant à s’y introduire. D’abord il se trouva dans une obscurité complète, mais bientôt il aperçut au loin des lumières resplendissantes. Il continua d’avancer, et les sons d’une musique ravissante vinrent frapper ses oreilles. Le jeune homme se sentit comme entraîner ; il s’approcha encore, et tout-à-coup il se trouva dans une grande salle magnifiquement éclairée. Il y vit dressées des tables couvertes des mets les plus exquis, et assis autour d’elles des hommes et des femmes parés d’une manière éclatante et servis par des enfants d’une admirable beauté. Une conversation pleine de gaîté animait les convives.

Dans le premier moment, et à cause du tumulte de la fête, le jeune pâtre ne fut pas remarqué ; mais bientôt une des belles femmes qui étaient à table le fit approcher et lui demanda comment il se trouvait en cet endroit. Il répondit qu’ayant vu par hasard une ouverture dans la montagne, il avait été poussé par la curiosité à avancer, et que c’était ainsi que sans s’y attendre et sans le vouloir, il s’était trouvé au milieu d’une fête si brillante. Les autres enfants le conduisirent dans une chambre où ils lui firent prendre des rafraîchissements ; puis, après avoir bu et mangé, il s’endormit de nouveau. À son réveil, il se retrouva sous le tilleul. Il croyait ne s’être absenté qu’une seule nuit, et cependant six mois s’étaient écoulés. Les parents auraient bien voulu pouvoir regarder toute cette histoire comme mensongère, mais le jeune homme avait avec lui une preuve convaincante de la vérité de son récit. C’était un vase d’or de grande dimension et d’un prix incalculable, qu’il avait rapporté de la caverne. Le vase était accompagné de la soucoupe sur laquelle on le plaçait. Les fleurs, les enfants, les animaux représentés en émail à la surface de cette coupe enrichie de diamants et de perles en faisaient une véritable merveille. Elle était même si pesante qu’elle n’avait pu être transportée au village qu’avec beaucoup de peine par le jeune garçon. Ce cadeau lui avait été donné comme souvenir par les esprits. Un comte, homme très probe, gouvernait alors ce pays. Ayant entendu parler de cette histoire, il fit venir cette famille, acheta la coupe en donnant, en échange, plusieurs fermes, les plus belles de la contrée, et du produit desquelles ces gens purent vivre comme de vrais gentilshommes, étant considérés comme les plus riches du pays. Il ne fut plus question du vase ; et l’on ne sait si le comte l’a vendu à un autre, s’il en a fait présent à l’empereur, ou bien s’il lui a été volé pendant la guerre. Quant au jeune homme, autrefois si jovial, il tomba dans une sombre mélancolie, et depuis ce temps on ne remarqua plus sur sa figure une douce sérénité ; on ne le vit plus rire. Les richesses qu’il possédait ne le rendaient pas plus heureux. Il épousa une fille très jolie, en eut des enfants ; mais ses enfants, il ne les regardait point. Toujours il dit que depuis sa visite dans la caverne, depuis que le spectacle des prodiges qu’elle renfermait s’était offert à sa vue avec celui de ces mortels ou immortels d’une si ravissante beauté, rien sur la terre ne pouvait plus lui plaire et qu’il ne trouvait plus dans les êtres créés que sottise, cause de dégoût, et sujet de tristesse. Rien au monde ne pouvait plus le réjouir, parce qu’il avait toujours devant les yeux les formes célestes qui une fois s’étaient présentées à ses regards. Voilà comment il néglige toutes ses affaires, errant sans cesse comme un vagabond et cherchant toujours si la montagne lui découvrira encore l’entrée de la grotte, où il espère revoir ses camarades de jeux. C’est ainsi qu’il a été atteint par la vieillesse et que ses cheveux ont blanchi, et probablement il emportera dans la tombe ses regrets et sa mauvaise humeur. »

Athelstan avait prêté à ce récit la plus grande attention.

« Bizarre vieillard ! dit-il enfin, qui devrait, au contraire, trouver d’autant plus de bonheur dans l’existence qu’une fois il lui a été permis de voir un monde surnaturel, et quand même un tel spectacle ne reparaîtrait plus jamais à ses yeux. Et toi, mon ami, puisque tu es si bien disposé, achève-moi, suivant ta promesse, l’histoire de ta fée Gloriana. »

« Ceci est autre chose, répondit Gottfried, car pour ce qui concerne l’histoire de la coupe, nous en avons tous été témoins, et toi-même as vu le vieux paysan si riche et si bourru. Nos anciens racontent que le tilleul que voilà a été planté, il y a plusieurs siècles, comme un monument, par un prince qui longtemps mena joyeuse vie avec les fées et les esprits, et qui revint ensuite sur terre reprendre les rênes de son gouvernement. Personne, au reste, ne sait rien de positif sur la nature de ces fées. Ceux qui les ont approchées gardent à leur égard un mystérieux silence. Seulement les anciens, qui veulent tout savoir, prétendent qu’une fois dans chaque siècle, une troupe d’esprits d’une rare beauté sortent des flancs de la montagne, font alentour une promenade comme s’ils allaient à la chasse, puis rentrent dans son sein. Tu as peut-être entendu le son de leurs instruments et de leurs cors de chasse. L’on assure que parmi eux se trouvent des chasseurs exécutant sur des cornets d’or une harmonie si délicieuse que celui qui de loin a le bonheur de les entendre ne peut jamais dans sa vie oublier cette musique enchantée. C’est à la tête de cette troupe magnifique que l’on aperçoit la fée Gloriana. Elle est montée sur un cheval blanc, couvert de draperies où brillent l’or et la pourpre, et porte sur la main un faucon. La princesse est suivie d’un cortège composé d’hommes, de femmes, d’enfants qui reflètent mille couleurs, tous à cheval et d’une beauté extraordinaire. Le bonheur est assuré à qui les rencontre ; et celui qui ose leur adresser la parole est sûr d’en obtenir une grâce. Mais Gloriana, dit-on, rayonne d’un éclat si céleste que le mortel qui la voit ne peut supporter le feu de ses regards ; il perd connaissance et tombe à genoux, tremblant à ses pieds. C’est alors que tout disparaît sans laisser plus de traces qu’un rêve de la nuit. Pour moi, je me figure aisément que la beauté d’une femme soit bien capable de nous priver de nos forces et de tout notre courage, car il arrive souvent que nous nous arrêtons devant des fleurs, des arbres ou un torrent, frappés d’étonnement et d’admiration. J’ai cherché quelquefois à imaginer une fille parfaitement belle, une dame de haut rang dans toute la splendeur de sa beauté, et il m’a semblé qu’un objet aussi ravissant devait briller comme un diamant à travers la verdure de la forêt, et faire pâlir les roses rouges et blanches. Le doux sourire de sa bouche, un seul mot tendre échappé de ses lèvres, le mouvement de ses épaules et de ses bras arrondis, tout cela est bien fait, sans doute, pour faire naître dans notre âme une sorte de culte, d’ivresse, d’adoration. »

Athelstan regarda son jeune compagnon avec étonnement. « Encore si jeune, serais-tu déjà amoureux ? » lui demanda-t-il.

« Dieu m’en préserve, s’écria Gottfried avec vivacité, mais non sans rougir beaucoup. En vérité ce n’est pas la peine. Mes frères, eux, se disent amoureux et veulent se marier au plus tôt. Pour moi, je ne trouve aucun charme à ces paysannes grossières, au teint hâlé, si gauches dans leurs mouvements, à la voix criarde et à la marche de canards L’amour avec elles serait un supplice, et pour en éprouver il faudrait un enchantement. »

« Enchantement ! dit Athelstan, je pense qu’il ne saurait y avoir d’amour sans enchantement. Car l’amour n’est pas plus dans la vie commune que la musique et la poésie. Mais continuons notre route, car le froid commence à se faire sentir. »

Le soleil s’était voilé de nuages, et un vent frais s’était élevé dans la forêt. À mesure que nos jeunes gens gravissaient tous deux la montagne le jour devenait plus sombre. « Nous aurons un orage, disait Gottfried, car les nuages commencent à se presser. Maintenant le vent est encore fort dans la vallée, mais avant que le soleil se couche, avec le vent nous aurons de la pluie. »

Au déclin du jour, le froid devint plus intense sur la partie élevée de la montagne. Enfin la pluie tomba, et au détour d’un rocher, le vent et l’orage vinrent frapper les visages d’Athelstan et de Gottfried. « Je connais près d’ici une caverne sûre, dit Gottfried, dans laquelle nous pourrons trouver un abri contre le temps. » Traversant les buissons, ils gravirent une hauteur escarpée et des rochers couverts de mousse, et bientôt ils découvrirent une caverne spacieuse au moment où les éclairs étincelaient sur l’horizon et un tonnerre lointain se faisait entendre. Tout-à-coup le ciel se déchira en deux parties ; l’azur du firmament reparut, et les rayons d’un soleil resplendissant traversèrent encore les prairies, la forêt et la montagne, en éclairant la caverne qui venait de s’offrir à leurs yeux.

– « Cela t’effraie-t-il ? demanda Athelstan à son compagnon. »

– « Je crains, répondit celui-ci ; et cependant j’éprouve quelque plaisir dans cette crainte. Il y a vraiment un combat au ciel, car voilà trois orages qui se ruent l’un sur l’autre. Les nuages ont marché comme des dragons. »

Ils se préservèrent comme ils purent du vent et de la pluie qui pénétraient jusques dans la caverne. « La nature, dit Athelstan, se montre grande et belle, toujours et sous tous les aspects. Celui qui ne la recherche pas ardemment dans toutes ses humeurs, dans toutes ses situations, et qui ne comprend pas sa manière d’aimer et de sentir, celui-là ne peut pas s’appeler son ami. Quel bonheur pour moi d’avoir échappé à ces chambres étroites ; c’est seulement à présent que je respire libre et heureux. »

– « Vous voulez donc toujours courir ainsi ? » demanda Gottfried ? »

– « C’est ce que j’ignore, répondit le jeune homme ; et je ne sais pas même davantage ce que je deviendrai. J’attends qu’une destinée bienveillante se révèle pendant le voyage. Un apprentissage est nécessaire dans chaque état : ainsi en est-il pour ma carrière. »

– « Mais enfin, il faut que tout homme s’attache à un endroit, qu’il se fixe, qu’il ait un chez soi », dit Gottfried.

– « Ce qui précisément m’effraie, répliqua Athelstan, c’est qu’il nous est impossible d’apprendre éternellement, de voir sans cesse du nouveau ; c’est que l’âme élancée vers les plus hautes régions doit enfin redescendre aux choses vulgaires. C’est alors – mais vois ce papillon que l’orage et la pluie ont jeté sur terre, – ses ailes qui, il y a une heure à peine, étalaient encore leurs brillantes couleurs, sont maintenant mouillées et flétries, et n’ont plus la force de voler ; il est comme attaché au sol et remue vainement ses ailes appesanties pour s’élever encore. Si même cet orage ne le tue pas, s’il parvient à s’ôter de cette terre grasse et humide, jamais il ne reviendra, comme auparavant, une fleur volante. Mieux vaudrait-il pour lui d’être anéanti sur-le-champ. »

Gottfried resta silencieux et parut réfléchir profondément. La nuit arriva, la fureur de l’orage s’était adoucie, quoiqu’elle ne fût pas encore épuisée. Les deux jeunes gens cherchèrent dans la caverne une couche telle qu’elle pouvait leur en offrir. Les dernières provisions avaient été consommées. Athelstan dormit peu, et s’il se réveillait des rêves qui le portaient de nouveau dans la maison paternelle, il se sentait alors heureux d’entendre gronder au dehors l’orage et la pluie, et de voir les éclairs lointains illuminer çà et là les montagnes. Ni le froid ni l’humidité ne l’incommodaient ; et il en était de même de la pluie fine poussée parfois par le vent dans la caverne, car tous ces inconvénients étaient pour lui le gage de la liberté qu’il avait récemment conquise.

Quand le matin se leva sombre, les amis réveillèrent en se secouant leurs membres engourdis. Le sommeil ne les avait pas reposés, et Gottfried n’était guère d’une humeur réjouissante. Mais Athelstan réprima le mécontentement qui voulait s’emparer de lui. Tous deux souffrirent encore d’être obligés de continuer leur chemin sans avoir déjeuné, après une nuit froide. – « Mon jeune seigneur, dit Gottfried, il faut maintenant que je prenne congé de toi, car mes parents peuvent avoir de l’inquiétude sur mon compte. En suivant ce sentier, tu apercevras, après une heure de chemin, une maison isolée sur la hauteur, où tu trouveras à boire et à manger, pas autre chose cependant que des provisions de paysan. Je connais ceux qui y demeurent, porte-leur nos saluts ; quant à moi, je suis forcé de retourner. »

Athelstan employa vainement toute son éloquence pour chercher à retenir le jeune homme près de lui pendant tout le voyage, comme il le désirait ardemment. Il l’embrassa encore une fois cordialement en le remerciant de l’avoir accompagné, puis lui donna en récompense, une petite bourse contenant plusieurs pièces d’or. Gottfried le fixa un instant de ses grands yeux noirs et lui dit : – « Y songes-tu sérieusement ? de cette manière tu ne gardes rien pour toi, et cependant tu auras souvent besoin de cet argent pendant ton voyage. »

– « Non, lui répondit Athelstan, ne te soucie pas de moi ; l’argent que j’ai pris et mis de côté depuis quelques années ne finira pas de sitôt. Je ne te donne pas ces pièces pour te récompenser des peines que tu as eues pour moi, mais comme à un ami que j’ai appris à aimer de toute mon âme pendant notre court pèlerinage. Cette somme peut te valoir une petite propriété qui allégera ton existence. »

– « Ô mon cher et bon seigneur, s’écria Gottfried tout rayonnant de joie, que ma vie va changer maintenant. Je n’ai jamais été heureux de cette sombre existence de charbonnier qu’on mène là-bas dans cette vallée ; mais ayant tant d’enfants, mes parents ne pouvaient faire de dépenses pour aucun d’eux. Un prêtre de la ville prochaine qui avait vu le monde s’est offert à me garder chez lui pour apprendre à lire, à écrire, la crainte de Dieu, le latin peut-être, et d’autres choses encore : mais lui aussi est pauvre. Mon père aurait bien voulu nous faire ce plaisir ; mais l’ecclésiastique demandait quelques soulagements, bien faibles il est vrai ; et nous ne pûmes, jusqu’à présent, nous procurer cette bagatelle. Je cours maintenant avec cette bourse chez mon cousin comme un ange vers du ciel. Cet homme aime la poésie et les troubadours autant que son état le lui permet ; il a même commencé de sa main quelques belles histoires ; et il me les lira maintenant sans doute. C’est là, vois-tu, ce que je désire le plus. Dans notre voisinage demeure un autre prêtre ; celui-ci prend et rassemble tous les papillons dont il peut s’emparer, et trouve son bonheur dans ces êtres coloriés. Le prieur du couvent dépense beaucoup d’argent pour se procurer des fleurs qu’il fait venir même des pays éloignés. Le comte qui habite vis-à-vis de nous, a une grande salle pleine de belles armures. Quel plaisir de connaître toutes les chansons qui courent le monde, de jouir de ces histoires d’amour qui sont bien nombreuses sans doute, ou d’apprendre ces hauts faits d’armes dont le récit se trouve certainement dans bien des livres posés le long des murs des bibliothèques. Je pense aussi qu’il y a beaucoup de légendes sacrées, d’histoires des saints et de leurs miracles, qui sont belles et édifiantes ; mais c’est un bonheur vraiment céleste que doit éprouver celui qui peut composer lui-même un poème nouveau, ou qui au moins corrige les contes anciens ou les traduit des idiômes étrangers dans notre langue allemande. Ce que je compris le moins dans le vieux troubadour qui venait quelquefois chez nous, c’est qu’il ne savait par cœur qu’un certain nombre de chansons et qu’il ne se souciait pas d’en apprendre de nouvelles ou celles que chantaient les autres. Il me semble que la plus grande félicité sur cette terre est de connaître tout ce que les plus grands esprits des temps passés ont produit de poèmes ; et je pense pouvoir me procurer maintenant cet éminent bonheur, grâce à votre amical et bienfaisant secours. »

Les deux amis se séparèrent profondément émus, puis Gottfried descendit la pente de la montagne en sautant de joie, pour faire part aussitôt que possible de son nouveau bonheur à ses parents.

Athelstan gravit la hauteur de la montagne au milieu de l’orage et de la pluie. Il regrettait d’avoir perdu son jeune ami, et, sans vouloir se l’avouer, il s’impatientait contre la pluie qui lui frappait le visage avec violence et devenait toujours plus forte. Arrivé au sommet, Athelstan fut obligé de saisir son chapeau à deux mains pour ne pas le perdre, tant l’orage devenait impétueux. Ce ne fut donc pas sans grande peine qu’il découvrit enfin la maison isolée ; il doubla le pas, et à peine avait-il gagné la porte que l’averse tomba de nouveau à grand bruit.

Le contentement qu’une habitation, toute mauvaise qu’elle soit, nous procure, fit si bien, qu’il s’empressa de s’asseoir près d’un bon feu qui brûlait dans une large cheminée. La maîtresse était assise à côté d’un berceau dans lequel sommeillait un bel enfant ; l’hôte empressé marchait çà et là et préparait du vin chaud pour le jeune seigneur qui l’avait demandé pour se réchauffer. Une créature bizarre était accroupie dans un coin, et Athelstan ne put découvrir si c’était un vieux nain ou bien un garçon non adulte. Il louchait des deux yeux ; son nez mal formé était d’une grandeur démesurée, les grosses lèvres de sa bouche atteignaient presque ses oreilles qui étaient également d’une longueur extraordinaire. La tête de cet être difforme était beaucoup trop grande, vu la petitesse du corps, et ses jambes tortues étaient encore courtes et grêles.

« Hannès, lui dit l’hôte, va chercher dans l’armoire une coupe pour ce monsieur. » L’être bizarre se leva en grondant, marcha en canetant, ouvrit l’armoire et mit la coupe devant le jeune seigneur, qu’il regardait, en ricanant, de ses yeux louches. La femme se rendit à la cuisine pour faire le vin chaud, mais elle appela d’abord une grande et forte servante pour siéger à sa place pendant son absence. Hannès, le nain difforme, regagna son coin en boitant et mordit à l’oreille le chien qui avait usurpé sa place.

– « Hannès, cria l’hôte en entendant le chien aboyer et puis hurler, seras-tu toujours insupportable ? » Hannès cependant regardait avec une sorte de satisfaction le chien qui grattait en gémissant son oreille blessée, puis il éclata de rire.

La mère revint quelques instants après, et plaça le déjeuner devant Athelstan, en lui parlant avec politesse. Hannès se leva et escalada une chaise pour découvrir quel mets mangeait le jeune homme. Tout à coup l’hôte s’écria : « Voyez, l’orage furieux amène aussi chez nous Balthasar ! » Athelstan vit effectivement paraître le misanthrope, qui approchait sa tête de mort de la fenêtre, en disant : « Pardonnez : vous savez que je n’ai pas l’habitude de me retirer chez vous ; mais il est impossible de supporter davantage ce mauvais temps. Donnez-moi une coupe de vin et un peu de pain pour mon repas. »

Quoique la figure et le regard du vieillard déplussent beaucoup à Athelstan et lui inspirassent même de l’effroi, il ne pouvait cesser de le regarder ; mais lorsque le vieux paysan s’en aperçut, il plaça sa chaise de façon qu’il tournait le dos à l’observateur. Bientôt après, la porte s’ouvrit encore avec violence, et un homme long et maigre se précipita dans la chambre, laissant ruisseler à terre ses habits entièrement trempés par la pluie. « Ah ! s’écria la maîtresse de la maison, voilà Mendelin, notre maître d’école : comment êtes-vous venu dans la montagne par un temps si affreux ? »

– « Malheur et mauvais destin ! cria l’homme maigre, en essuyant sa figure humide. L’orage m’a surpris comme j’avais déjà votre maison en vue ! Vous savez bien qu’on m’appelle toujours là-bas dans le château pour assister le prêtre, quand il exorcise le diable dont cet homme est possédé ? Il faut que je fasse quelque lieues chaque fois, et très-souvent encore notre peine est inutile. Aujourd’hui, par exemple, le diable était si fort et si tenace, qu’il n’a cédé ni à l’eau bénite, ni aux prières, ni à l’étole, ni au bréviaire. Il s’est moqué de nous en riant hautement dans le corps du malheureux. »

Ici Hannès éclata de rire. Le maître d’école se retourna en jetant au nain un regard furibond de ses deux petits yeux, et s’écriant en colère : « Enfant supposé ! va-t’en, et quitte une chambre où des Chrétiens croient, respirent et parlent !... »

L’hôte se leva et prit la main du maître d’école en lui disant : « Ne vous fâchez pas, digne vieillard. Hannès, va à l’étable et donne du foin aux veaux. »

Hannès tordit la bouche, regarda le maître d’école de travers, et quitta la chambre, canetant et grommelant.

– « Avec votre permission, dit le vieillard, je suis tellement mouillé, que je ne saurais supporter plus longtemps cet état. Peut-être aurez-vous la bonté de me prêter un vieux gilet pour que je puisse faire sécher mes habits auprès du feu. »

L’hôte apporta son habit des dimanches, que le sacristain endossa avec plaisir. Celui-ci accrocha ensuite ses habits à un clou, au-dessus du feu, puis à côté d’eux sa perruque, couvrant sa tête chauve d’un long bonnet de laine. Athelstan ne put s’empêcher de sourire à la vue de cette figure bizarre. Le maître d’école ou sacristain s’assit à côté d’Athelstan près du grand feu de la cheminée, dont la chaleur était, par une journée si froide, bien agréable aux voyageurs.

Quelque temps après, Hannès revint de l’étable, et trouva moyen d’avoir à faire quelque chose auprès du foyer, ce que le maître d’école vit avec humeur.

À la lueur du feu qui éclairait cet être étrange, Athelstan put le remarquer à son aise, et en le voyant il crut un instant apercevoir un fantôme. Puis, détachant son regard de cette espèce de tronc animé pour le reporter sur la figure cadavéreuse de Balthazar, il se sentit presque forcé, comme pour sortir d’un rêve effroyable, de diriger les yeux sur la forte et bien portante épouse de l’hôte, afin de saluer en elle une vie agréable et réelle. Après que le nain eut tourné encore quelque temps dans la chambre, il en sortit, laissant la porte ouverte. Bientôt un veau entra en trébuchant, courant çà et là, sautant, et se prit enfin aux jambes de Balthasar plongé dans ses réflexions. Celui-ci se leva avec effroi, et la bête sauta par-dessus chaises et escabeaux, renversa de la vaisselle et fut chassée enfin de la chambre par les aboiements d’un chien, tandis que tous étaient consternés et que l’enfant au berceau s’éveillait en criant. La mère prit l’enfant vermeil dans ses bras et pressa sa figure arrondie contre son sein pour l’allaiter et le tranquilliser.

– « Le loup-garou ! s’écria le maître d’école en fureur : on devrait le livrer au tribunal qui juge les sorcières et les hérétiques, pour qu’un bûcher délivrât le monde de ce monstre hideux. C’est qu’il a fait à dessein entrer ce veau stupide, son ami intime, pour causer du désordre. Il ne songe qu’à inventer de pareils tours de démon pour tourmenter les chrétiens. »

– « Quelle est donc cette malheureuse créature, demanda Athelstan, et à qui appartient-elle ?

– « Nos hôtes, répondit le sacristain, sont obligés de le reconnaître pour fils, mais ce n’est réellement qu’un enfant supposé. »

Athelstan regardait avec curiosité l’hôte et sa femme : celle-ci lui dit : – « Mon jeune seigneur, ce que ce vieux monsieur vient de vous dire vous paraît incroyable ; mon mari et moi cependant, nous sommes bien forcés de le croire. Nous avions, il y a douze ans, un enfant, un garçon, grand et robuste, sain et gai, et beaucoup plus beau que celui que je tiens maintenant à mon sein. C’était notre premier enfant, et nous, ses parents, étions heureux de le posséder. Monsieur le sacristain vous dira tout ce qu’il voulait lui enseigner dans deux ou trois ans. Un jour mon mari était sorti pour acheter du bois ; nous n’avions pas de voyageurs, et j’étais seule avec mon enfant. Son berceau se trouvait à côté de mon lit, dans la chambre à coucher. Le soleil se couchait magnifiquement derrière les montagnes, et la chambre prenait une teinte rougeâtre, puis devint obscure peu à peu ; je me couchai sur mon lit, car j’étais fatiguée d’avoir cuit du pain. La dernière nuit même, je n’avais guère dormi, ayant eu à travailler au lin, et il y a, comme vous savez, toujours beaucoup à faire dans un ménage, pour une femme robuste. Je tombai donc dans une espèce de somnolence et d’engourdissement ; je savais que je ne dormais pas, et cependant je n’étais pas entièrement éveillée. Voilà que par ce rougeâtre crépuscule entrent tout-à-coup dans la chambre, sans que j’aie vu ouvrir la porte, trois petites femmes. Elles portaient une espère de paquet et s’approchèrent du berceau à pas lents. Ces êtres, couverts de vieilles robes et portant d’horribles coiffures, saisissent mon enfant endormi, le dépouillent de ses langes, l’enveloppent d’une espèce de couverture étrange, de couleur grise, semblable à celle des toiles d’araignées, puis revêtent des habits de mon enfant ce qu’elles portaient d’emballé. Pendant tout ce temps, ces vieilles et sèches figures qui avaient sans doute plus d’un siècle, me regardaient constamment ; je voulus parler, mais sans pouvoir y réussir ; il m’était impossible de remuer un seul de mes membres, pas même la tête, ni les yeux. Elles s’en allèrent ainsi en emportant mon enfant, et en me laissant dans le berceau je ne sais quoi à sa place. J’étais incapable de la moindre pensée. Vers minuit, mon mari rentra et, pensant que je dormais, il se mit tranquillement au lit pour ne pas m’éveiller. J’étais toujours comme si on m’avait liée avec des cordes ; seulement je croyais entendre dans le berceau le ronflement d’un homme fait. Le lendemain, quand le soleil pénétra dans la chambre, nous vîmes ce beau cadeau au moment où je m’éveillais et voulais allaiter mon enfant. C’était un bloc informe, presque sans figure, tout à fait comme on se représente les jeunes diables qui n’ont pas encore atteint leur maturité. Mon mari était désespéré. Monsieur le sacristain vint nous voir, et son opinion fut de jeter sans retard le monstre dans l’eau. Mais le confesseur ne voulut pas ajouter foi à notre récit ; il pensa que la crampe pouvait avoir saisi l’enfant pendant la nuit et l’avoir défiguré de cette manière ; que c’était certainement encore notre fils, et qu’en grandissant, il reprendrait, peut-être, un jour une forme plus humaine et plus supportable. Il dit que c’était un grand crime et un assassinat de jeter dans l’eau un fils difforme, sans attendre ce qu’il pourrait devenir en croissant. C’est ainsi que nous l’avons gardé et élevé ; et comme nous ne savons pas avec certitude ce qu’il est, nous éprouvons une espèce de tendresse de parents pour cet être difforme et impertinent. L’habitude de le voir y est pour beau et l’on finit par se faire à toutes choses. »

– « Non, s’écria le maître d’école, ce n’est pas un enfant, mais tout simplement un mauvais génie. Nous connaissons bien dans notre pays les œuvres de ces êtres souterrains qui enlèvent, quand ils le peuvent, les beaux enfants des chrétiens pour mettre en place les leurs qui ne sont que des gousses de viande, de peau et d’os, et qu’on ne doit pas respecter plus que si elles étaient remplies de foin et de paille. Ces fées, ces enfants ou quel que soit leur nom, sont des esprits, demi-diables, demi-éléments, qui ont déserté Dieu. Ils volent méchamment les enfants baptisés pour les priver de l’éternelle félicité, et mettre en place leurs fruits diaboliques encore verts, afin que la sorcellerie et les œuvres du démon se répandent parmi les hommes. Et si les ecclésiastiques trop indulgents le permettent, la chrétienté peut encore tomber en ruines, et nous tous, tant que nous sommes, nous pourrons devenir des gnômes ou des diables de même genre. »

Hannès, qui s’était à nouveau glissé dans la chambre, jeta en glapissant un rire qui effraya tout le monde.

Balthasar se tourna vers le nain, l’examina avec attention et dit d’un ton sourd : « Ce nain-là, dites-vous, est de l’empire des fées ! Ô vieillard sot et ignorant ! Vous vous nommez maître d’école et vous avez la présomption de vouloir instruire d’autres mortels plus sages que vous ! Les fées, les elfes, les dieux de là-bas ont un autre air que ces entrelacs de racines, ce mal tordu avec ses jambes courtes et sa bosse sur le dos ! Vous, moi, l’hôte et l’hôtesse, les servantes aussi, et presque tous les hommes du monde, ne seraient dans ces lieux que de misérables créatures ; et ce jeune seigneur que voici ne pourrait presque pas se montrer à l’assemblée, tant les personnes y sont merveilleusement belles, divinement resplendissantes et noblement formées – y compris même les derniers domestiques. »

– « C’est un prestige trompeur qui vous a fait voir de telles choses, vieil oiseau lugubre que vous êtes ! s’écria le sacristain. Celui qui commande à tout l’enfer peut bien étaler sur son costume et sur celui des siens tout le luxe qu’il désire, pour faire illusion aux yeux des gens crédules.

– « Maintenant, reprit la mère, nous ne quittons pas le berceau pendant un instant, pour qu’on n’y mette plus de monstre Nous nous relayons pendant la nuit avec les domestiques et les servantes, et une personne vigoureuse veille toujours auprès. Néanmoins je ne me lève le matin qu’en tremblant, et craignant toujours de trouver changé mon bel enfant dans son berceau. »

– « Les vieilles femmes y mettront un jour le sacristain », s’écria Hannès, bégayant avec sa voix hideuse, et riant avec éclat.

– « Voilà plusieurs années, dit le père surpris, qu’il n’en a dit autant. Nous crûmes d’abord qu’il n’apprendrait jamais à parler. Parfois même il nous paraissait sourd : car on peut dire ce qu’on veut, même en s’adressant à lui généralement et il semble ne pas y faire attention ; mais quelques mois après, il sait tout, si bien même qu’on serait disposé à prendre garde à lui. »

– « Méchanceté ! rien que méchanceté, dit le maître d’école, c’est un hypocrite. »

Le chien avait parcouru la chambre en remuant la queue et se dirigeant enfin vers la cheminée. Tout-à-coup il s’élança deux, trois fois, et à la dernière, il enleva du clou la perruque du maître d’école. La perruque tomba dans le feu où les flammes la dévorèrent. Le roquet courut avec le reste de la queue sous la table, et parut la manger avec ce bruit particulier aux chiens. Mais en regardant de plus près, on vit un grand morceau de saucisson attaché au bout de la queue ; le chien en avait reconnu l’odeur, et l’avait conquis par son dernier assaut. Le maître d’école fut comme pétrifié ; il frappa au-dessus de sa tête ses mains amaigries. Le père chercha un bâton ; car on ne douta pas que l’effronté Hannès n’eut attaché au bout de la queue le morceau séduisant. Bientôt le maître d’école arriva avec un morceau de bois, et les deux hommes poursuivirent le nain qui jetait de hauts cris. Celui-ci, qui jusqu’alors avait boité toujours et canetait lentement, courut cette fois avec la plus grande vitesse vers l’étable ; les autres le suivirent ; il s’élança comme une sauterelle sur la crèche et le râtelier ; puis grimpa de là, comme un chat, vers les chevrons de la toiture. Il trouva une lucarne ouverte, et se sauva sur le toit de paille. Le sacristain, qui demandait absolument sa punition, posa une échelle contre le toit pour prendre de cette manière ce mauvais sujet, tandis que le père suivait péniblement le chemin que le fils avait pris vers les chevrons, et voulait lui couper la retraite. Déjà le sacristain avait atteint le toit et cherchait un chemin sur la paille quand le nain qui se trouvait en bas, on ne sait par quel moyen, repoussa d’un seul coup la longue échelle loin de la maison. Le père, curieux, passa avec peine au travers de la lucarne, en entendant les cris du sacristain, agitant avec force son bâton et donna sans le vouloir un coup si fort au sacristain que celui-ci riposta avec son morceau de bois. Tandis que les deux vieillards étaient occupés à se donner des coups réciproquement, criaient et s’insultaient ; au bas de la maison, le bossu riait si fort, qu’en se penchant en arrière, pour mieux jouir du spectacle, il perdit l’équilibre et tomba dans le puits.

Tout le monde fut effrayé, et ceux qui se battaient sur le toit poussèrent de grands cris.

La mère et Athelstan se précipitèrent hors de la maison pour savoir quel malheur était arrivé. Du haut du toit les deux adversaires crièrent que le nain était tombé dans le puits. Tous les sentiments qu’on peut éprouver pour un fils malheureux se réunirent dans le cœur de la mère ; elle pleura avec d’autant plus de force qu’il ne venait du fond du puits aucune réponse à ses appels. Cependant les deux vieillards avaient cherché un chemin pour descendre du toit, et le sacristain se retira sur la lucarne, en s’appuyant sur les mains et les pieds, se lamentant et grondant.

Athelstan se tint près du puits et fit descendre le seau ; le pâle Balthasar l’avait suivi ; mais il en resta assez loin pour ne pas s’exposer à la pluie qui tombait alors un peu moins fort.

Athelstan appela vers le fond du puits de toute la force de ses poumons, disant au malheureux de se mettre dans le seau, s’il existait encore et s’il entendait sa voix. En ce moment, le père vint avec une lanterne et éclaira le fond du puits. Tous criaient et parlaient ensemble ; mais d’en bas rien ne se faisait entendre. Quand la corde fut tout-à-fait descendue, Athelstan fit tourner la roue et consola les affligés en annonçant qu’il sentait un fardeau peser dans le seau : « – Ce ne sera que de l’eau, dit en pleurant la mère ! » Plus Athelstan tirait, plus le fardeau semblait devenir pesant. Tout-à-coup le père, qui était rentré dans la maison, se précipita dans la cour en criant : « –Notre enfant est enlevé ! » « – Hélas ! dit la mère en sanglotant, les êtres souterrains nous l’auront volé en plein jour ! » Balthasar et le père s’élancèrent dans la maison, suivis par la mère. Athelstan travaillait toujours avec plus de zèle ; il pouvait se fier à ses forces, mais le fardeau devint encore si lourd que la sueur lui coulait du visage. Il appela au secours, pour sortir du fond du puits le seau qui était d’une pesanteur extraordinaire. On pouvait déjà distinguer le nain. Le sacristain vint le seconder : « – L’enfant est retrouvé, dit celui-ci ; la prudente servante l’avait pris avec elle dans la cuisine pour empêcher les démons de le voler. » Plus le fardeau devenait lourd, plus ils travaillaient tous deux pour le faire sortir du puits ; la figure du nain se fit bientôt voir, et il parut enfin en montrant une très bonne humeur.

Alors Athelstan se pencha de tout son corps sur le puits pour tendre la main au nain et l’aider à franchir le rebord assez peu élevé. Hannès regarda son libérateur en ricanant, sauta d’un élan vigoureux sur le bord du puits, puis donna un coup violent à Athelstan son sauveur, qui était encore penché en avant, et couru ensuite, éclatant de rire, sans regarder derrière lui, jusque dans la maison. Le maître d’école restait auprès du puits se tordant les bras, poussant de grands cris, appelant en bas, frappant la terre des pieds, hurlant après le démon qui venait de précipiter dans le puits son libérateur trop confiant.

Le sacristain fit redescendre le seau ; mais ses forces étaient insuffisantes pour retirer le jeune homme. L’hôte vint à son secours, et ils parvinrent à donner à la roue un mouvement plus rapide : « – Nous aurions dû laisser ce monstre se noyer, disait le sacristain tout en travaillant, la Providence elle-même l’avait jeté dans l’eau. Nous autres hommes, nous sommes trop bons et trop secourables ; ce jeune seigneur en porte la peine : il est au moins tout mouillé, et ses habits seront gâtés. Le feu a dévoré ma perruque, vous, Matthes, vous m’avez donné un fier coup là-haut sur le toit, et il nous arrive ainsi, par le fait de ce nain bancal, malheur sur malheur ! »

En ce moment Athelstan s’élança du seau d’un bond léger, et remercia ceux qui l’avaient retiré du puits. Il entra avec eux dans la maison et se mit dans un lit, afin qu’on pût, en attendant, faire sécher ses habits.

Lorsqu’il se releva, le ciel était devenu plus clair, et le pâle Balthasar s’était remis en route vers sa maison. « Les démons, dit le sacristain, ont aussi volé à cet homme une partie de son âme : c’est, au fond, une sotte mélancolie que celle que le malheureux couve sans cesse. »

« – Mélancolie ? » demanda Hannès en sortant de son coin.

« – Oui, nain ! répondit le sacristain, en lui jetant par-dessus l’épaule un regard de mépris ; mais pourquoi le monstre se mêle-t-il de la conversation des gens raisonnables ? Ne peut-il s’entretenir au dehors avec les veaux et les bœufs, ou plutôt avec les épines et les chardons, les mauvaises herbes et les champignons vénéneux qui rendent fous les hommes ? Que fait à cette masse informe la profondeur des pensées où se plonge l’âme immortelle ? »

« – Il est descendu dans les profondeurs, ce beau seigneur, s’écria Hannès, et moi aussi j’y ai été. Mais je vais trouver les veaux ; ils beuglent et chantent mieux que le sacristain. »

Il sortit gaiement, et ses parents s’étonnaient de ce que la langue de leur fils se fût déliée comme par miracle, car il n’avait fait entendre jusque-là que des intonations bestiales, détachées, coupées ; jamais il n’avait pu proférer de mots complets. « Dieu est grand, dit le sacristain, et ne se soumet à aucune loi. N’a-t-on pas entendu parler quelquefois des figures de pierre et de bois ? Peut-être deviendra-t-il un homme quelque jour ; mais il vaudrait mieux dans tous les cas que les démons le ramenassent dans leur empire ; là-bas est une meilleure place pour un tel être. »

On s’assit pour souper, et Athelstan était de si bonne humeur qu’il fut en état d’égayer tout le monde et de consoler le sacristain de la perte de sa perruque. Il fit des cadeaux aux vieillards, et le lendemain matin prit congé de ces aimables hôtes auxquels il avait donné assez de motifs de louer sa générosité.

Le soleil éclairait de nouveau la montagne de ses rayons. Tout seul maintenant, Athelstan se sentait si heureux, si fier, si maître de toutes ses forces, qu’il ne s’était jamais trouvé tel, et ne s’était pas même figuré ainsi dans ses pressentiments et ses rêves. Pendant tout le temps qu’il passa sur les hauteurs, il couchait dans des cabanes isolées de bergers qui lui expliquaient leurs occupations ; quelquefois il trouvait ces petites habitations désertes ; alors il y faisait des arrangements, y portait des provisions et laissait, en partant, de l’argent sur les vieilles tables. Lorsqu’il retournait vers des contrées plus basses, plus belles et plus chaudes, il n’hésitait pas à passer les nuits dans les forêts, ou à se coucher, par un clair de lune, sur un banc de rocher, et à suivre de ses regards les rayons jouant sur les vagues de la rivière qui coulait à ses pieds. Tantôt il demeurait avec les paysans dans les villages ou dans les fermes ; il allait à la chasse avec les gardes des forêts, et apprenait à connaître les passages du gibier. Tout le monde l’aimait, parce qu’il était toujours bon et secourable. Il évitait les plaines pour ne pas donner de nouvelles qui auraient pu parvenir jusqu’au château.

L’été se passa en courant ainsi. Il s’était lié d’amitié avec un jeune gentilhomme dont il avait fait connaissance à la chasse, et qui l’invita dans le château où vivait ce possédé dont le sacristain lui avait déjà parlé. Le possédé, comme tout le monde l’appelait, était l’oncle de ce jeune homme dont le père accueillit notre voyageur, Athelstan le poète, avec beaucoup de bonté.

Dans le château du vieux chevalier, notre poétique jeune homme trouva à son grand étonnement d’anciennes connaissances : c’étaient le sacristain et Hannès le mal bâti. Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis qu’il les avait rencontrés dans la maison solitaire de la montagne, et ce ne fut que là, chez le baron Brandenfels, qu’Athelstan apprit une nouvelle dont tout le pays était rempli depuis une semaine.

Après qu’ils eurent quitté la table, le baron lui dit : « Vous arrivez dans mon château pour être témoin d’un évènement étrange ; il y aura audience dans la grand’salle. Le prieur du couvent voisin et un prêtre séculier sont ici pour entendre une dénonciation portée contre un sacristain qui a toujours eu jusqu’à présent la réputation d’un honnête homme. »

Ils entrèrent dans la salle, et y trouvèrent un vieillard vénérable, le prieur en question, un prêtre séculier, ayant l’air d’un homme pauvre et insignifiant, et ce frère du châtelain, le possédé qui était dans un de ses moments lucides, et parlait tout-à-fait raisonnablement. Le chevalier Brandenfels dit : « Nous attendons encore pour demain un vrai juge de sorciers, qui se connaît mieux en procès de cette nature que notre cher prieur ; mais en attendant, messieurs les ecclésiastiques commenceront l’enquête. Sachez qu’il est arrivé un miracle en notre contrée. Au sommet d’une montagne, – on peut distinguer la maison d’ici par un temps clair – vivait depuis treize ou quatorze ans un nain qui parut toujours muet et sourd, et qui parle maintenant avec autant de volubilité qu’un procureur. »

On s’assit, et le possédé dit alors : « Sans doute il arrive encore des miracles. Le bon sacristain nous voyait souvent, et aidait monsieur le curé à exorciser le diable quand j’avais à en souffrir. »

– « C’est vrai, dit le prudent curé : combien de peines ne me suis-je pas données après vous ; mais vous le savez, toujours en vain, l’ennemi était plus fort que nous. Toutefois cela n’est pas bien surprenant, s’il est vrai que le sacristain, mon Hülfreich, n’était lui-même rien de mieux qu’un diable, comme il faut maintenant presque le croire. »

Le prieur effleura légèrement de la main sa longue barbe blanche en disant : « Mes amis, les jeunes aussi bien que les vieux ! cette affaire n’est pas encore tout-à-fait claire ni évidente, et il faut qu’un ecclésiastique comme le sacristain soit interrogé et entendu selon tous ses droits ; car il est à présumer qu’ayant passé les trois quarts de sa vie dans l’église, à remplir de saintes fonctions, il devrait être le dernier à s’allier avec des diables. »

La porte s’ouvrit et le sacristain entra entouré de gardes, et bientôt après, très convenablement mis et l’air posé, le difforme et bizarre Hannès. Le sacristain s’inclina en tremblant devant le prieur, puis s’écria avec joie : « Quoi ! vous ici, mon jeune et cher seigneur ! Peut-être pourrez-vous m’aider à me tirer de l’ignominie où m’a jeté ce monstre-là, celui qui vous poussa autrefois dans le puits. »

– « En premier lieu, s’écria le prieur, on ne dit pas ici d’injures ; secondement, on ne parle que lorsque l’on est interrogé, et l’on aura, je pense, assez à faire pour se défendre soi-même. »

On s’assit, Hannès aux jambes tortues s’inclina et dit : « Tout le pays sait que ma langue a été déliée par un miracle. Je le dois sans doute à l’influence de Dieu. Mais je perdis l’usage de la parole et je fus ensorcelé comme je le suis encore, par les artifices, les ruses de Satan et de l’enfer ; comment cela se fit, tout le monde l’ignore, car je ne pouvais me servir de la langue, et depuis plusieurs années j’avais perdu la mémoire et la présence d’esprit, ainsi que ma jambe droite, la beauté de ma figure, la noblesse de ma taille, l’expression charmante de ma physionomie, enfin tous mes attraits. »

– « Hommes vénérables, bégaya le sacristain ! ne voyez-vous pas clairement que le sagouin est un démon ? Un enfant de onze ans pourrait-il s’exprimer de la sorte ? »

– « Vous auriez raison, fripon, répondit Hannès, si en ma personne le ciel n’avait pas voulu manifester un miracle, renverser pour toujours l’empire des démons, et anéantir les sorciers. Je continue donc : j’étais baptisé et très beau garçon, comme je l’ai déjà dit, et comme ma famille le témoignera. Ma mère venait de me donner le sein, et je me trouvais dans cette position agréable qui convient tant aux mortels ; rassasié, mais non au-delà du nécessaire, ne dormant pas, mais sommeillant. Dans cet état de vague somnolence, s’éveillent les meilleures pensées de l’homme, mais ce qu’il ne sait pas encore, c’est que l’esprit les fait naître en rêvant et en jouant dans son laboratoire le plus secret. Je jouissais donc d’avance du plaisir que je trouverais aux choses sages et remarquables, quand j’aurais mes trente années sur le dos. Aussi étais-je déjà vaniteux en me figurant la manière dont se développerait le délicieux bouton que j’étais alors. Summa summarum, j’étais d’une humeur charmante, et dans un état qu’on pourrait comparer à celui d’un chien au sortir d’un repas copieux. »

Athelstan ne put s’empêcher de s’écrier : « M. le Prieur ! N’est-ce pas là vraiment un spectre, un fantôme qui vous parle ? Il me semble qu’on accuse à tort le pauvre sacristain Hülfreich, car il parle sans affectation et avec une si grande simplicité... »

– « Oui, comme une bête ! reprit Hannès. Voulez-vous donc qu’on ne reconnaisse quelqu’un pour un homme que par la simplicité et la bêtise qu’il montre. Belle recommandation pour une âme immortelle ! »

Le prieur passa de nouveau légèrement la main sur sa longue barbe blanche, en disant discrètement : « Un miracle a fait un orateur de ce garçon muet, et depuis que la langue lui a été déliée, il parle comme un livre. Et certes cela serait inconcevable, si ce n’était un miracle. Il s’ensuit que tout ce qu’il fait doit être incompréhensible, sous peine de ne mériter aucune confiance. Il dénonce ainsi le règne de l’enfer, et comme il le dit lui-même, l’Éternel veut manifester sa gloire par la bouche de l’enfant. »

Le possédé prît la parole : « Permettez-moi, messieurs, dit-il, une petite indiscrétion. Comme le diable est souvent en personne dans mon corps, je dois enfin me connaître un peu à toutes ces curieuses histoires. J’étais jadis constamment un homme simple et pieux ; mais lorsque le diable me possède, j’éprouve des inclinations à faire le mal. Mon frère sait que depuis mon enfance j’ai toujours été en quelque sorte un peu bête, mais j’ai de l’esprit, comme on dit, sitôt que le diable se démène en moi. Je suis naturellement doux, mais alors je tempête et jure d’une manière étrange. Quelquefois je raisonne de choses profondes, et j’ose exprimer des doutes sur les principes de religion les plus révérés. Je parle aussi parfois les langues étrangères. J’éprouve en ce moment du respect pour monsieur le curé, et plus encore pour ce vénérable prieur ; mais que je sois possédé, je me moquerai de ces excellents ecclésiastiques, qui me paraîtront alors de bien grotesques personnages. Oui, le diable quelquefois travaille ainsi en moi, et grimpe comme un chat dans tous les étages de mon âme, de telle sorte que la vie, manger et boire, dormir et veiller, montagne et fleuve, ce qu’on raconte de l’enfer et du ciel, de l’esprit et de la matière, tout cela m’apparaît d’une manière confuse et dans cet éblouissement je me propose même d’examiner et d’approfondir toutes ces choses. Puis, Belzébuth me quitte-t-il tout-à-coup, alors je redeviens un homme raisonnable comme maintenant, et je ne suis plus tourmenté par le doute, ni agité par d’autres pensées. Je veux seulement dire par là que si le mauvais esprit peut faire en moi de tels miracles, lui qui, comparé au ciel, n’est qu’un bien faible esprit, alors le ciel doit pouvoir faire beaucoup plus encore dans cette figure de nain, sous laquelle est enseveli un bel enfant ; et je ne vois ici absolument rien qui puisse nous étonner. »

Athelstan avait attentivement écouté ; mais cette conclusion et son application ne lui parurent pas se lier très-bien ensemble ; il secoua la tête avec un air de doute. « Très-bien raisonné et évidemment expliqué, dit le Prieur. Que maintenant ce garçon, Joannès ou Hannès, continue son récit. »

Hannès toussa légèrement et reprit : « J’étais donc, ainsi que je vous l’ai dit, couché dans le berceau ; ma mère paraissait dormir. Je contemplais d’un œil animé la rougeâtre couleur du ciel après le coucher du soleil qui pénétrait dans notre chambre d’une manière vraiment appétissante ; car il ressemblait à une belle soupe de vin rouge nageant dans un plat doré, pareille à celle, seigneur Athelstan, que vous mangeâtes dernièrement, dans une assiette d’étain, il est vrai. Tout-à-coup entra dans la chambre une troupe de génies, de vieilles femmes et de petites fées souterraines, au milieu desquelles se tenait une longue et maigre perche à houblon : c’était le sacristain Hülfreich, qu’elles ne nommaient pas ainsi cependant ; car les génies, qui singent tous les usages de notre sainte religion, le baptisèrent après sa naissance du nom de Langmichel Grinsemaul. N’es-tu pas forcé d’en convenir, Michel ? »

Le pauvre sacristain se signa d’étonnement et de douleur, et ne put articuler un seul mot. Le nain continua : « La sinistre troupe s’approcha de mon berceau, et tous me regardèrent avec des yeux : verdâtres comme ceux des chats. Langmichel Grinsemaul disait cependant avec une sorte de solennité malicieuse : « Voyez, mes camarades d’en bas, vous qui vous êtes ralliés à moi pour le mal et la perte des hommes, voyez cet enfant miraculeux, baptisé Johannes, et appelé Pustrick de son nom de famille. Le destin a résolu d’en faire le plus beau et le plus sage des hommes ; il doit devenir avant peu un pilier de l’Église. Changeons-le donc maintenant en monstre par notre art magique ; rendons le bossu et bancal, afin qu’on ne puisse jamais l’élire doyen ni même prieur ; donnons-lui une hideuse figure, afin qu’il ne plaise à personne, et rendons-le avec cela muet et sourd, pour qu’il ne trahisse pas notre secret. Cela fut exactement exécuté ainsi qu’il l’avait proposé, et c’est ainsi que tout est arrivé, et non comme a l’habitude de le raconter ma bonne mère, qui est disposée à croire que je ne suis qu’un enfant supposé. J’étais parfois bien peiné qu’on eût tordu ainsi ma bouche et mes jambes ; je désirais souvent et je priais le ciel pour obtenir le pouvoir et la permission de sortir de ma peau ; cela me fut refusé. J’eus cependant, il y a peu de temps, une apparition nocturne, et ma langue fut déliée en cette occasion ; ma raison, qui était naine aussi jusque-là, commença à croître tout-à-coup, et je devins enfin tel que vous me voyez ; en conséquence, je dénonce le soi-disant sacristain, qui n’est qu’un esprit souterrain, un démon, comme un criminel ; et je demande qu’on condamne, aussitôt que possible, ce démon, au feu du bûcher. »

– « C’est ce qui arrivera sans doute », dit le prieur de sang froid ; et le curé opina dans le même sens, en répétant tranquillement ses paroles. Le possédé se leva et dit en contemplant de plus près le sacristain tremblant : « Il est bien naturel que je n’aie rien pu gagner aux exorcismes de M. le Curé, assisté qu’il était d’un pareil sacristain. »

Le sacristain se défendit comme il le put, en versant des larmes ; mais ses raisons furent peu accueillies, parce que les préjugés étaient contre lui. Il parla de sa famille, de son éducation, du couvent où il avait fait ses études, ayant pour maîtres les hommes les plus pieux ; il rappela depuis quel temps il connaissait M. le Curé, là présent ; que celui-ci et toute la commune avaient toujours trouvé en lui un vrai chrétien. Il fit remarquer ensuite la configuration surnaturelle du nain ; disant qu’une laideur si expressive devait être regardée comme un signe du ciel ; que ce démon, car c’en était un sans doute, le poursuivait depuis longtemps de sa haine ; parce qu’il l’avait toujours reconnu pour un enfant supposé ; que le nain avait craint aussi que lui, sacristain, ne l’accusât un jour au tribunal criminel, car tout ce que faisait ce monstre n’était que méchanceté et mauvais tours ; que les parents, les amis, et tous ceux qui avaient connu et fréquenté le cabaret devaient en rendre témoignage. Et maintenant, on voulait, ajoutait-il, que ce méchant démon fût devenu tout-à-coup un véritable homme ; et lui, vieil ecclésiastique, un démon. La volubilité avec laquelle le nain parlait maintenant était la preuve de sa dissimulation et de sa méchanceté, dissimulation qu’il avait portée au point de se faire passer pour sourd et muet, et de faire croire que la voix lui avait été rendue par un sortilège. Cette dernière supposition était, selon le sacristain, d’autant plus admissible que si cette langue muette avait été déliée par un miracle, au moins devrait-elle parler comme celle d’un garçon de douze ans, et non comme l’organe d’un vieillard expérimenté.

Alors, comme le prieur, le curé et le possédé secouaient la tête en signe d’incrédulité, Athelstan, auquel le sacristain inspirait une grande pitié, ne put se contenir plus longtemps. Il se leva et raconta toutes les niches et les tours que le nain difforme avait faits le jour qu’il avait passé dans le cabaret ; quelle méchanceté il avait montrée ; il dit que si l’on voulait croire aux démons, le nain en avait toutes les qualités ; qu’étant boiteux il avait su grimper sur le toit, et en redescendre plus vite que les autres ; que tout petit qu’il était, il s’était donné une pesanteur si énorme dans le seau, que toutes ses forces, à lui, Athelstan, avaient été insuffisantes pour le soulever, et qu’enfin il parlait maintenant, quoique enfant, non seulement sans incohérence, mais encore avec plus de subtilité que tous les assistants, tandis qu’il n’était, il y a peu de temps, qu’un stupide bredouilleur !

– « Assez ! s’écria Hannès. Que vous vouliez défendre le magicien, cela ne me surprend pas, puisque je sais que vous êtes à la recherche des tribus de fées et de démons. Et même c’est dans cette intention que vous vous êtes enfui de chez vos parents. Vous voulez vous adonner à la magie et faire un pacte avec les puissances surnaturelles ; et vous donneriez beaucoup d’argent à qui vous montrerait dans la montagne le trou de souris qui pourrait vous conduire à la tribu des fées. Il n’est donc pas étonnant que vous défendiez Langmichel Grinselmaul, puisque vous avez tous les deux les mêmes inclinations. »

Athelstan se trouva tellement embarrassé et effrayé, qu’il devint en un instant rouge comme le feu, et bientôt pâle comme la mort. Il se leva, mais il tremblait avec tant de force qu’il fut obligé de se rasseoir, tant l’effroi qu’il éprouvait de ce que le nain paraissait le connaître, ainsi que sa fuite de la maison paternelle, l’avait saisi. Sur ces indices, le prieur demanda que le maître de la maison renfermât le jeune homme dans une chambre sûre, pour le poursuivre devant le juge de sorciers qu’on attendait le lendemain. Le baron fut obligé d’accéder à sa demande, et à son grand désappointement, Athelstan se vit enveloppé dans cette belle procédure, ayant à penser que le moindre désagrément qui pourrait en résulter pour lui, serait son renvoi à son père.

Vers minuit, la porte de la chambre verrouillée s’ouvrit, et Édouard, le fils du baron, entra : – « Je ne te connais pas parfaitement, dit le bienveillant jeune homme ; mais je ne veux pas que tu sois victime de la malice de ce nain ; suis-moi, je te ferai sortir du bourg, et je te conduirai à un sentier qui te mènera dans une forêt sûre. »

Athelstan suivit ce bon jeune homme, et tous deux s’embrassèrent cordialement avant de se séparer. Arrivé dans la profondeur de la tranquille forêt, Athelstan s’assit à une belle place au moment où le soleil se levait, et il goûta le bon vin et les provisions qu’Édouard lui avait donnés pour le réconforter. La verdure de ce lieu, le murmure des arbres réjouirent d’autant plus son cœur que les oreilles lui tintaient encore des discours insensés qu’il avait entendus. Il se promenait joyeux et en chantant, sur le revers de la montagne, et de temps en temps à droite et à gauche de majestueux rochers se montraient à lui dans toute leur splendeur.

Le soir du jour suivant, Athelstan sentit une douce extase, qui du haut du ciel azuré semblait descendre sur lui, portée sur une tiède vapeur, comme si quelque être aux grandes ailes enchantées s’approchait pour l’initier aux plus doux mystères. En regardant autour de lui, il se retrouva près du beau tilleul à la touffe épaisse et dont l’âge était si avancé ; il entendit de nouveau le murmure du clair ruisseau qui descendait de la colline, et il s’assit sur ce même gazon, où il se fit, quelques mois auparavant, raconter tant de choses par Gottfried, le jeune charbonnier. Ému par de célestes sentiments, il tendait les bras vers les esprits invisibles dont le vol semblait l’entourer.

Tout-à-coup il entendit un son si extraordinaire, un tintement si suave et si doux, qu’il n’en avait jamais entendu de semblable ; les fibres les plus intimes de son cœur en furent agitées. Il se leva, se dirigeant vers l’angle de la colline ; sur les hauteurs de la forêt, une grande lueur scintillait et jouait au travers des feuilles vertes, tandis que l’harmonie de ces sons ineffables se faisait plus distinctement entendre. Tout-à-coup une troupe passa des ombres de la forêt dans la partie éclairée par la rougeâtre lumière du soleil qui se couchait. En tête, sur un cheval blanc, drapé de pourpre avec des fleurs d’or, était une femme si belle et si resplendissante, que la pourpre, l’or et la lueur scintillante du soir pâlissaient devant sa splendeur éblouissante. Elle était suivie de jeunes hommes et de jeunes filles, tous à cheval, tous beaux, tous célestes. Quelques-uns tenaient à la bouche des cornets d’or tournés et travaillés avec beaucoup d’art, et d’où s’échappaient de miraculeuses mélodies.

« C’est la chasse de la céleste Gloriana », se dit Athelstan en lui-même, en s’avançant encore davantage sur la route. La troupe en ce moment approchait. Gloriana, dans tout son éclat, et le sourire sur les lèvres, tourna ses yeux brillants et lumineux sur le jeune homme enchanté. Les flammes des rubis semblaient à celui-ci pâles et ternes, à côté de l’incarnat de la bouche de la fée ; son regard divin, en frappant l’œil d’Athelstan, pénétra dans son âme ; mais le jeune mortel, quoique hors de lui-même, se releva aussitôt ; dans son transport il entoura Gloriana de ses bras, et imprima sur sa bouche un long et brûlant baiser.

À l’instant même la troupe s’arrêta, la musique cessa, et Gloriana, aidée par Athelstan, descendit de son coursier.

– « Aucun mortel, dit-elle d’une voix émue, n’a encore tant osé. J’ai souri à beaucoup d’hommes, tous sont tombés à mes genoux, et tous, mon regard les effleurât-il seulement en passant, sont de ce moment devenus heureux par moi. Mais toi ! m’imprimer un baiser sur les lèvres ! tu ignores sans doute, beau jeune homme, que tu es maintenant à moi pour toujours ; tu deviens mon esclave, mon serviteur, mon époux. »

« – Est-ce que je demande autre chose ? répondit Athelstan. Ah ! croyez-le bien, ce qui s’accomplit ici surpasse mes désirs les plus téméraires. »

La verte montagne présenta une large ouverture. Au dedans de grandes salles brillaient d’un éclat merveilleux ; tous les génies s’inclinèrent devant Athelstan comme devant leur seigneur : et, conduit par la main de la belle Gloriana, le jeune homme entra dans la colline qui, les ayant tous reçus, se referma bientôt sur eux.

Dans la salle resplendissante, l’œil pouvait apercevoir une foule de ravissantes figures. Des bougies brûlaient dans des candélabres d’or ; une musique délicieuse se faisait entendre, et Athelstan, après avoir quelque temps admiré le spectacle qui l’entourait, s’assit au festin, à côté de Gloriana.

« Tu es mon époux maintenant, lui dit la fée de sa douce voix, et tu te sentiras délivré peu à peu de la matière terrestre et grossière qui, vous autres mortels, vous presse de toutes parts. Tu traverseras les siècles, jeune et florissant, pour n’entrer que bien tard dans la vieillesse. Comme tu tiens de moi ces avantages, de même aussi ma vie à moi se rehausse et s’ennoblit par mon alliance avec toi. Mon existence toute subtile et toute spirituelle gagne plus de force et d’intensité ; ces pensées, ces idées qui voltigent comme des oiseaux de passage, s’épanouissent plus entièrement dans l’âme et portent plus de fruits et de délices ; ma félicité me devient mieux connue, parce que tu deviens mon second moi-même. C’est ainsi que me parlait ma mère qui gouverna jadis en reine cet empire des génies. Elle raconte encore toujours, dans la grotte tranquille où elle habite maintenant, le bonheur qu’elle goûtait avec son époux, le prince qui la conquit par son audace. Celui-ci cependant éprouva un trop grand désir de retourner dans son royaume et parmi ses sujets ; elle dut permettre qu’il la quittât et redevînt mortel. De telles souffrances nous attendent souvent, nous autres fées. Un Grec célèbre, un héros, Ulysse abandonna ainsi, voilà de longues années, une amie de ma mère, la mystérieuse déesse Calypso. Celle-là aimait à vivre et à demeurer dans une solitude voisine de la mer, parce qu’elle était pour ainsi dire liée à cet élément. Ce doivent être de grandes douleurs que celles causées par l’abandon d’un mortel chéri, car ma mère, depuis que le roi son amant la quitta, ne montra plus jamais de gaîté. »

Après le repas, ils se rendirent dans la chambre nuptiale, et le lendemain, Gloriana demanda à Athelstan, ivre de bonheur, s’il était parfaitement heureux ?

« Il n’y a pas de paroles qui puissent exprimer ma félicité, répondit le jeune homme ; mais tu peux la lire dans mes regards et dans les larmes qu’un céleste délire fait couler de mes yeux. »

« Aucun mortel jusqu’aujourd’hui, dit Gloriana, n’a eu le courage d’embrasser à la première vue, sur les lèvres, une reine de notre empire. Aussi te suis-je plus soumise que fée ne le fut jamais à un homme de la terre ; mais tu m’appartiens mieux en même temps, et notre union est plus intime que jamais ne l’ont été chez nous de semblables liaisons. Tu ne peux pas me quitter, et il ne m’est point permis de m’éloigner de toi. Si cela n’est maintenant et toujours ton désir, nous sommes malheureux tous deux ; ton sort surtout est digne de pitié si tu ouvres à tes vœux une autre carrière. »

« Non ! s’écria Athelstan, tous les rêves de ma jeunesse ne convoitèrent que toi, sans que je te connusse ; tu es le miroir dans lequel mon âme a appris à se voir, elle-même, pour la première fois. »

« Mais réfléchis bien, continua Gloriana, s’il existe encore quelque chose qui puisse augmenter ton bonheur. Chaque fée a sa destinée, ses travaux et ses jeux. Les divers esprits de la terre, de l’air, de la lumière, du feu et de l’eau s’occupent à leur manière. La trame que nous ourdissons ici se lie par des milliers de fils aux destinées et aux travaux des mortels. L’esprit des éléments est chez nous plus limpide et plus pur ; le reflet des choses d’en haut est ici plus brillant, et ses proportions sont plus justes : notre empire est la noble racine de ce monde bizarre qui s’étend au-dessus de nous ; et chaque mortel qui séjourne ici, lui fût-il même donné, comme à toi, d’être spiritualisé et arraché à la matière brute, doit s’asseoir au métier du sort pour contribuer à maintenir la machine en pleine activité. »

« J’apprendrai à connaître vos institutions, répondit Athelstan ; mais j’ai toujours particulièrement souhaité de comprendre et d’approfondir l’intérieur du monde, la liaison de tous les évènements ; d’éprouver moi-même, ce qui, dans les contes et les fables, paraît extraordinaire et dépasse l’homme de bien loin ; de comprendre ce qui est miraculeux comme on saisit les choses naturelles ; de voir le prodige qui se cache sous ce que l’homme à la vue faible appelle vulgaire et trivial. Je désire en un mot sentir le cœur du monde dans mon propre cœur, afin qu’il soit rempli sans cesse de sollicitude et de sympathie pour tous et pour toutes choses ! »

Gloriana l’embrassa avec amour. « Ô mon bien-aimé, s’écria-t-elle, c’est là précisément ce qui nous a attirés l’un vers l’autre, et ce qui nous a unis pour l’éternité, parce que j’ai reconnu les désirs qui germaient en toi et s’annonçaient en ton jeune cœur. Ce que tu pensais et rêvais, ce que tu aimais avant de me connaître, c’était moi ; cette connaissance intime de la nature et de l’âme, cet amour de l’amour, voilà ma sublime destinée et ce qui me fait reine de ce céleste empire. Oui, c’est là ce que le mortel à la vue courte et aux sens obtus appelle si souvent poésie, invention, force procréatrice de l’imagination. Tu es appelé, mon ami, à prendre part à ma royauté. »

Lorsqu’il fit jour dans ces lieux enchantés, ils vêtirent de magnifiques habits, et ils sortirent accompagnés d’un joyeux génie paré d’un costume à couleurs variées. « C’est le philosophe de notre cœur, dit gaîment Gloriana. »  – « Oui vraiment, s’écria Filbert, et j’y suis cette fois pour vous réjouir et vous égayer de mes plaisanteries : je travaille à la cosmologie et à la géognosie ; j’approfondis l’origine du monde et ses révolutions périodiques. »

« J’ai moi-même autrefois, dit le roi Athelstan, fait beaucoup de progrès dans ces sciences avec mon vieux chapelain. Nous connaissions parfaitement l’histoire de la création du monde. Si les matériaux n’eussent manqué, nous aurions pu nous-mêmes exécuter une terre nouvelle. Mais dis-moi maintenant, savant Filbert, continua Athelstan, où enfin était situé le paradis, car c’est là un point sur lequel les savants ont toujours discuté. »

« Et cependant, c’est ce qu’il y a de plus facile à comprendre, reprit Filbert en riant. Précisément au-dessus de nous. Tout ce que la terre d’en-haut vous montre et vous présente, nous le voyons ici reproduit sur une plus petite échelle ; notre terre aussi est ronde, et notre domination s’étend sur tout ce globe d’une terre plus exquise et plus noble. L’enceinte de l’ancien paradis était naturellement très-grande, et c’est presque un enfantillage que la peine que se donnent encore des voyageurs d’en chercher la place, ou l’espérance qu’ils ont d’en approcher ; car il disparut aussitôt que nos premiers parents émigrèrent, après leur faute, pour ne jamais rentrer dans ce pays de l’innocence. »

« Il disparut ? » dit le roi.

« Sans doute, continua le philosophe. Le vieux chapelain n’a rien pu vous apprendre à cet égard. Il faut vous figurer la chose de la manière suivante. Quelqu’un a-t-il sur le corps quelque tache de rousseur, ou sur le front quelques légers boutons ; une jeune fille au teint frais voit-elle, à la suite d’un bal ou d’une boisson prise trop précipitamment, germer sur ses joues une éruption vermeille ; il y a même des mortels dont le nez tout entier ressemble à une rose de pourpre entièrement épanouie. Pour se défaire de ces ornements et les regardant comme tout-à-fait de luxe, ces personnes emploient des remèdes ; tandis qu’il leur suffirait de se rafraîchir pour que le faux ornement disparaisse encore plus vite qu’il n’est apparu. Voilà précisément l’histoire du paradis. Il était d’une nature si tendre que lorsque votre terre se fut une fois refroidie et que l’homme eut écouté le conseil du serpent, toutes les beautés du paradis rentrèrent dans l’intérieur du globe, et c’est alors qu’on nous donna pour demeure ce paradis en quelque sorte sublimé. Mais ceci se rattache à l’étude de la transmutation, à laquelle les hommes aiment tant à se livrer, vu leur grand amour pour l’or et les métaux. »

Filbert prit congé avec force salutations comiques, et s’éleva par-dessus la montagne, dans le ciel azuré, avec la vitesse du vent.

« C’est un génie de l’air, fou et bavard, dit Gloriana. Dans sa grande étourderie, il ne sait rien à fond et ne vit que d’inspirations momentanées. Elles lui viennent comme le vent et la pluie, et il est gouverné par les éléments, au lieu de les gouverner lui-même. »

Ils entrèrent dans une brillante gondole, traînée par de superbes cygnes sur un lac transparent. Des nymphes éblouissantes de jeunesse s’élevèrent au-dessus de l’onde, et couvrirent l’embarcation de fleurs de lis d’eau, de corail, de coquillages et de pampres verts. Ils furent reçus à l’autre bord par des chauffeurs brillamment vêtus qui firent entendre avec leurs cornets d’or les ravissantes mélodies de la forêt. On amena le cheval blanc de Gloriana, et Athelstan monta un superbe coursier brun, magnifiquement paré. Tous deux parcoururent ainsi les forêts, abattant force gibier. Les cris de chasse, la musique, le chant des chasseurs retentissaient délicieusement dans ce lieu sauvage, si vert et si beau. L’écho, le bruissement de la forêt, l’aboiement des chiens et le cri des animaux sauvages résonnaient avec charme sous les ombrages de la solitude. On fit un repas sur une verte et fraîche prairie au centre des bois ; puis le voyage fut continué sans plus songer à la chasse.

À l’approche du soir, la marche se ralentit. Un vent délicieux secoua les feuilles printanières et parfumées, et des milliers de rossignols chantèrent les délices de l’amour et de l’existence. Un doux crépuscule enveloppa bientôt le paysage de ses ombres, et tandis que l’obscurité sortait des bois, les dernières lueurs d’un ciel rougeâtre se glissaient encore çà et là au travers des branches entrelacées. Alors d’étincelants nuages formés des insectes ailés de St-Jean s’élevèrent dans la rêveuse obscurité et, semblables à des arcs-en-ciel nocturnes, répandirent une magique clarté sur la route de nos voyageurs. La nuit tombant davantage, on alluma des torches et des flambeaux, et la troupe continua son chemin. De vieilles chansons d’amour et de guerre furent chantées ; et les flammes des torches brillaient dans tous les détours de la forêt. Comme par enchantement apparaissaient à Athelstan, tout à l’entour, de près et de loin, de belles jeunes filles et de beaux pages à cheval ; il goûtait alors un bonheur céleste, en jetant les yeux sur Gloriana qui se distinguait, comme la plus belle d’entre elles. Bientôt ils arrivèrent dans un bois d’orangers, et durant leur passage les fruits d’or, tremblant et vacillant, luisaient dans la sombre verdure du feuillage. Tantôt se laissait entrevoir la figure souriante d’une jeune fille, tantôt un jeune homme au regard sérieux et plein de feu, tantôt une pomme d’or, qui étincelait sous les branches, et tout respirait la volupté, l’amour et la poésie.

« Où commencent ces prodiges, où finissent-ils ? » se demandait en lui-même Athelstan. Et il avait entièrement oublié son père, le château paternel, son ami Friederich et surtout sa belle cousine et le savant chapelain.

 

———

 

Durant leur voyage, ils atteignirent une contrée bizarre et montueuse. Des collines découpées et dispersées, sur lesquelles s’élevaient des pins sombres et isolés, présentaient un tableau confus. « Ici règne la mélancolie », dit le roi. – « C’est vrai, répondit Gloriana ; les nains et les gnômes y demeurent. Beaucoup d’entre eux sont malicieux, méchants et jouissent des malheurs et des chagrins des autres. »

En ce moment, les nains se montrèrent en foule sur toutes les collines, et ces êtres difformes s’empressèrent de saluer le nouveau seigneur. Un hurlement désagréable remplit ces lieux ; c’étaient le chant et la musique des nains. Athelstan se sentit mal à l’aise et éprouva même quelque peur, quand il se vit entouré par eux de tous côtés. Son embarras augmenta encore, lorsque les groupes de ces génies commencèrent à danser, et que ce site si sauvage fut traversé dans toute son étendue par les danses de ces nains hideux. Cependant il remarqua un jeune homme d’une beauté extraordinaire. Ce jeune homme passa devant Athelstan, accompagné de deux vieillards fort laids ; il avait l’air mélancolique et ne paraissait prendre part à ces agitations générales que malgré lui et par force. La reine conservait toujours sa gaîté, et contemplait cette société sauvage avec un doux et gracieux sourire. Lorsqu’une pause se fit et que les génies parurent prendre du repos, elle fit signe au jeune homme et à ses deux compagnons de s’approcher d’elle. « Je te promis, dit-elle, il y a quelques mois, de te donner la liberté à la première fête ; sois donc libre aujourd’hui, Ferdinand, et va retrouver tes vieux parents. » – Le jeune homme la remercia ; mais les deux vieillards se mirent à pleurer et à crier. – « C’est notre fils, dirent-ils avec une espèce de hurlement ; nous sommes habitués à lui depuis des années : il est devenu beau et grand et c’est un véritable plaisir que de le regarder seulement. »

« Mais, ainsi que vous le savez, répondit Gloriana, il n’a jamais consenti à être de votre race, ni à se faire initier à vos mystères en la place d’un antre. Il ne trouve aucune joie à fouiller la terre pour y chercher l’or et l’argent, ou à travailler dans vos mines. Il désire retourner chez les autres hommes qu’il n’a pas encore appris à connaître, et je veux finir le temps de son épreuve. »

Ferdinand se jeta à genoux en signe de reconnaissance. La royale fée mit au doigt du jeune homme un simple anneau d’or. « Par l’attouchement de cet or, dit-elle, tu as déjà oublié tout ce que tu as vu et éprouvé dans cet empire. Tu ne peux rien apprendre là-haut des secrets de notre vie intérieure. Mais au sortir de la caverne, il te sera donné un joyau qui te rendra riche, toi et tes pareils qui demeurent au sommet de la montagne. Achetez-vous des biens, vivez heureux dans un pays étranger et lointain, afin que vos voisins et vos prêtres ne fassent pas de recherches sur l’origine de vos richesses. »

Tandis que Ferdinand s’éloignait accompagné de deux esprits habillés en chasseurs, les vieillards criaient et hurlaient tous deux d’une façon déplaisante. « Nous exigeons désormais alors qu’on nous rende notre excellent Hannès ! dit en grondant la mère. Il faut qu’il nous revienne ; et quoiqu’il n’ait pu rien apprendre de raisonnable parmi les hommes, il est néanmoins de notre sang et de notre âme. Mais je vous en préviens, Madame Gloriana, qui nous causez aujourd’hui un si grand préjudice, si comme je l’espère, mon vieux mari me rend encore mère d’un véritable monstre, j’échangerai certes cette vilaine créature contre le plus beau prince qu’on puisse trouver sur la terre ! »

En ce moment, les nains poussèrent de grands cris et toute cette masse sombre se leva, criant et sautant ; car Hannès, le difforme Hannès, accourait vers eux ; Ses deux parents l’embrassèrent et l’examinèrent en détail. « Il a vraiment gardé quelque chose d’humain, dit le père, et il a presque le regard hautain d’un seigneur. J’imagine que nous pouvons l’élever à la dignité de prince du sang dans la fabrique d’Arsénic et dans les profondeurs de nos mines de plomb, là où s’élabore le venin des pamphlets que l’on vient d’inventer et de ces libelles fangeux, que nous vendons ensuite aux mortels, vu le grand plaisir qu’ils trouvent à les lire. »

« Vive le Prince d’Arsénic ! hurlèrent les nains. »

Hannès remercia ses collègues et salua la reine ; mais remarquant pour la première fois le roi. « Hé ! Hé ! Monsieur mon cousin le roi ! dit-il. Vous voilà donc, mon empereur glorieux, devenu Obéron ? C’est ce que je n’aurais pas deviné, il y a quelque temps, lorsque je vous jetai dans le puits de notre cour. »

« Ô ma bien-aimée, dit Athelstan, rends aussi la liberté à un malheureux vieillard que ce méchant nain a dénoncé à ses supérieurs ; et autant que j’en pus juger alors, le pauvre sacristain était en grand péril auprès de ces hommes ignorants. »

« Oui, dit Hannès en ricanant, ils voulaient le mettre tout simplement sur un beau bûcher flambant, comme sorcier ; et c’est ce qu’un homme maigre et sec comme celui-là ne saurait supporter. D’ailleurs, Monsieur le sultan Obéron, veuillez ne pas m’injurier par de telles calomnies. Qu’est-ce qu’un nain, au définitif ? Ici tous mes compatriotes sont bâtis comme moi, et, vous le savez, la majorité a toujours raison ! »

« Sois sans inquiétude, mon époux, à l’égard de cet homme, dit Gloriana ; il est déjà sauvé et dédommagé des angoisses qu’il a souffertes. La disparition subite du Prince d’Arsénic a justifié le vieillard et prouvé la méchanceté de la dénonciation. On lui a alors donné une paroisse lucrative dans laquelle il peut passer une tranquille vieillesse. – Le prétendu possédé est guéri également, et il reconnaît aujourd’hui avec tout le monde qu’il n’a jamais été malade. Des pensées plus droites et plus claires se renouvelant parfois dans cet homme simple, il parlait plus raisonnablement qu’à l’ordinaire, et ses parents plus sots que lui, jugèrent qu’il devait être possédé. À force d’entendre répéter de tels propos, il en fut tellement convaincu lui-même, qu’il se fit exorciser par les prêtres, comme si le diable parlait en lui. »

L’on continua le voyage, et bientôt Athelstan retrouva sa gaîté en approchant de contrées plus belles.

« Tu ne sais pas encore, mon Obéron, dit Gloriana, te servir des qualités supérieures que tu as acquises ; tu te laisses influencer par des évènements fortuits, tu n’es pas encore aussi heureux à mon côté que je le suis près de toi, car tout ce que je demande, c’est toi et ton constant amour. Ce que sont sur la terre les diverses dispositions de l’âme humaine, les caprices, les tristesses et les plaisirs, les pressentiments mystérieux, les joyeuses plaisanteries des hommes, tu le trouves ici en réalité et en vérité. Beaucoup de choses qui ne viennent que tard sur le monde croissent et prospèrent ici d’avance, pour ne naître là-bas sur la terre que longtemps après sous des formes et des actes divers. Ici se trouve l’entrepôt moral de l’avenir des mortels. »

« Mais le laid, dit Athelstan, comment donc peut-on se familiariser avec lui ? »

« Facilement, répondit Gloriana, en le regardant comme quelque chose d’excentrique et qui représente l’esprit grotesque sans s’en douter lui-même. Il n’est pas tout-à-fait laid si nous le concevons comme plaisanterie, et si nous ennoblissons par l’esprit ce qu’il offre de trivial, Toute espèce d’ordre, mon bien-aimé, n’existe que par son opposition avec le désordre ; et si l’on ne prend pas plaisir à confondre le laid avec le beau, alors la laideur explique la beauté par le contraste. En dehors de l’art, peut et doit exister quelque chose qui lui est étranger et même opposé ; et plus ce quelque chose se montre empreint de génie, grand, poétique ; plus de son côté l’art y gagne. Et crois-tu donc que ces êtres laids et repoussants qui te choquent tant aujourd’hui seraient tels s’ils ne voulaient être ainsi par leur propre volonté ? »

« Comment, dit Athelstan étonné, par leur propre volonté ? »

« C’est là précisément le secret du monde des génies, répondit d’un ton solennel la gracieuse Gloriana. Il arrive depuis une éternité que dans les êtres les plus délicats et les plus sublimes se développe un germe nécessaire à notre existence à nous tous. C’est le germe du désir de l’anéantissement de soi-même, de sortir des saintes, des heureuses, des douces limites entre lesquelles seules la liberté est possible, et d’échanger cette liberté véritable et bienfaisante dans laquelle toutes nos forces déploient leurs ailes, contre un bon plaisir déraisonnable, un absolutisme vain, un arbitraire sans bornes et esclave lui-même. Dans le bonheur même de la connaissance brille le vertige de l’enchantement. Comment il arrive que l’âme exaltée se précipite si souvent de son propre gré dans les passions, c’est là l’éternel secret et l’éternelle énigme. Puis l’âme, comme au mépris d’elle-même, vole sur une route de feu, rejette la lumière comme impuissante et vaine et se plonge dans ce qui lui répugne le plus, parce qu’elle croit alors trouver quelque originalité dans ce qui est sauvage, choquant, incompréhensible. Dès-lors, elle se maintient dans le mensonge et dans le faux, et calomnie la beauté et la sainteté comme si celles-ci étaient mensonge. Après avoir chancelé dans l’excès de la licence, l’âme doit devenir l’esclave du laid ; et plus alors elle est garrottée, plus elle se vante de sa liberté ! Ces esprits ainsi déchus de leur première destination sont ces nains et ces difformes créatures, ces gnômes révoltants. Plusieurs ne tombèrent dans ces monstruosités qu’après avoir subi un grand nombre de transformations ; les plus ardents, en abandonnant leur beauté première, s’y précipitèrent avec la vitesse de l’éclair. Si parfois un désir brûlant leur fait rechercher la vérité, ils se relèvent plus ou moins vite jusqu’à la beauté ; mais il est bien difficile que leur entêtement, qui forme actuellement la base de leur existence, puisse jamais se briser tout-à-fait. »

« Cependant, dit Athelstan, ils portent leurs enfants aux hommes et recherchent parmi ceux-ci, précisément les êtres qui montrent de plus belles formes ? »

« Pour jouir du mal, répondit Gloriana, pour affliger les hommes, et parce qu’ils espèrent que ces enfants ainsi changés occasionneront de grands maux aux familles. Aussi leur est-il resté, à leur grand mécontentement, quelque chose de l’instinct du beau ; de sorte qu’ils sont quelquefois poussés avec violence à commettre de tels vols. Est-ce que chez vous les hommes et vos soi-disant poètes agissent autrement ? Combien de pauvres nains qui ne peuvent que misérablement produire le laid sont là qui pillent au vrai poète un passage brillant pour l’intercaler entre les niaiseries qu’ils enfantent ! »

« Tu me parles aussi, Titania, reprit Obéron, de génies qui manquent leur vocation, sortent du chemin du beau, et ne laissent pas que de demeurer grands. »

« Plus nous serons ensemble, répondit Titania, plus tu sentiras qu’il n’y a d’autres sciences que celles dans lesquelles un mystère est révélé par un mystère plus grand. Comme la vérité, la beauté, la foi et l’art sont ce qu’il y a de plus sublime, et que la force, le bonheur, l’enthousiasme, la religion et l’amour se développent dans ces régions sous mille formes différentes ; – ainsi le jardin sauvage de l’anti-art et de l’anti-amour renferme-t-il tant de miracles ; des plantes si vigoureuses et si brillantes croissent dans ce désert, qu’il arrive toujours de temps à autre qu’un génie céleste s’éprend de ce monde d’énigmes et d’insolubles mystères, y devient indigène, et y développe des forces gigantesques qui ne peuvent jamais se produire avec une telle puissance dans le jardin de l’art. Si ces génies séjournent longtemps dans ces sombres régions qui s’ameutent contre l’amour et la beauté, ils acquièrent dans celle lutte qui paraît devoir anéantir la vérité, une nouvelle force et une nouvelle confiance. Alors se forment deux mondes qui se deviennent mutuellement nécessaires ; mais rarement, bien rarement il arrive que ces génies persistent à vouloir demeurer dans ces sombres déserts où ils pouvaient découvrir de nouvelles merveilles, car ils éprouvent bientôt le désir de retourner vers la beauté et l’art, et cependant ils ont brisé dans leurs efforts gigantesques les ailes fragiles qui pouvaient les y porter. »

« Ô Titania, douce déesse de la poésie, mon épouse, ma fiancée, ma bien-aimée, mon amie et mon maître, quelle existence m’as-tu donnée ! s’écria Obéron dans un délire de joie et d’enthousiasme.

« Toi aussi, répondit Titania, tu es maintenant le roi de toute poésie. Allons planer sur ces contrées où les poètes vivent au sein du bonheur. »

Ils s’élevèrent d’une manière légère et presque invisible vers le ciel, et descendirent ensuite comme de purs nuages dans un bois frais et vert.

 

———

 

Ils virent les grands poètes de l’antiquité, et causèrent avec eux. Ils en trouvèrent beaucoup dont les noms et les écrits sont déjà oubliés, dans ces allées vertes et boisées, entre les rochers et les fleurs, près de fontaines murmurantes et de ruisseaux qui fuient, ou bien sur les hauteurs de la montagne ; et tous chantaient ou composaient en silence. Des nymphes gracieuses et de charmantes jeunes filles les accompagnaient ; prenaient soin d’eux ou les égayaient de leurs douces plaisanteries. La musique la plus suave retentissait dans la forêt, où de tendres zéphirs se berçaient en murmurant, et l’écho et les rossignols répondaient à ces chants.

« Souvent, dit Gloriana, quelques-uns de ces esprits retournent sur la terre animer de nouvelles formes, pour élever et enchanter les hommes ; voilà d’autres demeures préparées pour ceux qui doivent quitter la terre un jour. Il arrive aussi qu’un mortel d’un caractère méchant et tracassier blesse ses voisins ou leur nuit ; il est alors transformé en nain difforme et vient augmenter la société de ces gnômes repoussants. Parfois il arrive encore que ces gnômes, devenant encore plus méchants et plus déréglés, reprennent des formes humaines pour tomber encore plus bas et mener sur terre une existence vraiment misérable ; la plupart se convertit alors et peut, après la mort, retourner dans une région supérieure. »

Obéron et Titania parcoururent toutes les parties de ce grand et bel empire. Athelstan apprit bientôt à revêtir la forme des esprits, et ils s’égayaient dans les nuits éclairées par la lune, se rendant aussi petits que les oreilles-d’ours et les myosotis, entourés des chœurs des Elfes sur les prairies vertes et parfumées ; ou bien ils se berçaient au sommet des arbres et jetaient un vif éclat en s’envolant au milieu des brillants nuages d’insectes lumineux.

Une autre fois, ils se faisaient raconter par le divin Homère les évènements dont il ne parle pas dans ses poèmes. Le difforme Thersite, qui avait déjà passé par l’état de gnôme et fini le temps de sa peine, vit avec les héros grecs et calomnie encore comme autrefois.

Tout ce que le monde avait médité de grand et de beau passait devant eux sous des formes variées. Athelstan apprit ainsi à connaître tout ce qui avait existé de brillant sur la terre avant sa naissance. Il voyait et possédait tout ce que le mortel convoite dans ses vains désirs ; et dans la perfection de sa belle épouse, dans son amour, il éprouvait tout ce que l’imagination et la réalité, la poésie et la nature peuvent accorder de plus enchanteur.

« Maintenant, lui dit après quelques instants Titania, tu sais tout. Tu as parcouru en souverain tes provinces et tes sujets ; tu as appris à connaître les génies supérieurs aussi bien que les inférieurs. Tu peux punir ou récompenser selon ta conscience ou selon tes désirs, car le pouvoir de mon sceptre t’est transmis ; et, je le sais, tu n’abuseras jamais de ta puissance, tu aimeras à rendre heureux le monde des génies, aussi bien que celui des hommes. »

 « Quel langage, répondit le roi Obéron, pourrait exprimer tout mon bonheur ; je ne désire que toi, près de toi est mon ciel. Mais me sera-t-il permis de retourner quelques instants sur la terre, si le désir m’en prenait un jour. »

« Toutes les fois que tu le souhaiteras, répondit Gloriana. N’as-tu pas vu que je sortais parfois moi-même sur la terre, avec mes joyeux chasseurs ? Tu es souverain absolu, et ta volonté est ta seule loi ; quoique néanmoins tu ne puisses pas briser le destin qui retient notre empire dans ses éternelles limites et lui assure son bonheur. Si tu ne les reconnaissais plus, tu redeviendrais homme, malheureux et destiné à périr misérablement. En te promenant sur la terre, tu peux prendre la forme qu’il te plaît ; tu peux y rendre heureux les hommes que tu aimeras toujours comme tes anciens frères ; tu peux adoucir les maux et la misère, soulager la pauvreté ; et celui que tu regarderas avec intention, que tu toucheras ou que tu embrasseras, recevra par toi le don de la poésie. Mais si alors j’envoie te chercher, il ne t’est pas permis d’hésiter ; il faudra que promptement tu reviennes, car cet appel sera un signe que j’ai besoin de toi, qu’un danger me menace moi ou notre empire. »

« Je ne veux ni ne puis me lier par des serments, répondit Obéron ; mais tu es aussi sûre de moi que je le suis de mon âme, et la même conviction me dit que tu me resteras : notre bonheur est indestructible ; ce que les temps les plus éloignés nous apporteront et nous cachent encore, nous l’accepteront avec joie, après même que des siècles entiers se seront écoulés. »

« Tout alors aussi sera bonheur et délices pour nous, répondit Gloriana ; de quelque manière que l’univers et la terre se transformeront un jour, quelle que soit la nouvelle loi à laquelle le monde des génies devra obéir, jamais nous ne pourrons nous séparer l’un de l’autre. »

« Ton empire, Titania, croîtra toujours, dit Obéron en l’embrassant ; et c’est à moi maintenant qu’il appartient de peupler cette belle contrée de poètes et de nouveaux et brillants génies. »

« Ce que les vallées offrent de plantes, dit Titania, ce que les belles et agrestes forêts renferment d’arbres ; la merveilleuse contrée près de la chute d’eau ; les pentes de rochers miraculeux sur lesquelles se jouent les arcs-en-ciel ; le bois à la légère verdure, rempli d’oiseaux étrangers ; ce profond ravin qui paraît sombre et désespéré et dans lequel s’enfuient les ruisseaux en pleurant ; les palais avec leurs sommets étincelants, et s’élevant jusqu’aux nues ; tous ces lieux enchantés et beaucoup d’autres non encore habités, toute cette poésie, doivent encore se développer dans les poèmes des hommes pour pénétrer dans le monde étonné et enivré d’enthousiasme. Quoiqu’il n’y ait que peu de ces esprits appelés à atteindre ce haut degré de perfection, des milliers de délicieuses mélodies sommeillent cependant encore dans cette grande harpe de la nature, dont les cordes sonores doivent retentir dans le monde ! Une nouvelle ère s’éveillera pour toi, l’ère des miracles et de l’amour ; des chants qu’on n’a jamais entendus parcourront le monde ; une lutte poétique s’élèvera avec ces anciens et éternels héros, et la raison qui discute hésitera pour savoir à quel genre de beauté il faudra accorder la couronne. Mes esprits m’ont déjà dit à l’oreille plusieurs de ces merveilleux évènements, et mon regard scrutateur pénètre jusque dans l’avenir. La race des empereurs de Hohenstaufen qui règne aujourd’hui sur la terre développera ces forces et électrisera les âmes ; la religion, l’amour, la piété étendront des ailes intellectuelles, sous la protection des grands princes de l’église ; et puis, et puis, c’est le sort de tout ce qui est mortel, de tout ce qui est beau, puis cette splendeur aussi pâlira ; alors l’Italie, ensuite l’Espagne, plus tard un peuple du nord 1 saisiront la harpe, et l’on aura presque oublié ton Allemagne bien-aimée, jusqu’au jour où tu rencontreras dans la forêt solitaire le jeune homme que tu béniras, le héros de la florissante jeunesse, devant lequel s’inclineront les génies des siècles passés et de l’avenir 2.

Ô mon Obérèn ! Ô mon bel Athelstan ! quelle félicité ne sommes-nous pas destinés à goûter ensemble ? Tous ces hommes immortels, et celui surtout qui a le plus élevé la langue allemande, seront heureux dans notre empire, comme nous le serons aussi par le spectacle de leur bonheur ; nous qui nous instruirons alors près de ceux qui furent nos élèves. L’histoire, la nature, la religion, l’amour, la folie, la sagesse, la gaîté, tout nous parlera une langue intelligible ; nous concevrons tous ces ensembles, nous serons les princes et les amis idolâtrés de ces esprits bienheureux. »

 

———

 

Un grand nombre d’années s’étaient écoulés depuis ces évènements lorsque, par un beau jour d’été, trois hommes âgés gravissaient la magnifique contrée pour se rendre à leur aise sur la montagne. Le plus âgé d’entr’eux, un certain baron de Braunstedt, jouissait, dans le pays et auprès du prince, d’une grande considération ; il était bienfaisant et riche, et, par conséquent, chéri et estimé de toutes les classes. Quoique vieux, ses mouvements étaient encore vifs, et il dénonçait souvent ses deux compagnons plus jeunes. Le second personnage était un savant, protégé par le baron à cause de ses connaissances et de ses talents, et que l’on appelait maître Gottfried de Strasbourg, du nom de la ville qu’il habitait. Le troisième était un ecclésiastique, un prieur, menant vie joyeuse et agréable. En accompagnant ses amis, il avait dessein de visiter en même temps une chapelle consacrée à un prêtre mort dans un âge très-avancé, et qui, selon la croyance populaire, devait avoir fait plusieurs miracles.

« Marchez toujours en avant, dit le baron en s’arrêtant pour se reposer et contempler autour de lui la beauté de la nature, les vallées et les fraîches forêts qu’il voyait à ses pieds. Je ne suis pas encore venu dans ces contrées ; mais vous, mes amis, vous devez en être en quelque sorte indigènes, d’après ce que vous m’avez dit. Quelles beautés merveilleuses dans l’Allemagne notre patrie ; quelle richesse, quelle variété dans sa splendeur, dans tous ses aspects ! »

« Je remarque, répondit le prieur, que tout s’y est amélioré, qu’on a planté davantage, que les maisons et les habitants se sont augmentés en nombre, depuis que je ne l’ai vue. De mon temps, plusieurs endroits étaient encore déserts, et l’on m’a dit qu’un couvent magnifique avait été bâti sur le sommet de la montagne où je suis né. »

« Ô mes chers amis, dit en souriant le savant Gottfried, la nature produit sur nous l’effet que nous éprouvons à l’aspect d’un ami tendrement aimé. Je ne puis goûter aucune jouissance, qu’elle ne devienne ici plus douce et plus pure. Je comprends que mon désir était injuste, mais j’aurais voulu retrouver tout dans l’état où je l’avais quitté dans ma jeunesse. J’ai secrètement pleuré de voir tant de changements dans ces vallons chéris ! »

« Il n’y a presque jamais de progrès faits sans pas rétrograde, dit le raisonnable baron ; mais il est naturel que, si nous prenons l’habitude de contempler notre pays natal comme un tableau ou comme un poème, si notre amour en fait pour l’imagination une œuvre d’art, il est naturel que nous ne puissions voir ensuite sans peine tous les changements et les améliorations qui s’y font. »

« Il en est de même de notre existence, continua Gottfried ; qui ne se résoudrait à perdre toutes ses connaissances et toute son expérience, pour regagner en échange sa fraîche et naïve jeunesse ? Singulière faculté de pressentir, qui fait attendre un miracle et le commencement d’une nouvelle existence enchantée dans chaque clair-de-lune, dans chaque coucher du soleil, dans chaque brillant lever de l’astre du jour ! »

« C’est une chose étrange aussi, dit le prieur, que celle que Wolfram von Eschenbach et Hartmann von der Ase nous racontèrent il y a quelques jours. »

« Vous voulez parler. dit maître Gottfried, de ce singulier jeune homme qu’ils rencontrèrent dans la forêt solitaire ; qui les salua, leur adressa des paroles étrangères et leur donna une espèce de bénédiction, en les embrassant solennellement ? »

« C’est de cette apparition que je parle, répondit le prieur ; ces messieurs ne pouvaient trouver de mots pour nous dépeindre la beauté et le charme particulier répandus sur tout son extérieur. »

« Mais cela nous fait oublier, dit le baron, la beauté vraiment unique de cette riche et magnifique contrée. D’ailleurs la chaleur a augmenté, et, quoique j’aime beaucoup la promenade, je commence à sentir quelque fatigue en allant à pied. Vous nous avez parlé, maître Gottfried, d’un arbre à l’ombre duquel nous pourrions nous reposer. »

« Il n’est probablement pas loin ce tilleul enchanté, répondit Gottfried, car si ma mémoire ne me trompe pas, ce sentier nous conduira bientôt sous son ombre rafraîchissante et à la fontaine qui jaillit de la verte colline avec un délicieux murmure. »

« Je n’étais vraiment qu’un enfant lorsque je quittai ce pays et je n’ai plus depuis revu la montagne ; mais les impressions des jours de ma jeunesse sont encore si fraîches dans ma mémoire que je ne puis me tromper. – Écoutez Messieurs, n’entendez-vous pas le bruissement des feuilles et le murmure de la fontaine pétillante ? Avec eux me reviennent mes plus doux rêves de jeunesse. Encore une vingtaine de pas et nous y serons. »

En effet, les trois pèlerins amis se trouvèrent, après avoir franchi un coude que faisait le sentier, tout près de cet arbre, dont la réputation s’étendait dans tout le pays. Comme ils se retournaient, ils poussèrent tout-à-coup, en reculant, un cri d’effroi : car ils virent assis sur le gazon, à l’ombre du tilleul, un homme qu’ils crurent tous reconnaître. Le jeune étranger se leva, vint à eux avec affabilité, et le vieux baron fut le premier à retrouver la parole ; il s’écria : « Athelstan ! comment est-il possible que tu reparaisses à mes yeux après tant d’années sans avoir changé depuis lors ? »

« Et pourquoi cela ne serait-il pas possible, dit Athelstan en souriant et en embrassant respectueusement le vieux chevalier ? »

« Athelstan ! s’écria maître Gottfried ; vraiment c’est vous, cher et adoré seigneur ! mais comment se fait-il que vous vous montriez à nous sous cette forme juvénile ? Vous rappelez-vous encore le garçon charbonnier, le petit Gottfried ? »

« Si je me rappelle ce bon camarade ! répondit Athelstan, en secouant cordialement la main du maître ? »

Le prieur avait reculé avec terreur, et murmurait en faisant le signe de la croix : « Obéron ! »

« Oui, mon cher Friederieh, ô toi mon Fritz, mon ami d’enfance, reprit Athelstan ; oui, c’est profondément ému que je te revois ; je ne puis me rassasier de ta vue ; auprès de toi, je redeviens enfant et adolescent, et tontes les peines et toutes les joies de ce temps semblent rajeunir avec force en parcourant ma poitrine. »

Les amis étonnés restèrent quelque temps silencieux vis-à-vis l’un de l’autre, se contemplant et s’interrogeant du regard. Enfin Athelstan leur dit : « On a bâti là-bas, il y a bientôt dix ans, une grande maison où l’on trouve tout ce qui est nécessaire à la vie. Vous y avez envoyé, je le sais, vos domestiques ; allons-y, afin que vous puissiez prendre des rafraîchissements ; et puis nous nous dirons ce que nous avons besoin d’apprendre. L’histoire de ta vie, mon cher Fritz, est ce qui m’intéresse le plus, quoique j’en sache déjà quelque chose ! »

Les amis se rendirent à cette maison commode, pourvue de vins et de provisions de toute espèce. Un fils cadet gouvernait le ménage à la place de son vieux père et de sa vieille mère ; le jeune hôte salua le prieur, son frère aîné, avec une grande vénération. Le prieur était ce même Ferdinand, dérobé par les gnômes dans son berceau ; le jeune homme avait remis à ses heureux parents les richesses qu’il avait rapportées de l’empire des fées. D’abord ils émigrèrent dans un pays lointain pour se soustraire aux enquêtes ; mais revenus depuis, ils s’établirent dans leur ancien pays natal. Le pieux prieur alla trouver ses vieux parents, qui se tinrent heureux de recevoir la bénédiction d’un fils de si haut rang.

Pendant le repas, le baron raconta ainsi son histoire :

« Mon cher Athelstan, depuis que je suis un peu revenu de mon étonnement, je commence à m’habituer à ta jeune figure, qui me paraît entièrement semblable à ce qu’elle était à l’époque où nous entreprîmes notre aventureux pèlerinage. Ô mon cher ami, lorsque je retournai vers ton père en courroux, il me fit endurer les plus mauvais traitements : car on croyait toujours que j’avais été la cause de ta fuite. On me tint longtemps en prison ; et ni les prières de mon père, ni celles de tous ses amis ne purent faire changer d’idée le vieillard opiniâtre. »

« Le temps calma enfin, aussi bien que possible, sa colère et son affliction. Tu ne revins plus et nulle part on ne put avoir de tes nouvelles. Ainsi, n’ayant pas d’autre enfant, il reporta tout son amour sur la belle cousine qui t’était destinée, et puis, ce qui semble étrange, sur moi, comme s’il voulait réparer le tort qu’il m’avait fait, par une tendresse presque exagérée. Je fus assez heureux pour me distinguer dans une expédition, sous les yeux de mon prince, celui-ci m’ennoblit, et me créa chevalier sur la place.

Alors, l’amour de ton père pour moi se déclara avec plus d’éclat ; il m’adopta avec le consentement du landgrave et de notre empereur gracieux, m’abandonna tous tes droits et me maria avec ta belle cousine. Il ne parlait que très rarement de toi, et il était convaincu qu’un malheur t’était arrivé, que des brigands t’avaient tué quelque part. Quelques années après, il mourut dans nos bras. J’étais parfaitement heureux, n’était le désir que j’éprouvais souvent de revoir l’ami de mon enfance, que l’on croyait entièrement perdu. J’ai des fils et des filles qui font mon bonheur ; mon épouse est encore vive et bien portante, et depuis que je suis trop vieux pour prendre part aux expéditions guerrières, je séjourne dans mes châteaux et au milieu de la belle nature ; je fais des libations avec mes amis ; et, faisant des pèlerinages, écoutant des chansons, je mène une vie douce et commode. – Car je prends plaisir aux chants de nos troubadours, et plusieurs de ces braves poètes me connaissent ; ils viennent chez moi, passer des semaines et des mois et me lisent leurs beaux ouvrages, ainsi qu’à ma famille. Ce n’est que maintenant, mon cher Athelstan, que je comprends un peu mieux ce que tu cherchais dans ta jeunesse orageuse. Tu ioulais trouver dans la prosaïque réalité ces produits de l’imagination, ces mouvements merveilleux de l’âme, qui ne sont éveillés que par la poésie, et qui bercent nos sens de douces illusions, de sorte que, par eux, nous oublions la réalité. Mais nous ne sommes heureux que dans cette agréable illusion, et cela d’autant plus que nous en avons davantage la conscience. Jamais nous ne pouvons rencontrer ces rêves et ces fruits de l’imagination, les rendre palpables et les faire arrêter à notre volonté. »

Athelstan sourit d’une manière étrange, et comme le baron ne pouvait s’expliquer son triste et singulier regard, dans lequel semblait poindre une teinte d’ironie, il devint embarrassé et dit d’une voix oppressée : « Mon noble ami, tels sont mon sort et ma position ; mais je sais que tout ce que je possède te revient de droit, et aussitôt que tu désireras rentrer dans tes biens, ce sera avec joie que je te les restituerai ; tout ce que je possède t’appartient. »

Athelstan lui prit la main en disant : « Ne crains rien, mon ami d’enfance ; habite tes châteaux et jouis de ce qui doit continuer d’appartenir à toi et aux tiens. Je suis heureux et si riche que je n’ai à porter envie à aucun roi, ni à aucun empereur. – Mais, mon Gottfried, quelle bonne mine vous avez pour un homme et un homme âgé. Je n’oublierai jamais le joyeux garçon que vous étiez, quand, enfant alors, vous me conduisîtes sur la montagne et me racontâtes tant de belles histoires ! »

« Ô mon bienfaiteur ! s’écria maître Gottfried, que vous me rendîtes heureux par votre riche présent ! Mes parents bénirent votre générosité et m’envoyèrent à l’instant chez le prêtre séculier notre cousin, dont je vous parlais alors. Il me donna des leçons et m’envoya ensuite fréquenter les grandes écoles. Je fis ainsi la connaissance de quelques hommes de haut rang qui me protégèrent ; et quelque temps après, celle du noble baron, que je puis maintenant nommer mon ami. Ainsi je pus me livrer aux lettres et à la poésie, et ces occupations me rendent complètement heureux. »

Athelstan se leva, s’approcha du maître avec une certaine solennité et le serrant étroitement dans ses bras, il renouvela trois fois cet embrassement, et puis il lui dit d’une voix affectueuse : « Je le sais, mon cher frère, tu chanteras le gracieux, le délicieux Tristan : il n’est pas de souffle du printemps qui soit si doux et si rafraîchissant, quand il murmure dans les premières feuilles luisantes des sommets des bouleaux ; il n’est pas de rossignol qui chante avec un tel élan d’amour ; il n’est pas de rose du matin qui répande de si doux parfum dans l’ombre, quand la rosée étincelante mouille ses lèvres de rubis, – que les poèmes enfantés par ton imagination si brillante et si parfumée. Mais tu reproduiras aussi, maître, dans tes vers, les douces et tendres plaintes du rossignol, les pleurs du ruisseau solitaire, l’insaisissable douleur de l’amour. Sois donc heureux de même que tu rends heureux les autres. »

Gottfried ne put retenir ses larmes. « Es-tu donc, demanda-t-il timidement, celui qui a mystérieusement salué Walther von der Vogelweide, Hartman von der Ase, et notre Eschenbach ? »

« Lui-même, dit Athelstan ; tous ces chanteurs et ces poètes sont mes amis ; ma bienveillance leur est utile et donne des ailes à leur génie. »

En cet instant le prieur se leva et s’approcha de lui avec embarras. « Je vous ai vu aussi, dit-il ; il me le semble au moins, il y a de longues années, et cela, dans un étrange empire, où l’on vous appelait Obéron. »

« Vous deviez avoir oublié tout cela, répondit Athelstan ; n’en était-il pas convenu ainsi ? et ne portez-vous plus encore votre bague au doigt ? »

Le prieur tâcha de se recueillir, se rassit et dit enfin :

« Tout ne me paraît plus que comme un rêve, un nuage, un crépuscule ; seulement votre personne, et la brillante Gloriana apparaissent encore clairement à mes yeux. »

Gottfried éprouvait une vive curiosité ; mais Athelstan interrompit cette conversation ; puis tout le monde commença à parler à la fois et beaucoup, lorsque les vieux parents du prieur entrèrent dans la chambre. Les fils et les filles revinrent aussi des champs, et tous s’empressèrent de montrer leur vénération pour leur frère aîné, le prieur. Les vieillards reconnurent aussi Athelstan ; l’on causa de l’enfant dépouillé, du nain Hannès qui disparut alors d’une manière inexplicable, au moment où il confirmait, devant le tribunal, sa dénonciation contre le vieux maître d’école.

« Nous vîmes alors d’étranges évènements, dit le vieil hôte ; nous retrouvâmes inopinément notre véritable fils, le prieur vénéré, et avec lui de l’argent et des biens ; mais l’enfant supposé, notre Hannès, s’en fut à tous les vents. Tout cela me semble un conte d’enfant, et cependant nous en avons été tous témoins ; voilà le vénérable prieur, il est notre fils ; voilà le jeune seigneur Athelstan rapportant, après tant d’années, la même figure et les mêmes yeux. Nous voyons tout cela ; nous sommes au milieu de ces évènements ; nous ne les comprenons pas, et cependant nous sommes forcés de les accepter et de les croire. »

« C’est vrai, et le vieux sacristain qui venait à cette époque nous voir quelquefois, continua la vieille femme, était un honnête homme, quoique simple, et reconnu comme tel dans tout le pays. Puis on voulut le brûler, sous prétexte qu’il était un vrai gnôme, comme le disait Hannès notre fils. Mais quand le nain disparut, on relâcha le sacristain, et même on le fit sacrer prêtre. Et ce même homme a fait, dit-on, des miracles depuis ; le peuple le regarde comme un saint, de sorte qu’on lui a bâti et dédié une chapelle où prient des milliers d’hommes pieux, et que viennent visiter des processions venues de loin. Ce qui montre jusqu’où peuvent parvenir des gens dont on attendait si peu. »

En ce moment un domestique entra dans la chambre, pâle et défait. « Qu’as-tu, Balzer, demanda le baron ? » « Seigneur, dit le serviteur en bégayant, je devrais en effet dire ce que j’ai vu ; mais je ne saurais l’exprimer de manière à vous le faire croire. »

« Parle toujours, s’écria le baron ; nous avons été déjà témoins de tant de choses merveilleuses et incompréhensibles que nous ne nous étonnerons plus de rien. »

Le serviteur dit alors : « Quelques-uns d’entre nous étaient montés plus haut là-bas, près du lieu où se trouve le tilleul enchanté. La saison des rossignols est passée, et cependant un rossignol se mit subitement à chanter puis un autre vis-à-vis, qui répond hautement et semble vouloir rivaliser avec le premier. Tout-à-coup le tilleul tout entier s’anime ; chaque feuille paraît un rossignol et le chant retentit, comme s’il y avait des milliers d’oiseaux. À l’instant la source murmurante croît, s’élance, grandit subitement en un jet, comme une jaillissante fontaine ; on entend dans l’intérieur de la montagne une musique de cors, de flûtes, de trompettes ; la colline semble animée, et deux grands cerfs sortent d’une porte inconnue. On voyait de loin sur la montagne de beaux chasseurs et de belles demoiselles, bien serrés dans leurs babils verts, et tous jouant d’un cornet d’or. Les cerfs avaient des ramures d’or entre lesquelles on voyait des clochettes et des tambourins d’or qui résonnaient divinement, à mesure que les intelligents animaux s’avançaient à pas lents. »

« Cela me regarde, s’écria Athelstan en se levant : et c’est moi qu’on appelle ; adieu mes amis, peut-être nous reverrons-nous encore quelque jour. »

Il embrassa à la hâte ses amis et quitta la maison ; tous le suivirent des yeux : les cerfs s’arrêtèrent comme s’ils l’attendaient, et lorsqu’il fut au milieu d’eux, ils se retournèrent, avancèrent et disparurent dans la verte colline ; le crépuscule commençait à tomber. La tranquillité se rétablit bientôt ; la musique se tut et les oiseaux cessèrent leurs chants.

Les uns restèrent dehors et causèrent pendant longtemps du miracle qu’ils venaient de voir. Le baron, maître Gottfried et le prieur retournèrent dans la chambre, plongés dans leurs réflexions.

Enfin le premier dit : « Oui, mes amis, cet Athelstan, comme on l’appelait autrefois, est devenu la proie des mauvais génies. C’est une histoire semblable à celle de Tannenhauser, et il est effrayant qu’il y ait, si près de notre cher pays, une entrée dans cette maudite Venusberg. Lui qui vous fait l’effet d’un beau jeune homme est devenu un véritable gnôme ; et voilà pourquoi il n’a rien voulu prendre de nos mets terrestres. Avez-vous remarqué qu’il n’a bu que très peu de notre bon vin ? Ainsi les sorcières, les gnômes et les arts infernaux sont toujours victorieux ? »

« Taisez-vous ! s’écria maître Gottfried, taisez-vous, prieur, qui tonnez si inutilement ; ne parlez donc pas avec la déraison d’un juge d’hérétiques ! »

« Depuis longtemps déjà les traditions de ce pays parlent de la belle fée Gloriana. Il m’est évident qu’Athelstan l’a rencontrée, et qu’il en est aimé, et c’est ainsi qu’il a en partage une jeunesse continue, d’immenses richesses et une absolue puissance. Gloriana, en cet instant, pour le rappeler dans son empire, vient d’envoyer à Athelstan des messagers mystérieux. Vous savez tout ce qu’une foule de poèmes rapportent des chevaliers de la cour d’Arthur qui, lui aussi, obtint les faveurs d’une elfe ou d’une fée des rivières ; et il faut bien prendre garde de confondre de si doux mystères avec les légendes infernales. C’est dans l’Empire de la Poésie que réside Athelstan, et comme vous ne l’ignorez pas, la poésie est d’origine céleste. »

En vain le prieur continua de parler de l’Église et des anathèmes prononcés par elle, Gottfried se croyait aussi un homme pieux, ne se laissa point détourner de son opinion sur ce point, et le baron soutint que la gaîté et l’exaltation poétique qu’il avait toujours remarquées chez Athelstan ne pourraient jamais le porter à malfaire.

Depuis lors on ne vit plus Athelstan ou Obéron dans les pays germaniques ; mais plus tard, en Italie, le Dante le rencontra, Boccace et Arioste virent également un homme extraordinaire qui les salua et les embrassa.

Dans la solitude de Warwikshire, au milieu de belles forêts, Athelstan salua plusieurs adolescents et embrassa intimement William Shakespeare dont les chefs-d’œuvre sont la base et le modèle de toute notre poésie moderne. Il avait reconnu auparavant Chaucer et l’aimable Spencer ; et tandis qu’il parcourait l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne où il visita surtout Cervantès, Camoens, Lope et Caldéron, Athelstan parut négliger longtemps notre Allemagne.

Le chantre du Messie 3 rapporte qu’un vieillard mystérieux pressa un jour sa main et lui montra le doigt en signe de réprimande. Notre Schiller disait que de telles fantasmagories étaient inutiles ; et que le génie seul suffisait pour produire quelque chose de grand ; mais quoiqu’il reniât Obéron, la vérité est qu’il avait causé plus d’une heure avec lui dans la plus grande intimité. Wieland, ayant cru qu’en lui tendant la main, le génie s’était moqué de lui, le représenta dans son poème comme un enfant, lui ôtant son caractère allemand et sa physionomie imposante.

Mais, un jour, Athelstan qui enfin était devenu vieux, se rappela, en se reportant aux souvenirs de sa jeunesse, son ancien camarade, le jeune charbonnier qui était alors maître Gottfried de Strasbourg. C’était à lui le premier à qui Athelstan parla de sa fée, Gloriana, qui toujours conservait sa beauté céleste, et continuait à l’aimer comme dans les premiers jours de leur union. Athelstan se rendit donc à Strasbourg pour revoir encore une fois cette superbe contrée. En recevant ses adieux, Gloriana lui avait dit : « Il y a peu de temps, tu étais enchanté de cette vallée délicieuse, parcourue par des fleuves et traversée par de superbes forêts, tu étais ravi de ces fraîches verdures et de la manière ravissante dont les rossignols chantaient sous ces ombrages. Tu dis que jamais dans notre empire, tu n’avais rencontré de région si magnifique et si paisible à la fois, des montagnes et des forêts aussi bien disposées et des arbres aussi réguliers et aussi élevés. Ne penses-tu pas qu’il est temps de faire valoir par la poésie d’aussi rares beautés ? Né en Allemagne, tu donnais autrefois la préférence à tes compatriotes dans tes affections, et maintenant tu sembles les avoir presque oubliés, va et agis de manière que leur noble sang se rajeunisse encore ! – Et c’est alors qu’Obéron rencontra, dans le calme d’une belle nuit, ce jeune homme 4, qui retournait de Zabern à Strasbourg, en se livrant à de sublimes méditations.

Athelstan s’assit à ses côtés et donna, en l’embrassant, la plus haute impulsion à son génie poétique.

 

 

Ludwig TIECK, Le voyage dans le bleu.

 

Paru dans la Revue des États du Nord en 1836.

 

 

 



1  L’Angleterre.

2  Goethe.

3  Klopstock.

4  Il est presque inutile de dire que le jeune homme dont parle ici Tieck est Goethe, l’idole de l’école romantique allemande. La fiction de Tieck se rattache à un passage des mémoires de Goethe, où il raconte lui-même comment la conscience de sa vocation s’était manifestée en lui. Nous aurons tant d’occasions de parler de Goethe que nous comptons bien donner à nos lecteurs des extraits des mémoires remarquables de ce grand poète.

 

 

 

 

 

 

 

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