Psaume paysan
par
Félix TIMMERMANS
I
JE ne suis qu’un pauvre paysan et bien que j’aie eu beaucoup de misères, je déclare que la vie de paysan est la plus belle qui soit au monde. Je ne voudrais pas faire l’échange avec un roi.
Mon Dieu, je Vous remercie d’avoir fait de moi un paysan !
Je suis né là-bas dans cette chaumière. Nous étions quinze becs ouverts chez nous, et bien qu’il nous arrivât souvent de recevoir plus de taloches que de nourriture, c’était quand même le bon temps et nous devînmes tous des gaillards forts comme des chênes.
Un grand ménage est un plaisir. J’aime les grappes d’enfants. Un bon arbre doit donner beaucoup de fruits.
Je n’ai jamais refusé un gosse à ma femme. Notre métier n’est-il pas de faire pousser les choses ? Les enfants comme les choux ? On sait au moins pourquoi l’on vit et pour qui l’on travaille. Le Père et la Mère n’en sont pas morts, eux non plus. À quatre-vingts ans, elle était encore droite comme une latte et elle vous portait, en sifflant, un sac de pommes de terre. Quant au Père, à force de travailler, il s’était courbé en point d’interrogation. Lorsqu’il fallut le mettre en bière, il s’y trouvait assis ou bien ses jambes pointaient vers le ciel. Il a fallu lui briser les os ; c’est-à-dire que c’est moi qui ai dû les lui briser. Les autres avaient peur. La vieille demoiselle du château, notre propriétaire, était souvent venue lui demander d’aller chez elle comme jardinier. Peu de besogne, un bon salaire et une part de la récolte des fruits !
« Flûte ! avait-il répondu. Un paysan doit rester un paysan, sans quoi le cours de la terre s’arrêterait. »
Il fulminait, il avait bien du chagrin, parce qu’un seul parmi nous avait le goût du métier de paysan.
J’ai des frères et des sœurs à Anvers et à Bruxelles, deux sont en Amérique, un en France ! Il y en a un autre à Gheel : il est fou. celui-là, – ça peut arriver dans les meilleures familles ; – et un autre encore est frère chez les Carmes Déchaussés de Termonde. Celui-là, nous ne le voyons que lorsque son couvent a besoin de pognon.
C’est parce que je suis resté attaché à la terre que mon père m’a toujours appelé : notre Racine. Je n’ai pas pu abandonner les champs. C’est une sorte d’envoûtement. Les champs vous attirent. On les aime et on ne sait pas pourquoi.
Tout bien pesé, Monsieur le curé a raison quand il dit que le champ est une sorte d’ennemi, un géant qui, jour après jour, lutte contre nous.
Il s’agit de le combattre, corps et âme, inlassablement. Avez-vous déjà réfléchi à ce qu’il faut faire pour qu’il y ait du pain sur la table ?
Labourer, engraisser, herser, faucher, battre, moudre, pétrir et cuire. Et si le Bon Dieu ne s’en mêle pas en vous envoyant au bon moment un peu d’eau ou un rayon de soleil, si vous ne vous attirez pas les bonnes grâces des Saints en leur offrant un cierge pour qu’ils éloignent limaces, vers, éclairs et tonnerre, toute votre sueur aura coulé en vain. Mais quand on tient dans sa main carrée une tartine de la nouvelle récolte, quand on met la dent dans ce pain arraché à la terre, quand on voit autour de soi une pleine tablée de mangeurs, c’est comme si le Patron de là-haut vous mettait la main sur l’épaule en vous murmurant doucement à l’oreille : c’est très bien, Racine, merci !
Non, à mon idée, le champ n’est pas un géant mais une géante, une très grande femme, aux proportions énormes. Son visage, c’est l’air. Elle nous attire. On marche sur son corps, on rampe sur son corps. Elle vous contrarie, naturellement, comme toutes les femmes. C’est ce qu’il faut. On la flatte, on la dorlote. On ne se décourage pas et elle finit par devenir douce et obligeante et elle donne, donne, il n’y a plus moyen de l’arrêter !
Il faut aussi qu’un paysan ait une bonne femme dans son lit, mais elle ne doit pas y demeurer trop longtemps. Il lui faut baratter le beurre, préparer à manger pour les hommes et pour les bêtes, travailler à s’en user les bras jusqu’aux coudes. J’ai connu beaucoup de filles ; j’étais un petit coq dans ma jeunesse ; je me suis battu pour elles, plus par goût de la bataille que pour les filles elles-mêmes. J’attendais la bonne, or, les bonnes sont rares et quand on la rencontre c’est, le plus souvent, à l’improviste.
La Fine venait d’au-delà de la Nèthe. C’est curieux, la façon dont l’amour peut s’emparer du cœur d’un homme.
Au pèlerinage de Montaigu, – car je vais chaque année à pied à Montaigu, – nous nous trouvions dans le même estaminet, plein à craquer, en train de manger nos tartines. Dehors, il pleuvait, et le sot du cabaret était tout boueux. Elle était assise en face de moi, mais je ne l’avais pas encore remarquée. Il y avait beaucoup de monde et j’avais l’esprit ailleurs. En reculant un peu pour laisser passer une paysanne, je renversai brusquement mon verre de bière. La Fine se leva d’un bond pour préserver sa robe et voici que ses tartines tombèrent par terre. J’étais tout confus et je lui donnai trois des miennes. Elle ne voulut pas les accepter.
« Je jetterai les miennes dans la boue aussi, lui dis-je. » (C’étaient des tartines au lard).
Alors elle accepta.
« Sont-elles à votre goût ? demandai-je.
– Oui, dit-elle, c’est du très bon pain.
– Où habitez-vous ? »
C’est ainsi que nous liâmes conversation. Elle était luisante comme un oignon séché, bien en chair, la poitrine rebondie. J’aurais bien voulu retourner avec elle, mais elle était accompagnée de sa famille.
Je me mis à penser sans cesse à elle, son image ne me quittait plus : aux champs, pendant les repas ; la nuit, je rêvais d’elle délicieusement. Je n’avais plus ni repos ni répit, et, aussitôt que cela m’était possible, je m’en allais, le soir, du côté de la Nèthe, d’où j’apercevais le toit de tuiles de sa maison. Je restais couché là à fumer pipe sur pipe, en sifflant sans arrêt la petite chanson « Ave, ave, ave Maria ! » pour que cela lui rappelât Montaigu et notre rencontre, et j’espérais toujours qu’elle viendrait voir qui sifflait ainsi. Tout cela sans aucun résultat. Le dimanche, je la vis enfin, sur la digue opposée, qui rentrait des Vêpres avec sa sœur.
« Eh bien ! criai-je hardiment, vous avez bien digéré les tartines ? »
Elle pouffa de rire, et dit quelque chose à sa sœur qui se mit à rire également. Je me sentais tout confus mais je criai quand même :
« Est-ce que je peux vous envoyer un pain tout entier ? On a cuit chez nous, hier. »
Elles dégringolèrent de la digue en riant. Arrivée dans la petite prairie, en bas, elle se retourna encore une fois.
« Je reviendrai demain ! » criai-je, encouragé par ce geste.
J’agitai la main et elle fit de même. Je sentais que tout allait bien et j’avais le cœur si chaviré qu’il m’était impossible de rester plus de cinq minutes dans le même cabaret.
Le lendemain donc, à la tombée du jour, muni de tout mon courage et d’un pain noué dans une serviette, je me mis en route sans mot dire. Par la ville cela fait bien un détour d’une heure. J’ouvris la porte. Ses frères étaient là, ils étaient cinq, et le père, un type fort comme un pilier. Ils mangeaient des pommes de terre à même la poêle. Je ne dis pas grand-chose. Seulement que j’apportais un pain pour « elle ». Je ne connaissais pas encore son nom. Elle restait là, toute confuse, plus près des larmes que du rire. J’ignore comment les choses se sont passées, mais avant d’avoir pu compter jusqu’à trois, j’étais dehors, à gigoter dans un fossé. Mon pain, ils l’avaient gardé. Je les entendais rire. Un contre six, ce n’était vraiment pas de jeu. J’étais comme un sac de tuyaux de pipe brisés. J’ai dû ramper, ou à peu près, jusqu’à la maison, furieux comme un tigre, vous pouvez m’en croire, et fermement résolu à me venger et à avoir la jeune fille.
Rentré chez nous, j’en parlai à voix basse à mes trois frères.
Le lendemain, tous les quatre, nous aiguisions nos couteaux sur la pierre. Quand la nuit fut tombée, nous nous mîmes en route vers la maison de la belle. Ses frères s’y trouvaient ; ils furent vite mis à la raison sans que nous eûmes à nous servir de nos couteaux. D’effroi, ils laissèrent tomber la vaisselle. Et tandis que mes frères flanquaient une raclée aux siens, je dis à la fille :
« Si tu ne deviens pas ma promise, la terre sera rouge de sang. »
Sa sœur s’était enfuie au dehors en criant à l’aide, mais avant l’arrivée des renforts, munis de bâtons et accompagnés de chiens, nous avions sauté dans la Nèthe et atteint l’autre rive, d’où nous les narguâmes ouvertement. Après, je crus devenir fou. Je me rendais compte que j’avais tout gâché. Je n’étais plus bon à aucune besogne. Chaque jour, je guettais la fille, caché derrière les roseaux.
« Si elle tient à moi, elle finira bien par venir jusqu’à la rivière car, de là, on découvre facilement notre chaumière », pensai-je.
J’allais renoncer à mon espoir quand un samedi, alors que j’étais une fois de plus couché à ma place favorite, je la vis sortir du petit chemin pour aller puiser de l’eau. Quand elle eut tiré le premier seau, je criai : Holà ! Elle sursauta. Elle n’osa rien me répondre mais, de la main, elle me fit signe de partir.
« J’arrive ! criai-je, attends-moi ! »
J’ôtai ma casquette et traversai la rivière à la nage. Elle s’arrêta, épouvantée, puis elle se mit à pleurer parce qu’elle m’aimait bien. Nous nous sommes assis pour faire un bout de causette. Et puis, que voulez-vous, on est jeunes tous les deux et pleins d’ardeur ; les gens s’opposent à vos amours, ce qui aggrave encore le cas et, finalement, on ne parle plus de tartines. J’ai repassé l’eau à la nage, tout à mon aise et en sifflotant. Ce soir-là j’ai tellement chanté que les voisins ont cru que j’étais devenu fou. Nous nous sommes rencontrés ainsi quelques soirs encore. C’était pendant la moisson. Les meules de foin sont moelleuses et elles sentent si bon ! Il arriva ce que j’avais prévu. Un bon mois plus tard son père s’amena à la maison. Il voulait me parler. Ma hache était là, toute prête. Il me demanda quelles étaient mes intentions : épouser sa fille, oui ou non, et alors le plus vite possible.
« Oui, dis-je, mais vous y joindrez un cheval et une vache. »
Il accepta. Ce fut une belle noce et feu notre Père dansa, tant il était content.
« Tu lui as bien flanqué ça, Racine », dit-il.
Cette première nuit ! On avait attaché des grelots sous notre lit et la Fine, qui avait sans doute bu un coup de trop, se plaignait d’un violent mal à la tête. Je ne me laissai pas mettre en boîte et je me dis que j’avais tout le temps. J’allai donc me promener au clair de lune. Le blé était mûr à point et y a-t-il rien de plus délicieux pour dormir que le blé ? Je me suis couché et j’ai regardé les étoiles. J’aime beaucoup regarder les étoiles. Ça vous fait un drôle d’effet. Un grand calme naît dans le cœur et on pense à des choses auxquelles on n’a jamais le temps de penser. Au Bon Dieu, qui a créé tout cela et à la petitesse de sa propre vie. Monsieur le curé dit que les étoiles sont grandes comme des globes terrestres. On met ce qu’on veut sur le papier, mais il n’en est pas moins vrai que lorsque j’étais couché là, je me suis senti environné de quelque chose de grandiose et de solennel comme à l’église, et je me suis promis à moi-même de remplir au mieux mes devoirs envers Dieu et envers mon prochain.
Le lendemain, au lever du soleil, je moissonnais avec la Fine le blé dans lequel j’avais dormi la nuit précédente.
Et déjà les misères commençaient. Vers sept heures la Fine était allée chercher le café et les tartines, et à peine étions-nous assis et avait-elle avalé une bouchée, qu’elle se mit à pleurer :
« Je n’en peux plus, ma tête est comme du plomb. »
Elle dut rentrer. Et je restai seul devant la besogne, à lutter sous un soleil brûlant, contre un vaste lopin de blé.
Quelle misère que ces continuelles migraines de la Fine ! Quand on ne ressent rien soi-même, on ne peut pas s’empêcher de penser que tout cela n’est que de la comédie, de l’imagination. On se laisse aller parfois à dire des choses dures. Ces maux de tête nous ont coûté pas mal d’argent et de soucis. Le docteur, le rebouteux, le sorcier Aloys, sans parler d’une série de pèlerinages. Je peux dire que je n’ai presque jamais vu ma femme sans un linge blanc ou de l’ouate autour de la tête.
Et ça fait rire les autres par-dessus le marché.
Un jour, nous sommes allés à Feuthy. Elle en est revenue guérie et pendant quinze jours elle n’a pas eu la moindre douleur.
« Racine, me voilà guérie, me dit-elle. Il faut que nous donnions quelque chose au curé, en signe de reconnaissance. »
Nous venions de tuer le cochon et, tout fiers, nous allâmes porter la tête à notre monsieur le curé.
« C’est très bien, dit-il, mais pourquoi la tête ?
– Parce que j’avais mal à la tête et que je suis guérie à présent.
– C’est bien dommage que vous n’ayez pas eu mal ailleurs, répliqua-t-il, j’aurais eu une couple de jambons. »
C’est un bien brave homme pourtant, notre curé, un homme parfait, un saint. Il a une servante qui le tyrannise et qui le fait souvent enrager. Il aime recevoir des cadeaux, car il est assez intéressé ; mais, d’autre part, il donnerait jusqu’à sa chemise. « Il n’y a pas de quoi rire dans la vie », dit-il toujours ; mais je ne l’ai encore jamais vu pleurer. Il vient souvent chez nous. Chaque fois, on lui offre une pinte de lait, venant en droite ligne du pis de la vache. Quand nous sommes au champ je lui crie de loin :
« Allez-y, faites comme chez vous ! »
Alors il s’en va lui-même à l’étable se traire une pinte... ou même deux. Quand on n’y est pas, n’est-ce pas !
Monsieur le curé me connaît sur toutes mes faces. Il est au courant de nos misères et de notre pauvreté et il nous pro. digue ses consolations. Tous les ans, à Pâques, je déverse sur sa tête mon petit panier plein de péchés. Je promets chaque fois de me corriger, mais on n’est pas de bois ni de pierre. Le Bon Dieu nous a semés sur la terre avec nos défauts ; il n’a qu’à nous reprendre tels que nous sommes. Il ne faut pas que ça dépasse les bornes, naturellement. Rejeter ses défauts, c’est bon pour les bigotes et les moutards. Un paysan qui fait son devoir a bien autre chose à rejeter : les chardons et les mauvaises herbes dans son champ de patates et les chenilles qui dévorent ses pommes. La terre ne nous laisse ni le temps ni l’occasion d’aller, après notre mort, prendre place devant un pilier avec une assiette en or derrière la tête. Et pourtant, il y a eu saint Isidore, auquel je m’adresse bien souvent d’ailleurs. Pendant qu’il était en prière, les anges semaient et labouraient à sa place. Je n’ai jamais essayé de l’imiter, car je suis bien content d’arriver à faire ma besogne de mes propres mains.
Elle a été bien dure, cette première année, et la seconde le fut davantage encore. Le loyer d’abord. La Belette du château avait coutume de dire que les jeunes n’ont qu’à rapporter plus puisqu’ils sont à même de travailler plus vigoureusement.
Notre vache allait vêler ; à grand-peine nous parvînmes à lui arracher le veau vivant mais la vache creva. Je brûlai mon pied, à chair vive, en cuisant la nourriture du cochon. J’ai été assis sur ma chaise pendant deux longues semaines. C’était à grimper aux murs. Ce misérable cochon ! Quand on l’eut tué, le curé nous rapporta les six côtelettes ; elles étaient immangeables. Elles avaient un goût de bile, à la fois fade et amer. Il allait falloir s’accommoder de cela pendant tout un hiver. Afin de varier un peu le menu, j’allais braconner, la nuit. Le froid pinçait dur, la terre était comme un roc ; la fourche la plus forte s’y ébréchait les dents ; impossible de sortir la betterave et la chicorée des silos. Une comète était signalée et tous les paysans tremblaient. Nous regardâmes sans cesse les champs, et les sombres nuages roulant par-dessus la Nèthe, qui amenaient toujours plus de neige encore. Puis c’étaient d’autres ouragans, qui secouaient et faisaient trembler notre petite maison, à tel point que je n’osais plus enlever ma culotte pour aller au lit. Le toit fut défoncé et trois pommiers brisés net. Il tonna au beau milieu de l’hiver. Mais il y a une fin à tout. Le mardi-gras le dégel commença et il se mit à pleuvoir des jours durant. Le champ n’était plus qu’une bouillie. Au sud le ciel restait sombre et menaçant. Un sale coin, ce sud. C’est alors que nous attrapâmes le coup final. C’est la comète qui nous a fichu ça : la Nèthe déborda. Tous les champs furent sous eau ; notre blé d’hiver, flottant par-dessus le seuil de la porte, vint s’échouer dans la maison. C’est ce soir-là, tandis que nous trempions dans l’eau jusqu’aux chevilles, que naquit notre Paulot. Conçu au bord de l’eau et né presque dans l’eau ! Le plus beau de l’histoire, c’est que j’avais dû amener dans la maison le veau, la chèvre, le jeune cochon et les lapins qui, sans cela, se seraient noyés à l’étable ; seul le cheval, assez grand, lui, y était demeuré. Toutes ces bêtes furent témoins de la naissance. Belle Salamandre, la femme à tout faire du voisinage, vint nous assister. Chacun de nous avait les mains bien remplies : l’eau montait lentement, mais sûrement. Notre Paulot n’eut pas une entrée dans le monde facile.
La vue des souffrances de la Fine me retournait le cœur et j’en oubliais l’inondation. Belle Salamandre avait beau dire : « Dieu ne nous envoie pas plus de douleur que nous ne pouvons supporter », je n’en pensais pas moins : « jusqu’à ce qu’on claque... ». C’est alors seulement que j’ai senti combien je tenais à ma femme. J’en arrivais à regretter toutes mes mauvaises paroles et, ma foi, le grand dadais que je suis s’agenouilla dans l’eau et implora la Sainte-Vierge comme un petit enfant. C’est alors que Belle s’écria :
« Cocorico ! Le voici arrivé, le chenapan ! »
Et elle me mit le Paulot sous le nez. La Fine riait, et moi aussi. Je me suis rarement senti aussi heureux.
Le curé fit son entrée, soutane retroussée, galoches aux pieds et une pipe à la bouche.
« Félicitations, Racine, dit-il, il faudra que tu l’appelles Moïse, ce petiot, car voici que l’eau baisse. »
La Fine eut deux fausses couches après cela, mais nous nous consolâmes parce que Dieu nous laissa notre Paulot. Pas pour longtemps toutefois. Que le Bon Dieu m’ait fait cela, je ne peux pas encore l’avaler. Si jamais j’arrive à entrer là-haut, un jour, il faudra qu’Il me dise de Sa propre bouche pourquoi j’ai mérité cette punition. Il avait peut-être ses raisons, je veux les connaître. Je ne pourrais pas, sans cela, chanter en paix l’Alleluia, dans le chœur céleste.
Ah ! c’était un enfant superbe, beau comme un nuage ; rien d’étonnant à cela, d’ailleurs, nourri comme il l’était par le lait excellent de ma femme. Quand il tétait, il m’arrivait de rester là, à regarder et à écouter jusqu’à en laisser éteindre ma pipe ! Au spectacle de ces petites mains rouges chatouillant les beaux gros seins, je me sentais devenir tout faible et il me fallait jurer un bon coup pour redevenir un homme.
Je n’ai jamais beaucoup chanté, mais pour endormir l’enfant, il m’est arrivé de glapir à côté de son berceau pendant une bonne heure, jusqu’à ce que le chien, fou de rage, se joignît au concert. Le dimanche matin, quand on peut rester au lit plus longtemps, je laissais le gosse me grimper sur le corps, me tirer par les cheveux et la moustache jusqu’à en avoir les larmes aux yeux.
Il était malin, ce gars-là ! Il jouait avec le chat et le chien et riait aux éclats quand il avait réussi à tirer la queue du cochon. Je le hissais sur le cheval, à mes côtés, et l’emmenais autant que possible aux champs, au cabaret, en promenade, le dimanche. J’en étais fou, de ce gosse ! Et que n’ai-je pas fabriqué pour lui : des polichinelles en bois, des canards qui pouvaient flotter, et un petit moulin à vent.
L’hiver commençait ; en mars notre Paulot allait avoir deux ans. Je me trouvais sous le hangar à bosseler des carottes, l’enfant à côté de moi. Voilà-t-il pas que tout à coup apparaît une vieille femme squelettique, qui colportait des allumettes.
– Vous faut pas d’allumettes ?
Nous avions des allumettes. La Fine lui donne une tartine de saindoux.
« Quel bel enfant », dit la femme, en bêlant comme une chèvre, et elle lui caresse les cheveux.
Elle s’en va, et moins d’un quart d’heure après, l’enfant devient tout rouge. Il ne peut plus se tenir debout. Il se met à gémir lamentablement et à loucher comme une loutre. Le docteur, tout de suite. Cet âne bâté se prononça : l’enfant avait trop mangé. Et il ordonna une petite bouteille. Ce fut pis encore. Un charbon ardent. Je m’en vais chercher le curé. Il lut des prières dans son bréviaire et administra quelques signes de croix. Belle Salamandre posa la médaille de saint Benoît sur la poitrine du petit malade et alluma un cierge de Lourdes. Je fis appeler Aloys, pour exorciser l’enfant.
« C’est la Mauvaise Main, annonça-t-il, va au Kruiskensberg et si aucun des petits puits n’est vide, l’enfant guérira, pourvu que, pendant toute une année, tu lises, chaque vendredi, la prière de Charlemagne. »
Je vole vers le Kruiskensberg. Quel bonheur ! Tous les petits puits sont pleins. Je ne sais plus comment je suis rentré à la maison ; j’ai volé, par-dessus les haies et les clôtures. Mais quand j’ai ouvert la porte, la Fine tenait notre Paulot, mort, sur ses genoux. Il était tout vert.
Ce qu’on a pu pleurer et gémir dans notre petite maison !
C’est par un brouillard épais que Belle Salamandre porta au cimetière la petite caisse de bois blanc que j’avais fabriquée de mes mains. Je l’ai accompagnée. Quand j’ai vu qu’on enfouissait mon enfant dans la terre, j’ai juré et j’ai pleuré. Le fossoyeur avait l’air si peiné que je lui ai donné dix sous. Mais il me dit :
« Sois content, Racine, c’est un petit ange au ciel ! »
Alors je lui ai allongé une de ces taloches qui l’a fait tournoyer sur lui-même. Il me fallait oublier mon chagrin. Nous sommes entrés au « Dernier Adieu » où nous nous sommes mis à boire, à tel point que Belle a dû me ramener à la maison dans une brouette.
Et alors ! La maison est vide. Cette maison où il y a eu un enfant. La voix résonne jusqu’au plafond. On n’ose plus parler haut. On ne dit rien de l’enfant parce qu’on veut éviter de se faire de la peine, mutuellement, et de quel autre sujet peut-on bien parler ? Ce silence, ce silence !
La mort fait craquer les marches de l’escalier. L’enfant est parti ; ce bel enfant. Il est là-bas, enfermé sous la terre et pourtant on l’attend à chaque instant et on croit entendre son rire et ses appels. Il est sept heures : il allait se coucher. Quatre heures : il demandait une tartine au sirop. On ne pense qu’à cela.
Le chien le cherche partout. Il renifle ses petits souliers, nous regarde, retourne aux petits souliers, puis s’en va dehors, à la recherche de notre Paulot.
« Où est-il, notre Paulot ? » demande la femme au chien.
Il faut bien, alors, que vous juriez un bon coup, ou que vous sortiez. Et tous ces jouets ! On les cache au grenier, bien qu’on ait plutôt envie de les mettre sous une vitrine. Un jour, j’ai découvert ma femme à genoux devant. Je les ai recouverts d’un drap. Mais quand j’étais seul à la maison, je grimpais au grenier ; je faisais basculer le petit cheval et tourner le moulin à vent. Je me mis à boire. Mais alors je me souvins des étoiles et de la promesse de ma nuit de noces. Je vidai les bouteilles de genièvre sur le fumier. La famille était disloquée. Le travail ne me disait plus rien et pourtant il fallait bien travailler.
Nous étions au champ en train d’extraire des betteraves. Je vis, une fois de plus, couler les larmes de ma femme. Elle tomba à genoux :
« Je n’ai plus de petit enfant, nous n’avons plus de petit enfant maintenant ! »
Mon cœur se fondit. Je la relevai, la pris dans mes bras et lui promis un autre enfant. Ç’est ainsi que je repris courage.
J’ai toujours rempli mes devoirs. C’est pour cela qu’on est un homme. Dieu soit loué.
II
DIEU demande des enfants. On les lui donne. C’étaient des jumeaux, forts et bien portants. Dès lors le giron de la Fine ne désemplit pas, pour ainsi dire. Semer, moissonner. La Fine savait y faire, malgré tous ses maux de tête.
« Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois, Racine.
– Et ainsi de suite », dis-je.
Nous fûmes bien vite entourés de gosses jusqu’au cou. Si seulement notre Paulot pouvait en être aussi !
Il faut croire qu’on tient plus encore aux enfants morts qu’aux vivants. Les vivants doivent donner un bon coup de main et on leur sert de temps à autre quelques taloches à vous brûler la paume. On les gronde et on les houspille. Ils sont votre fardeau, votre souci. Ils sont cause de votre pauvreté et vous maçonnent dans une tour de misère. Mais qu’il leur arrive quelque chose et vous n’en dormez plus ; si vous êtes au cachot, pour cause de braconnage, alors seulement vous vous rendez compte combien ces garnements vous tiennent au cœur. Vous ne vous sépareriez pas d’un d’eux pour un million ; on sauterait au feu pour eux et pourtant il y a des moments où ils vous font tellement enrager qu’on leur défoncerait le crâne.
On pense : « Dieu, Vous avez demandé des enfants pour Votre gloire, les voici, autant que Vous en voulez, mais je Vous en prie, faites en sorte qu’ils ne me fassent pas entrer prématurément dans ma propre gloire ! »
La vie n’est pas une plaisanterie et pourtant, oh ! Seigneur, qui voudrait mourir ? Car Vous m’avez donné des enfants, un d’eux est même né aveugle, et Vous m’avez donné les champs. Deux trésors bien lourds à porter.
Le paysan est lié à son champ comme par des chaînes. Le paysan vit pour travailler. Chaque matin, c’est le champ qui le tire de son sommeil.
Ce champ peut n’être qu’un lopin de terre brute, tel que Dieu l’a soufflé là, aride et inachevé comme tout ce qu’Il nous donne. Un bout de terre grossière, hirsute. On peut lui tourner le dos et aller travailler au port, bien sûr. Cela vous assomme, le soir, comme un bœuf. Mais que vous enfonciez un seul de vos doigts dans cette terre, et vous vous sentez attiré vers elle, corps et âme, comme dans un engrenage. Cette terre devient votre vie même.
Levé avant le jour, sous la pluie et les rafales ou sous le soleil ardent, on se penche sur elle, on grimpe sur son giron, bêchant, sarclant, coupant, plantant, moissonnant, battant et cela jusqu’au dernier rayon de lumière. Planter des poireaux, c’est déjà toute une affaire. Un autre peut dormir comme un bienheureux et rêver d’agnelets et de douceurs, mais le paysan, fût-il épuisé de fatigue, ne dort jamais que d’un œil. Il écoute s’il ne pleut pas encore, s’il n’a pas cessé de pleuvoir. Les fruits de son travail sont là, devant lui ; toujours, il les voit, les sent comme une partie de lui-même, comme ses propres doigts. Ils aspirent à ceci, souffrent de cela. Le cœur du paysan souffre et aspire avec eux. Il lui arrive de se lever la nuit pour aller mettre le nez dehors ; il surveille la lune et les nuages, tâte le vent et écoute ses bêtes, s’en va uriner au fumier, pour que rien ne se perde – le fumier n’est-il pas un demi-dieu –, puis il retourne se coucher aux côtés de sa chaude paysanne, pour y attendre le matin. Et ainsi jour après jour, année après année, tout le long d’une vie : des seaux de sueur, des ampoules aux mains, des durillons aux genoux et, plus tard, une bosse.
Tout cela ne vous enrichira pas. Le châtelain ne le permet pas. Il doit pouvoir festoyer, lui. Vous savez tout cela, et pourtant, par la magie de votre sang paysan, vous crachez dans vos mains en disant Dieu nous bénisse ! et vous enfoncez votre bêche dans la terre.
Vous êtes, dès lors, l’esclave de la terre, comme vous êtes l’esclave de vos enfants.
Le pivot de tout cela, c’est la femme, notre Fine, la mère.
C’est elle qui tient le tout ensemble, c’est autour d’elle que gravite toute notre vie. Elle a entre ses mains le ménage, les enfants, notre cœur. Moi aussi, excepté le dimanche. Ces soirs-là, je rentre à la maison en titubant, la chanson à la bouche. Je me sens le maître, riche, grand, heureux et bon comme un saint François. La Fine ne s’en plaint guère, elle trouve que c’est très bien ainsi : il faut que Racine prenne un peu de bon temps.
Les enfants dégringolent de son giron, comme des navets. Ils tètent goulûment son bon lait, qui les fait pousser. Ils jouent sur ses genoux, dorment dans ses bras, sur son cœur. Ils viennent pleurer sur ses genoux, meurent sur ses genoux. Elle s’occupe de ses enfants mais aussi de son homme. Près d’elle, je reste jeune comme un petit coq anglais. Auprès d’elle, on a tout ce qu’il faut, mais ce n’est pas là le principal, car cela on peut le trouver chez n’importe quelle femme. Il y a autre chose entre vous, de cœur à cœur, une chose impossible à décrire et c’est cette chose-là qui vous lie si étroitement à elle et vous donne à tous les deux la force de supporter ensemble beaucoup de chagrin et bien des misères. Oui, pourquoi cette femme-ci et pas une autre ? Cela, c’est Dieu qui l’a inscrit dans les étoiles.
On est fier de sa femme, on voudrait que chacun vînt vous dire : Racine, tu as bien choisi ! Mais l’homme est drôlement fait, car aussitôt qu’un autre la regarde un peu trop tendrement, ce qui peut se comprendre, on a envie de se jeter sur lui pour l’écarteler.
C’est ainsi que j’ai eu, un jour, un incident avec « Tête de bœuf ». « Tête de bœuf » est un voisin ; il habite une petite ferme, non loin de chez nous, dans la direction du village. Nos champs se touchent. Il venait beaucoup chez moi et moi j’allais volontiers chez lui. J’ai la tête près du bonnet. Tant qu’on ne me contrarie pas, tout va très bien, je suis accommodant, un peu benêt même. Mais aussitôt qu’on se met en travers, je deviens méchant et ne connais plus ni Dieu ni diable. Or, « Tête de bœuf » venait volontiers chez nous quand je ne m’y trouvais pas. Cela ne me plaisait pas beaucoup. « Tête de bœuf » avait la réputation de trouver que la nuit tous les chats sont gris. Je n’y attachais pas trop d’importance. La Fine est une femme sérieuse et il n’allait tout de même pas jouer un sale tour à son meilleur ami ?
Mais il arriva qu’un soir, au lit, la Fine me dit :
« Racine, il faut que ça cesse. « Tête de bœuf » ne me laisse pas tranquille. »
Vif comme l’éclair, je bondis de mon lit ; sans prendre le temps d’enfiler ma culotte, je courus au tiroir de la table et pris le couteau à pain. Mais déjà la Fine était adossée à la porte :
« Racine, Racine, pense à tes enfants, pour l’amour du Ciel, ne deviens pas un assassin ! »
Je l’apercevais à peine dans l’obscurité, mais sa voix implorante me fendait le cœur :
« Ne sois pas un assassin, pense à tes enfants ! »
Je l’écartai, mais elle s’agrippait à mes jambes en suppliant :
« Pas un assassin ! »
« C’est bon, dis-je, mais, alors, laisse-moi casser quelque chose ou j’étoufferai ! »
Elle alluma la lampe, ouvrit l’armoire et me donna six assiettes.
« Voici, Racine, vas-y, casse-les, mon garçon. »
Vlan, boum, paff ! les morceaux volaient partout comme grêlons en mars. Alors elle me passa une cafetière en porcelaine, un cadeau de noces. Bang, elle vola en pièces comme le reste.
« Tiens, Racine, pour que tu ne commettes pas de crime », dit-elle, le visage baigné de larmes, et elle me tendit un petit plateau avec un service de six verres.
Bing ! en mille morceaux ! Au grenier, les enfants, réveillés, s’étaient mis à hurler.
« Ce n’est pas passé encore, Racine ? » sanglotait-elle.
Et elle me donna le bol à graisse et la bouteille de vinaigre.
Elle m’eut laissé démolir tout ce que contenait la maison pour éviter un crime. Ah ! la bonne, la belle femme ! Je m’en rendis compte brusquement. Mes bras retombèrent, comme paralysés.
« Viens », lui dis-je.
Retourné au lit, je la pris dans mes bras, tout heureux qu’elle m’eut délivré du diable. Nous nous endormîmes ainsi. Mais vers deux heures, moment où je me lève habituellement pour sortir un instant en chemise, ma colère flamba une fois de plus. Je ne voulais pas être un assassin, et pourtant j’allais certainement commettre un crime. Comment tout cela allait-il se terminer, si le bonhomme reparaissait demain ?
Mes doigts s’écartaient déjà, prêts à l’empoigner. Tudieu, comment allais-je pouvoir me retenir ! Soudain je vis luire ma hache dans l’obscurité ; elle me sauta, pour ainsi dire, aux doigts et je me mis à fendre tout ce qui me tombait sous la main, afin de me calmer. Soudain, une voix :
« C’est toi, Racine ? »
C’était Franelle, le voisin, que le bruit avait réveillé.
« Oui, Franelle, c’est moi.
– Es-tu devenu fou, Racine ?
– Presque. »
Il s’approcha et puis j’entendis la voix de « Tête de bœuf » :
« Franelle, c’est toi qui fais ça ou bien Racine ?
– C’est Racine », cria Franelle.
Ils étaient devant moi, tous les deux. Je hachais et fendais de plus belle.
« Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda Tête de Bœuf.
– Si tu tiens à ta peau, Tête de Bœuf, reste à cinq pas de moi, et de ma femme, aussi, sans quoi...
– Je ne comprends pas, Racine.
– Moi bien et tu es, maintenant, un homme averti, Tête de Bœuf.
– Veux-tu dire que je suis un voleur ? »
Voilà le genre de conversation que nous eûmes. Je bouillais littéralement.
Cette fois, cela allait arriver. Retenez-moi, oh ! mon ange gardien ! La sueur me coulait du visage, tant je faisais d’effort pour maîtriser ma colère ; j’allais commettre un crime. Tête de Bœuf jeta encore de l’huile sur le feu
« Tu l’entends, Franelle, Racine veut me faire passer pour un voleur. Tu retireras ces paroles, Racine.
– Je n’ai rien insinué, je ne retirerai rien, mais si toi, tu ne retires pas tes pattes, je te les abats d’un coup de hache. Voilà ce que je ferai, regarde bien, Tête de Bœuf. »
Je pris une bûche et d’un seul coup la fit sauter en deux morceaux.
« Voilà tes pattes ! »
Je pris une autre bûche et vlan, elle subit le même sort.
« Voilà tes jambes. »
Après cela, un morceau de tronc.
« Et ça, c’est ta tête. »
Cette fois la hache resta plantée dedans. Je levai les yeux. Franelle et Tête de Bœuf avaient décampé.
Je ne suis pas un assassin ! Comme tout cela s’est bien passé ! J’aurais bien pu m’agenouiller devant le Bon Dieu, comme à l’église, mais j’avais trop honte, en chemise ainsi, sans culotte.
Tête de Bœuf ne passa plus notre seuil. Il n’était pas un tel âne après tout, pour demander des explications. Pour le restant, nous avons continué à nous parler, à distance, car un nuage assez épais est demeuré entre nous.
Il faut bien qu’on regarde autour de soi avec méfiance, pour conserver son champ, sa femme, ses enfants, et soi-même par-dessus le marché ! De tous côtés, la vie est aux aguets pour vous jouer un mauvais tour. Le cœur est toujours en alerte et on a sans cesse le sang agité.
L’homme fait volontiers la leçon aux autres, comme s’il tenait boutique de sagesse, et pourtant il lui faut apprendre à se gouverner soi-même, sous peine d’être emporté par le même courant.
J’ai voulu assommer Tête de Bœuf et, un bout de temps après, j’aurais pu m’assommer moi-même.
Quand j’allais charrier mon grain au moulin j’avais l’habitude de mettre pied à terre, en chemin, chez le Lorejas, pour y fumer une pipe et faire un bout de causette. Le Lorejas, qui est veuf, a quatre vaches et un taureau de qualité, et deux enfants seulement. Son ancienne servante s’étant mariée, il en a pris une nouvelle. Une jeunesse appétissante, un vrai régal pour les yeux. De quoi oublier le purgatoire et même l’enfer.
« Compliments, Lorejas, disait-on, en clignant de l’œil. »
Mais le Lorejas, un grand sec, restait insensible aux charmes de la fille. La bagatelle ne l’intéressait pas.
À cause de cette nouvelle servante, j’entrais volontiers chez lui. Son rire continuait à vous résonner entre les côtes comme sous les voûtes d’une église et ses yeux noirs étaient aussi aguichants que le blé. On n’est pas de bois, et je commençai à penser beaucoup à la fille, à chercher des excuses pour aller chez le Lorejas. Je pinçais le bras de la commère et elle riait d’un air aguichant. Je n’y tenais plus et commençais à me demander comment je pourrais bien l’avoir. Mais le dimanche suivant, notre curé fit un prêche sur le sixième commandement et il parla si bien, avec une telle force, que je pris la résolution de ne plus aller chez le Lorejas. J’étais content, après tout, de m’être rendu compte, à temps, de la faute que j’allais commettre. L’après-midi, en me promenant tout seul par les champs, j’aurais pu pleurer de remords pour les mauvaises intentions que j’avais nourries, mais cela ne m’empêchait pas de jeter un coup d’œil sournois aux alentours pour voir si je n’apercevrais pas la belle.
Quel bizarre assemblage que l’être humain, votre œuvre, ô Seigneur, un véritable pantin.
Le lendemain, la Fine qui sortait de l’étable avec son seau de lait me dit :
« Racine, un de ces jours il va falloir conduire notre Lison au taureau du Lorejas ».
Voici que la tentation s’offrait à moi une fois de plus. J’avais promis de ne plus mettre un pied dans cette maison et cette fois ma propre femme m’y poussait ! « Si je succombe, ce ne sera plus ma faute, à moi », me dis-je, et j’oubliai le beau prêche de Monsieur le Curé ainsi que les étoiles de ma nuit de noces.
Le lendemain, dès le matin, me voilà parti avec notre vache chez Lorejas. La servante était seule. Je me sentais du plomb dans les jambes et une tempête au cœur. Elle aida le taureau à couvrir la vache. Ses paroles et son sourire violent mirent le feu aux poudres. Je devins presque aveugle. Nous menons le taureau à son étable et, la porte ouverte, je la saisis par la taille. Elle me lance les bras autour du cou et tombe. Je tombe avec elle.
Tomber n’est pas difficile, mais se relever ! Boum ! Voilà le taureau dehors ! La sotte ne l’avait pas attaché et j’étais trop aveuglé pour m’en rendre compte. Le taureau en liberté ! Tête baissée, il faisait trembler le sol sous lui ; il traversa la cour et se rua dans les champs.
Bon Dieu du Ciel ! Je ne l’oublierai jamais ! Maintenant encore, quand j’y pense, il me semble que je vais m’écrouler. Nous nous sommes lancés à ses trousses ou, plutôt, c’est moi qui l’ai fait tout seul, car la servante courait d’un autre côté comme une folle, en hurlant et en battant l’air de ses bras. Le taureau galopait à droite, à gauche ; les mottes de terre volaient de tous les côtés. Il n’était pas question de le rattraper. Je criais, jurais, priais. Près du ruisseau, là-bas, il y avait des enfants. Les miens ! Le taureau allait les charger. D’horreur, je me cachai les yeux et je sentis mes genoux se dérober sous moi. Je ne pouvais plus, je n’osai plus regarder. Je m’agenouillai.
– Mon Dieu, plus jamais, plus jamais. J’aimerais mieux me trancher la gorge. Aidez-moi, aidez votre pauvre Racine !
J’entends des voix, des cris, mon nom : « Racine ! Racine ! » Bonté divine ! Tête de Bœuf, qui arrivait aux champs, avait vu le danger et, au péril de sa vie, il avait détourné la course du taureau !
Dans le chemin, le taureau jouait maintenant au ballon avec la chèvre de Belle Salamandre, c’est-à-dire que dans sa colère il lançait cinq ou six fois l’animal en l’air avec ses cornes, le piétinait et le labourait de coups jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’une bouillie.
Des paysans étaient accourus de tous les côtés, dont le Lorejas, qui parvint à maîtriser son taureau et à l’emmener.
« Comment cela est-il arrivé, Racine ?
– Comment ? Ben... il nous a échappé tout à coup, sans crier gare. C’est comme si le diable s’en était mêlé... »
Je n’osais pas dire : Dieu. Je n’osais pas prononcer sérieusement Votre nom, ô Seigneur, mais les jurons s’échappaient par chapelets entiers de mes lèvres.
La servante n’est jamais revenue. Elle avait couru, d’une seule haleine, jusqu’à sa maison, à trois heures de là. Un de ses frères vint, le lendemain, chercher ses vêtements. Il expliqua qu’elle avait eu un choc nerveux.
– Pourvu qu’elle n’ait pas autre chose aussi, pensai-je.
L’incident m’a longuement et péniblement pesé à l’estomac. Je n’osais plus regarder La Fine dans les yeux. S’il arrivait qu’on parlât d’adultère, je détournais prudemment la conversation. Il me semble que tout le monde allait lire le péché sur mon visage. La nuit, je rêvais que Tête de Bœuf avait des cornes et que c’était lui, le taureau.
Je n’osais en parler à personne et pourtant je mourais du désir d’en parler. Mon cœur en était tout gonflé. Quand j’étais seul avec les enfants, je leur racontais bien l’histoire du taureau en la terminant par une bonne petite leçon :
« Oui, les gars, c’est votre ange gardien qui a entraîné Tête de Bœuf aux champs. Il faut que vous priiez toujours votre bon ange et que vous soyez toujours bien sages, sans quoi il vous laissera en plan. »
Un beau jour, un des moutards, la petite aveugle, me demanda :
– Tu n’as pas été sage, toi, alors P’pa ?
– Pourquoi donc ?
– Pourquoi ton ange gardien t’a laissé en plan, alors ?
– Comment ça ?
– Mais puisque tu n’as plus pu maintenir le taureau, P’pa. »
J’en étais resté bouche bée. S’il m’arrivait de raconter encore l’histoire – et il faudrait qu’ils me la demandent eux-mêmes –, je supprimerais plutôt la petite leçon de l’ange gardien.
Dieu avait lancé le taureau sur mes enfants pour me punir. C’est ma promesse qui les a sauvés. Plutôt me trancher la gorge. Dieu soit loué ! Tout arrive de Vous et par Vous.
Je l’ai vu et senti au plus profond de mon cœur, brusquement. Je sais maintenant que c’est Vous qui triez et qui coupez la semence que nous lançons à pleines poignées dans les sillons. Autant pour les oiseaux, et autant pour le paysan. Je sais maintenant que le beau et le mauvais temps dépendent de ce que nous faisons et de ce que nous ne faisons pas. Je Vous écouterai désormais. Personne, sauf Vous et moi, ne sait, ô Seigneur, que le couteau bien aiguisé et effilé, gît au fond de l’armoire, enveloppé de papier gris.
Deux choses, cependant, continuaient à me peser lourdement sur la conscience. Ce qu’était devenue cette fille, et la nécessité de me confesser à Pâques. En attendant je me rongeais le cœur et l’esprit à l’idée que je l’avais peut-être rendue mère. Ce n’était pourtant pas cela que j’avais voulu. Ah ! les choses faites ne se défont pas et le regret vient toujours trop tard. Et puis cette confession ! Quelle grosse pierre sur mon cœur et comment m’en délivrer ?
Impossible d’aller chez notre bon ami, Monsieur le Curé, et de lui dire : « Cette fille et moi... » Non, ça ne va pas, décidément. Il n’irait pas le raconter, bien sûr, car c’est un ecclésiastique, et il est l’intermédiaire entre Dieu et nous. Mais c’est un homme, après tout, qui me regardera d’une tout autre façon quand il franchira nôtre seuil. On ne pourra plus parler librement de son prochain, sans lire dans ses yeux : « Si tu te regardais, mon garçon ! » Et pourtant, il faudra bien que je lui confesse tout. Une mauvaise confession ? Ah ! non, plutôt... non pas la mort, bien sûr, mais plutôt pas de confession du tout. Je n’en dormais plus, la nuit. Si je lui dis : « J’ai oublié mes vœux de mariage. » Il me demandera : « Combien de fois, mon fils ? » Si, alors, je pouvais dire : « Douze fois, plus ou moins », il ne demanderait probablement pas d’explication, car son temps est précieux, à lui aussi. Mais si je dis : « Une seule fois, mon Révérend Père », il me tirera les vers du nez, et c’est cela que je veux éviter précisément...
« À quoi penses-tu encore une fois, Racine, tu as l’air tout drôle ? demanda la femme.
– À rien, au grain, je veux dire, aux œufs. »
En réalité, je pensais à l’enfer.
Et si je disais tout à la Fine, si je lui ouvrais mon cœur tout simplement. Elle pourrait me secourir et me consoler. Les femmes savent encaisser tant de choses, elles sont si généreuses. Regardez ce qu’elles font avec leurs enfants : quand elles prient, à l’église, pour implorer du ciel bonheur et bénédictions, elles poussent leurs enfants en avant ; mais qu’il tonne et qu’il y ait des éclairs effrayants, elles se placeront devant leurs mioches pour attraper elles-mêmes le coup. Ce qu’elle est pour les enfants, la Fine l’est pour moi aussi. Maintenant que mon cœur déborde d’angoisse, elle ne s’efforcerait pas de le soulever ? Vous ne connaîtriez pas notre Fine !
Un beau soir, au lit, je la prends dans mes bras.
« Fine, il faut que je te dise quelque chose.
– Oui, Racine... »
Mais je ne peux pas, les mots ne veulent pas sortir.
Passer pour un pécheur, pendant sa vie entière, aux yeux de sa propre femme ? Cela malgré tous les pardons, les consolations et la générosité, non, non et non. Elle a jusqu’à présent une bonne idée de moi, c’est pour elle, une tranquillité et un bonheur, pour moi aussi, donc. Non. Après ma mort, il faut qu’elle puisse dire aux enfants : « Votre père était droit comme l’acier. » C’est aussi un héritage, cela.
« Oui, Racine ?
– Je voudrais être mort, Fine.
– Racine, mon ami, ne me mets pas la mort dans l’âme, cria-t-elle.
– Fine, je voudrais être mort, c’est-à-dire que si tu mourais, je voudrais mourir aussi, tellement je t’aime... »
L’angoisse disparut et nous nous aimâmes. N’était-ce pas mieux ainsi ?
Mais le poids de mon péché pesait toujours. Pâques approchait. Il me semblait que j’allais devoir traverser un brasier. Les autres fois, j’allais à confesse dès les Rameaux. Cette fois Pâques passa. « J’irai le dernier jour, comme les meuniers », dis-je à la Fine. Remettre, toujours remettre, et pourtant je devrais bien y passer.
Dans le courant de la semaine, je m’en vais boire un verre à la Demi-Lune, histoire de me changer les idées et de me ranimer le cœur.
J’y rencontre le Knol et l’homme de la Marie du Jef Broes. Et j’entends qu’ils racontent (dire qu’il a fallu que j’entre à ce moment-là précisément !) ... que l’ancienne servante du Lorejas était devenue folle et qu’elle avait eu un enfant. De rage je me fourrai le nez au fond de mon verre de bière. J’avais un enfant illégitime ! Un boulet au pied pour le restant de mes jours. J’étais cloué à ma chaise.
Mauvais homme ! mauvais homme ! me reprochai-je, sans cesse, tu n’es pas digne de vivre. Mais d’autre part, j’étais content que cette fille, puisqu’elle était devenue folle, ne pourrait rien raconter. Je me lève pour sortir. Mais ne voilà-t-il pas que j’entends l’homme à la Marie du Jef Broes qui dit au Knol :
« Tu y es bien pour quelque chose, voyons Knol ?
– Nous laisserons le Bon Dieu décider de cela, dit le Knol. J’ai bien accompagné la fille une fois mais que dire du Dox, et de Tête de Bœuf et de dix autres que je pourrais nommer qui sont venus après moi ? »
« Je suis un imbécile ! pensai-je, et je ne sais plus calculer ! Mon cas s’est passé il y a six mois, en octobre ! »
Et je me mis à rire, à rire. Buvez un verre, les amis ! Encore un. Ah ! quel soulagement ! un demi-soulagement tout au moins, car il y avait toujours cette confession qui me pesait sur l’estomac.
Plus que trois jours et le temps pascal serait fini. Si un paysan ne fait pas ses Pâques, il y a des chances pour que les carottes se changent en navets. La nuit, ne dormant pas, j’eus brusquement une bonne idée : j’irais à la ville, me confesser auprès d’un autre curé, qui ne me connaîtrait pas, celui-là ! Ainsi dit, ainsi fait.
« Fines je m’en vais jusqu’à la ville, chercher du grain. »
Et j’allai me confesser chez les Jésuites.
« Combien de fois ? demanda le père.
– Une fois, plus ou moins, dis-je dans mon trouble.
– C’est bon, et ne recommencez plus, mon ami. »
Ce père n’a sans doute plus jamais eu un pénitent récitant avec une telle conviction son acte de contrition.
Une heure après, j’étais au confessionnal de notre Curé et je lui débitais mes péchés véniels... un peu d’eau dans le lait, une petite colère, etc.
« Toujours le même brave homme ! » aura-t-il pensé.
Ah ! ce furent de bien belles Pâques closes ! La conscience purifiée, je me promenais fièrement par les champs en bras de chemise blanche, où jouait le vent, un cigare au bec. Ma joie chantait les louanges du Seigneur
Oui, ces dimanches nous sont précieux, à nous paysans, non pas parce que nous pouvons nous reposer de nos labeurs passés, mais parce que nous nous reposons en vue d’en entreprendre de nouveaux. La messe, le matin, puis quelques pintes, de la viande grasse au repas, une heure passée aux cabinets, ou une sieste dans la prairie ; après cela une partie de boules, puis une bonne promenade, tout seul, à travers champs et bois. Tout a un air dominical, plus doux, plus silencieux, les poules elles-mêmes s’en rendent compte et les bêtes au pâturage. Le soir tombe lentement et on s’assied devant sa porte. On regarde les champs, ces champs éternels où on a pris racine. La femme est dans le voisinage, les enfants au village, probablement. On s’en va prendre son bugle. J’ai fait partie de la fanfare, jadis, mais la fanfare a été disloquée à cause d’une querelle entre le curé et le brasseur. Mais je connais ma polka et je la joue, cette polka. Cela fait un bruit étrange dans le silence de la campagne. Quand je m’arrête un instant, j’entends quelques notes qui se prolongent dans le bois. La vache vous regarde, de son étable ; le cochon pousse son groin au-dessus de son enclos. Ce qu’un homme inactif peut être enfant ! Parce que la vache et le cochon vous écoutent, on joue mieux, avec des chevrotements et des fioritures.
Le paysan n’a pas beaucoup de bonheur, mais ces heures-là sont parfaites.
On est content de se reposer, mais content aussi parce que demain on pourra réendosser sa cotte de travail, recommencer à labourer la terre. L’odeur de la terre qui s’entrouvre vous saute déjà aux narines. Elle sent la médecine. Je ferai cela et puis cela encore ; on en oublie de jouer.
Oh ! mon Dieu ! faites que dans Votre Paradis il y ait un bon lopin de terre car, sans cela, que pourrais-je bien faire de mes deux mains ?
La femme rentre, elle allume la lampe. Je m’en vais faire un tour, c’est-à-dire boire de la bière pour être de nouveau heureux, puissant, sanctifié et tout et tout. Pourquoi cela ne peut-il pas se faire sans bière ? Le bonheur ne vous est pas simplement déversé dans le giron, dit-on dans les livres, mais il faut faire quelque chose pour le gagner... fût-ce boire de la bière.
Chaque fois que je rencontre le curé ou qu’il vient chez nous, j’éprouve une joie nouvelle à l’idée du bon tour que je lui ai joué avec ma confession. Mais un matin, tandis que j’étais occupé à planter mes choux-fleurs et que nous faisions la causette ensemble, il me dit, à propos d’un crime commis au village voisin :
« Oui, Racine, mon ami, qui eût jamais cru cela d’un homme pareil ? Tu vois que nous pouvons tous, moi aussi bien que toi, devenir un assassin ou un grand pécheur, si nous oublions que Dieu est en nous. La meilleure brebis de Notre-Seigneur peut s’égarer. Mais c’est une consolation, de penser que si Dieu se révèle en nous, le plus grand criminel et le plus grand pécheur peut devenir, demain, un véritable saint. Vois un peu saint Augustin, que n’a-t-il pas roulé avec les femmes dans sa vie, et saint Paul ? N’a-t-il pas massacré les premiers chrétiens comme mouches en octobre ? Et allons-nous reprocher cela à ces saints ? Mais qu’y a-t-il, Racine ? Tu trembles ?... Tu ne te sens pas bien ? Un coup de trop, hier, probablement ? »
Et me voilà la tête dans les mains, en train de sangloter, et je lui débobine toute ma confession, l’aventure avec la servante, et le taureau, et ma lutte avec moi-même. Sa belle âme, qui brûlait tout entière dans ses paroles, a ouvert mon cœur.
Dire que j’ai passé des nuits blanches à me demander comment j’allais pouvoir raconter tout cela adroitement au confessionnal, et voici que je lui lance la vérité au visage, toute nue et toute crue, en plein champ :
« La vie n’est pas une plaisanterie, dit-il, mais tu me fais bien rire, Racine, parce que tu as plus confiance en moi hors du confessionnal que dedans ! »
Et c’est alors que notre grande amitié a commencé.
III
UN enfant au berceau, un autre au cercueil. Le matin, accompagné des gosses du voisinage, je m’en vais au cimetière, enterrer mon enfant. L’après-midi, je me rends à l’église avec la sage-femme pour en tenir un autre sur les fonts baptismaux.
Le matin, notre curé m’avait serré la main :
« Du courage, Racine. »
L’après-midi il me la tendait de nouveau :
« Félicitations, Racine, me dit-il, là où il frappe, Dieu sait aussi consoler. »
On n’a qu’à accepter les choses, puisque Monsieur le Curé le dit. Je les accepte. Mais tous ces coups et toutes ces consolations, ça fait une telle complication, ça vous embrouille tellement un homme, qu’on finirait par remercier celui qui vous flanquerait une bonne gifle à la figure.
À la longue, on dirait bien au Tout-Puissant, là-haut :
« Faites ce que vous voulez, c’est pour votre compte. »
J’ai beaucoup juré dans ma vie, et cela m’arrive encore, mais je n’ai jamais blasphémé. Il m’est arrivé de bouder le Bon Dieu, de L’oublier, mais je n’ai jamais tendu le poing vers Lui. Je fais un petit signe de croix quand il le faut, je vais à la messe le dimanche, je ne manque pas mes Pâques et, à la kermesse, je porte dans la procession, avec Tête de Bœuf, la statue de saint Antoine et de son cochon. Vous devriez me voir, alors, avec des gants blancs, les yeux baissés et le cœur élevé jusqu’à Dieu ! Car il arrive qu’aux plus beaux moments de l’existence on pense aux choses les plus stupides.
Mais notre curé sait combien l’homme est fragile ; il nous délivre de toutes les petites bigoteries de la religion.
« Il ne faut pas prier toute la journée, dit-il, il suffit que le matin vous dédiez votre travail au Seigneur ; votre travail est une prière. »
Si c’est vrai, ma vie est une bien grande prière ! Cette prière commence chaque année aux environs de la Chandeleur. À ce moment, Dieu étire le ciel et il fait jour plus longtemps. Nous labourons le champ, la belle terre noire toute grasse. Nous la bourrons de fumier pour la ranimer, la rendre joyeuse et la mettre en forme. Nous recommençons à labourer alors, pour que chaque poignée de terre ait son dû. Dieu l’asperge de temps en temps du contenu de ses bouteilles, il lui souffle un peu de soleil tout neuf, et voici que le sol est saturé, juteux, prêt à recevoir la semence. Entre-temps – car dès ce moment-là nous n’avons plus de répit –, nous bêchons le jardin, le divisons en parcelles, y dessinons de petites plates-bandes. Les nids de guêpes sont brûlés, les haies taillées, les saules élagués ; les ruches sont enduites de chaux et de bouse de vache. Et suivant que la lune est en croissance ou en décroissance, on sème ou on plante oignons, poireaux, radis et choux. Les choux-fleurs se plantent quand la lune décroît, les carottes doivent être semées par temps calme sans un souffle de vent, à la pleine lune de mars, et le persil, un mardi.
Oh ! la lune est mystérieuse et sournoise comme un chat. Elle rampe dans la nuit et déverse sa magie sur la terre ; ce qui est bon par ici peut être venin par là. Je m’efforce toujours d’être en bons termes avec la lune et il faut apprendre à la connaître. Les chiens, eux aussi, la connaissent. Je me garde de regarder trop longuement son étrange tête de chat. Si notre petite Amélie est devenue aveugle, c’est la faute à la lune. Il y a eu une éclipse de lune pendant que la Fine portait encore l’enfant dans son sein. Tous les voisins étaient là, à l’observer. Un disque noir glissa devant la pleine lune. Les uns disaient ceci, les autres cela : que c’était mauvais pour le blé, pour le beurre. Belle Salamandre vint à passer.
« Tu n’es pas folle ! cria-t-elle à la Fine. Regarder ces choses-là ! Tu veux que ton gosse ait une tête comme un ballon ? »
La Fine mit les mains sur ses deux yeux et se précipita dans la maison. Notre petite Amélie vint au monde aveugle. La Fine n’en démord pas : c’est la faute à la lune. « Dieu l’a voulu », dit-elle.
Nous avons d’ailleurs failli traîner le Bon Dieu hors du Ciel pour qu’il donne à l’enfant un tout petit rayon de lumière. Plus nous nous mettions en peine, plus les ténèbres s’épaississaient. Nous avons tout essayé, pèlerinages et médicaments. J’ai même voulu imiter Tobie – et ce que j’ai lu dans l’Histoire Sainte – et j’ai enduit les yeux de l’enfant de fiel de poisson !
Mais hélas, la petite resta aveugle.
Au début, nous restions là à attendre un miracle, comme le chat attend une souris, mais à la longue on finit par se résigner. L’enfant aussi. Elle joue et elle chante. On s’habitue à tout et ce n’est que lorsqu’elle dit : « Je voudrais pourtant bien voir papa et maman une seule fois... » qu’il nous arrive encore de tendre vers le Ciel des mains désespérées.
Je tiens compte de la lune, aussi, quand il s’agit de planter les pommes de terre. Le sol est prêt, mais la pomme de terre pousse volontiers dans la vidange. La nuit, nous allons nous approvisionner dans les cabinets de la ville, et chaque pomme de terre reçoit sa ration : une pleine cuillerée, presque la valeur d’une soupière. Cela lui donne du courage. Ce que nous donnons aux hommes sous l’aspect de beaux fruits, nous est rendu en purin qui servira à obtenir des fruits nouveaux. Je trouve cela très beau.
Jamais de produits chimiques chez moi. Je ne veux pas faire affront au Bon Dieu. Il nous donne la pluie, de la rosée, et du purin d’hommes et d’animaux. Rien que la nature, pas besoin de chimie ! Et si mes pommes de terre sont un peu moins grosses que celles de Tête de Bœuf, eh bien ! je pourrai me dire que je les ai tirées du sol honnêtement, sans tricheries et sans poisons. C’est aussi un plaisir, cela, et je sais qu’elles sont meilleures, plus saines et qu’elles ont plus de cœur. Ils me font rire avec leurs produits chimiques.
Les jours s’allongent, le soleil suce tout ce qui germe sous la terre et qui s’étire, et qui la crève. Les mauvaises choses comme les bonnes, et c’est une lutte continuelle contre l’ivraie : il faut sarcler, défricher et ramper sans cesse. Nous fixons les perches pour les pois, traçons de nouveaux sillons, plantons et déplantons, tout en guettant et tâtant les premières asperges.
Pas une minute ne se perd, pas plus au jardin que dans les champs. La Fine, malgré ses maux de tête, un nouveau-né au sein et la petite aveugle accrochée à son tablier, trait les vaches, baratte, cuisine et soigne bêtes et gens. Les bêtes reçoivent du fourrage neuf, le trèfle est en clochettes et les poules pondent comme pour leur plaisir.
Notre cœur est alternativement plein de joie et de soucis. Le foin est déjà haut, tendre et dru, mais il est infesté de limaces. Les fraises commencent à vous sourire et, vlan, un nuage noir s’amène au-dessus de la Nèthe et la grêle a tôt fait de réduire les fruits en compote. Les dents de la lune neuve luisent comme du cristal. Dieu sème la rosée à pleines mains, à la grande joie du paysan. On voit pousser le blé. Mais voici les Saints de Glace, qui se frottent les pieds à notre contentement, et font geler les jeunes pousses. Pas de cierges pour ces bougres-là ! La procession de la Chandeleur se déroule à travers champs et je l’accompagne. Le ciel quitte son air maussade et cela se met à chauffer, là-haut. Nous amenons au jour les nouvelles patates, nous cueillons les fraises et les petits pois et nous arrachons les jeunes carottes. Deux fois par semaine je m’en vais la nuit, en carriole, vers le marché matinal, mais les prix diminuent toujours d’année en année. Chacun veut aller au marché matinal et les revendeurs s’entendent entre eux pour payer le moins possible. Nous devons abandonner toute cette belle marchandise pour un prix dérisoire. Quand ils peuvent flibuster un paysan, ils le font avec plaisir et ils se moquent encore de lui, derrière son dos, par-dessus le marché. Mais à trompeur, trompeur et demi : je mets mes plus beaux fruits et mes plus gros œufs au-dessus de mes paniers !
Le soleil déverse tout ce qu’il peut et je me mets en route, à pied, la petite Amélie sur mon dos, vers Montaigu, à sept heures de marche de chez nous. Cela vous reste pendant deux jours dans les articulations, mais l’ouvrage vous appelle, il ne s’agit pas de lanterner !
Et bien qu’on ne se soit pas reposé et qu’on ait fait diligence, tout cela n’est que de la petite bière, comparé à ce qui doit encore venir. Un beau matin, nous nous trouvons tous, avant le lever du soleil, à faucher. Nous dégoulinons d’abord de rosée, puis de sueur. Mon almanach prédit de la pluie, les grenouilles coassaient à la lune, hier, il s’agit donc de continuer le travail jusqu’au dernier rayon de lumière. Et le lendemain, nouveau coup de collier. Nous faisons porter vingt-quatre œufs aux petites sœurs des pauvres afin d’éloigner la pluie. Le soleil mord et pique ; il me cuit au point de me vieillir d’un an, mais le foin sèche et cela suffit. Pourvu que les bêtes aient une bonne nourriture !
Le paysan travaille plus pour ses bêtes que pour soi-même. C’est pour elles que poussent l’avoine et le trèfle, la betterave, le navet et le foin ; nuit et jour nous nous démenons pour elles. On leur donne le meilleur, tout ce qu’elles désirent, elles vivent dans la prairie comme des bourgmestres et deviennent grasses et rondes. Nous faisons maigre chère et restons pauvres et décharnés. Mais, que voulez-vous, c’est le métier de paysan. Nous geignons, nous grognons, mais pas un de nous ne voudrait changer de métier. Nous subissons la sainte violence de là-haut. Il faut que Dieu ait le nombre voulu de paysans. Nous sommes éreintés, mais rien ne peut nous retenir ; la terre est prête à recevoir la semence de navets et de betteraves et les lopins disponibles sont, une fois de plus, imprégnés de fumier et de vidange.
Dieu joue aux boules avec les nuages, il ouvre les écluses, là-haut, et mitraille la terre de ses coups de tonnerre. Nous nous recroquevillons, nous tendons l’oreille aux craquements de la foudre, nous promettons d’être toujours bons. Nous sortons sans encombre de la tourmente. Voici l’arc-en-ciel ; le blé est toujours debout, nous aussi, et nous avons oublié toutes nos promesses. Le fouet s’est éloigné de nos derrières.
Ah ! si on avait plus d’oignons. Il n’y a que cela qui compte. Il y a une demande formidable d’oignons en ce moment. Le curé nous l’a dit. (Comment le sait-il ?) « Plantez plus d’oignons. » L’année prochaine, je planterai un grand carré d’oignons.
Après la cueillette des cerises, vient le couronnement de notre labeur : la moisson. Le soleil a dardé des jours et des jours durant, le blé a mûri nuit et jour, il est fauché, tout sec et cassant. Les branches de buis suspendues par nous aux quatre coins ont accompli leur œuvre de bénédiction. On dit qu’un ange veille au pied de chaque épi de blé. Anges, vous avez bien fait la garde ! Mais gare à vos beaux orteils, laissez-nous le champ libre, car nous allons nous baisser, fourche en main, sans nous redresser, jusqu’au soir ! La calotte céleste n’est qu’une flamme qui semble nous ébouillanter tout vifs. Le blé tombe sous la fourche, il tombe, tombe sans arrêt, et on souhaiterait être à sa place pour pouvoir tomber comme lui, s’étendre, se reposer jusqu’à l’éternité, amen. Autant le travail est pénible, autant est fébrile le désir d’en arriver au bout. On est tout embrasé, les ampoules cuisent les paumes et on se retourne pour voir si on n’a pas fondu en ne laissant qu’une petite mare derrière soi ! La Belette du château, qui mangera du pain aux corinthes pétri de notre sueur, fait son apparition en voiture, abritée sous une petite ombrelle. Elle aime la vie champêtre et veut nous égayer de sa présence. Mais, par vengeance, je me mets à chanter une petite chanson narquoise et les autres se joignent à moi. Je sais que maintenant elle se sent plus malheureuse que nous.
Lorsque, enfin, le blé est en gerbes, c’est la kermesse du village. Le moment est venu de laver mon cou avec une chope de genièvre, puis je me trempe pendant un quart d’heure dans le tonneau d’eau de pluie, histoire de déboucher tous les petits trous de mon corps.
Je prends part à la procession et, le soir, je m’en vais boire un verre avec la Fine et nous faisons un tour de danse sous la tente. Le lundi, nous recevons habituellement la visite du François, ce frère à moi qui est Carme déchaussé à Termonde. Il y a beaucoup de restes de la veille ; le garçon peut manger à sa faim et il ne s’en fait pas faute. Il rend les enfants heureux en leur distribuant images, médailles et petites histoires sur les anges et sur la Sainte Vierge. Il veut également me consoler de nos malheurs en me parlant du Bon Dieu, mais je trouve un malin plaisir à le contredire et à m’efforcer de le fâcher. Je ne pense rien de ce que je lui dis, mais c’est une vieille habitude de notre enfance. De plus, il est difficile d’accepter des leçons de morale de son propre frère, surtout lorsque celui-ci est votre cadet. Mais il ne se fâche pas ; impossible d’effacer de son visage le gai sourire qui l’illumine. Dire que, jadis, il n’était pas à prendre avec des pincettes ! Dans les couvents, on s’y entend à arrondir les angles. Pourraient-ils en faire autant avec moi ?
Le mardi, nous allons ensemble, le François et moi, rendre visite à notre frère aliéné. Tout jeune il était déjà marteau, celui-là. Il apprenait bien à l’école, pourtant, et sut rapidement lire et écrire, mais il n’était pas appliqué pour un sou et ne faisait que rêvasser. Le Père lui administrait des raclées, mais sans résultat.
Il baguenaudait, la plupart du temps, tout seul, dans les bois, et quand il rentrait, il racontait des mensonges. Il avait vu un serpent, un géant, ou une dame avec une couronne sur la tête, qui traversait le bois en voiture. Il le racontait avec une telle conviction qu’on finissait par le croire. Et quand on le croyait, il se moquait de nous. Si on ne le croyait pas, il se mettait en rage. Le Père le plaça chez le charron, puis le fit travailler aux champs avec nous. Douze métiers et treize échecs.
Un beau jour – il avait alors dix-huit ans –, il rentra avec un clou, et ce clou, prétendait-il était celui qui avait servi à transpercer la main droite du Seigneur à la Crucifixion. Il l’avait reçu d’un ermite. C’était un simple clou de fer à cheval, un peu tordu à la pointe. Quelques semaines plus tard, l’évêque vint procéder à la Confirmation. Et, parbleu, ne va-t-il pas tout droit à l’évêque en lui disant :
« Voici le clou de la Croix de Notre-Seigneur, s’il vous plaît. »
L’évêque, pour s’en débarrasser, lui dit :
« C’est bien, mon ami, gardez-le encore. »
Depuis lors, sa folie ne cessa pas d’augmenter. Des journées entières, il parlait de ce clou à qui voulait l’entendre. Et il flanquait des gifles à quiconque le contredisait. Nous avons dû le conduire à Gheel. Là, au moins, tout le monde lui donne raison. Oh ! il nous reconnaît toujours. Il sait fort bien parler de tout, dans le passé. Il n’y a que cette stupide histoire de clou qu’on n’arrive pas à lui extirper de l’esprit. Du matin au soir, il est posté devant l’hôtel de ville de Gheel, le fameux clou à la main. C’est là qu’habite l’évêque, prétend-il, et il va sortir bientôt pour prendre possession du clou de Notre-Seigneur.
Le malheureux reste là depuis des années, jour après jour, dans la pluie et le vent, la neige et la chaleur, à attendre le prélat patiemment, sans soupirs et sans récriminations.
Je suis toujours content de quitter Gheel ; les fous y pullulent. Celle-ci prétend être la Vierge ; un autre, sans répit, fait « teuf-teuf » comme un train ; cet autre encore se croit Napoléon. Si je devais rester longtemps ici, je risquerais de jouer du chapeau aussi. De plus, je crains toujours de voir apparaître une fille qui crierait : « Le taureau s’est échappé ! Le taureau s’est échappé ! »
Car on traîne ses péchés après soi, et le repentir ne suffit pas à les effacer. C’est ma faute, après tout, si cette fille est devenue folle et cette certitude fait une tache noire dans mon existence. C’est comme cela qu’on finit par devenir fou. Heureusement qu’il y a mon champ ; celui-là lorsque je le laboure, engloutit tous mes soucis. Revenu chez nous, François fait le tour des fermes avec sa besace. Je pourrais payer six mois de loyer avec tout l’argent qu’il récolte ainsi, pour l’amour de Dieu, au profit de son pauvre petit couvent.
« C’est un beau métier d’être Franciscain », dis-je pour le taquiner, mais il rit si amicalement que je lui donne encore deux pièces d’argent.
Le blé est rentré. C’est la récolte des pommes de terre. Les premières feuilles tombent pendant que la terre est labourée en prévision du blé d’hiver. C’est aussi le moment de tirer les navets. Les jours raccourcissent ; le Bon Dieu ferme ses rideaux de plus en plus tôt.
Quand les fanes de pommes de terre brûlent le soir, dans les champs, on peut se dire que Monsieur l’Hiver est à la porte. Nous avons du brouillard et de la pluie et nous labourons, fumons et hersons, semons l’avoine et le froment. Toussaint, Jour des Morts. Les cloches des morts tintent dans le brouillard. Cela sent les feuilles mortes. La Fine fait des crêpes, tandis que nous prions pour les âmes des défunts, pour tous les morts de la famille et des amis, même pour notre Paulot, bien que nous sachions qu’il est un petit ange au ciel. Et surtout pour ma petite vieille.
Elle ne parvenait pas à mourir, la pauvre. Deux jours durant, elle se débattit dans l’agonie et elle n’avait en tête que la chanson de Sire Halewyn. Elle nous avait souvent raconté l’histoire d’Halewyn quand nous étions petits ; comment il attirait les femmes par ses belles chansons pour leur trancher la tête. Mais il advint qu’il eut à faire à une gente demoiselle plus rusée que les autres, et qui lui coupa la tête à son tour. Et cette tête criait : « Va au blé d’or et sonnes-y du cor. » La jeune n’alla pas au blé d’or, mais elle galopa vers la maison, avec la tête, et au retour, elle organisa un grand festin et posa la tête sur la table.
Quand la mère nous racontait cela, nous sentions nos cheveux se hérisser d’épouvante. Et voici que cette complainte lui trottait en tête sans répit :
« Je ne vais pas au blé, je ne sonnerai pas du cor. Je m’enfuis, je m’enfuis. Sire Halewyn me poursuit, sans tête, sans tête, et il me tire des flèches mais ne m’atteint pas. »
Elle agitait bras et jambes, ses yeux étaient pleins de terreur, la sueur coulait en ruisselets dans les rides de son pauvre visage fripé. C’était affreux à voir. Je m’en souviens si bien encore : dehors la tempête soufflait, abattant les pierres de la cheminée.
« Le voici, le voici ! criait-elle, mais il ne m’aura pas, je traverse la Nèthe à la nage, je cours à travers bois ; priez, les enfants ; il vise à coté, ah, ah ! »
Le Curé s’efforçait de la calmer. Une minute, pas davantage, et la chasse reprenait de plus belle. Elle haletait, ruisselait, brisée par cette course imaginaire, mais l’épouvante la talonnait sans répit.
Au soir du deuxième jour, lorsque le dernier lambeau de chair qui lui restait eût fondu, elle s’écria radieuse :
« Sapristi, ce n’est pas Messire Halewyn ! Il a une tête, mais c’est le visage de Notre-Seigneur ! Qu’il est beau, qu’il est beau ! Si je l’avais su !... Jésus, pourchasse mon âme... oh ! mon beau chasseur, tirez, tirez... »
Elle dénuda sa maigre poitrine :
« Tirez ! Tirez ! criait-elle... Aie ! touchée... Que c’est doux, que c’est doux ! »
Et elle s’affaissa, et mourut avec, au visage, une paix infinie.
« Mourir ainsi n’est pas peu de chose, dit le curé, plongé dans la méditation. Cela a quelque chose de sacré. »
Maintenant viennent les jours sombres, la pluie gifle les vitres et c’est sous les rafales que nous arrachons les betteraves, que nous mettons aux silos poireaux et pommes de terre. C’est la période des rhumes.
Les jours sont si courts que nous avons peine à achever l’ouvrage qui nous attend à l’étable et à la grange. Nous tuons le cochon et – comment peut-il bien le savoir ? – voici précisément Monsieur le Curé. Il ne tarit pas d’éloges sur le cochon :
« Ah ! une petite côtelette avec de la purée de choux, quel régal ! » ou bien « Une mince tranche de jambon roulée autour d’un chicon, une bonne sauce au fromage, et tout cela au four ! Hm ! ... »
Je lui demande à brûle-pourpoint :
« Eh bien Monsieur le Curé, vous qui êtes si savant, et qui connaissez le latin, savez-vous quelle différence il y a entre la mort de ce cochon et celle de Notre-Seigneur ?
– Non, Racine, non, mon garçon, répond-il.
– Eh bien, dis-je, Notre-Seigneur est mort pour tout le monde et ce cochon n’est mort que pour moi.
– Je dois encore dire mon bréviaire », annonce-t-il et le voilà parti.
Mais le lendemain, quand le cochon est refroidi, les enfants portent chez le curé un demi-cabas de côtelettes, de rôti et de boudin et ils reviennent avec sept bouteilles de vin blanc et rouge ! Nous les garderons jusqu’au Nouvel An. Et ce ne sera pas seulement au château qu’on boira du vin ce jour-là !
Il neige, il gèle, le vent hurle. Nous battons en grange, nous faisons provision de fumier, de semences et de bois à brûler.
Les soirées sont trop longues, mais c’est le bon temps pour le braconnage. Je sais où trouver le lièvre et le faisan et aussi le marchand de volaille de la ville, à qui je les vendrai. Assis au coin du feu, je taille dans le bois des jouets pour les enfants. Depuis des années, je travaille à une petite crèche de Bethléem. J’ai déjà pas mal de figurines, un Saint-Joseph, la Vierge et l’Enfant Jésus. Chaque année il s’y ajoute un roi ou un berger. Les plus petits sont ravis, mais les aînés ne font qu’en rire. Je viens de terminer le petit âne, et sa tête peut faire « oui », de haut en bas, à la grande joie des enfants. Les grands, une fois de plus, s’esclaffent :
« P’pa, c’est sûrement le chameau dont le Bon Dieu s’est servi pour effrayer les démons des limbes de l’enfer ? »
Les enfants parcourent le village avec une étoile de ma fabrication et chantent des Noëls. Voici le Nouvel An. Un à un, nous goûtons prudemment notre vin. Nous faisons la grimace, mais chacun dit. « Oh ! que c’est bon ! » Je le dis comme les autres, mais je m’en vais bien vite boire une bonne pinte de bière dans le voisinage !
L’année est écoulée. Il faut, maintenant, grappiller de tous côtés, vider le bas de laine et sortir l’argent de dessous la grosse pierre plate, additionner le tout et cette belle galette pour laquelle on a sué sang et eau, il s’agit d’aller la porter au château avec le sourire. Non sans que la Belette ne se répande en lamentations, menaçant de vous augmenter parce qu’elle doit toucher à son capital et ne peut plus vivre de ses intérêts !...
On a vécu chichement, vendu son lait, son beurre, ses œufs et le doux miel. On a étendu sur son pain de la graisse de lard et lapé du petit lait bleuâtre ! Pour qui donc a-t-on travaillé, sué, trimé et piétiné dans le fumier une année durant ?
La Fine aurait besoin d’une nouvelle mante, mes orteils passent au travers de mes souliers et les enfants n’ont plus de culotte décente à se mettre au derrière. Heureusement que Monsieur le Curé nous apporte quelques vêtements usagés de son frère.
L’oignon est à un franc le kilo. Si nous avions planté de l’oignon ! L’an prochain, j’aurai un, non, trois lopins d’oignons. Et pas un mot à personne.
Nous plantons beaucoup d’oignons, mais tout le monde fait de même, Tête de Bœuf et les autres. Et, au moment de la récolte, on vous jette les oignons à la tête.
Et il en va ainsi, d’année en année. Vous lirez, dans les livres, que les paysans s’enrichissent, mais le papier a bon dos.
On n’arrive tout de même pas à nous avoir. Pauvreté n’est pas vice ; Dieu nous a donné des mains pour nous en servir.
Je travaille tant que je peux et si cela ne donne pas assez, ce n’est pas moi qui en ferai reproche au Seigneur. Je ne demande pas la richesse. Que ferais-je d’un château, si je ne peux pas avoir un bon fumier devant ma porte et des poules qui viennent vagabonder jusque dans la maison ? Je ne demande que notre pain quotidien et une santé florissante. Le restant, je m’en occupe. Car la joie de ma vie, c’est précisément de pouvoir labourer mon champ. Voir pousser et mûrir ce que j’ai planté et semé. Mon champ, c’est mon paradis sur terre.
Seigneur, enfoncez votre doigt dans le plus profond de mon cœur et vous serez convaincu qu’il ne s’y trouve que de la reconnaissance.
IV
C’EST l’hiver, obscur et long. Neige. Je taille un grand Christ en croix. Pour qui ? Pourquoi ? Pour mon plaisir, à moi ? Ou bien, est-ce parce que, à force de misère, on commence à ressembler un peu, soi-même, au Bon Dieu ? « C’est aussi une forme de prière », dit Monsieur le Curé, qui craint seulement que l’image ne soit par trop affreuse.
Je laisse le visage pour la fin ; ce sera pour l’hiver prochain. Je taille d’abord les mains et les pieds. J’ai pris une empreinte de mes propres mains, avec de la glaise ; je n’ai qu’à les copier.
« Ces mains et ces pieds vont être disproportionnés, dit la Fine, à ma grande terreur. Tu es un géant, Racine, et ce Jésus n’est pas plus grand que notre petit Gérard.
– Ça ne fait rien, quand il sera achevé, je scierai en deux le Jésus, et j’intercalerai un morceau. Laisse-moi faire, du moment qu’on peut voir que c’est un Jésus, je m’estime satisfait. »
Oui, c’est certainement une sorte de prière, car il m’arrive de m’arrêter au milieu de ma besogne, et de regarder ces mains et ces pieds. Je me représente la scène. Aie ! Le marteau transperce de flammes mes mains et mes pieds. Tous les petits os se fendent et craquent comme des tuyaux de pipe. La douleur me traverse tout le corps, dans un éclair. Je crispe les doigts sous l’affreuse souffrance ; le marteau en écrase les bouts, mes ongles éclatent. Le pied gauche placé sur le droit est réduit en bouillie, pour que le clou trop court puisse pénétrer dans le bois. Je me vois, je me sens pendu à cette croix. Mes mains se déchirent, mes pieds gonflent et bleuissent comme des ampoules.
Il m’arrive de me représenter tout cela avec tant de réalisme, que je boite en me levant.
Oui, Jésus doit avoir terriblement souffert. On s’en rend compte en faisant un objet comme celui-ci.
Cela vous console aussi quelque peu de votre propre chemin de croix à travers la vie. Un peu. Car bien que celui-ci ne soit qu’une plume en regard de mille kilos de plomb, tout cela est encore tellement lourd à porter qu’on ne comprend pas comment le cœur ne se rompt pas sous l’effort.
Tout commence très bien. Quand on est fiancé et qu’on va se marier, on s’imagine que le monde a été créé spécialement pour vous deux. Tout frais sous la rosée, plein de fleurs parfumées. Mais à peine êtes-vous dans cette terre promise où les feuilles commencent à pousser, que vous vous enfoncez jusqu’au cou dans la misère, le travail, les maladies et la pauvreté. On pense chaque fois : cela ne peut être pire ; l’averse est passée et maintenant tout va aller sur des roulettes. Mais il n’y a pas de fin ; l’avenir est sombre et il arrive des moments où on aspire à pouvoir dire, comme vous, oh ! Seigneur : « Tout est accompli ».
J’ai connu l’adversité, par mes champs, la maladie, la mort, la Mauvaise Main, mais ce qui peut arriver de pire à un homme, c’est d’avoir de la malchance avec ses enfants. J’en ai eu ma part, aussi, et je comprends maintenant, Seigneur, pourquoi vous vous êtes laissé crucifier pour sauver les vôtres.
C’est une tâche si ingrate, d’élever des enfants ! D’abord on leur a donné tout ce qui est en son pouvoir. Le meilleur de soi, son sang, son âme, sa vie. Ils sont une partie de vous-même. Leur bonheur est le vôtre, leur chagrin vous entaille plus profondément qu’eux. C’est votre propre cœur qui réchauffe leur vie. Et pourtant ! Un beau jour on s’aperçoit qu’ils sont, au fond, vos pires ennemis. Oh ! ils tiennent encore à votre personne. Ils sont encore capables de se battre pour vous et quand vous êtes à l’article de la mort, ils penchent le nez dans leur assiette. Mais leur cœur ne vous appartient plus, ni leur volonté, ni leurs désirs, et de la vie qui bouillonne au fond de leur poitrine, vous êtes impitoyablement chassé.
Vous ne pouvez pas supporter cela ! Vous voulez vous réjouir avec eux, prendre part à leurs peines. Non, pas de cela ! Défense, même, de regarder encore dans leur cœur. J’ai été enfant avec les enfants, j’ai partagé leurs jeux et leurs façons de faire. Je veux rester enfant, mais ils deviennent des hommes et se débarrassent de moi comme d’un fardeau. Et malgré tout cela, on continue à tenir à eux. Et tous les enfants se valent sous ce rapport. On souhaite une revanche et on pense : « Attends, tu seras, un jour, père ou mère à ton tour et tu auras une culotte du même drap ! » Bah ! il ne faut même pas le souhaiter. Cela vient tout seul. Mais quand, par-dessus le marché, ils vous font des misères ! D’abord ils vous marchent sur les pieds ; après, sur le cœur. On se recroqueville de douleur et d’épouvante.
Pourquoi ne les avez-vous pas étouffés au berceau, ô Seigneur ! Pourquoi n’en avez-vous pas fait des petits anges ? Pardonnez-moi ces paroles, ô Seigneur, ce n’est qu’une façon de parler. Mais pourquoi dois-je être puni dans mes enfants ? Je vous en prie, pas cela ! Crucifiez-moi, rompez mes os, laissez l’ivraie et la vermine envahir mon champ, mais ne touchez pas à mes enfants !
Vous avez fait de moi le pasteur de onze moutons. Vous m’en avez pris quatre et, à chaque fois, j’ai courbé la tête, non sans gémir ni me plaindre, bien entendu. Et s’il Vous en faut encore, vous n’avez qu’à venir les chercher. Mais ceux que Vous voulez bien nous laisser, faites qu’ils ne soient pas la malédiction de notre existence. Je veux Vous céder tous les autres, mais ramenez notre Alphonse dans le droit chemin. Pour une seule brebis égarée, le bon pasteur abandonne son troupeau tout entier, dit-on dans les Livres. À qui le dites-vous ? L’Alphonse, survivant de deux jumeaux, a toujours été, il est vrai, une nature capricieuse et obstinée. Il en faut de toutes les sortes, pas vrai ? Piètre consolation, d’ailleurs. Mais ce sont les circonstances qui ont fait germer en lui tout le mal.
Il s’était mis à courtiser une fille de l’« Impasse au Fromage », une rangée de petites maisons lépreuses au bout du village, où grouille la racaille. On eût dit une bohémienne, avec des cheveux noirs et gras et des yeux comme des braises. Belle fille, d’ailleurs, mais pas pour un paysan, plutôt la compagne d’un musicien ambulant, une gaillarde provocante et vulgaire. Il l’avait accompagnée à la kermesse et était resté avec elle.
Je lui ai fichu pas mal de raclées à son sujet. La Fine avait essayé la douceur. Il répondait à tout : « Vous avez fait ce qui vous a plu, laissez-moi faire de même. »
Qu’il épouse qui lui plaît, je m’en fiche pas mal, pourvu que je voie mon enfant heureux, dans l’avenir. Mais il en va tout autrement quand on sent, jusqu’au plus profond de soi, qu’une telle femme sera sa perte.
Un beau jour donc, l’ayant vu de nouveau avec cette garce, j’avais caché ses habits du dimanche ainsi que sa montre ; il s’en alla, plein de menaces. Je ne fis qu’en rire. La nuit, il n’était toujours pas rentré. La Fine se rongeait le cœur d’inquiétude et de noirs pressentiments et elle me fit des reproches parce que je l’avais battu trop fort : « Il se sera noyé. Pourvu qu’il n’ait pas fait un mauvais coup ! » gémissait-elle. Elle alluma un cierge devant la Vierge. Ce n’était pas le premier. Il y a eu des kilos de cierges. Le matin, il n’était toujours pas là. Je partis à sa recherche. En chemin, j’appris qu’il avait passé la nuit chez sa maîtresse. Il fit prendre ses vêtements, en annonçant qu’il ne rentrerait plus à la maison et qu’il allait travailler au port d’Anvers.
Alors, seulement, on peut voir ce que c’est qu’une mère. Sa peine me labourait le cœur de coups de couteau. Mais je fumais de rage, car la moisson approchait et il manquait toujours de bras à cette saison. Il le savait bien, c’était sa vengeance.
« Qu’il fasse ce qu’il veut, nous verrons bien qui sera le plus fort, lui ou moi. »
Mais lorsqu’il a une femme comme la Fine, à ses côtés, un père ne peut plus rien. Des jours durant, ce ne sont que larmes, prières, yeux suppliants et mains implorantes. Ce n’était plus à tenir, et finalement je dus bien consentir à ce que la Fine allât le rechercher, avec promesse de pouvoir courtiser sa donzelle. Et le voilà qui rentre, avec, aux lèvres, un sourire si vénéneux que c’était à en grimper aux murs ! Et il fallait se taire. J’avais l’impression qu’on me brisait les côtes dans un tour.
Ô Seigneur, je Vous remercie pour le genièvre qui m’a fait voir la vie sous de moins sombres couleurs, et qui m’a empêché de répandre mon propre sang !
Il ne se gênait plus guère pour se montrer ouvertement avec cette sorcière. Tant pis, alors. « Qui se brûle les fesses n’a qu’à s’asseoir sur les cloches », dis-je. Mais je n’en pense rien. J’ai de la peine à avaler la chose et un mal sans répit me ronge le cœur ; il m’arrive de me regarder dans la glace pour voir si le chagrin ne se lit pas dans mes yeux.
On espère toujours. Il est jeune encore ; il la quittera peut-être, car il faut encore qu’il tire au sort.
La Fine, Belle Salamandre, Aloys, tous lui ont donné des conseils et des médailles et lui ont appris des petites prières pour tirer un bon numéro. La Fine confectionne des roses en papier et des nœuds de ruban pour son chapeau et elle lui donne aussi une petite croix. Il tire, naturellement, un mauvais numéro. Ça ne rate pas, quand une tuile tombe du toit, soyez tranquilles, c’est sur ma tête qu’elle s’abat. Le Petit Cousin de la Belette du château, lui aussi, tire un mauvais numéro, plus bas encore que l’Alphonse. Mais ça n’a aucune importance, ils ont versé seize cents francs et ont racheté leur conscrit. Le Petit Cousin, qu’on nomme Coco, peut rester chez lui, et mon fils s’en ira, pendant trois ans, apprendre à tuer des hommes avec un fusil.
Il faudra qu’il aille chez les Wallons, à Arlon. Fouette, cocher ! Lui qui n’a jamais mis les pieds dans un train ! La Fine en a été bien chagrinée et moi aussi. Deux mains de moins, et puis, ne plus se voir... D’autre part, je ne pouvais pas m’empêcher de considérer la chose comme un bien : il passe beaucoup d’eau sous les ponts, en trois ans, et il se pourrait bien qu’il oubliât sa maîtresse. Espérons-le. Mais le bonheur, chez Racine, n’est jamais de longue durée. Un mois plus tard – j’ai toujours devant les yeux le visage de la Fine quand elle apprit la chose – la noire amie de l’Alphonse vint nous annoncer qu’elle allait être mère. J’aurais pu la réduire en bouillie. Il fallait sortir, m’en aller au plus vite, car au premier reproche tombé de ma bouche, je savais d’avance que le couple d’amoureux répondrait triomphalement : « N’avez-vous pas agi de même ? » Et je ne voulais, à aucun prix, laisser humilier la Fine.
Quand le temps fut venu de ce départ vers la contrée lointaine et étrangère, la maisonnée tout entière pleura, hormis moi-même. J’avais bon espoir que tout allait s’arranger selon notre désir. Je conduisis notre garçon à la gare, en carriole, en compagnie de la fille. Elle se pendit à son cou comme un noyé s’agrippe au mât. Elle fit tant et si bien qu’il faillit manquer son train. Sur le chemin du retour, elle vint se mettre tout contre moi sur la banquette, en pleurant. Sanglotante, elle posa sa tête noire contre mon épaule en se cramponnant à mon bras. Je ne suis pas habitué à ce genre de simagrées. Était-ce de la comédie ? du chagrin réel ? Qu’était-ce ? Elle se pressait tout entière contre moi. Elle me mit un bras autour des épaules, je sentais son corps souple, ses seins contre mon bras.
Et tout à coup je compris pourquoi l’Alphonse était devenu ainsi son esclave. Une belle diablesse, la mâtine ! Mon sang dansait, je n’avais plus, par moments, que des taches blanches devant les yeux. Mais je ne bougeais pas : je me tenais tout droit, sans dire un mot, et il me venait alternativement l’envie de la pousser du poing pour la faire rouler à terre ou celle de la saisir à bras le corps et de tribouler avec elle au fond du véhicule. Je pensai au taureau, aux droits que l’Alphonse avait sur elle, au couteau dans l’armoire. Mais il ne fallait pas que la situation se prolongeât, car le Racine était en grand danger de succomber ! Je ne comprenais pas moi-même ce qui m’arrivait. Dans ma rage et ma frénésie, je rouais le cheval de coups de fouet et je roulais, je roulais comme un sauvage. Je voulais écraser mes pensées et mes désirs. J’ignore encore comment il n’est pas arrivé de malheur ce jour-là !
Je m’arrêtai brusquement au moulin.
« Descendez ici, il faut que j’aille chez le Lorejas. »
Et j’allai chez le Lorejas, car je ne voulais pas mentir.
« Tu es si pâle, me dit-il.
– C’est parce que j’ai conduit l’Alphonse à la gare, Lorejas. »
Il me donna une goutte pour me remettre.
Mais voilà que la fille se mit à venir presque tous les jours à la maison, en quête de nouvelles et pour parler d’Alphonse. Douce et timide comme un agneau, ne disant pas un mot plus haut qu’un autre.
Est-ce que l’épisode de la carriole n’aurait été qu’une explosion de vrai chagrin, après tout ? Je l’évitais. Et pourtant, je la guettais quelquefois, par l’entrebâillement de la porte. Des jours durant, je sentis comme une brûlure la place où son corps s’était frotté contre mon bras.
Je la haïssais, j’en avais peur, et je trouvais étrange que je n’eusse jamais dit un mot, un seul mot de toute cette histoire à la Fine. J’allai m’assurer, en tout cas, si le couteau se trouvait à sa place, dans le tiroir. Il y était encore et toujours également affilé.
La bonne amie de l’Alphonse parvint à se glisser dans les bonnes grâces de la Fine. Celle-ci la trouvait adroite et raisonnable et pensait qu’elle ferait une bonne femme pour notre fils. Elle l’aidait à la couture, reprisait des bas ou crochetait une courtepointe pour plus tard. En hiver, l’enfant naquit. La Fine alla prêter assistance et, de sa poche, paya le goûter de baptême et procura la layette. Maintenant que l’enfant était là, nous voyions moins la femme et quand l’Alphonse venait en congé, tous les trois mois, il passait, évidemment, ses journées avec elle.
Petit à petit, toutefois, cela n’alla plus aussi bien. Elle vint se plaindre de recevoir si rarement de ses nouvelles. Quand il revenait en permission, il fallait qu’elle vînt le chercher à la maison et il ne s’attardait plus chez elle. Ils se disputaient souvent.
Il y avait certainement une fêlure : je souhaitais qu’elle s’élargît, mais la Fine n’était pas de mon avis. « Il y a l’enfant, disait-elle, l’Alphonse doit faire son devoir. Il faudra même qu’on fasse des économies pour le moment où il quittera l’armée, l’an prochain, afin qu’il puisse l’épouser le plus vite possible. »
Entre-temps, le François avait tiré un bon numéro et il courtisait une solide paysanne, fraîche et rose, adroite, sérieuse et possédant un bon petit magot. Ses mains étaient pareilles à des coussins et elle savait si bien traire, qu’on serait resté à l’écouter comme une musique.
Tout ne peut pas être malchance dans la vie. Ils se marieront l’an prochain, à l’automne.
Plus je vois cette fille-ci, plus je peux en vouloir à cette catin de l’Alphonse. Un beau jour, elle vint demander des nouvelles ; il y avait plus d’un mois qu’elle n’avait plus reçu de réponse à ses lettres. Et lorsqu’il nous écrivait, à nous, il n’était plus question d’« amitiés à Frisine ». Il faisait semblant d’ignorer son existence. Le François lui avait envoyé une longue lettre, dictée par la mère. Il répondit qu’il n’avait plus le temps d’écrire, et réclamait de l’argent.
Il devait venir en congé, mais on ne le vit pas arriver. La Fine, cette fois, m’obligea à dicter une lettre furieuse, comme si mes paroles, écrites par le François, pouvaient avoir plus d’effet que les siennes. Pendant que j’étais occupé à le faire, la Frisine entra en pleurant ; elle tenait à la main une lettre qu’une amie venait de lui envoyer. Elle lui annonçait que l’Alphonse se méconduisait avec une coquine d’un petit cabaret louche, une fille qui avait été, jadis, danseuse à Bruxelles et avait bien dix ans de plus que lui.
Cette fois, ce fut Monsieur le Curé qui écrivit. C’était une belle lettre, à vous faire chavirer le cœur.
L’Alphonse répondit qu’il fréquentait qui lui plaisait et que cela ne regardait pas les curés. Qu’au surplus, il se demandait si l’enfant était bien de lui.
Nous avions pris soin de ne rien dire de cette lettre à personne, mais Frisine, de son côté, dut recevoir des nouvelles de son amie, car deux jours après la kermesse – l’Alphonse encore une fois n’était pas revenu en congé –, elle entra brusquement et, plantant l’enfant sur la table : « Si ce gosse n’est pas à lui, il n’est pas à moi non plus. » Et la voilà partie.
Nous en étions comme deux ronds de flan. C’était le geste qui nous fâchait plutôt que la présence de l’enfant, car nous aimions bien Lisette, qui venait souvent passer une couple de jours chez nous. Elle aimait tant Bon-Papa et Bonne-Maman ! La Fine se réjouit de l’avoir. Elle était sûre, au moins, que l’enfant serait bien soignée et élevée convenablement, mieux certainement que dans l’impasse où habitait sa mère. J’eus bientôt pour elle une grande tendresse. C’était pour moi une réelle consolation de pouvoir redevenir un enfant avec cette petite et de retrouver en elle ce que j’avais perdu chez les autres. Nous ne vîmes plus la chienne de mère ; quant à l’Alphonse, il continuait à demander de l’argent et à répondre à côté de la question. Qu’allait-il advenir de ce garçon ? Épouser une danseuse défraîchie et faire la quête dans les cabarets, comme un type du cirque ?
Si seulement j’avais eu un peu d’argent à dépenser, je serais allé le relancer là-bas, pour leur cogner la tête, à lui et à sa danseuse, pour leur faire passer le goût l’un de l’autre.
Et il faut qu’on porte tous ces soucis sur le cœur, comme un sac pesant, alors que la terre vous appelle pour vous courber, corps et âme, sous son joug. Cela fait tant de bien de pouvoir penser à sa peine tout à loisir. On pourrait la vider comme un tonneau, seau par seau. Mais on n’a pas le temps. Il faut que tout cela reste à clapoter dans la tête. Il s’agit de s’occuper du fumier, et des bêtes, de labourer, de semer, de faucher, tout cela au moment voulu, sans se tromper et sans perdre une heure. Le champ doit rester jeune et plein de courage, car la Belette du château attend fébrilement sa galette. Ah ! ce champ dont rayonne toujours une telle joie, combien il me pèse à présent ! Tenaillé par la colère et par les noirs pressentiments, on se dit que les choses vont encore empirer.
« La vie n’est certes pas drôle, dit le curé en entrant, et il ajoute que la Frisine va épouser un marchand de sable ambulant. Elle est venue chez lui la veille, pour faire publier les bans.
– Retiens-toi, voyons, Racine. Retiens-toi, mon garçon, – car déjà j’avais bondi, – tu n’es pas obligé de garder cette enfant. La loi ne permet pas de rechercher le père, mais elle oblige la mère à s’en charger.
– Demain elle l’aura. Aussi vrai que je m’appelle Racine ! »
Le curé avait à peine tourné le dos que ça y était ! La Fine pleurait dans son tablier. Elle vint se placer devant moi et voulut me prendre la main, mais je n’osai pas la lui donner. Nous, paysans, nous ne faisons pas ces choses-là.
« Racine, sanglotait-elle, garde-la si la mère ne la réclame pas. C’est tout de même l’enfant de notre Alphonse. Elle lui ressemble, trait pour trait. Garde-la, garde-la. Viens près de son petit lit. Regarde-la dormir, pauvre agneau. Elle rêve peut-être que demain elle pourra chevaucher sur ton genou vers l’Amérique et oncle Ferdinand, et Dieu sait comme Frisine la traitera mal, et il y a ce marchand de sable qui est toujours saoul, une vraie brute...
– Elle s’en ira, elle s’en ira ! criai-je, et plus un mot à ce sujet ou je pars en ribote pour trois jours. »
Mais, la nuit, je ne pus fermer l’œil. Je voyais déjà, en imagination, comment j’allais m’y prendre pour écarter l’enfant. Je la prendrais par la main et lui dirais : « Viens, Lisette, nous allons acheter des bonbons », et puis, tout à coup, j’ouvrirais la porte de la maison maternelle et je pousserais l’enfant dans la pièce. Je resterais là, à écouter contre cette porte refermée et j’entendrais crier la petite : « Bon-P’pa Bon-P’pa ! » peut-être aussi qu’elle ne pleurerait pas...
Mais alors ce serait moi qui pleurerais parce qu’elle n’aurait pas de chagrin et qu’elle ne m’aimerait pas assez... Et, toute la nuit durant, les mêmes images défilèrent dans mon cerveau. La sueur me coulait le long du corps et, soudain, je me mis à crier comme si j’étais dans une vaste salle pleine de monde :
« Le premier qui tend la main vers cette enfant pour me l’enlever, je lui tords le cou ! »
Et c’est alors que la Fine, après bien des années, m’a encore une fois embrassé.
Nous avons gardé notre petite Lisette. Le lendemain, je l’ai emmenée acheter des bonbons. Nous avons écrit la chose à l’Alphonse. Pas de réponse, mais un garçon du village voisin, caserné à Arlon lui aussi, et qui était rentré en congé, fit un détour pour venir nous dire que l’Alphonse avait eu trois semaines de cachot. Il s’était vilainement battu avec un nouveau galant de sa danseuse. Celle-ci n’en voulait plus, de l’Alphonse, et, aidée du successeur, elle l’avait jeté à la porte.
Deux mois plus tard, son service terminé, il nous fit savoir qu’il souhaitait rentrer à la maison, qu’il nous avait causé beaucoup de peine, mais que ses yeux s’étaient ouverts, qu’il avait compris les bonnes leçons de Monsieur le Curé et que, désormais, il allait se ranger.
« Le Bon Dieu m’a exaucée ! s’écria la Fine.
– Espérons-le, dis-je, car Dieu et le papier sont de bonne composition. »
Nous ne dîmes pas grand-chose, lorsqu’il revint, et personne ne fit la moindre allusion au passé. Il ne dit rien en apercevant son enfant, mais il se retourna et étouffa un sanglot, puis il alla voir l’étable. Le lendemain, il était derrière la charrue.
Il n’était pas très loquace et ne raconta rien de sa vie là-bas, à part quelques détails sans importance :
« J’ai vu un orage si violent que les arbres dégringolaient du haut des rochers. »
Ou bien :
« Pendant que j’étais de faction, un sanglier m’est passé entre les jambes. »
En automne, notre François épousa Irma et il s’en fut habiter près d’Aerschot pour cultiver des asperges.
L’hiver, tandis que je fumais une pipe dans un groupe, à la sortie de la grand-messe, le Franelle me dit :
« On a vu votre Alphonse avec cette brune. »
Je m’en vais d’ordinaire boire mes cinq pintes après la messe, mais cette fois je volai à la maison comme une flèche. Il était en train de lire la gazette du dimanche. J’abattis ma main sur son épaule :
« Est-ce vrai, ce qu’on dit de toi et de Frisine ?
– Ça ne te regarde pas le moins du monde.
– Quand tu fais du mal, ça me regarde.
– Occupe-toi de tes affaires !
– Vlan ! »
Mais, hélas, ce fut la Fine qui attrapa la gifle, car elle avait bondi entre nous. J’ai battu le garçon comme plâtre, je ne pouvais plus m’arrêter.
Ce n’était pas seulement de rage, mais surtout parce qu’il avait été la cause de cette taloche donnée à la Fine par mégarde. On était allé chercher le curé. Je me suis alors arrêté de frapper, naturellement.
« Voyons, Racine, mon ami, tu veux donc commettre un meurtre ?
– Dommage que le Seigneur n’ait pas fait de moi un Abraham, Monsieur le Curé, Il ne devrait pas intervenir pour sauver cet Isaac-ci. »
Les jours s’écoulèrent dans la maison calme et silencieuse comme un tombeau. Un dimanche matin, après le petit déjeuner, l’Alphonse dit brusquement :
« Je m’en vais avec la petite à la messe de huit heures. »
Cela me parut un peu bizarre, d’emmener une enfant de deux ans à cette messe matinale et par un tel froid encore. Tandis qu’il s’éloigne dans la neige, je dis à la Fine :
« Le voilà qui veut jouer au bon chrétien, maintenant ! »
Il ne rentre pas pour le repas de midi. À neuf heures du soir, il n’est toujours pas là, et cela avec une gosse de deux ans. La Fine s’en va aux renseignements chez les voisins ; moi, dans les cabarets. Je m’attends à le trouver saoul quelque part ; mais pas d’Alphonse ni d’enfant. J’arrive au « Tambour », qui est plein de buveurs. Et voici qu’au moment où on m’aperçoit, tout le monde se tait. On me regarde d’une drôle de façon ; l’angoisse me monte au cœur :
« Qu’y a-t-il ? Savez-vous où est l’Alphonse, par hasard ? »
Ils baissent la tête.
« Mais parlez donc, crénom !... Il ne s’est pas noyé, tout de même ? Et l’enfant ?... »
Je les vis tous sourire et ils chuchotaient. Puis soudain le fils de Franelle se leva :
« L’eau est bien trop froide, maintenant, Racine ! Il a mis les voiles avec sa poule, et ils ont emmené la gosse.
– Ils ont pris le train de quatre heures », ajouta le Lorejas.
D’une seule haleine, j’ai couru jusqu’à la maison de la Frisine. Son mari ivre, était étendu sur le lit comme un balai usé. Sa mère, une pauvre créature abrutie par les coups, dit d’une voix traînante :
« Si vous n’aviez pas été si hostile au début, tout cela ne serait pas arrivé. Enfin, ma fille aura plus de chance maintenant qu’avec ce vieil ivrogne... »
Des jours et des nuits passent pleins d’angoisse et de soucis. Où est notre Alphonse ? Où peut bien être notre Alphonse, où se cache-t-il, que fait-il ? Et la petite Lisette qui était devenue notre enfant ? Ne va-t-elle pas dépérir, ne pleure-t-elle pas après nous ?
Le garde champêtre promet de se renseigner, c’est du moins ce qu’il nous dit chaque fois. Quant à la Fine, elle est toujours songeuse, les sourcils froncés, aussi bien à table qu’au travail. Elle ne parle pas du sujet qui nous ronge, mais son cœur tout entier en résonne. Elle languit. On tend le poing vers l’horizon, mais on ne peut même pas maudire l’absent. C’est votre propre sang et il vous tient de trop près pour qu’on puisse le répudier.
Il m’arrive souvent de souhaiter la mort, d’être enfoui sous terre et de ne plus rien savoir. Car l’avenir est si sombre encore. On sent venir toute cette obscurité ; c’est une partie de votre vie qui approche. Et pourquoi continuer à vivre ? On ne peut tout de même rien empêcher. Qu’est-ce que j’attends encore ? Est-ce peut-être une part de la tâche qu’il me reste à accomplir avant que je ne tombe comme une poire d’un arbre ? La vie commence comme un arc-en-ciel, mais c’est pour nous attirer vers elle ; aussitôt qu’on y a pénétré, elle vous tient ferme, ne vous lâche plus, et on peut porter sa part du fardeau qui oppresse le monde. Est-ce votre peine, ô Seigneur, qui est si lourde que nous devons vous aider à la supporter ? L’été suivant, je découvre notre petite Amélie, l’aveugle, en train de se laisser conter fleurette par le fils de Franelle. Aveugle, mais tout de même la proie de cet embrasement éternel de l’amour. J’ai mis mon poing sous le nez de Franelle :
« Dis donc, voisin, je te préviens que si quelque chose arrive, ton fils épousera une aveugle ou bien vous écoperez tous les deux. Je tiendrai parole, dussé-je faire dix ans de prison ! »
J’avais caché la chose à la Fine, mais d’autres vinrent lui en parler. À force de se tracasser, de se faire du chagrin et de s’attendre à des mauvaises nouvelles, la Fine était devenue une femme impossible. Elle pensait tout le temps à Alphonse et à la petite, et aussi à Amélie. Le chagrin se lisait dans ses yeux.
On vint nous dire que l’Alphonse avait été vu à Lille, puis nous apprîmes qu’il travaillait dans les mines.
Notre Irma, un beau brin de fille, épouse un aide-maçon. Deux mois plus tard, à propos d’un couvre-lit de Frisine, elle se dispute avec sa mère. La Frisine avait laissé traîner ce couvre-lit chez nous et l’avait oublié vraisemblablement. Frisine partie à l’étranger avec l’Alphonse, Irma a achevé de crocheter le couvre-lit et elle prétend maintenant l’emporter. La Fine refuse. « Ce couvre-lit appartient à l’Alphonse », dit-elle. La Fine est une femme équitable. Irma a cessé de venir à la maison et quand elle me rencontre, dans la rue, elle fait un détour comme si elle avait vu le Juif Errant.
Tout ce qu’il faut supporter !
Le François, mon frère qui est moine à Termonde, a trouvé moyen d’attirer au couvent une de nos filles, Anna, qui est entrée chez les Clarisses Pauvres, un ordre cloîtré. Elle a osé nous écrire : « Chers parents, maintenant que je vais prononcer mes vœux, tout doit être fini entre nous. Vous serez morts pour moi et je n’appartiendrai plus qu’au Seigneur. »
Ô mon Dieu, vous me l’avez donnée, vous me l’avez reprise. Que votre nom soit béni. Je dis bien ces choses-là, mais à contrecœur. C’est plus fort que moi. Seigneur, pardonnez-moi, mais vous ne m’avez pas fait l’esprit assez solide pour que je puisse accepter cela et m’en réjouir.
Nous ne pouvons rien empêcher avec nos mains, mais nous faisons des prières, des pèlerinages et des neuvaines. Espérons que tout cela sera pour notre salut éternel !
Ah ! les enfants ! Ils meurent ou ils abandonnent la maison et le cœur des parents ; ils vous laissent courbés sous le poids de la honte et du chagrin et tous les reproches que vous leur lancez à la tête vous font mal comme si vous vous les adressiez à vous-même. Ô Seigneur, ils me sont plus chers que tout et pour rendre mes enfants heureux, je mourrais volontiers pour chacun d’eux.
Je vous sculpte dans le bois, Notre-Seigneur. Tout l’hiver, c’est là ma prière quotidienne, comme celle de la Fine qui récite tous les jours son rosaire au coin du feu. Vous n’êtes qu’un morceau de bois entre mes mains, mais vous prenez vie peu à peu. Vous devenez quelque chose qui va m’être bien cher et dont j’ai peur tout à la fois. Près de vous je cherche la consolation de mes misères et, en même temps, je les sens davantage encore. Car je pense plus aux miennes qu’aux vôtres. Pardonnez-le-moi. Il vaudrait peut-être mieux que j’aille tout simplement vous déposer inachevé, dans mon grenier, et que j’aille jouer aux cartes avec les voisins. Mais la douleur recherche la douleur. Et je n’ose rien vous demander, Seigneur. J’ai honte de vous demander quelque chose. Comment moi, qui suis plein de péchés, oserai-je vous implorer, vous qui avez souffert et qui continuez à souffrir pour nos péchés ?
Non, je n’ose pas vous demander : « Tirez-nous de la misère », car déjà je vous entends me répondre : « Et moi donc, Racine ? »
Je n’ose pas vous demander : « Bénissez mon champ. »
Quand je regarde vos plaies et que je sens votre amour, comment donc pourrais-je vous demander : « Ouvrez votre parapluie au-dessus de mon champ, mais laissez seulement s’inonder celui de Tête de Bœuf. Car si sa récolte, à lui, est mauvaise, je retirerai plus d’argent de la mienne. »
Je voudrais vous demander : « Retirez les couteaux qui transpercent le cœur de la Fine. » Mais n’avez-vous pas vous-même planté un glaive dans le cœur de votre divine mère ? Mon Seigneur et mon Dieu ! Ne me permettez pas de vous demander ces choses, car chaque prière est une plaie de plus, puisque chaque prière n’est dictée que par l’intérêt personnel. Non, je ne vous demande rien. J’ai trop de respect pour vos douleurs et pour votre chagrin. Mais je m’en vais m’adresser à vos saints, ils sont un peu comme des paroissiens de par ici, des sortes de cousins du septième degré, plus près de nous.
Non, je ne vous demande rien, je veux seulement vous adorer.
Mais je chargerai les deux saint Antoine – celui qui a un cochon et l’autre qui n’en a pas, – saint Léonard, saint Médard, saint Gommaire et saint Isidore de vous transmettre mon triste message.
Ne m’en veuillez pas, Seigneur, je ne suis qu’un paysan et on peut pardonner beaucoup de choses à un paysan, du moment qu’il se contente de vous adorer.
Et cela, je le fais du plus profond de mon âme !
V
POUR être un bon paysan, il faut cultiver son champ avec joie. Car on y trouve de la joie pour autant que le cœur ne soit pas bourrelé de soucis. On doit pouvoir se donner librement, allègrement à son champ. C’est alors seulement que ce grand corps de paysan peut avaler goulûment toutes les délices que lui procure sa terre.
C’est lorsqu’on est en prison surtout – huit mois pour délit de braconnage –, qu’on se rend le mieux compte combien la vie du paysan peut être belle et agréable. On s’en veut, parce qu’on a parfois bougonné en trouvant l’ouvrage trop lourd. Ah ! combien je regrette mes plaintes et mes jérémiades ! Attendez qu’il soit libéré d’entre ces quatre murs étroits, et vous verrez Racine prendre un nouvel élan.
Dans le calme de la prison, le souvenir de toutes ces belles heures traverse mon cœur comme un rêve. Dire qu’il me faut décompter les jours parce que j’ai braconné un pauvre petit lièvre, car je n’ai pas été condamné pour les cent autres dont personne n’a rien su. Huit mois de prison pour un seul petit lièvre. Le monde est mal fait. Je ne peux tout de même pas admettre que Dieu ait créé les lièvres et les faisans pour les messieurs des châteaux !
J’ai encore été coffré, jadis ; deux semaines. Jean Vernilst – il est mort depuis longtemps – braconnait avec moi. Nous avons dû nous sauver, mais il fut pris et le bougre me dénonça. J’avais toujours juré qu’on ne me prendrait jamais sur le fait. J’ai tenu pendant des années. Mais la dernière fois j’étais allé, par un matin brumeux, retirer deux lièvres des collets. Je m’en retournais tranquillement à la maison par les chemins de traverse ; je m’étais arrêté un instant derrière un tas de bois pour inspecter les environs, lorsque j’ai senti soudain une grande main s’abattre sur mon épaule :
« Cette fois-ci tu es pris, Racine ! »
Allais-je l’abattre, ce garde-chasse ? Je pensai soudain à notre petite aveugle, Amélie, et je dis : « Fais ton devoir, mon bonhomme. »
Huit mois.
Je sais, maintenant, combien le champ est beau et bon ; cela m’apprendra à murmurer, c’est ma punition.
Désormais, lorsque je serai libre et qu’il me faudra travailler comme un bœuf, comme un âne, comme un esclave, je chanterai encore : Alleluia !
Le champ passe et repasse dans mon esprit, en une ronde sans fin. La Fine et les enfants aussi, naturellement, mais surtout notre champ.
Ah ! y a-t-il rien de plus délicieux que de bondir dans son pantalon de travail, à l’aube, et de se précipiter au dehors et sentir la fraîcheur du matin vous ruisseler sur la peau ? Le brouillard recouvre encore les champs. Les fruits, les plantes, l’herbe sont gavés de rosée. Tout est si beau, si calme, autour de soi et à l’horizon ! On regrette de devoir tousser ; le soleil transperce la brume et les senteurs de la terre vous tournent autour de la tête. On sent le trèfle, le blé, l’eau du ruisseau, le fumier, les fleurs, le miel ; on écoute l’alouette. Et on reste là sur le seuil, à respirer, à boire le matin, comme une fraîche boisson, et à se réjouir de voir pousser les fruits, du spectacle de son labeur étalé là devant soi, en larges bandes et en sillons bien ordonnés, comme de beaux tapis. On se sent transporté de bonheur et d’amour du travail ; on en a le sang qui frissonne, et, plus riche qu’un roi, on ouvre d’un geste large les portes de l’étable. Ah ! cette odeur chaude des bêtes et du fumier !
On dit bonjour aux bêtes et on lit dans leurs yeux qu’elles sont contentes de vous voir. On les caresse, on leur parle, et elles vous répondent par « Beûh ! Mêê ! Boûh ! ». Leurs queues tournent et leur battent les flancs et disent la joie qui est dans leur cœur. Le cheval hennit, le coq chante. On allume le feu pour préparer la nourriture des bêtes et le café des gens.
On trait la vache, le front pressé contre son ventre chaud, on joue au carillon avec ses mamelles, et le lait gicle dans le seau en chantant et en fumant.
Ah ! tout est bon. Pas un seul instant de la vie du paysan qui ne soit une jouissance dont rayonne son sang. Je vois maintenant combien tout cela est beau. J’en soupèse chaque minute, car lorsqu’on la vit, on se fâche pour ceci, pour cela et on ne l’apprécie pas !
Mais je promets d’en jouir pleinement désormais. Il ne faut pas que le souvenir soit plus beau que la réalité.
Et labourer la terre, avec le cheval ! La glèbe se fend, elle luit, elle fume. Ce sont des bouteilles de médicaments qui s’ouvrent, et le soleil vous caresse le corps. Un sillon vient s’aligner à côté de l’autre, tout droit, tout ordonné ! Demain je répandrai dedans de larges poignées de grain. Plein d’espoir et de désir, je guetterai l’apparition des premiers germes, je les verrai croître et fructifier. On connaît chaque plante. Celle-là est en bonne voie, à cette autre il faut encore un peu de courage.
Ah ! on possède la journée tout entière du matin jusqu’au soir. On peut semer, cueillir, planter, fumer, humer la terre, la goûter, cette terre qui s’est pétrifiée dans les crevasses de vos mains. On est fier de son labeur, content de sa récolte, on est son propre maître et son propre roi. J’ai tout cela devant les yeux et dans une tout autre lumière. Cette jouissance du travail qu’on n’apprécie que lorsqu’elle vous est enlevée ! De même que le café et ce bon et honnête pain paysan que la Fine sait si bien cuire. Vite, une douzaine de petites cuisses de grenouilles rôties sur un feu de bois, une « goutte » chez le Lorejas, une pinte chez le Tambour, et puis aussi pouvoir boire à même le seau de lait fumant.
Il ne faut pas oublier les plaisirs du cœur : celui qui vous submerge lorsque, perché tout seul sur votre charrette qui vous cahote doucement, vous contemplez, de là-haut, la bonne terre entrouverte qui vous entoure. Et cet autre, que vous ressentez lorsque, un enfant sur le dos et un autre à la main, vous vous acheminez vers la maison.
Tous les jours sont différents et tous sont également bons.
Quand le brouillard couvre la campagne, on regarde en soi, il faut cela, de temps en temps. Quand le soleil darde, on est comme dans un four, mais on sait que c’est le plus beau moment pour le blé. Lorsqu’il pleut, les fruits brillent et on ruisselle comme un chien. Oui, j’aime tout autant voir tomber les premières feuilles des arbres que guetter l’apparition des jeunes pois. S’il y a un mètre de neige, si les puits sont gelés, je travaille dans ma grange, je fais la causette avec le forgeron, je coupe du bois, je vais m’asseoir dans l’étable chaude ou bien je braconne ou bien encore je continue à sculpter mon Christ.
Non, jamais on ne parviendra à nous en dégoûter : le métier de paysan est un bon et beau métier.
Mon Dieu, rendez-moi mon champ !
La Fine vient me voir chaque mois avec quelques-uns de mes enfants. Elle apporte avec elle l’odeur de la terre, du lait, de la cheminée et de l’étable. Je vois dans son regard l’horizon qui borne les champs. Je sens l’air frais sur ses joues rouges, je hume la terre sur ses mains. L’image de mes bêtes me saute à l’esprit, et celle du jambon, et des choux rouges tout duveteux de gouttes de rosée qui ne veulent pas en tomber, et celle des betteraves de deux kilos (sans produits chimiques) ; la brouette geint, ma bêche luit, le soleil glisse ses rayons à travers le bois, les ruisseaux exhalent de la brume, le vent du matin joue dans les manches de ma chemise du dimanche. Ah ! je subis la hantise de la terre et la main que je tends à la Fine, je la donne aussi à mon champ.
Enfin, mon temps écoulé, elle vient me chercher à la prison, accompagnée du plus d’enfants possible, pour m’emmener dans la carriole. Nous sommes si contents que nous allons d’abord nous agenouiller dans une église de la grande ville, pour y réciter un rosaire. Puis, dans un petit bazar, j’achète aux enfants une trompette ou quelqu’autre babiole, et, enfin, nous allons dans un cabaret tranquille manger les tartines fourrées de tranches de notre jambon dont la Fine a eu soin de se munir. Elle raconte les nouvelles. Elle n’a pu venir les deux derniers mois, pour cause de maladie. Entre-temps, il s’est passé bien des choses. Toujours pas de nouvelles de l’Alphonse. Frisine l’a quitté et elle habite à Anvers avec l’enfant. Elle va faire des journées pour vivre. Son mari, qui avait disparu depuis quelque temps déjà sans laisser de traces, a fini par être repêché dans un étang près de Moll. La femme de Tête-de-Bœuf est morte en couches. Le Lorejas va se marier et Franelle a perdu un oeil en coupant du bois.
La Fine finit par me faire peur. Pendant huit mois, j’ai rêvé de tant de belles choses à propos de mon champ, au point que l’emprisonnement en était presque devenu un plaisir, et voici que j’attrape soudain, comme une douche, le récit de tous les malheurs de mes voisins. Mais cela n’arrivera pas, à moi ; Dieu m’aidera et mon courage est d’acier.
Les voisins nous souhaitent la bienvenue aussitôt que la carriole a franchi notre coin. Ils ont mis des guirlandes de roses en papier aux fenêtres, même Tête-de-Bœuf et, devant ma porte, ils ont dressé une sorte de mai. Quand Jef den Dries et Franelle, et le Michel des Suetekens et tant d’autres encore, sont sortis de prison, j’ai moi aussi mis des guirlandes. Chez nous, l’emprisonnement pour délit de braconnage est un honneur. Les lièvres sont aussi bien à nous qu’aux autres : c’est un droit de la nature. Adam était un paysan, lui aussi. C’est un droit du paysan, auquel un roi même ne pourrait rien changer.
Je paie des tournées dans les cabarets, mais avant d’aller au lit, il faut pourtant que j’aie la satisfaction d’aller arpenter mon champ d’un pas lourd, d’en ressentir les bienfaits. Je suis comme un arbre qui suce la sève de la terre.
Mais la Fine m’appelle et nous allons nous coucher dans des draps frais. Et ce fut comme si nous n’avions plus que dix-huit ans. Pensez donc, avoir été éloigné de chez soi pendant huit longs mois !
Le lendemain, retour au travail avec un courage tout neuf. D’abord, sur le seuil de la porte ouverte, se remplir les poumons comme un accordéon. Voir monter l’alouette, humer les odeurs, puis s’en aller à l’étable, tout comme je l’avais rêvé dans ma prison.
Les bêtes ne me connaissent plus, leur regard a changé, de même que leur langage et leur queue. Mais tout cela va revenir. Les premiers jours, je me délecte sans fin du bonheur paysan retrouvé, mais bientôt ma sérénité est, une fois de plus, attaquée par les aiguillons des tracas, de la maladie, des difficultés avec les enfants, avec le loyer. Mais je veux, je veux, je veux trouver la joie dans mon champ et dans mon labeur ! Au diable, les soucis que je me fais à propos de l’Alphonse, de notre Irma, de cette chatte noire de Frisine qui est revenue habiter l’impasse au Fromage et qui nous nargue en empêchant l’enfant de venir chez nous ! Au diable, la Belette du château ! Qu’ils s’en aillent tous au diable et qu’on me laisse tranquille ! Qu’on me laisse être un paysan et rien qu’un paysan. Dieu a fait de moi un paysan et, pour l’amour de Dieu, que les autres me laissent aussi n’être que cela. J’avale mes soucis, je ne veux pas les connaître, je n’en veux pas.
Mais voici l’hiver qui nous tombe dessus, et je n’ose pas aller chercher mon Christ au grenier, pour ne pas être tenté de reproduire mes misères personnelles dans sa souffrance. Celui qui ne se regarde pas dans une glace ne voit pas combien il est laid. Je veux être heureux. C’est mon droit.
Au Nouvel An, les enfants du village viennent chanter. Il neige à gros flocons. Je suis assis au coin du feu, à fumer ma pipe, un bol de café à la main. Des enfants arrivent. On leur donne des carottes et une pomme. Quatre fillettes, dont une toute petite gamine. Au moment où la Fine leur remet son offrande, elle s’écrie soudain :
« Mais Sainte-Vierge, c’est notre petite Lisette !
– Bon-P’pa, Bon-P’pa ! »
Une minute après, elle est assise sur mes genoux.
« Dites à la mère de Lisette que nous la ramènerons ce soir, le temps est trop mauvais maintenant. »
Mais avant la tombée de la nuit, une des fillettes revient :
« La mère de Lisette a dit qu’elle peut demeurer ici quelques jours. »
La Fine est heureuse ! Elle ne cesse d’essuyer les larmes de bonheur qui lui coulent sur les joues. Je suis plus content qu’elle encore, mais je ne le montre pas. Et la Fine n’arrête pas de dire :
« Nous devons retrouver l’Alphonse, il faut qu’ils se marient, puisque cet ivrogne est mort, et alors nous aurons la paix et le bonheur. »
Et j’ai dit au garde champêtre :
« Tâchez donc de retrouver notre Alphonse. »
C’était peu avant la Chandeleur : j’avais rapporté cette nuit-là un beau lièvre, bien que j’eusse promis à la Fine de ne plus jamais braconner ; mais c’est plus fort que moi. Voilà le garde champêtre qui entre et qui dit en tendant un bout de papier :
« Il faut que tu ailles demain matin chez le commissaire de police à Anvers.
– Est-ce que notre Racine va de nouveau être mis en prison ? demande la Fine.
– S’il a fait quelque chose de mal, oui, sinon pas », dit le garde en s’en allant.
Qu’est-ce que cela pourrait être ? Ce lièvre ? Je ne fermai pas l’œil de la nuit et les nuits sont encore si longues. Je buvais du café, tant et plus. La prison, encore une fois. Pourtant, ils ne m’avaient pas pris sur le fait ? Et que venait faire dans tout ça le commissaire d’Anvers ? À quatre heures, je n’y tenais plus. Je m’habille et je me mets en route. J’entends la Fine qui ronchonne derrière la porte.
Trois heures de marche jusqu’à Anvers. Pas de carriole, non. C’est le meilleur moyen de calmer mon inquiétude. À huit heures, je suis déjà devant l’hôtel de ville. Le commissaire était un grand gaillard, qui buvait justement son café dans une petite gourde de fer-blanc. L’agent de police qui m’avait introduit lui dit mon nom et, sans lever les yeux, le commissaire déclara :
« Emmenez-le là-bas. »
Le sang me descendit dans les pieds. C’est la prison, pour sûr !
« Qu’ai-je donc fait, Monsieur, demandai-je.
– Rien, mon ami, mais reconnaîtriez-vous votre fils, Alphonse ?
– Parbleu ! naturellement ! ne suis-je pas son père ?
– Il y a un type qui s’est pendu, et on dit que c’est votre fils. Suicide. Il faut que nous en soyons sûrs, pour faire le rapport. Allez jusqu’à l’hôpital, c’est là qu’il se trouve.
– Venez », dit l’agent.
Et je l’accompagnai.
L’Alphonse s’est pendu, cela devait arriver. C’était, à la fois un coup dur et un soulagement. Nous en voilà débarrassés. Enfin. Et pourtant je souhaitais que ce ne fût pas mon fils qui s’était pendu. Je ne suis qu’une brute, c’est entendu, mais cela me fendrait le cœur, qu’un de mes enfants soit mort d’une façon si peu chrétienne. Le mariage ne consiste-t-il pas à élever des enfants à la plus grande gloire de Dieu ? Mais non, c’est impossible, ce ne peut pas être l’Alphonse, ce ne peut pas être lui, ce ne doit pas être lui !
Ah ! comme la Fine va avoir du chagrin. Mieux vaut une brebis égarée qu’une âme damnée. Ô Seigneur ! faites que ce ne soit pas l’Alphonse. Et si c’est lui, faites que je ne le reconnaisse pas ! La pauvre Fine, ce serait sa mort. Ma Finette, ma pauvre Finette, tu as déjà tant souffert, mais ceci serait le coup de grâce, le coup de poignard fatal.
Nous arrivons à l’hôpital, un grand porche, nous traversons des couloirs qui sentent le docteur, puis un jardinet, pour arriver enfin à une petite maisonnette. Trois corps recouverts de draps sont alignés sur des civières ; un vieil homme soulève le drap du milieu. Quelle horreur ! Un visage bleui, boursouflé, une bouche tordue, des lèvres vertes... Alphonse... c’est notre Alphonse... c’est notre Alphonse. Pauvre Fine. Je ferme les yeux, je ne peux pas voir ça.
« Reconnaissez-vous votre fils ? » demande l’agent.
Je restais là, les yeux fermés. Non, je ne les ouvrirais pas, car au second coup d’œil je ne pourrais pas m’empêcher de crier son nom avec désespoir. Et je dis :
« Ce n’est pas lui... L’Alphonse avait ici (et je montrai mon sein gauche) un large grain de beauté... regardez... »
Je les entends froisser des vêtements.
« Celui-ci n’a pas de grain de beauté, disent-ils tous les deux.
– Vous voyez bien qu’il n’en a pas, dis-je.
– Ce n’est donc pas votre fils ?
– Non, ce n’est pas lui. L’Alphonse avait ici un grain de beauté.
– Inconnu, donc, portier, dit l’agent.
– Il sera pour l’amphithéâtre, dit le vieillard.
– Venez », dit l’agent.
J’ouvris enfin les yeux, le drap était remis en place. Nous sortîmes.
« Tu n’es pas habitué, n’est-ce pas, mon bonhomme, à voir ainsi des cadavres, dit l’agent de police. Tu as l’air tout chose, qui l’eût cru, d’un gaillard pareil ! Bah ! nous voyons ça tous les jours, nous autres, et cela ne nous fait plus rien.
– Vous êtes endurcis, dis-je, un bouchon dans la gorge. À chacun son métier. »
Nous voici de nouveau dans l’odeur des médecins. Quand la porte s’ouvrit, je demandai à l’agent :
« Est-ce fini, maintenant ?
– Et que pourrait-il bien y avoir à faire encore ?
– Vous venez prendre un verre avec moi, pour votre peine ? » dis-je.
Il jeta un rapide coup d’œil aux alentours et, sans me répondre il entra tout droit dans le cabaret d’en face. Je le suivis.
Ah ! si je pouvais m’enivrer à fond ! Mon cœur de père avait été broyé par la douleur.
L’agent me parla de noyades, de meurtres.
« Et va-t-on enterrer ce garçon avec une messe ? demandai-je anxieusement.
– Oui, une de ces toutes petites messes de pauvres, ou une simple absoute, je ne sais pas au juste.
– Et qu’est-ce que ce vieux a voulu dire quand il a parlé d’un théâtre ?
– L’amphithéâtre ? Eh bien, ce cadavre va d’abord être disséqué par les élèves qui font des études de médecine, coupé en petits morceaux qu’on examine à la loupe. Quand la plus grande partie de la chair a été enlevée, on fait bouillir le corps dans une grande marmite. Du bouillon, quoi ! Ah ! Ah ! Ah ! et alors on rattache tous ces petits ossements avec des morceaux de fil de fer pour en faire un squelette. Celui-là, on le vend à ces mêmes étudiants en médecine. Il ne faut pas me regarder ainsi, ces types ont un squelette dans leur chambre à coucher, dont ils se servent comme portemanteau, et ils lui mettent une pipe dans la bouche. Cela les amuse, ces jeunes gens.
– On ne l’enterre donc pas, ce garçon ? » demandai-je anxieusement.
Et l’agent répondit, en regardant dehors :
« On met des pierres dans le cercueil. Adieu. Au revoir, patron, mon chef pourrait arriver. »
Et il vida son verre et partit.
Je ne sais plus combien de temps je suis demeuré là encore, comme pétrifié par la main de Dieu. Mais la patronne m’a dit tout à coup :
« Êtes-vous malade ?
– Oui, oui », ai-je répondu, pour me débarrasser d’elle, et je pris la porte comme un malfaiteur.
J’étais sur le point de retourner au commissariat ; je le voyais de loin, je dus me retenir pour ne pas m’y précipiter, y tomber à genoux et tout avouer. Qu’allait-on faire de notre Alphonse ? Dieu du Ciel, je dois me taire, je dois me taire pour la Fine ! Mais si j’avoue, il ne sera pas bouilli, ni coupé en morceaux, et il aura une belle messe, ah ! oui, une belle messe, dût-elle me coûter ma chemise. Mais alors la Fine n’osera plus se montrer à personne et le nom de l’Alphonse sera mis dans les journaux. Une pendaison, c’est, dans notre village, une tare qui éclabousse plusieurs générations. Que faire ? Que faire ? Si je me tais, personne ne saura jamais rien. Voilà un agent de police qui s’approche. Il va lire dans mes yeux ma faute et mon hésitation. Je fais demi-tour. Je me remets en route, toujours à pied. Je vais rentrer tout expliquer à la Fine et lui dire de choisir.
Je lui raconte tout ce qui s’est passé, jusqu’au moment où je me suis trouvé devant le cadavre.
« Ce n’était pas l’Alphonse tout de même ? Ce n’était pas lui, tout de même ? » ne cessait-elle de demander.
Et j’avais répondu chaque fois :
« Écoute. »
Quand je fus arrivé au moment où on avait soulevé le drap qui recouvrait le corps, elle s’agrippa à ma veste et cria avec un tel désespoir dans les yeux : « Ce n’était pas notre Alphonse tout de même ? » que je n’osai pas avouer que c’était bien lui, en effet.
La pauvre créature serait certainement tombée morte sur-le-champ.
« Non, ce n’était pas notre Alphonse. »
Elle pleura de bonheur, dans son tablier.
« Et comment as-tu pu voir que ce n’était pas lui, Racine ?
– Eh bien, cet homme avait un large grain de beauté sur la poitrine et tu sais bien que l’Alphonse n’en a pas.
– C’est vrai, dit-elle, il n’a pas là de grain de beauté. »
Et elle regarda la statuette de la Vierge avec des yeux débordants de reconnaissance et aussi de supplication, afin qu’aucun de ses enfants ne meure jamais d’une façon aussi peu chrétienne.
« Un voyage inutile, donc, dis-je avec une indifférence feinte, et il vaudrait mieux n’en parler à personne, Fine, et ne pas mentionner de grains de beauté, sans quoi les gens prétendront quand même que c’était l’Alphonse.
– Je comprends », dit-elle, sérieusement, bien décidée à se taire.
J’ai eu bien soin, naturellement, de ne pas souffler mot de la marmite, du bouillon et de cette fabrication de squelette.
Demain j’irai tout raconter à Monsieur le Curé et je lui demanderai de dire des messes pour notre Alphonse. J’économiserai de l’argent sur mes pintes du dimanche...
Mais ce soir-là j’ai descendu le Christ du grenier, car mon chagrin était trop grand pour rester inconsolé.
Et afin de donner à ce qui nous entoure une ambiance de bonheur, tandis que la Fine prie et que les enfants regardent des images saintes, je chante bien doucement, pour ne pas sangloter :
Lune d’argent, lune d’argent !
Dans le ciel je te vois luire,
Tout au fond du firmament !
VI
« IL ne faut pas te plaindre, me dit le curé en chemin. (J’étais allé l’appeler à cause de la Fine qui avait des crampes au cœur.) Tu dis que tout le malheur est pour les paysans. Tu te trompes, Racine. Ce n’est pas parce que tu es paysan que tu as du chagrin et des misères, mais parce que tu es un homme, tout simplement. Un épicier de la ville, un cabaretier, un pharmacien ou un banquier peuvent tous avoir les mêmes déboires et il leur arrive tout ce qui t’arrive à toi. Crois-tu donc que les soucis de famille leur soient épargnés, ces soucis causés par la femme ou les enfants, ou les maladies et autres calamités ? Là où il y a des hommes, il y a de la peine. C’est à Adam, que nous sommes redevables de cela. Réjouis-toi, mon ami, d’avoir ton métier de paysan pour te faire oublier tes tracas et t’apporter des consolations. Ceux de la ville n’ont pas ce refuge. Ils n’ont qu’à grimper aux murs, eux, ou bien à s’enfuir dans les champs pour y chercher l’oubli de leurs peines. Ils t’y voient labourer, ou semer ou faucher et ils soupirent : Comme les paysans sont heureux. Que ne suis-je un paysan, moi aussi...
« Pense un peu, Racine, l’espace, l’air frais, le calme et ces beaux horizons, tout cela est un baume pour une âme meurtrie. Demande aux poètes, aux peintres, aux philosophes, quel est le plus beau des métiers : celui du paysan. Ils le chantent, ils le peignent, ils l’étudient, Racine. Car le paysan, après le prêtre, est l’homme qui s’approche le plus près de Dieu. Nous, les prêtres, nous nous occupons du bien spirituel de l’humanité. Vous autres, paysans, de ses besoins matériels. C’est grâce à votre dur labeur que les hommes peuvent jouir des bons fruits de la terre, de la viande, du miel, du pain, du lait et de la bière, et c’est aussi grâce à vous qu’ils obtiennent du cuir, de la laine et du lin pour se vêtir. Vous êtes vraiment les serviteurs de Notre-Seigneur, les vignerons de ses vignes. On peut enlever au monde les joailliers, les artistes et les professeurs, mais privez-le du paysan et le voilà fichu. Vous ignorez combien vous êtes beaux, vous autres paysans, sans cela vous ne parleriez pas ainsi. »
Voilà ce que dit le curé. De belles paroles, pour autant qu’on ait le vent dans les voiles. C’est alors une félicité, de s’entendre dire toutes ces choses-là, et on se met à chanter derrière sa charrue. Nous avons à la maison une image qui, elle aussi, représente cette belle vie de paysan. Cela s’appelle l’Angélus, et nous l’avons reçue comme étrennes, du journal. Il y a là un paysan et une paysanne qui prient l’Ange du Seigneur, au milieu d’un champ de pommes de terre. Je ne connais rien à la peinture, mais je me suis dit bien souvent :
« Ces deux-là habitent sans doute une maisonnette de massepain. Ils ont des gosses qu’il ne faut jamais moucher, ils ne connaissent pas la Belette du château, ils ne puent pas la sueur et leurs pieds ne se sont jamais enfoncés dans le fumier ; ils n’auront pas les mains calleuses, eux, ni le dos voûté. Ils jouent aux paysans comme nos enfants jouent à la Dame Riche. »
Le curé s’entretient avec la Fine.
« Il faut faire venir le docteur, Racine.
– Est-ce que c’est si grave, Monsieur le Curé ?
– La vie n’est pas une plaisanterie, mon ami : vous craignez le docteur autant que le confesseur et pourtant tous les deux ne sont là que pour vous guérir. »
Je fis chercher le docteur.
« Le cœur est faible, dit le quidam.
– Vous voulez rire, Monsieur le Docteur, dis-je. Son cœur est plus solide que le vôtre et que le mien. Si vous aviez dû supporter ce que cette femme a supporté, vous ne seriez plus de ce monde depuis bien longtemps. Son cœur est bourré de trop de chagrins. »
Il prescrivit naturellement un médicament cher, qui ne fit naturellement aucun effet. C’était le chagrin qu’il fallait lui enlever du cœur. Je fis chercher Aloys. Il lut des prières, il fit quelques simagrées en se servant de latin de cuisine, mais cela non plus ne servit à rien.
Je connaissais le remède. Lui raconter ce qui est advenu de l’Alphonse et lui ôter du cœur le poids et l’angoisse qui l’emprisonnent. J’en parlai d’abord au curé.
« Tu vas te taire surtout, me dit-il, ou tu le lui feras éclater, son cœur. »
Ah ! c’était bien dur pour moi et si terrible pour elle. L’entendre geindre chaque fois, entre chaque crise, en s’adressant à moi ou au crucifix pendu au-dessus du lit :
« Oh ! si seulement notre Alphonse était ici, près de moi. Le voir, encore une fois... Il vit, je le sens, et un cœur de mère ne ment pas... Oh ! Joseph et Marie, vous qui avez cherché votre enfant pendant trois jours et qui avez fini par le trouver parmi les savants, pourquoi ne retrouvons-nous pas notre Alphonse ? Je suis une mère aussi, pourtant ! Racine, demande donc encore au garde champêtre de s’informer après lui... »
Et il faut qu’on se taise ! Il faut qu’on étouffe sur ses lèvres le mot brûlant. Depuis deux ans déjà, ce secret était entre nous comme un brouillard pesant. Un double martyre pour moi : en entendre parler et devoir me taire.
« Mais si elle mourait sans l’avoir appris, Monsieur le Curé ?
– Elle l’apprendra dans l’au-delà, Racine, où toutes les choses se voient d’un point de vue spirituel et où elles ne peuvent plus nous faire de peine, puisqu’il n’y a pas, au ciel, de la place pour la peine.
– Est-ce qu’elle irait au ciel, notre Fine, Monsieur le Curé ?
– Non, Racine, elle n’ira pas au ciel, elle y sera transportée par les anges ; ta femme est une de ces héroïnes chrétiennes qui ne figurent pas au calendrier. Elle a eu beaucoup de chagrin, elle a beaucoup pleuré, mais elle a tout supporté avec résignation. Il ne faut pas croire, Racine, que pour être un saint il faille toujours regarder d’un oeil vers le nord et de l’autre vers son gros orteil. Ta femme est une de ces natures droites qui sont des saintes sans qu’il y paraisse. Elle peut en tous cas te servir d’exemple, Racine. Elle joignait les mains quand toi tu te révoltais, que tu blasphémais ou que tu allais t’enivrer. Qu’est-ce qui est le plus beau ? Mais c’est pour cela aussi que le Bon Dieu l’aime bien.
– Si le Bon Dieu l’aime tant, pourquoi ne lui permet-il pas de rester près de moi et près de ses enfants, qu’elle aussi aime tant. Puisqu’elle ira quand même au ciel, pourquoi ne peut-elle pas attendre une vingtaine d’années encore ? D’ici là, il y aura encore beaucoup plus de saints là-haut et il y fera d’autant plus beau. Au plus d’âmes élues, au plus de bonheur. »
La Fine allait plus mal, les douleurs étaient incessantes. À première vue, on eût dit que c’était de la comédie, tant, quand on la voyait couchée là, elle avait les joues rouges et rebondies. Mais les lèvres étaient violettes comme un chou rouge. Les yeux brillaient d’angoisse plutôt que de vitalité. La respiration était courte et la sueur lui ruisselait des joues.
« Si le temps pouvait changer, peut-être bien qu’elle irait mieux, dit le Curé. Elle a besoin de fraîcheur et l’air est étouffant. »
Oui, c’était précisément l’été le plus terrible que j’aie jamais connu. Nous arrivions à l’époque de la moisson et il n’avait plus plu depuis juin, il n’y avait plus un seul nuage dans le ciel et le soleil dardait à crevasser la terre, fanant et roussissant toute la végétation. Un petit vent chaud d’ouest rasait les champs en sifflant et jouait doucement dans la cheminée. La poussière montait parfois plus haut que les arbres, d’autres fois elle courait en virevoltant le long des chemins ; le sol était comme du poivre, et c’est d’ailleurs l’effet qu’il avait sur la végétation. Celle-ci en était toute grise. Les mares et les ruisseaux étaient desséchés. Dans l’étang du château, les carpes pourrissaient à découvert. À marée haute, on pouvait encore puiser dans la Nèthe un peu d’eau bourbeuse et puante. Le monde entier semblait ployer sous un maléfice, comme si nous étions tous, hommes et choses, frappés d’un mauvais sort, acharné à nous faire mourir de chaleur et de soif. Un air sec, gris d’acier, et toujours l’obsédant et aigre sifflement de cet aride petit vent d’ouest qui balayait la campagne en faisant frémir les arbres, nuit et jour, sans répit. Le matin, pas la moindre goutte de rosée, jamais un petit nuage là-haut ni même à l’horizon, nul espoir d’une averse venant rafraîchir la terre. Les bêtes aspiraient à un peu d’eau fraîche, à une herbe juteuse, et il fallait parfois se lever la nuit pour essayer de leur faire comprendre avec des mots que ce n’était guère possible, mais qu’il allait bientôt pleuvoir et qu’alors elles pourraient boire à leur soif.
Les paysans pouvaient dire, en toute conscience, et à Monsieur le Curé lui-même qu’ils n’avaient pas baptisé leur lait. Un litre d’eau valait presque autant qu’un litre de lait. On fit une neuvaine pour avoir de la pluie et, journellement, une procession parcourait les champs. Et quelle procession ! Nous ne pouvions pas nous voir mutuellement à cause de la poussière ; celle-ci nous collait à la peau à cause de la transpiration et avait tôt fait de nous transformer en maures. La foule clamait vers le ciel des prières et des chants pour en obtenir un peu de cette eau qu’elle gaspille si facilement en d’autres circonstances. Mais on eût dit que l’œil et l’oreille de Dieu étaient aussi desséchés que le reste. Même la Belette du château faisait partie de la procession. Ce n’est pas qu’il leur fallait de 1’eau à boire, à ceux-là, puisqu’ils ne boivent que du vin, mais l’eau de pluie représente tout de même l’argent qu’ils tirent des paysans.
Ah ! c’était un spectacle lamentable : toute cette végétation des champs, semée et plantée avec tant d’ardeur, entourée de tant de soins et d’espoirs. Ni les grains, ni les légumes, ni les fruits n’avaient pu atteindre leur maturité et ils pendaient ou gisaient lamentablement, tout couverts de poussière, balancés par le vent, grêles et ratatinés à faire pleurer. Au diable, toute notre peine et notre sueur, nos joies et nos espoirs ! C’était grave, très grave. On ne parlait que de cela et, comme il arrive toujours dans des cas pareils, on finit aussi par en rire et par raconter des blagues. Le Lorejas prétendit qu’il buvait de l’eau le dimanche et qu’il arrosait son champ de céleris avec de la bière. La détresse même devenait un sujet de plaisanterie. Mais, plus menaçant que le spectre de la sécheresse, celui de la maladie de notre Fine me hantait l’esprit sans répit. Je frissonnais en pensant qu’elle pourrait me quitter et me laisser tout seul avec les enfants.
« S’il se met à pleuvoir, porte-moi dehors, sous l’averse, Racine, car je commence à roussir en dedans. »
Et je priais afin qu’il pleuve, bien plus pour elle encore que pour les champs.
C’est ainsi qu’arriva le temps de la moisson. Les tiges du blé étaient raides et coriaces. Je n’avais pour m’aider que deux galopins. Où sont mes enfants ? Pourquoi ne m’assistent-ils pas ? La Fine malade, notre Alphonse mort, notre Anna au couvent, loin de nous, et l’autre, l’Irma, a les mains bien assez pleines, avec son maçon et ses quatre gosses. Elle revient nous voir, cependant, depuis que la mère est malade. Dire qu’il faut qu’on soit à l’article de la mort, sacrebleu, avant qu’un enfant revienne vers vous ! On ne parle plus du couvre-lit. Le François habite Aerschot avec sa large famille et il fait dire qu’il regrette beaucoup, mais qu’il lui est impossible de venir. Je garde à la maison notre Stan, qui a neuf ans, pour veiller sur la Fine, sur la petite Amélie, l’aveugle, et sur la marmaille. L’Edmond, un garçon de quinze ans, vient m’aider aux champs.
Ô Seigneur ! que ce ne soit pas seulement l’oeil du château qui se pose sur mon champ, mais promenez aussi, par-dessus, Votre grand œil à Vous ; sous le rayonnement de Votre regard qui embrasse tout, les choses redeviendront ce qu’elles doivent être, et les plantes, gorgées de fraîche rosée céleste se redresseront pleines de sève et de vigueur.
Que la rosée tombe ! dit la chanson. Votre mansuétude est infinie, lit-on dans les livres, mais il suffirait d’une seule larme de bonté de Vos yeux pour que Racine s’estimât satisfait. Étouffe, siffle le vent ; étouffe, dit la poussière ; étouffe, murmure l’air qui nous entoure ; étouffe, bruissent les arbres ; étouffe, dit le jour qui se lève et la nuit qui tombe. Étouffe !
Je dois prendre un valet. Franelle me propose son fils. Ce serait réunir le chat et la souris (notre petite Amélie). Je prends plutôt Van Pul, un homme d’un certain âge, aux muscles d’acier ; comme cela je serai aussi tranquille pour mes enfants que pour mon ouvrage. Et nous commençons à moissonner, quinze jours plus tôt que de coutume. Nous fauchons le blé parce qu’il le faut bien, mais non pas avec le fier plaisir et les soins attentifs des autres années. Cela n’en vaut pas la peine ; Joseph le rêveur n’eût pas pu rêver d’épis plus maigres.
Nous fauchons et le vent nous déverse sur le corps des flots de chaleur, comme si à chaque pas on ouvrait devant nous de nouveaux fours à pain. Mes côtes sont des bandages ardents. Le vent nous plaque au visage le blé, la poussière et le sable. La sueur salée pique les lèvres. Boire, boire. Pour se désaltérer, pour se rafraîchir un peu. Mais l’eau est sacrée, à présent, trop précieuse pour être déversée dans le corps de l’homme, on la garde pour les bêtes. On fait chercher de la bière, mais elle vous colle aigrement au palais ; il vaut encore mieux boire du genièvre. Pas tellement comme remède contre la chaleur, mais surtout pour oublier la Fine et sa maladie et puis aussi pour le goût naturellement. Encore une bouteille ! Et nous voilà, Van Pul et moi, allongés le soir dans le blé, ivre morts. Toute la maisonnée est en l’air.
« Allez chercher Frisine, dit la Fine, c’est une femme débrouillarde. Ce n’est pas une étrangère, après tout, et elle finira bien par épouser notre Alphonse quand il reviendra. »
Je sursaute. Cette chaleur effroyable ne suffit donc pas, ni la terreur de voir mourir la Fine, il faut encore y ajouter la séduction de cette sorcière ? Je pense immédiatement à l’incident de la carriole ; est-ce la chaleur ou cet alcool qui me fouette tous les jours, je l’ignore, mais pour un rien j’ai la tête pleine de visions désirables.
« Qu’elle reste là, cette corneille, dis-je.
– Pourquoi ? demande la Fine. Elle remettra tout en ordre ici. Tu ne peux pas croire combien cela me fait de la peine de voir tout s’en aller à vau-l’eau.
– Je trouverai bien quelqu’un.
– Racine, prends Frisine, elle connaît la maison et notre manière de vivre.
– Je verrai. »
Je ne restais jamais longtemps près de la Fine. Il m’est impossible de m’asseoir au chevet d’un malade, cela me rend gauche et timide, je n’ose pas me taire et je ne sais pas quoi dire pourtant. Pendant que je suis penché sur le blé brûlant, l’image de Frisine hante sans cesse mon esprit. Aurais-je peur d’elle ? Je n’en crains pas cent comme elle ! N’ai-je donc plus de volonté ? C’est égal, elle ne viendra pas, je chercherai ailleurs. Et si elle vient, au premier signe de fadaise, je la jette dehors, cette mauvaise femme. Ma fourche brille, comme brille le couteau qui attend, dans le tiroir, à la maison, mon prochain adultère. Et je m’efforce de rapprocher de moi, comme avec une longue-vue, cet épisode du taureau. Il ne s’agit pas d’oublier une chose pareille. Parbleu ! Je n’ai pas peur, je vais leur montrer que je suis un homme.
Et bien que je sois décidé à prendre Frisine, je m’en vais demander au ménage Tambour s’ils ne connaissent pas une jeune fille qui pourrait nous aider à la journée. Ils ont promis de s’informer. Maintenant personne ne pourra plus rien me reprocher. De là, je me rends chez Frisine. Elle viendra dès demain. Je ne peux pas dormir de la nuit. Les portes et les fenêtres sont ouvertes. Tout agité, je me promène au clair de lune, dans la maison, au jardin, à l’étable. Les arbres bruissent dans le vent, le vent siffle comme un fantôme tout autour des plantes, et on entend glisser la poussière. La pleine lune rend tout si clair et si mystérieux à la fois. Elle rit, elle rit de nos peines, de nos tentations et de notre désespoir. Je hais la pleine lune, cette tête de chat démoniaque qui a rendu aveugle notre petite Amélie. Je vais vite me mettre à l’ombre d’un arbre pour échapper à son influence. Je sens autour de moi une force obscure qui nous en veut. Que la vie est fantasque et perfide !
Ô Seigneur, Dieu tout-puissant. Vous qui nous avez créés, en toute bonté et en toute générosité, pourquoi avoir placé entre Vous et nous tant de choses mauvaises ? Mon cœur est plein de piété et de Votre présence, mais mon corps qui l’entoure est plein d’ennemis. Mon cœur aspire après Vous comme mes bêtes aspirent à la mare, mon corps Vous fuit comme si Vous étiez le feu. Et quand ces deux-là s’affrontent, ma volonté n’est plus qu’un sabre de papier. Intervenez donc, ô Seigneur, délivrez-nous du mal qui nous guette. Éloignez de moi la tentation et faites qu’il pleuve ! Que la Frisine tombe malade ! Faites qu’il pleuve sur la terre et sur mon cœur et je me promènerai, tout rasséréné, dans vos chemins !
Le sang chaud me battait aux tempes, douloureux comme autant de petits coups de marteau, et rien avoir pour me rafraîchir un orteil, un doigt, une paupière ! Ne pas pouvoir s’allonger au frais pour être délivré de cette ardeur extérieure et intérieure.
Ô Seigneur, faites qu’il pleuve !
La lune riait au ciel jusqu’au matin. Et jour après jour, sans qu’il y eût ni brume ni rosée, le soleil dardait sur la terre, comme une malédiction, ses rayons rouges et perçants. D’angoisse et d’impuissance, je faisais vite un petit signe de croix. Ô Seigneur, faites qu’il pleuve !
Frisine était indifférente et elle ne s’apercevait même pas de ma présence. Elle faisait bien sa besogne. Quelle belle femme tout de même ! Je dus aller jusqu’à la Nèthe, avec la carriole, pour chercher de l’eau. Je me dépêchais pour être vite rentré. Soudain je me ressaisis : Imbécile ! me dis-je. Et, à dessein, j’attendis plus d’un quart d’heure sous le soleil de plomb. Quand j’arrivai à la maison, le curé vint au-devant de moi.
« Elle va moins bien aujourd’hui, Racine, je vais lui apporter le Bon Dieu puisqu’elle a toute sa connaissance. Il faut prévenir les enfants et la famille. Du courage, mon ami, du courage, voyons... Elle a eu une bien belle vie... »
Déjà Frisine s’affairait à nettoyer partout et à mettre de l’ordre avant l’arrivée de Notre-Seigneur.
La Fine dit :
« Il faut qu’Il entre dans une petite maison du dimanche, nous devons bien le recevoir. »
Un bouchon dans la gorge, je me mis aussitôt à balayer et à ratisser les abords de la maison. Au loin, la cloche tintait.
Pendant que Frisine allumait les bougies sur le seuil, je passai en hâte un autre sarrau. Le Seigneur s’approchait de notre maison. Le Seigneur entra chez nous. Celui qui a tout créé, dont les mains nous dispensent la nourriture. Il ne vient pas souvent, mais quand cela Lui arrive, c’est toujours pour venir chercher quelqu’un. Cette fois, il est venu pour emmener la Fine. Jusqu’alors je n’avais jamais réalisé nettement qu’elle allait mourir. Mais maintenant qu’Il était là, je le savais, jusqu’au plus profond de mon cœur. C’était une certitude, comme celle du jour après la nuit, une telle certitude que je ne me donnais même plus la peine d’implorer la guérison de la Fine. J’ai baissé la tête, moi aussi, et j’ai dit avec résignation :
« Entrez donc, Notre-Seigneur, et faites comme chez Vous. »
Le curé parti, l’Ange de la mort est resté. On sent qu’il est là, qu’il se promène de long en large. On veut qu’il y ait du silence et que tout le monde marche sur la pointe des pieds. Et c’est dans ce silence qu’on peut l’entendre.
Le lendemain, la famille arriva, la mienne et celle de notre Fine. Une pleine maisonnée. Le visage de la Fine était violet.
Le médecin lui avait défendu de parler et qu’on lui demandât quelque chose. Vous vous rendez compte ! À quoi bon se taire, pour vivre une ou deux heures de plus ? Elle parlait sans trêve de notre Alphonse, comme on débobine une litanie ou une prière : il fallait bien le recevoir quand il reviendrait et le pousser à épouser la Frisine au plus tôt. Frisine pleura toute la journée. Ses yeux rougis l’enlaidissaient. Je ne sais comment cela se fit, mais l’arrivée de Notre-Seigneur avait étouffé ce désir pour la Frisine, comme sous un couvercle. Et je pris la résolution, aussitôt que notre Fine aurait fermé les yeux, aujourd’hui ou demain, de mettre la Frisine à la porte. Je me mis à la haïr. N’était-ce pas en partie à cause d’elle que notre Alphonse s’était tué. Ne l’avait-elle pas attiré, avant et après son mariage ? Je ne le lui pardonnerai jamais !
On parla naturellement de la sécheresse. L’un dit qu’il ne pleuvrait plus jamais et que le monde allait se transformer en désert. Un autre, qu’il y aurait un orage d’une telle violence, que le globe terrestre éclaterait en deux morceaux. Nous étions là à nous faire peur les uns aux autres. Au milieu de la nuit, le silence me fit tressaillir.
Les arbres ne bougeaient plus, les choux rouges avaient cessé de cliqueter. Le vent était tombé. Et le soleil se leva, d’un jaune vénéneux. Le temps avait changé. J’étais aux champs, occupé à bêcher le sol de poivre, quand j’entendis la petite Amélie, l’aveugle, qui criait :
« P’pa ! P’pa ! la maman ! »
Je laissai là ma bêche, je savais de quoi il retournait et me précipitai d’une seule haleine jusqu’à la maison. Les lèvres de la Fine étaient toutes blanches. Son visage avait tourné au rouge déteint. Plus aucune lueur dans les yeux. Les enfants, ainsi que Frisine, entouraient le lit en pleurant. Le curé arriva ; un seul coup d’oeil et il me fit un signe qui voulait dire : « Racine, elle s’en va. » J’allumai le cierge.
« Est-ce toi, Racine ? demanda la moribonde. Sa main droite lâcha le chapelet et chercha la mienne.
– Racine, dit-elle en souriant, écoute, notre Alphonse m’appelle... Qu’y a-t-il donc que tu me caches ? Là, il est là... et elle désignait la fenêtre... Qu’a-t-il donc autour du cou ? Est-ce que ce sont des fleurs, autour de son cou ?... Bonjour Alphonse, bonjour mon garçon !... »
Sa bouche s’ouvrit et se ferma encore une ou deux fois, mais sans qu’aucun son n’en sortît. Je n’y tenais plus. Même si l’aveu devait me valoir la prison, je ne pouvais plus supporter, au moment où ma femme allait descendre au tombeau, qu’il y eût ce mensonge entre nous.
« Notre Alphonse ! criai-je, notre Alphonse !
– Tu ne vois donc pas, Racine, qu’elle ne t’entend plus, dit le curé. Elle est déjà près du Bon Dieu... »
C’est alors que j’ai pu pleurer tout mon saoul. J’ai pleuré à en avoir le visage ruisselant, mais tout seul, dans mon champ, pour avoir le plaisir de pouvoir laisser couler mes larmes. Et je disais sans m’arrêter : « Ma Finette, ma Finette... » que c’en était presque une chanson.
La nuit, un couple de voisins s’en vint veiller. En d’autres circonstances, la maison eût été pleine de monde, mais maintenant, avec cette menace d’orage dont on avait prédit tant de choses effrayantes, il ne vint que ceux qui en avaient le courage et dont on pouvait se passer chez eux.
Le vent était à la pluie et, à la tombée de la nuit, l’ouest était plein de nuées d’orage. Elles avançaient lentement dans notre direction et à onze heures le premier nuage glissa devant la lune. Nous étions en train de prier, la porte ouverte. Les éclairs se mirent à briller de tous les côtés à la fois et le tonnerre n’arrêtait plus. Après un vent violent qui nous força à fermer la porte, il commença à pleuvoir à torrents, et toujours des éclairs et des coups de tonnerre à croire que le ciel s’ouvrait et se refermait sans répit. Enfin ! Mais on avait bien trop peur de l’orage pour se réjouir. J’allai me mettre près du lit de la Fine. Elle aimait toujours me savoir à la maison et tout près d’elle par temps d’orage. Elle protégeait les enfants, comme une mère poule, mais elle se sentait protégée à son tour par ma présence. Comme si le Bon Dieu allait, pour mes beaux yeux, foudroyer plutôt les autres qu’un de nous. Je me suis souvent moqué d’elle à ce sujet. Mais à présent qu’elle est morte, j’allai quand même me placer à côté de son lit et je lui dis :
« Sois tranquille, Fine, ce ne sera pas bien grave. Plus de bruit que de mal. »
Ah ! quel soulagement quand le jour parut enfin et que, l’orage passé, nous pûmes de nouveau ouvrir la porte. Une fraîcheur humide, pleine de parfums et de tendresse. On eût dit que le monde recommençait à vivre et qu’il allait tomber à genoux ! Les veilleurs rentrèrent chez eux. Frisine alla prendre un peu de repos. Je regardai la Fine d’un air content.
« C’est fini », Fine, dis-je.
La vie aussi était finie pour elle. La voilà morte. Tout avait été si beau, sa bonne volonté, les soins dont elle nous avait entourés, les enfants et moi, sans penser à elle-même. Avec quelle joie elle avait mis les enfants au monde, ces enfants qui allaient lui broyer le cœur. Ah ! comment avais-je pu oublier une aussi brave femme pour cette servante au taureau ! Mais sa mort est comme une force sainte, qui me rend grand comme un géant et humble comme un enfant. Je me sens délivré de toutes les malices du maudit. Je me sens assez fort pour marcher vertueusement sur le chemin de la vie, en compagnie de mon travail et de mes enfants. Je me sens comme un petit enfant, prêt à faire tout ce que le Bon Dieu peut exiger d’un pauvre paysan. Il ne nous demande pas grand-chose, parce que nous n’avons presque rien. Il me semble que tout va aller mieux maintenant et plus facilement. Je suis content de pouvoir désormais charger le fardeau sur mes seules épaules. Frisine n’a qu’à rester ici ; après tout, elle est la mère de l’enfant de notre Alphonse. Elle peut rester sans danger. Elle ne me fera pas de mal. Une femme morte est plus forte qu’une vivante.
Mais à présent il faut que je retourne à mon champ, imprégné de nouveau de la sève céleste, et qui brille dans la lumière, tout rajeuni et régénéré. Ah ! quelle joie c’est à plonger dedans, corps et âme !
Notre François, le frère récollet, est venu aux funérailles, lui aussi, et le curé a fait apporter une couple de bouteilles de vin parce que je me suis si bien tenu. Les deux familles se sont encore une fois trouvées réunies et on a ressorti tous les souvenirs communs, des vivants et des morts. C’est alors qu’on se sent devenir vieux et qu’on se rend compte combien la vie passe vite, comme une fumée. Tous ces récits éveillent en vous une si violente nostalgie, qu’on voudrait pouvoir recommencer son existence. L’homme est coriace, il oublie toutes ses souffrances et l’aspiration au bonheur reste toujours la plus forte.
Le même soir, je me trouvais avec le curé devant la haie de mon jardin et, tandis que je regardais les étoiles, je lui demandai :
« Mais où est-ce donc au juste, le Ciel, Monsieur le Curé ?
– Dans l’infini, Racine, dans l’infini de Dieu, plus loin que la plus lointaine étoile peut-être. Nous ne devons pas nous laisser tromper par le monde matériel. Il est possible que le Ciel soit autour de nous, car là où est Dieu est aussi le Ciel. Ne nous a-t-on pas appris : nous nageons en Dieu ? Il ne s’agit pas de savoir où Il est, mais qu’Il existe.
– Oui, Monsieur le Curé, dis-je, mais tout cela est difficile à comprendre quand on est un paysan. Je préfère que le Ciel soit autour de nous ; on n’a qu’un pas à faire. Car si je devais voler plus loin encore que l’étoile la plus haute, quelles ailes énormes ne devrais-je pas m’attacher pour qu’elles soulèvent à travers l’espace cette lourde masse de chair paysanne ? Il me semble que je ne pourrais jamais y arriver ! »
Et on eût dit, en effet, que la Fine se trouvait à mes côtés, comme si elle n’était pas morte ; avec cette seule différence que je ne pouvais plus ni l’entendre ni la toucher. Et, chose bizarre, je n’avais pas de chagrin. Je veux dire dans le sens où les autres ont du chagrin, ceux qui se lamentent et qui se mettent à boire.
Je l’avais toujours devant les yeux, et je lui dis :
« Ce n’est rien que tu sois morte, Fine ; tu vas pouvoir te reposer maintenant et c’est moi qui ferai ta besogne. »
Je la voyais toujours fraîche et ronde comme au temps de sa jeunesse, quand je la courtisais. Et quand je l’ai épousée. Je la voyais, en semant, en labourant, et trayant la vache. Pas vraiment, bien sûr, ni transparente comme un esprit, mais en songe seulement. Elle marchait à mes côtés et je lui parlais :
« Fine, demain, je m’en vais trier les graines pour le blé d’hiver ; dimanche, j’irai jusque chez le Dries pour les pommes de terre à planter. »
Non, je n’avais pas de chagrin, mais cela ne m’empêchait pas de me sentir bien seul dans la maison. Les enfants avaient repris leurs jeux. Ils se cramponnaient à la Frisine et celle-ci les soignait très bien. Cela ne me plaisait pas beaucoup. Je voulus les faire parler de leur mère. Ils étaient tranquilles un moment et avaient déjà de la peine à se souvenir d’elle ; dix minutes après ils reprenaient leurs ébats. J’en voulais à Frisine parce que les enfants lui témoignaient autant d’affection qu’à la Fine.
Après l’hiver, elle pourra prendre ses cliques et ses claques, cette sorcière. Je me sentais très seul à la maison. Tant qu’il avait fait beau, j’avais pu trouver du contentement et de la distraction aux champs, mais voici que sont venues les bourrasques et la pluie et qu’il fait noir à trois heures. Il ne reste plus qu’à traîner d’une chaise à l’autre. Tous ces rires et ces cris vous martèlent la tête. Les murs sont trop rapprochés. On cherche partout la Fine. Je voulais la voir, l’entendre, la toucher. Les songes ne suffisaient plus, je devins inquiet, troublé.
J’aurais voulu être dans un wagon et rouler, rouler à travers les prés et les champs, vers d’autres pays, vers la lune, vers le soleil, toujours plus loin...
L’homme change sept fois par jour de sentiments et d’intentions. J’avais envie de broyer et de détruire quelque chose entre mes mains. J’eus tout à coup une bonne idée. J’allai rechercher le Jésus au grenier et je ramenai au jour tous mes outils. Je savais, à présent, ce que j’allais faire de ce Christ : le placer sur la tombe de la Fine.
Tous les soirs je le prenais en main. Au cours de mon travail, je levais de temps à autre les yeux vers la cheminée, à l’endroit où la Fine avait coutume de s’asseoir et de prier. C’était la Frisine qui s’y trouvait à présent et qui tricotait.
« Si seulement tu étais la Fine, pensais-je parfois, comme je te prendrais dans mes bras et te serrerais à te briser ! »
Il faut que ce pauvre Jésus soit achevé avant le printemps. Le printemps est encore loin, caché de l’autre côté du globe terrestre, derrière la neige, la glace et l’obscurité ; mais le Jésus est encore rude, raboteux et il faudra lui consacrer beaucoup de patience et de sueur avant que les gens ne lui tirent leur chapeau en disant : « Ayez pitié de nous, Seigneur, soyez-nous miséricordieux. »
Il faut qu’il soit terminé avant que les premiers petits oignons ne sortent de terre. Il commence à me peser sur le cœur. Ah non, ce n’est pas peu de chose pour un paysan, d’avoir ainsi chaque jour le Bon Dieu entre ses mains.
Le voir là, cloué sur la croix, qui pend au-dessus de votre lit, sentir l’oeil de Dieu qui du haut de la cheminée regarde vos mains et votre bouche, c’est déjà bien assez intimidant pour un paysan, mais encore passer des soirées entières le nez penché sur lui, à faire naître dans le bois, au moyen de votre couteau et de vos outils, la douleur de ses plaies et la peine de son cœur, voilà de quoi vous donner une bizarre sensation, comme si un ver vous rampait dans le cerveau.
On ne se sent plus libre, les idées s’obstinent à tourner autour de sujets effrayants comme la mort, le péché, l’enfer, l’infini et l’éternité.
Un tel travail convient à des gens comme notre François, le Récollet. Ils y prennent plaisir, cela fait leur bonheur, ce sont des choses qui leur plaisent puisqu’ils ne parlent que de ces sujets-là et ne pensent à rien d’autre.
Chacun son métier. Moi, cela m’agite et m’assombrit.
Or, il faut qu’un paysan soit tout juste à l’opposé d’un tel état d’esprit : il doit avoir l’esprit tranquille. Le paysan vit de la lumière et avec la lumière. Il aide le soleil.
Et quand on se vautre ainsi dans la mélancolie, on finit par exiger que les autres fassent de même, surtout Frisine et les enfants. Frisine rit et chante aussitôt que j’ai le dos tourné. Frisine est heureuse. Elle l’est tellement qu’elle en devient provocante. Quand je suis près d’elle, elle se tait et ne dit ou ne demande que le strict nécessaire. Elle fait son ouvrage avec plaisir. Ses yeux noirs étincellent, pleins de vie et d’ardeur. Elle ne sait pas pourquoi d’ailleurs. C’est là, d’après moi, le plus beau, le véritable bonheur. Ne pas savoir pourquoi on est heureux, l’être sans raison.
Je n’ignore pas qu’elle et les enfants, et les voisins, m’appellent Buffle. Ce que cela peut me mettre en colère ! Un buffle ! Moi qui tiens à mes enfants comme à la prunelle de mes yeux, qui honore la mémoire de notre Fine à chaque heure du jour, moi qui aime mon champ comme un musicien aime son orgue de Barbarie. Un buffle, moi ! Non, ce sont toutes ces idées étranges qui me rendent neurasthénique. Il faut que ce Jésus soit terminé. Je pourrai bien être un bon chrétien sans pour cela devoir sculpter un Jésus. Je l’étais bien auparavant. Ah ! comme j’aimerais souvent jouer avec les enfants, rire et chanter avec Frisine. Mais aussitôt qu’ils s’aperçoivent de ma présence, ils deviennent silencieux comme des souris. Avant, ils se précipitaient sur mes genoux. Ce n’est pas à moi, tout de même, de commencer à me montrer exubérant, ils croiraient que je suis devenu fou. Ils pensent que j’ai beaucoup de chagrin et que c’est la raison pour laquelle je suis devenu si bourru ; ils veulent respecter ce chagrin.
Mais je l’ai déjà dit : je n’ai pas de chagrin. Je me suis simplement retiré en moi-même, avec mes idées étranges et les images que je me fais du péché et de l’éternité. Je me sens seul, plus seul encore maintenant que je ne peux plus, comme les premiers temps après sa mort, avoir toujours la Fine devant les yeux. Il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi, car j’aurais fini par matérialiser cette vision et on aurait dû m’envoyer à Gheel, rejoindre mon frère. Du chagrin, pourquoi ? La Fine est au Ciel. Que peut-elle désirer de mieux ? Et à quoi bon pleurer jusqu’à en être réduit à l’épaisseur d’une écaille de moule puisque cela ne la ferait pas revenir ?
Non, il ne faut pas chercher là la cause de mon état ; il provient uniquement de ce crucifix auquel je travaille. J’ai l’esprit trop craintif. Et tandis que, absorbé par ma sculpture, je me retire davantage du monde, jour après jour mon cœur n’aspire qu’à être celui d’un simple et stupide paysan, délivré de toute entrave et de toute arrière-pensée, occupé uniquement de ses patates et de son fumier et que les problèmes de la vie et de la mort laissent parfaitement indifférent. Ah ! si je devais en parler au curé – ce que je ne ferai jamais –, il me prendrait pour un hérétique ou pour un imbécile.
C’est pourquoi je veux être libre, je veux pouvoir parler avec les gens, jouer aux cartes avec eux, rire avec Frisine.
Je suis jaloux, et c’est pourquoi je me mets parfois à parler de l’Alphonse avec un air faussement innocent pour l’ennuyer et pour qu’elle se mettre à geindre :
« Où peut-il bien être, l’Alphonse ? » dis-je.
Il n’en faut pas plus pour la démonter et pour quelle se mette à geindre :
« Je n’en sais rien. Il a fichu le camp. Il n’avait plus dit un mot depuis plusieurs jours déjà... Il pleurait parfois, mais je n’ai jamais pu savoir pourquoi. Il avait un chagrin au cœur. Je lui ai dit souvent : Va à la maison, mon ami... Tout ira mieux alors. Il haussait les épaules. Je crois, moi, qu’il est mort...
– Je le crois aussi, disais-je alors, j’en suis même presque certain. »
Là-dessus elle se mettait à pleurer et elle en avait bien pour une demi-journée à rester sous une mauvaise impression.
VII
CE pauvre Jésus, j’ai essayé aussi de ne plus y toucher. Je ne peux pas. On dirait qu’il m’appelle, je crois l’entendre gémir là-haut, au grenier.
Je me dépêche de l’achever comme pour être délivré d’une corvée. Le jour de l’an est passé et c’est le moment où on commence déjà à renifler après le printemps. On n’en perçoit rien encore, naturellement, mais le matin, le jour a gagné la longueur d’environ deux « cocorico » sur la nuit. Je me réjouis de l’approche de la belle saison, car je veux être comme le renouveau, jeune, joyeux, frais et dispos, comme si je recommençais à vivre, moi aussi. Nous allons pouvoir, une fois de plus, montrer de quoi Racine est capable ! J’irai me promener par les champs et les prés et les bois, pour me retremper un bon coup dans l’atmosphère voulue.
La Fine me regardera certainement de là-haut avec approbation et elle se dira :
« Bien, mon homme, profites-en. »
Mais il faut d’abord achever le Jésus. Et le plus difficile reste à faire : les yeux ! Les yeux de Jésus !
Le nez, les oreilles, la bouche et la barbe, il ne reste plus qu’à les fignoler un peu et je suis sûr que tout cela me satisfera pleinement.
Mais les yeux !
Aura-t-il les yeux ouverts ou fermés ? Les yeux fermés disent si peu de chose, cela signifie la mort, tandis que dans ses yeux ouverts on peut reproduire toute sa peine et toute sa douleur. Il doit pouvoir, avec ses yeux, parler aux hommes comme il me parle, à moi, depuis si longtemps déjà. Pourrai-je y réussir ? Et si je le faisais loucher ? Je ne peux tout de même pas me rendre ridicule à tout jamais. Si je faisais venir ce bon sculpteur sur bois de la ville, ce bonhomme aux cheveux bouclés, pour modeler les yeux ?
Il ne me demanderait pas grand-chose, pour sûr, car les artistes demeurent aussi pauvres que les paysans, c’est du moins ce que répète toujours le curé. Non, si je ne suis pas capable de les faire moi-même, il vaut mieux que mon Jésus n’ait pas d’yeux du tout.
J’allai me placer devant notre petit miroir. Pour voir ce qui est préférable, les yeux ouverts ou fermés. Je fermai un oeil et me regardai longuement ainsi. C’était simple à sculpter, après tout, une écaille de moule. Oui, mais la plupart des Jésus ont les yeux fermés. Je préférerais pourtant en avoir un avec les yeux ouverts. Je fis alors, devant la glace, une triste figure et je penchai la tête sur le côté. Oui, c’était bien plus beau ainsi et pas tellement plus difficile en fin de compte. C’est donc décidé. Il s’agit de faire de ces écailles de moule une sorte de boutonnière et de graver dedans un petit cercle avec un petit trou au milieu. C’est tout... Je me mis donc à l’œuvre. Après la messe, je restai à l’église jusqu’à ce que tout le monde fût sorti. Je montai alors sur une chaise pour étudier de près les yeux de saint Antoine. Je travaillai patiemment et je fus satisfait des yeux de mon Jésus.
« Comment le trouves-tu ? demandai-je à Frisine.
– On dirait un type qui a mal au ventre, avec ses yeux de grenouille. »
Et elle éclata de rire, imitée par les enfants.
« Tu n’y connais rien ! lançai-je avec colère. Nom de tonnerre, tu n’as jamais regardé un Bon Dieu... Tu ferais mieux de... »
Mais je vis soudain briller ses yeux, féroces comme ceux d’un tigre qui va déchirer sa proie.
J’aurais voulu lui lancer à la tête une hottée de reproches car j’étais hors de moi... N’était-ce pas elle qui avait détruit l’unité de notre famille ?
Son regard arrêta mes paroles ; il me dominait et me paralysait. Et cette faiblesse m’humilia à un tel point que je me retirai avec un juron en faisant claquer la porte. Je m’arrêtai un instant de l’autre côté, l’oreille tendue. Je l’entendis jurer et déplacer rageusement une chaise.
« Au lit ! cria-t-elle aux enfants, qui n’osaient souffler mot. Quand je revins, beaucoup plus tard, je fis semblant de rien. C’était le silence complet ; aucun de nous ne desserrait les lèvres. Nous ne parlions jamais quand nous étions seuls, mais cette fois c’était différent : ce silence pinçait, il était mauvais, délibéré. Peu après, Frisine se leva et, toujours sans mot dire, elle monta se coucher.
Il y avait une fêlure entre nous. Pour ma part, elle pouvait s’en aller, la sorcière, pourvu qu’elle me laissât Lisette. Mais cette rosse était capable, pour me conduire au tombeau, d’emmener la petite.
Je continuais à travailler journellement à l’image du Christ, aux mains, aux côtés, à la bouche, et quand Frisine n’était pas aux environs, j’écaillais les yeux trop saillants jusqu’à ce qu’ils aient repris l’apparence d’yeux clos, de coquilles de moule. Je m’aperçus que l’œil gauche était devenu trop petit, à peine grand comme une noisette. Impossible de l’agrandir en y plaquant du bois. Il fallait donc rapetisser l’œil droit, lui aussi. Mais, à cause de cette opération, il ne restait plus assez de place pour représenter les yeux ouverts et il fallut donc bien les laisser fermés.
Un soir, Frisine était occupée à lire un roman en fascicules. Ma colère à moi était tombée depuis longtemps et oubliée déjà, mais on eût dit que chez elle, il lui en restait encore des échardes piquées dans la mémoire, car ses paroles étaient plus brèves qu’auparavant. Or moi, quand je ne suis plus fâché, je veux que les autres cessent de l’être également. Je voulus donc réparer ma sortie violente.
« Frisine, regarde un peu si c’est bien maintenant, dis-je.
– Je n’y connais rien, me rabroua-t-elle, je n’ai jamais vu de Jésus, n’est-ce pas... »
Mon sang se remit à bouillir. Quelle vipère ! L’envie me prit de briser le Jésus en copeaux sur sa tête noire. Si je l’étranglais de mes mains à l’instant même, ne serait-ce pas un bienfait pour moi-même et pour les autres ? Et je me rendis compte soudain combien nous étions seuls, chaque soir, moi et la Frisine, cette femme qui m’avait déjà transpercé de désirs coupables. Et tandis que mon sang tremblait encore de colère, je me remis à la convoiter.
Quel pouvoir magique peut-elle donc avoir, cette femme qui, chaque fois que je pense à elle, éveille en moi deux sentiments contradictoires : le désir du meurtre et celui de l’étreinte ?
« Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire », protestai-je, et j’inventai vite quelque chose. J’étais ébahi moi-même de mon explication, comme si elle ne venait pas de moi.
Elle s’appuya de l’index replié sur la table et demeura ainsi, les yeux fermés. Je la regardais, tellement étonné et agité qu’il me fut impossible, naturellement, de faire la moindre entaille. Je continuais à la regarder, le Jésus sur mes genoux et le couteau à la main. Je la regardais et la sueur me perlait au front. C’est une femme robuste et saine qui est là devant moi, avec un cou gras et blanc, des seins fermes qui montent et qui descendent. Même les yeux fermés, elle domine mon cœur. Mon regard étonné glisse tout le long de son corps. Quelle femme attirante ! C’est une joie de la contempler ; une véritable séduction émane de sa personne et, en même temps elle inspire la crainte, car il y a en elle quelque chose d’autoritaire. Elle n’a rien d’une faible créature, une de celles qu’on empoigne sans façon, mais c’est une femme que l’on craint plutôt et qu’un homme ne saurait pas comment conquérir si elle ne faisait pas elle-même les premières avances. Ah, quel moment ! Je me sentais possédé du diable et de l’enfer.
J’aurais pu aussi bien lui plonger mon couteau dans la poitrine que l’attirer à moi et la briser sous l’élan de ma passion.
Je regardai, heureusement, le Jésus, et j’entendis sa voix, cette voix muette qui depuis si longtemps déjà hantait mes pensées. J’étais près d’éclater en sanglots. À ces moments-là, on sent que l’âme et le corps sont arrachés l’un à l’autre.
« Est-ce fini ? demanda-t-elle.
– Oui », dis-je avec un soupir comme si j’émergeais d’un rêve d’ivrogne.
Elle vint se placer derrière moi pour voir si, cette fois, les yeux étaient corrects.
Elle se pencha en avant et fit une observation, au sujet de ces yeux précisément, mais je ne sais plus laquelle. Ses cheveux me chatouillaient la joue, son haleine effleurait ma bouche. Était-ce de nouveau la vieille histoire de la carriole qui recommençait ?
Ah ! pensai-je, si tu n’avais pas été la maîtresse de l’Alphonse, s’il ne t’avait pas donné cette enfant... Je vacillais. Et je sentais si bien que je vacillais que je posai ma grande main sur le visage de Jésus. Non. Il ne devait pas voir cela. Déjà je levais la tête : le couteau me tomba d’entre les doigts : déjà ma main montait vers son visage, qui se rapprochait du mien. Une force aveugle et sauvage s’emparait de moi.
La porte s’ouvrit. C’était Franelle.
« Je vous dérange peut-être ? » cria-t-il, et il referma la porte.
Nous nous séparâmes d’un bond. Le Jésus dans les bras, je sautai sur la porte et je tirai le Franelle dans la pièce.
« Pourquoi nous dérangerais-tu, nous étions précisément en train de l’examiner, de regarder ses yeux. Comment le trouves-tu, Franelle ? Regarde-le bien. »
Et Franelle regarda Jésus.
« Il est beaucoup mieux qu’avant, dit-il. Mais ne trouves-tu pas, Racine, que les yeux sont beaucoup trop petits ? »
Afin de le mettre dans de bonnes dispositions, afin de l’acheter, en quelque sorte, pour qu’il ne tire aucune conclusion de la petite scène dont il avait été le témoin, je dis lâchement :
« Oui, Franelle tu as raison, ma foi, et je vais immédiatement corriger ça.
– Je venais seulement vous annoncer en passant, dit le Franelle, qu’on a apporté des jumeaux chez notre Baptiste. Je vais chez le curé, prendre les dispositions pour le baptême. »
Le Franelle parti, je poussai un soupir, je me sentais encore tout flageolant du saisissement éprouvé. La situation allait devenir embarrassante : comment allions-nous nous regarder désormais ? La Frisine ne me regarda pas du tout. Elle reprit son attitude habituelle.
« Je vais me coucher », dit-elle.
Et elle monta l’escalier, le bougeoir à la main.
Je restai là, à lambiner avec mon verre de lait, encore tout secoué par la brusque apparition de Franelle et aussi parce que la Frisine faisait semblant de croire que rien ne s’était passé.
Quelle girouette, cette femme. On est là, les visages rapprochés, on entend le sang qui bouillonne dans les artères de l’autre, et une seconde après on fait celui qui tombe de la lune.
Pendant que je m’attarde à penser à l’incident, elle revient, les jambes nues, en caraco flottant, les cheveux répandus sur le dos. Elle passe devant moi pour venir reprendre une jupe qu’elle avait réparée. Elle ne dit rien, moi non plus. Elle devait repasser devant moi une deuxième fois. Déjà mes mains s’ouvraient pour la saisir, mais on eût dit qu’elle l’avait senti et qu’elle voulait m’exciter davantage encore, car elle passa de l’autre côté de la table. À mi-chemin de l’escalier, elle s’arrêta :
« Je viens de voir qu’il faudrait coller du nouveau papier sur les planches de ma petite chambre, dit-elle, car il s’est fendillé de partout. »
Quel idiot j’ai été, de vouloir continuer à travailler au Jésus, ce soir-là entre tous les soir ! Le couteau me tremblait entre les doigts, tellement était fort le tremblement de mon cœur. En proie à une ardeur mauvaise, je continuai à taillader distraitement ces yeux ; je ne pensais qu’à ce papier fendillé, mes joues étaient chaudes encore de son haleine et mes yeux pleins de son image à demi dénudée.
Comment tout cela va-t-il finir entre nous ? Cela doit éclater un jour, c’est certain. Mais quand ? Ou bien n’est-ce que de l’imagination de ma part ? Il faut, en tous cas, que ce Jésus soit vite terminé, sans cela il ne le sera jamais. Je ne veux pas y travailler avec un péché sur la conscience.
Oui, je le sens bien, si tout ceci continue, je finirai par succomber. Il n’y a plus rien à faire ou, du moins, moi je ne peux plus rien faire pour empêcher la chute.
Petit Jésus, venez à mon secours ! Mais est-ce que je crie assez fort ? Ce cri est-il sincère ? Mon cœur brûle d’un tel feu !... Ah ! Bon Dieu ! les yeux sont fichus. Je les ai traversés de part en part. Il ne reste plus, maintenant, qu’à les faire disparaître entièrement. Jésus ne veut pas avoir d’yeux. Il ne veut plus me regarder. Il a raison.
Tout mon travail est au diable à présent. Quel plaisir puis-je encore trouver à achever la barbe, les orteils et le bout des doigts, maintenant que les yeux n’existent plus ? Les yeux, qui doivent être le trait principal du visage. Ils ne sont rien. Ils ne sont ni ouverts ni fermés. Il n’en reste plus rien, comme d’une meule de foin brûlée. C’est la fin de mon œuvre. Le péché a pris possession de mon cœur coupable. Il reste beaucoup de choses à achever pourtant, mais je n’ose plus y porter la main ; le courage a disparu et l’ardeur au travail. Pour me punir, chaque entaille serait une erreur. Non, je n’ose plus. Il ne me reste plus qu’à peindre mon Christ et à m’efforcer de masquer le défaut avec de la couleur. Je donnerai au corps une teinte cadavérique et je peindrai en bleu les artères des bras. Ces artères que je m’étais proposé de sculpter en relief, telles qu’elles apparaissent sur mes propres bras. Les gouttes de sang des plaies, je les peindrai en rouge naturellement ; quant à ces pauvres yeux confus, ils auront des pupilles bleues avec un petit point noir au milieu. Pour la couronne d’épines, à laquelle j’ai tant réfléchi, j’emploierai simplement du fil de fer barbelé.
Ce pauvre, bon Jésus ! Dire que cette œuvre doit se terminer ainsi ! Vous ne vous êtes certes pas attendu à avoir devant Vous un Racine à la chair si faible. Moi non plus, Jésus, et je vous assure que je suis étonné de n’être plus qu’une misérable chiffe. Je me trouve vilain, croyez-le bien. Ah ! j’ai tant de chagrin, pour Vous autant que pour moi-même...
Le matin, Frisine me trouva endormi, le visage sur les côtes de mon christ. Là-dessus, nous eûmes une belle journée claire, la première. Aidé de notre Edmond, je coupai les pattes des saules. Le soleil luit toute la journée et déjà j’ai vu voler une pie. Comment ai-je pu, la veille, me sentir si bizarre, avoir le cœur si serré et si plein d’angoisse ? Est-ce le soir qui m’a troublé ainsi ? Comme lorsqu’on raconte des histoires de revenants qui vous font dresser l’oreille parce qu’il fait nuit, alors qu’en plein jour vous haussez les épaules sans vouloir même les écouter ? Ah ! les gars, demain nous commençons à labourer ! Et oublions bien vite tous ces malaises pour n’être plus qu’un paysan, ce qui est quand même le principal. Le beau travail des champs va reprendre ; il y aura encore des jours froids et pluvieux, mais les autres compteront pour deux. Et il y a de bons vents qui chasseront vers le nord tous les frimas. Mon sang rit dans mes veines, je chante.
Il y a bien longtemps que je n’ai plus chanté.
Vous croyez que je ne pense plus à la Fine ? Je ne fais que cela ! Et mon cœur lui dit sans arrêt :
« Jouis en paix de la clarté du Ciel, Fine. Tu l’as bien mérité. Il fait, en tous cas, bien meilleur là-haut qu’ici. Les enfants prient pour toi chaque jour et moi aussi je prie avec eux. »
Dans chaque femme que je vois, même la Frisine, je voudrais retrouver la Fine.
Je ne pense plus à Frisine ? Parce que je chante ?
Je chante parce que je peux recommencer à travailler aux champs, parce que, de tout mon cœur, je peux de nouveau jouir du beau métier de paysan. Mais, entre-temps, je pense encore beaucoup à Frisine. Tout est calme, entre nous, et pourtant il se prépare quelque chose. Mais ces longues soirées d’hiver sont passées, qui sont plus propices aux grands remous du cœur. Il y a beaucoup d’ouvrage à présent et il s’agit d’aller se coucher tôt pour se lever plus tôt encore. Je m’attends bien à quelque chose, mais j’ignore à quoi. Je ne suis pas pressé, d’ailleurs, car cette attente indécise me fait plutôt peur. C’est curieux : cette crainte, je la ressens vis-à-vis de toutes les femmes. Je me sens à la fois attiré vers elles et méfiant comme une souris devant la souricière ! Comme il en allait autrement avec la Fine ! Celle-là, je la prenais sans plus de façon mais, alors, c’était aussi par amour. Il pouvait en résulter un tremblement de terre ; je ne craignais rien. J’étais toujours prêt à subir les conséquences. Ah oui, cela... c’était de l’amour. Maintenant, c’est de la passion, l’appel de la chair. Le printemps y est bien aussi pour quelque chose ; son appel se fait sentir chez les hommes comme chez les plantes et les animaux. Je sais cela depuis le temps de ma jeunesse. Je ne tiens pas en place. Je ne peux pas demeurer longtemps à la même besogne. Je cherche et trouve des prétextes pour aller jusqu’à la maison, voir Frisine, bavarder avec la fille de Franelle ou boire des verres chez la Marie du Tambour. Oui, je chante, je ris avec Frisine, mais l’hypocrite chipie fait comme si nous n’avions jamais eu le moindre penchant l’un pour l’autre. Je ris aussi avec la fille du Franelle, mais je crois que c’est pour rendre la Frisine jalouse et je vais chez le Tambour bien plus pour la Marie que pour y boire des verres.
Cette Marie ressemble un peu à la Fine et elle est à peu près du même âge. C’est une bonne fille et qui comprend la plaisanterie.
Un de ces jours, elle m’a apporté un verre ; son mari était dehors, en train d’examiner un cheval. Tandis qu’elle pose le verre devant moi, je veux maîtriser cette crainte que m’inspirent toutes les femmes, et je lui pince le bras.
« Une bonne petite chair tendre ! lui dis-je.
– Fais cela chez toi, Racine, tu y as assez de chair tendre », répliqua-t-elle, froissée.
Ce fut comme si on m’avait allongé une gifle. Me sentant mouché, je ne demandai aucune explication et je me mis à parler du temps et à dire que nous aurions des Pâques tardives. Et tout le long du jour, cette phrase me pesa sur le cœur.
« Fais cela chez toi, Racine, tu y as assez de chair tendre. »
Je ressassais ces mots sans répit, comme le tic-tac d’une horloge.
C’est le Franelle qui me vaut ça, lui qui nous a vus penchés tous les deux sur ce Jésus. Ou bien, c’est qu’ils le lisent dans mes yeux ou qu’ils le soupçonnent, tout simplement.
« Fais cela chez toi, Racine... »
Je ne peux pas garder ces mots pour moi. Il faut que je les répète à Frisine. Il me sembla que c’était, en même temps, une bonne entrée en matière pour voir un peu comment elle prendrait la chose.
Et le soir même, tandis qu’elle sort de la maison pour puiser un seau d’eau alors que je suis occupé à laver les carottes d’hiver à la lueur d’une lanterne, je décharge mon cœur :
« Sais-tu ce qu’on dit, Frisine ?
– Est-ce que je sais, on dit tant de choses
– Que je te fais la cour. »
Elle est tellement surprise qu’elle laisse choir le seau au fond du puits.
« Qui dit cela ?
– La Marie du Tambour.
– Et qu’avez-vous répondu ?
– Je n’ai fait qu’en rire...
– Qu’elle me dise une chose pareille, à moi, et je lui fendrai le nez, à cette mauvaise femme ! »
Ce fut plutôt pour moi une douche froide. Je m’étais attendu à ce qu’elle dise par exemple : « Et si c’est vrai, que vous me courtisez, qui cela regarde-t-il ? » J’aurais pu placer mon mot. Mais ou eût dit que la nouvelle l’avait offensée bien plus qu’elle ne lui avait fait plaisir. Son attitude me froissait aussi, et très vivement. Cette fois, je voulais la gagner coûte que coûte, par vengeance plutôt, et pour l’humilier.
J’étais constamment en train de me demander comment m’y prendre. Son image hantait mes pensées et mes sens. Je ne voyais plus que Frisine, tout le reste me laissait aveugle et impassible. Je m’efforçai d’être près d’elle le plus souvent possible. Ce n’était pas commode, car elle était froide comme la pierre et il y avait dans ses yeux tant d’indifférence, que mon désir s’en trouva fouetté.
« Dites donc, reprit-elle un soir, vous pourriez bien vous arranger pour que ces fentes de ma petite chambre soient bouchées ! »
Imbécile, me dis-je, d’avoir négligé cela ! Non pas de boucher ces fentes, mais d’en avoir profité pour aller regarder au travers !
Et le lendemain matin, dès l’aube, je me glisse sur l’escalier, pieds nus, pour aller voir ce qui se passe dans la chambrette. Deux secondes seulement, pas davantage, de peur d’être surpris, mais pendant toute la journée j’ai son image devant les yeux : un cou, des bras nus... Je profite de l’occasion chaque fois que cela m’est possible et que j’ose m’y risquer, et de ce court instant je vis toute une journée. Il m’arrive de me frapper le front avec mon poing : « Racine, voyons, que fais-tu là ? Es-tu fou ? Tu pourrais être son père. » Je me fais de durs reproches. Je n’ose plus penser à la Fine. Je me sens lâche et vilain. Oui, c’est vilain ce que je fais là. J’évite le curé. L’image de Jésus est là dans un coin, retournée contre le mur.
Le soir, J’ai peur. Je me croie ensorcelé. Je promets chaque fois de ne plus aller l’espionner, mais c’est plus fort que moi. Vais-je devenir fou comme mon frère ? Ou bien cela va-t-il me passer quand l’ouvrage battra son plein ? Je suis possédé d’elle. Il m’arrive de prier, si on peut appeler prier le fait de demander à Dieu, contre sa propre volonté : « Seigneur, débarrassez mon esprit de son image. » Peine perdue, naturellement. Et si je mettais Frisine à la porte, si je prenais une décision vraiment virile ? Ce n’est pas si facile. Je me sens capable de le faire. Mais que deviendrait alors la Lisette, cette enfant à laquelle je tiens tant ?
Tout bien réfléchi, je crois que je succomberai. Mais je promets que ce ne sera pas avant Pâques, car il faudra que j’aille me confesser et je ne veux pas ressortir la même histoire d’adultère.
Ah ! je me sens faible comme un enfant, et si malheureux. Il m’arrive de frapper le manche de ma charrue avec des larmes plein les yeux, et je m’efforce de me calmer en proférant des jurons.
Le curé soupçonnerait-il quelque chose ? Aurait-on clabaudé ? Il a un si drôle d’air quand il me rencontre et quand il me parle, on dirait qu’il lance des coups de sonde.
Les giboulées de mars fouettent la terre de leurs grêlons et de leurs rafales.
Avec l’aide de Frisine, je décharge dans le champ une charretée de fumier. Nous ne parlons guère.
Le curé survient, soutane au vent.
« En voilà de la mitraille qui nous tombe dessus, pas vrai Racine ! crie-t-il de loin. Heureusement que ce sont les derniers caprices de Monsieur l’Hiver. C’est comme lorsque les vieux fous veulent jouer les jouvenceaux ! »
Et il s’engouffre dans un chemin de traverse.
Les vieux fous. Saurait-il quelque chose ? Tout cela ne se passe que dans mon propre cœur, pourtant ? Chacun pourrait-il lire dans mes yeux ce qu’il y a au fond de moi ? Je crois voir de la moquerie ou une intention quelconque dans le moindre mot, dans chaque attitude des gens à mon égard.
« Qu’a-t-il bien voulu dire là, Frisine, “les vieux fous” » ?
Déjà je regrette de lui avoir posé la question et je me sens rougir.
« Vous devez bien le savoir », réplique-t-elle, sans se retourner.
Le moment est venu de dire : « Oui, je suis fou de toi », et de tout lui avouer d’une seule haleine.
Mais Racine, cet homme fort, n’est qu’une petite poupée de cire quand il est en présence de la Frisine, et je me tais obstinément, à en suer. Les mots ne viennent pas. Elle se moquera de moi et alors je pourrais faire un malheur.
Le lendemain matin, un dimanche, je me glisse une fois de plus dans l’escalier pour aller coller mon oeil aux fentes de la paroi, quand je tombe presque mort d’émotion : la porte de la chambrette s’est ouverte brusquement et je suis pris sur le fait ! Mais, sans que bouge un seul muscle de son visage, la fille me dit :
« Fermez donc mon corsage dans le dos, voulez-vous ? je ne peux pas y arriver. »
Elle avait un nouveau corsage dont le haut était encore tout dégrafé, laissant voir son cou blanc et rond. Je lambinais à la tâche, ayant beaucoup de peine à accrocher ces agrafes et ces œillets.
« Comme vous tremblez ! Pourquoi donc ? »
J’étais dans l’impossibilité d’articuler un seul mot. Alors elle me regarda en riant, tout droit dans les yeux.
« Savez-vous maintenant ce que c’est qu’un vieux fou ? Et croyez-vous que je ne me sois pas aperçue que vous venez m’espionner ici tous les jours, par les fentes de la cloison ? Ah ! ce que vous autres les hommes, vous pouvez être des poules mouillées. Je vous mets la bouillie à la bouche, espèce d’idiot, ha ! ha ! ha !... »
Et que voulez-vous ? Un homme n’est ni de pierre ni de bois, comme dit la chanson.
Le lendemain, j’ai collé du papier neuf devant les fentes.
Avant Pâques encore, elle m’annonça qu’elle était enceinte.
« Il faut vous marier, Racine, dit Monsieur le Curé, c’est bien simple. Rien ne vous empêche.
– Mais la mort d’Alphonse ? »
C’est le curé lui-même qui vint lui raconter la chose.
La révélation suscita un véritable orage, de colère et de chagrin.
« Pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ? Si je n’étais pas obligée de me marier, je ficherais le camp avec la Lisette, etc. »
Je ne disais mot. Un curé parle mieux qu’un paysan.
Il me fit un clin d’œil, comme pour dire : ce n’est qu’un grain, ça va se passer.
Nous nous sommes mariés après le Carême. Et nous dormons sous le couvre-lit qui a déjà suscité tant de disputes. Il est à nous, maintenant. Le lendemain, je suis allé prendre le couteau caché dans la commode et j’ai coupé des tartines avec.
Je sens que du haut du Ciel, la Fine m’approuve. J’ai le cœur tranquille.
Et maintenant, au travail. Il s’agit de reprendre les choses au début. La terre est prête. Il y a du blé au moulin et si le vent est favorable, nous prendrons racine une fois de plus.
Seigneur me voici, Votre serviteur !
VIII
UNE jeune femme est comme une ventouse. Elle s’attache à votre chair, sans cesse elle vous attire par l’appel de sa jeunesse et de son amour.
Le cœur de Frisine est encore plein de liberté et d’enjouement. Le chagrin et les soucis ne l’ont pas encroûté. Lorsque le mari d’une telle femme est jeune lui aussi, ils traversent ensemble et sans s’en apercevoir, cette période de griserie et d’insouciance. Mais quand on a, comme moi, atteint l’âge mûr et que, déjà, la première moitié de la colline est dépassée, un tel amour n’est ni un repos, ni un allégement, mais plutôt une inquiétude et une agitation.
Il y a contradiction perpétuelle. La jeunesse, qu’on s’imaginait passée, se réveille, puissante et exigeante, dans un corps qui n’en a plus la vigueur. Le sang danse et écume dans les veines à un âge où il devrait y couler paisiblement. Mais on ne réfléchit pas à toutes ces choses-là tant que l’amour vous encercle de son enchantement. Cette vertu magique vous possède, elle vous fait vivre intensément, vous absorbe plus que votre travail, vous rend avide, méfiant et ombrageux. Un tel amour vous vide comme un œuf à la coque.
Et ce que la méfiance, les soupçons peuvent vous tenailler ! Quelle souffrance !
On se dit sans cesse : « Frisine me prend pour un imbécile. »
Comment une jeunesse pareille pourrait-elle tenir à un épais et vieux paysan comme moi ! On voudrait être fier, mais on n’ose pas l’être.
Qu’ai-je donc, pour qu’elle m’aime tant ? Rien. Il m’arrive d’aller me regarder dans la glace. Je ne crois pas à son amour.
Je la surveille et je l’espionne, pour voir si elle n’est pas un brin trop aimable avec les hommes plus jeunes. Je pense à Sus et à Pol, et j’ai les poings qui se crispent, prêts à défoncer des crânes.
Et je la soupçonne d’être une fausse chatte, habile à jouer la comédie, précisément parce que je n’arrive pas à découvrir en elle la moindre trace d’inclination pour un autre.
Ah ! qu’un homme jaloux est à plaindre. C’est un pauvre hère, que brûle une soif perpétuelle.
Mais je vous le dis, toutes ces tribulations sont oubliées dans la chaude étreinte de ses bras et dans la flamme de son regard.
Jamais la Fine n’a eu sur moi une telle emprise. Elle était plus sérieuse, notre Fine, on voyait clair en elle et c’était reposant. On pouvait être sûr d’elle et on avait l’esprit clair et en paix pour travailler la terre. Je me souviens, nous allions ensemble aux champs, le dimanche, voir l’état des cultures. Je marchais toujours à quelque dix pas devant elle, nous ne nous disions pas cinq mots en une heure, et pourtant nous étions si près l’un de l’autre, au fond du cœur.
Quand je me promène avec Frisine, le dimanche, elle se suspend à mon corps, elle joue de la prunelle et exerce à mon profit toute une séduction, et pourtant on dirait qu’entre nos deux cœurs il y a un carreau. Je n’y comprends absolument rien.
À la maison c’est pareil. La Fine et moi nous pouvions être ensemble pendant des heures sans qu’il nous fût nécessaire de dire un seul mot. Ce silence n’était pas gênant ; il reposait au contraire.
Auprès de Frisine, par contre, je ne supporte pas le silence. Quand je ne la prends pas dans mes bras, je ne sais pas quoi dire et elle non plus. De part et d’autre, nous sommes là à chercher des mots qui ne viennent pas ; aucune conversation n’est possible. Je finis par sortir alors, mais pour rentrer bientôt par une autre porte. Il y a entre nous quelque chose qui ne va pas.
Ainsi, nous ne parlons jamais de l’Alphonse et très rarement de notre Fine.
Je sais pourtant qu’elle pense à lui et elle n’ignore pas que l’image de la Fine est toujours claire dans ma mémoire. La preuve, c’est qu’elle porte une petite broche qui peut s’ouvrir et dans laquelle se trouve le portrait de l’Alphonse en tenue de soldat. Elle demande parfois aux enfants, à propos de telle ou telle chose ménagère :
« Comment votre mère faisait-elle cela ? »
Mais à moi, jamais.
Et pourtant, je puis dire que j’ai une bonne femme. Elle est bonne pour moi et pleine de sollicitude pour les enfants. Elle est plus soigneuse que la Fine (mais celle-ci n’avait-elle pas éternellement mal à la tête ?) Frisine se donne plus de mal pour la lessive et pour le ménage. Elle peint les portes et elle blanchit les murs comme un vrai plâtrier. Ce n’est pas elle qui permettrait aux poules d’entrer dans la maison. Le sol est net, le cuivre brille et partout pendent des attrape-mouches.
Parlant des mouches, il n’arriverait jamais avec elle ce qui s’est passé du temps de la Fine. C’était vraiment une année à mouches. La maison tout entière en bourdonnait, la table en était noire. Un vendredi, Fine était occupée à pétrir la pâte d’un pain blanc (nous avions rarement du pain blanc, mais elle attendait la visite de sa sœur), lorsqu’entra le curé qui s’écria :
« On se paie du luxe ici ! Du pain aux raisins de Corinthe ! Tu peux me cuire un de ces petits pains, car je les aime beaucoup !
– Des raisins de Corinthe ? dit la Fine, ce sont des mouches, Monsieur le Curé ; il est impossible de les éviter. »
Et il n’a plus insisté pour avoir un petit pain.
Le curé est entiché de Frisine. Chaque fois qu’il vient chez nous, il ne manque pas de me dire :
« Tu as fait là une bonne acquisition, Racine. »
Il s’efforce aussi de ramener à la maison les enfants mariés, car depuis que j’ai épousé Frisine, ils n’y ont plus mis les pieds. Je ne me fais pas de bile pour cela, mais une chose est certaine : s’ils osent passer mon seuil quand je serai à l’article de la mort, je leur lancerai à la tête tous les flacons de médicaments qui se trouveront à mon chevet.
Frisine tient donc le ménage de façon tout à fait exemplaire ; elle aime coudre et réparer, de sorte que les enfants n’ont plus jamais leur petite chemise qui passe par les trous de leur culotte.
Mais, au fond, ce n’est pas de tout cela qu’un paysan a tellement besoin. Un paysan a besoin d’une paysanne qui vit avec lui dans les champs et des champs. Qui, malgré tous les soucis, tous les déboires, d’où qu’ils viennent, pense aux champs avant tout. Le champ est le principal, le reste n’est qu’accessoire. Il n’est pas nécessaire pour tout cela de tenir de grands discours ni de dévider des litanies sur le céleri et sur le poireau. D’un seul mot nous comprenions, la Fine et moi, tout ce qui devait être fait tout de suite ou ce qui pouvait attendre encore. Avec Frisine, il faut donner des explications à n’en plus finir. Quand il m’arrivait, jadis, de penser à voix haute : « Cette nuit, le vent va tomber », la Fine déjà amenait au jour les semences de carottes qu’on planterait le lendemain. Un seul mot, un geste, et chacun connaissait sa besogne.
Voilà ce qui s’appelle être de vrais paysans. Frisine n’y entend goutte et malgré tous ses soins et ses nettoyages nous restons pauvres. Pauvres, mais propres. C’est ce que la Belette du château ne peut pas supporter.
« Racine prospère, dit-elle, voyez comme il fait propre chez lui ! »
Aurait-elle envie de nous augmenter ?
Frisine m’a déjà donné deux enfants et elle porte le troisième sous son cœur, car je ne perds pas mon temps !
Je pourrais être heureux, si seulement cette méfiance ne continuait pas à me tracasser. J’ai le cœur lourd de soupçons. La jalousie me hante sans répit. Ce n’est pas raisonnable, je le sais bien, car je n’ai aucun motif d’être jaloux. Voilà justement pourquoi tout cela est si désespérant ! J’épie parfois la Frisine dans la maison ou au dehors ; je la suis. Jamais encore je n’ai rien découvert de suspect. Elle ne cherche aucune occasion de s’éloigner pour aller faire des emplettes ; par exemple, les enfants me ressemblent comme deux gouttes d’eau ; rien dans sa conduite ni dans son attitude ne décèle le moindre signe de tromperie et, malgré tout, mon cœur est broyé par la méfiance. Je n’ose plus aller braconner en paix. Je ne braconne presque plus.
Un soir que cette jalousie me torturait une fois de plus, je me rendis chez Monsieur le curé afin de tout lui dire et de chercher un remède à mon désespoir.
Voici ce qui s’est passé : le Lorejas et Franelle étaient venus chez moi la veille, en voisins. On avait, naturellement, dit du mal des absents. On s’était mis à parler de la femme de Siemkens qui entretient, paraît-il, des relations coupables avec le Knol. On les avait vus ensemble un soir, près de la mare.
« Comme c’est malin aussi, avait dit Frisine, de se donner rendez-vous quand il y a clair de lune ! »
Ce fut comme un coup de marteau qu’on m’assenait au sommet du crâne. Les autres continuaient à cancaner, mais moi j’avais complètement perdu le nord. Ah ! pensai-je, elle connaît le truc ! Ne pas se donner rendez-vous quand il y a clair de lune ! Clair de lune ! Je n’en revenais pas. Pense-t-on à des choses pareilles quand on n’en a pas l’habitude ?
Je n’en dormis pas. Le lendemain, je ne pensais toujours qu’à cela et, le soir venu, je me sentais prêt à faire un malheur si on ne parvenait pas à éteindre l’incendie qui me dévorait. Je sonnai chez Monsieur le curé.
« Puis-je parler à Monsieur le curé », demandai-je à la servante.
Déjà il sortait de sa chambre :
« Certainement, mon ami, entre donc ! Quelles nouvelles, Racine ? Assieds-toi, mon garçon et prends un cigare. Il y a bien longtemps que nous n’avons plus fait un bout de causette. Comment cela va-t-il à la maison, la femme, les gosses ?
– Ben...ça va !
– Et Frisine ? Le petit troisième est en route, m’a-t-on dit ? Eh bien, nous allons boire un verre à cette occasion, Racine. Un verre de vin doux, un du pays des hommes au sabre recourbé, les Turcs. »
Il descendit lui-même à la cave et nous trinquâmes.
« Je t’assure, dit-il, que tu as trouvé en Frisine une femme modèle. C’est la Fine qui a prié pour toi là-haut, Racine. Elle est bien plus jeune que toi, mais elle est sérieuse. Je ne permettrais pas qu’on en dise le moindre mal !
– Est-ce qu’on en dit du mal, monsieur le curé ? dis-je en bondissant, avide d’apprendre enfin quelque chose.
– En dire du mal ? Du mal de Frisine ? Personne ! Si jamais quelqu’un en dit du mal, je lui pincerai le nez entre les deux oreilles ! Personne n’y songerait. On n’a pour elle que des éloges, unanimement. Tout le monde dit que tu as bien de la chance. C’est une bonne mère et surtout une bonne belle-mère. Car être une bonne belle-mère est le métier le plus difficile qui soit au monde. Une ménagère hors ligne, et sérieuse avec cela.
« À parler franchement, Racine, je ne m’étais pas attendu à ce qu’elle devînt si parfaite. Tu vois, il ne faut jamais lancer la pierre à autrui. Dans chacun il y a de la bonne graine, qui n’attend qu’un terrain propice et des circonstances favorables pour germer et fleurir. Tu as de la chance avec les femmes, Racine ! D’abord la Fine, qui était vraiment la vertu personnifiée, et maintenant cette Frisine qui continue si honnêtement et avec tant de courage la tâche commencée par la première. Je t’assure que tu peux dire plus d’une fois : Jésus, je vous remercie !
« Et ne viens jamais te plaindre chez moi ni me dire du mal de la Frisine, car je te répondrai que c’est ta faute, et je te mettrai à la porte !... Eh bien, là-dessus, nous allons lever notre verre à ta santé ! À propos, dis-moi un peu ce qui t’amène ici si tard. Je t’écoute... »
La sueur me coula du visage. Qu’allais-je inventer maintenant après de telles paroles ? D’avance toutes mes plaintes étaient étouffées. Qu’inventer pour ne pas me rendre ridicule ?
« Eh bien, j’ai pensé que j’entrerais vous dire, en passant, que mon Christ est terminé et que je vous demanderais si vous voulez venir le voir. »
Il y avait bien un an et demi que ce Christ était déposé au grenier, oublié. Pourquoi ma bouche parla-t-elle soudain de ce Christ, alors que je n’y avais même pas pensé ?
« Ah ! c’est bien, ça, Racine. J’irai le voir un de ces jours, peut-être demain déjà !
– Demain je serai aux champs monsieur le curé...
– Cela ne fait rien. Je n’ai pas besoin de tes yeux à toi pour le regarder. Je suis très curieux de le voir...
– Il faut que j’achève encore de le peindre, le sang des plaies. »
Ouf ! me dis-je, une fois dehors.
Mais j’étais bien délivré, à présent ! Moi qui voulais me décharger d’un souci, je me trouvais, au contraire, alourdi d’un nouveau : ce Christ ! Et ce nouveau souci n’allégeait pas l’autre, malheureusement.
Est-ce qu’un curé peut connaître les femmes, je vous le demande ?
Et à quoi bon savoir que personne ne dit du mal de Frisine, si mon cœur est empoisonné de soupçons ?
Ce silence me rend encore plus malheureux.
Le lendemain, la Frisine ne fut pas peu étonnée de me voir descendre le Christ et expédier le petit Edmond au village pour m’en rapporter de la couleur.
« Est-ce que cela presse tellement, tout à coup ? demanda-t-elle.
– Il se peut que monsieur le curé arrive un de ces jours. Il s’est informé de mon Christ et s’il voit qu’il n’est pas achevé, il va me sermonner... »
Je passai une matinée entière à peindre le Christ. À midi, les patates cuites à point, j’y mettais la dernière touche. Il n’y avait plus qu’à espérer que le curé tarde encore quelques jours à venir, pour laisser à la peinture le temps de sécher et aux paroles celui d’être oubliées.
Ah ! Racine ne peut décidément pas mettre un pied de travers sans qu’on lui prépare là-haut un de ces tours qui lui pèsent une semaine sur l’estomac.
Je rentre des champs et je reçois sur le râble une de ces semonces de la Frisine !...
« Qu’est-ce que ça signifie toutes ces sottises ? Tu es allé chercher le curé hier soir pour qu’il vienne voir le Christ et tu me dis à moi, que c’est lui qui a demandé à le voir !
Je restai là, tout penaud. Je mens difficilement, je n’y mets aucune adresse.
« Je ne t’ai donc pas dit ce matin que j’avais été chez lui ?
– Tu ne m’as rien dit du tout, répliqua-t-elle. Tu le sais fort bien. Il y a là quelque chose de louche. Le curé l’a dit également. C’est bizarre, a-t-il dit, il me fait venir... Racine... Curieux, curieux !... Il n’a pas dit plus, monsieur le curé, il est trop prudent pour cela, mais il ne semblait pas être trop de bonne humeur ; il sentait bien que tout ça cache quelque chose, car ça cache quelque chose...
– Et qu’est-ce que ça pourrait bien cacher, Frisine ? »
Vous pouvez vous imaginer la lâcheté et la platitude avec laquelle je prononçai ces mots.
« La vérité ? cria-t-elle, c’est que je ne compte pas à tes yeux, que tu es continuellement occupé de ta femme morte, que je ne suis ici qu’une servante... »
Tout cela avec accompagnement de larmes et de sanglots. Elle était jalouse d’une morte ! Il a fallu choisir pas mal de phrases apaisantes pour lui faire oublier l’incident. Frisine supporte allègrement une parole violente et c’est heureux, car je me mets facilement en colère, mais aussitôt qu’on touche chez elle la corde sensible et qu’elle se croit mise au rancart dans son rôle d’amoureuse, son ancienne fougue bohémienne remonte au jour et elle étincelle des quatre fers. Dans ces cas-là, il vaut mieux ne pas se mesurer avec elle. C’est un véritable feu d’artifice. Cette fois-là, les choses se tassèrent peu à peu et on finit même par les oublier.
Le curé ne souffla mot de l’incident. Mais il l’avait mis dans sa manche et, un beau jour d’été, quand l’occasion s’en présenta, il m’entreprit à ce sujet. Après, il revint boire du lait chez nous.
Et le travail suivit son cours, aux champs comme dans l’étable. Cette histoire du Christ m’avait un peu ébranlé et j’ignore si c’est à cause de la moisson ou des paroles du curé, le soir où j’étais allé le trouver, mais je me sentais beaucoup plus calme et je me remis à prendre plaisir à cultiver mon champ.
Et c’eût été une bonne année pour nous tous, si la main noire ne s’en était pas mêlée tout à coup. Elle se mit à semer la terreur de ferme en ferme, le malheur était en l’air et chacun le sentait rôder autour de soi. C’était cette même main noire qui nous avait pris notre petit Pol, qui avait fait naître aveugle la petite Amélie et qui avait déjà fait tant de mal à nos cultures et à nos bêtes.
Cela commença au début de septembre alors qu’on venait de rentrer le dernier foin.
Le garde champêtre avait aperçu une nuit, à la croisée de la route, la Nonne avec son chat. Un dimanche soir qu’ils rentraient chez eux, deux habitants du Coin-du-Bois avaient entendu une sorte de musique voltigeant d’un arbre à l’autre. Les feux follets planaient au-dessus des champs. Mie Verhelst avait, entre chien et loup, entendu siffler dans l’air des petits serpents. On avait vu le dogue noir et le cheval à deux pattes et, près de la mare dans laquelle on dit qu’un couvent fut englouti jadis, on entendait, la nuit tombée, sonner une cloche.
C’étaient là de bien mauvais présages. En effet, au bout de peu de temps, on entendit parler un peu partout d’étables frappées d’un mauvais sort, de bétail ensorcelé, de maladies et de déboires mystérieux. Aloys, l’exorciseur, Turf le Bigle qui en est un aussi, mais d’un autre hameau, et le vétérinaire du village avaient fort à faire, et ils gagnèrent un joli denier. Le vétérinaire, qui avait toujours voulu faire le malin, dut bien reconnaître cette fois-ci, – quand malgré toutes ses bouteilles il avait vu mourir et dépérir, jour après jour, le bétail du Lorejas :
« À la longue, on finirait par croire que le diable s’en mêle. »
Le Franelle n’arrivait plus à faire du beurre de son lait et ses deux cochons maigrissaient à vue d’œil. Chez Tête-de-Bœuf, le potager était envahi par les limaces, de ces grosses limaces jaunes à taches noires, et on avait aperçu, dans le jardin même de monsieur le curé, un animal imprenable, une sorte de grande taupe, avec une moustache blanche, qui rongeait de part en part les racines de ses arbres.
Partout ce n’étaient que plaintes : rats, mouches, pain moisi, navets véreux, etc.
Quant à moi, la mauvaise main m’avait heureusement épargné jusqu’ici, mais j’avais pris mes précautions.
Belle Salamandre, qui depuis de longues années se mourait lentement dans son fauteuil au coin de l’âtre, m’avait donné un puissant talisman, une relique que j’avais pris soin d’enfouir sous le seuil de mon étable et sous mon toit. Les paysans me regardaient de travers parce que je demeurais à l’abri des coups du sort. Pour un peu, ils m’auraient accusé de tremper dans toute cette sorcellerie.
Mais une nuit, m’étant levé pour aller jusqu’au fumier, j’entends une sorte de bruissement derrière la haie qui sépare mon enclos de celui de Tête-de-Bœuf, et un animal noir me saute soudain devant les jambes. La Nonne avec son chat ? Je cours à la grange et je saisis un fléau. Nonne ou pas nonne, celui qui s’approche de moi, je lui défonce le crâne. Je n’entends plus rien. Mais le lendemain mon enclos était plein de limaces et chez Tête-de-Bœuf il n’y en avait plus une seule. Je passe ma veste et je me rends chez Aloys. À la tombée, il s’amène. Il se promène un peu au jardin et, le lendemain, les limaces étaient de nouveau chez Tête-de-Bœuf. Deux jours après, les voilà revenues chez moi. Je retourne trouver Aloys. Il recommença ses incantations dans l’obscurité tandis que, à sa demande, nous restons enfermés dans la maison. Soudain j’entends crier :
« Au secours ! Au secours ! »
Je m’empare du pilon à pommes de terre et me précipite dehors. Les deux exorciseurs, Turf et Aloys, s’étaient empoignés par-dessus la haie et ils se lançaient des torgnioles en s’arrachant mutuellement les cheveux et le col.
Tête-de-Bœuf était accouru, lui aussi. Je l’entendis murmurer :
« Cet Aloys, je le... »
À quoi je répliquai :
« Tu ne toucheras pas à Aloys, pas plus que je ne touche moi, à Turf. Tu n’avais qu’à garder les limaces !
– Si elles sont arrivées chez moi, c’est bien parce que c’est toi qui les y a amenées. Ce n’est pas pour rien que tu es à l’abri du mauvais sort ; ton corbeau noir (c’est de Frisine qu’il voulait parler) est certainement mêlé à tout ça et plus qu’on ne le soupçonne ! »
S’il avait dit : « Ta femme te trompe avec un autre homme », je l’aurais simplement pris par le bras, en prêtant une oreille attentive et reconnaissante à ses propos, ou s’il avait dit : « Tu es un magicien », je me serais contenté d’en rire, mais traiter Frisine de sorcière ! Elle, une si bonne femme ! Il a attrapé le pilon sur les dents et, à notre tour, nous nous sommes empoignés par-dessus la haie.
Franelle accourut, et Frisine, et des voisins encore. Ils allèrent en toute hâte chercher le garde champêtre, le curé. Ils ont dû nous arracher l’un à l’autre, Tête-de-Bœuf et moi d’une part et les deux exorciseurs de l’autre ; nous avions mis une telle ardeur à la bataille que du sang et des lambeaux de vêtements de nos adversaires nous collaient au corps. Je n’ai pas répété à Frisine les propos de Tête-de-Bœuf : quant à lui, avant de les répandre, il aura certainement pensé à ses dents perdues. Le résultat de tout cela fut que nous eûmes tous des limaces désormais. Ces pauvres bestioles ne pouvaient plus choisir leurs victimes.
Le dimanche suivant, le curé fit un prêche sévère sur la superstition. Et il n’y alla pas de mainmorte, notre curé ! Ce qu’il a pu se mettre en colère, le brave homme, parce que nous avions cru à ces histoires de nonne au chat, de feux-follets et de cheval à deux pattes !
« Des sornettes, tout ça ! cria-t-il, dues à l’imagination de gens malades ou d’ivrognes, et exploitées par des fripons pour vous extorquer les sous que vous avez si péniblement gagnés. C’est un grand péché de croire à ces stupidités et un plus grand encore de vous soupçonner les uns les autres. Dieu vous punira d’être si peu croyants et d’accorder plus d’attention à des propos ridicules qu’à Sa parole à Lui. Eh bien ! s’écria-t-il, je lance un défi à la nonne et aux feux-follets et au chien noir ! Ah ! oui, je les défie ! Cette nuit même, j’irai me poster à la croisée de la route ; j’y serai au coup de minuit et on verra bien s’il m’arrive quelque chose ! »
Le village tout entier était au rendez-vous, naturellement. Chacun avait pris sa lanterne. Et le curé fit un beau prêche :
« Ou la nonne existe ou elle n’existe pas. Si elle n’existe pas, il est inutile de se dépenser en vaines paroles à son sujet. Mais si elle existe, où est-elle ? Je la défie ! Où est-elle ? Elle a peur de nous ! Peur ! C’est la preuve que nous, chrétiens, armés seulement d’une croix, nous sommes plus forts qu’elle. Et ce qui nous craint ne peut et ne doit pas nous faire peur. Si vous avez la foi bien ancrée, si vous menez une vie vertueuse, votre conduite seule met en fuite tous les diables et toutes les sorcières. Car le maudit ne craint rien autant que la clarté d’une âme pure. Retournez tous tranquillement chez vous, que la croix brille dans votre âme et toutes les puissances ténébreuses s’évaporeront comme fumée. »
C’est à peu près ainsi que s’exprima le curé cette nuit-là, à la croisée des chemins. Il nous bénit tous, il bénit les champs, et nous regagnâmes – moi tout au moins – d’un cœur léger notre demeure.
Pendant une couple de jours, il ne fut plus question ni de sorcellerie ni de magie noire et chacun se sentait soulagé. À parler franchement, les autres doivent s’être dit comme moi : le curé a conjuré le mauvais sort, il existait mais il l’a fait disparaître. Bah ! le principal, c’est que nous en soyons débarrassés.
Malheureusement, on ne peut jamais être trop rassuré, car on finit par devenir imprudent et même audacieux, et on finit par commettre des folies. Il vaut mieux conserver un peu de crainte, qui sert de frein à l’occasion.
C’est ma trop grande hardiesse qui m’a valu un affreux malheur. J’étais allé à une vente publique à quelque deux heures de chez nous. Pour sortir d’indivision après décès, on vendait tout le bétail et le matériel d’une grande ferme. Il y avait des occasions à faire.
Frisine me l’avait bien dit :
« Tâche d’être rentré avant l’obscurité, n’est-ce pas mon homme, on ne peut jamais savoir ! »
J’avais répondu en riant :
« Ça ne sera pas avant minuit. Moi aussi je veux faire la connaissance de la Nonne ! »
Tout alla beaucoup trop cher à cette vente. Il restait pourtant une bonne pierre à aiguiser qui ne trouva pas amateur. (Tout avait concouru à mon malheur !) Je l’achetai. La mienne était une vieille ruine et celle-ci d’un prix trop avantageux pour que je ne profitasse de l’aubaine. Je hisse cette masse pesante sur mon épaule et je me remets en route vers chez nous.
Pendant que je cheminais ainsi solitairement, il me monta au cœur, une fois de plus, des pensées jalouses concernant Frisine. Pendant mon absence, elle avait pu recevoir qui elle voulait. Bah ! elle ne le ferait pas, elle était trop roublarde pour cela. Jamais en plein jour. La phrase qu’elle avait prononcée récemment m’était restée accrochée dans la mémoire comme un hameçon : « Quels idiots, de se donner rendez-vous quand il y a clair de lune ! »
C’est pendant ces nuits d’été, quand je m’en vais en carriole porter mes légumes à la ville, qu’elle doit profiter de l’occasion. Mais gare, je finirai bien par l’attraper et, tout en marchant, je combinais déjà mon plan : la première fois que je devrai aller à la ville, je ferai semblant de partir ; aussitôt le village dépassé, je laisserai là la charrette et le cheval, et je reviendrai à l’improviste ! Voilà ce que j’aurais dû faire depuis longtemps déjà. Je ne suis qu’un imbécile !
La Frisine fait assurément quelque chose de mal, sinon pourquoi mon cœur serait-il si torturé ? Il n’y a pas de fumée sans feu. J’entre dans un cabaret et j’y bois deux verres, pas davantage (je continue à le jurer sur la tête de mes enfants). Deux verres, bien qu’on affirme encore que je me suis saoulé comme une bourrique. La patronne s’était plainte parce que son mari avait dû s’aliter ; la veille, il avait aperçu les feux follets et il en avait ressenti une telle frayeur qu’il en tremblait encore de tous ses membres. Il s’était rendu, à la nuit tombante, à la petite aulnaie pour y chercher du bois, quand il avait vu un feu follet sortir d’un saule, flotter un instant au-dessus du ruisseau et tourner autour de sa charrette. Il le cingla d’un coup de son fouet, mais le feu y resta accroché. L’homme fut pris alors d’une telle terreur qu’il abandonna son attelage et qu’il s’enfuit vers sa maison où il arriva pâle comme la mort.
« Quelle affaire, toute cette sorcellerie, dit un paysan attablé dans l’auberge. Avant-hier est arrivée chez nous, à la ferme, une longue femme maigre qui colportait des allumettes : “Si tu ne files pas immédiatement, lui ai-je dit, je te fous une bûche sur le crâne.” Je me retourne pour dire aux autres de ne pas acheter d’allumettes. Je veux leur désigner la mégère et... pfft évaporée, sans laisser la moindre trace. »
Sur ce, je me mis à raconter que c’était une de ces femmes-là qui avait ensorcelé notre petit Pol et je parlai aussi de tout ce qui s’était passé dans notre hameau et de ce que monsieur le curé avait fait et nous avait dit au carrefour.
Pendant qu’on bavardait de la sorte, la nuit était tombée.
Je paie, je reprends ma pierre à aiguiser et à peine ai-je marché une bonne centaine de mètres que le doute, une fois de plus, me saute au cœur. Si je longe le bois, le chemin s’en trouve raccourci d’une demi-heure. Par la grand-route, il faut bien une heure et demie. Dois-je prendre le chemin le plus long ou le plus court ? Je veux prendre le plus long.
« C’est parce que tu a peur ! me dis-je à moi-même. Moi, un braconnier, habitué à arpenter le mystère des bois à toute heure de la nuit, j’aurais peur brusquement d’en longer la lisière ? » (Car il ne s’agissait même pas de le traverser.)
Quelle blague ! Et je prends résolument le chemin en bordure du bois. Je marche d’un bon pas, ma lourde charge sur l’épaule. Il faisait noir comme en enfer. On n’y voyait plus goutte, mais à l’odeur des feuilles mortes, à celle des chênes, et aussi à la fraîcheur, on sentait bien la proximité du bois. Un braconnier acquiert un peu de la sensibilité des animaux. Au bout d’une demi-heure je me repose un moment pour changer mon fardeau d’épaule. Je regarde l’obscurité, j’écoute le silence. Pas un souffle de vent, pas un soupir et je pense : « À cette heure, Frisine pourrait bien se laisser conter fleurette par un autre homme. »
Tout à coup, j’entends, loin dans le bois, le rire d’une femme. Je suis pris d’une sueur froide. La Nonne ?
« Qui rit là-bas ? » dis-je la voix rauque de peur, et j’entends derrière moi un pas et le craquement d’une branche.
J’essaie de distinguer quelque chose. Rien. Je me serai imaginé tout cela ?
« Y a-t-il quelqu’un ? » dis-je encore, un bouchon dans la gorge.
Pas de réponse. Je poursuis mon chemin, aussi vite que possible. Il y a longtemps que j’aurais dû avoir dépassé le bois. Il ne faut guère plus d’un quart d’heure. Je ne veux pas m’inquiéter. Le curé a dit : « Ce que le maudit craint par-dessus tout, c’est une âme pure », et je n’ai aucun péché mortel sur la conscience. Pourquoi, alors, avoir peur ? Si seulement je n’avais pas cette lourde charge. J’ai peine à avancer. Sans cette pierre, j’eusse été à la maison depuis longtemps déjà. Voici que, de nouveau, une branche craque derrière moi. Et la terreur, cette fois, s’empare de moi avec une telle force aveugle et déraisonnable, que je me mets à courir aussi vite que mes jambes et le mauvais état des chemins me le permettent. Moi, Racine, celui que tout le monde craint, je suis plus terrifié qu’un petit enfant. J’ai peur de l’invisible. Si j’avais affaire à des hommes, je les pulvériserais avec ma pierre, eussent-ils été sept contre moi. Mais que peut-on faire quand on ne voit pas ce qui vous menace ? Et il y a là un danger, c’est certain.
Vous ne pouvez croire dans quelle angoisse et dans quelle douleur une telle situation peut plonger un homme. Je continue à longer le bois, qui me semble n’avoir pas de fin. Je cours tout le temps, en marmottant de petites oraisons jaculatoires et en prenant le ciel à témoin de la pureté de mon âme. C’est à en devenir fou ! Quelque chose bondit devant mes pieds. Je laisse tomber la pierre, puis je prends à gauche, à l’aventure, en laissant le bois derrière moi. Je cours à présent, comme si j’avais des ailes aux pieds, toujours tout droit, toujours tout droit. Comment se fait-il que je ne rencontre ni clôture, ni une maison, ni un arbre ? Suis-je dans la bruyère ? Non, le sol est trop lourd pour cela. Et j’ai la même sensation que tout à l’heure, j’ai beau courir, je n’avance pas d’un pouce. J’entends sonner dans le lointain l’horloge d’un clocher : Un... deux... trois... Quatre heures de la nuit. Je pousse un soupir de soulagement. L’heure des fantômes est passée. Mais ce n’est pas là la cloche de notre village, qui vibre davantage. Je me dirige vers ce son, à tout hasard. Où suis-je ? Je suis perdu. Bah ! j’attendrai qu’il fasse clair.
La grande terreur est passée. Je me sens terriblement humilié et je me remets en route à l’aveuglette, plein de rancune et de découragement. Très las et couvert de sueur. Je trébuche contre un tas de bois. Je ferais mieux de m’arrêter ici et d’attendre le jour. Je pleurerais de honte. Racine, le braconnier, a pris la fuite et devant quoi ? Devant rien du tout. Je suis dans une telle colère que j’ai envie de me gifler moi-même, comme un moine se flagelle pour se punir de ses péchés. Mais je ne le fais pas. J’ai sommeil. Je cherche un bon petit coin. Arrivé de l’autre côté du tas de bois, j’aperçois au loin une faible lumière. Je me dirige vers elle. Que vois-je ? Ma propre maison ? Ai-je été ensorcelé après tout ? La porte est ouverte. Le lit est vide, mais il a été occupé. Où donc est Frisine ?
J’appelle « Frisine ! » Les enfants dorment. Je pense à réveiller l’Edmond. Non, me dis-je, pris soudain d’un soupçon. Il y a là quelque chose de louche. Je la tiens enfin, Frisine ! Elle a profité de mon absence, la gueuse ! Et pas de clair de lune ! Ah elle s’en repentira éternellement ! Je commence par éteindre la lumière, puis j’allume ma pipe et je vais me poster derrière le carreau, un gourdin à la main. Quand elle rentrera, je l’abattrai comme un chien. Si Tête-de-Bœuf apprend qu’elle est sortie la nuit, il ira raconter partout que c’est elle, la Nonne. Mais moi je sais de quoi il en retourne.
Le tic-tac de l’horloge est si monotone ; j’arrête son mouvement, mais le silence me pèse encore plus, et je la remets en marche. Le sang me bat aux tempes. Les jurons roulent sur mes lèvres. Le jour monte... J’entends soudain un bruit de pas et des voix. Des gens entrent dans l’enclos. Ils portent quelque chose, un gros paquet... Le garde champêtre, Franelle et Tête-de-Bœuf déposent Frisine dans la maison, ses jupons dégoulinent...
« Eh bien, Racine, dit le garde, tu en es un salaud, nom de nom ! pour mettre ta femme dans un état pareil. Tu devrais avoir honte ! Nous t’avons cherché toute la nuit avec la Frisine. Chacun de son côté, moi par-ci, un autre par-là... Pourvu qu’il ne soit pas trop tard maintenant. Elle y est restée plus d’une heure... Nous l’avons bien entendue crier, mais nous ne pouvions pas la trouver. Je m’en vais avertir le docteur et monsieur le curé. »
Ils m’aident à la porter sur son lit, puis ils me laissent seul avec elle.
Je suis comme frappé de stupeur.
Puis-je parler de cette sorcellerie, moi un braconnier ? Je dis simplement :
« Je me suis perdu, oui, perdu. »
Frisine ne fait nulle attention à mes paroles, comme si elle ne les entendait pas. Je n’ose pas insister. Elle est là à claquer des dents, pâle comme une morte et elle gémit d’une voix tremblante et sourde :
« J’ai si mal partout... L’enfant sera mort... moi aussi je vais mourir... Ah ! pourquoi es-tu resté absent si longtemps ?...
– Perdu, je me suis perdu », dis-je encore.
Et elle :
« J’ai pensé que tu étais peut-être dans la mare... noyé en écoutant les sons de la cloche... Racine, je vais en mourir. J’ai si mal partout. Et je t’aimais tant, autant que j’ai aimé l’Alphonse. Les enfants... les pauvres... »
Le docteur lui donne quelque chose pour dormir et il promet de revenir le soir. Il avertit Monsieur le curé.
Celui-ci s’amène en toute hâte.
« As-tu des bougies dans la maison, Racine, au cas où... ?
Le soir, elle était brûlante et rouge comme un four.
Pendant quatre jours, elle fut en proie à une fièvre ardente, sans qu’elle prononçât un seul mot. Elle gémissait de temps en temps et nous souriait faiblement, à moi ou aux enfants.
Le quatrième jour, le docteur dit :
« Faites venir le curé maintenant. »
Et il vint.
Dans l’obscurité, je vis de loin la lueur de sa lanterne et le son de la clochette m’arrivait par-dessus les champs. C’était Notre-Seigneur qui approchait, Lui qui chasse tous les mauvais esprits. Cette lumière et cette cloche-là, personne ne les craint. Les gens venaient s’agenouiller au seuil de leur maison. Là où Il entre, Il emporte habituellement quelqu’un avec Lui. Je le savais par expérience, et pourtant j’ouvris toute grande la porte et j’allumai la lumière en Son honneur afin qu’Il pût trouver son chemin.
Il avait à peine quitté notre demeure qu’elle le suivit.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C’est plus tard seulement qu’on se rend compte de la perte qu’on a subie. On est tenté alors de se tambouriner le visage avec les noix de coco de ses poings, pour se punir de sa propre sottise et de son imbécillité. Je portais le bonheur et je ne l’ai pas apprécié.
« Oui, dit le Curé, la vie n’est pas une plaisanterie. Mais il faut bien dire que c’est souvent par notre propre faute qu’elle est arrosée de larmes. Après ce que tu m’as raconté, je comprends pourquoi tu m’as menti ce soir-là. Pauvre Racine. Le Bon Dieu nous envoie sans cesse des épreuves et des bénédictions, mais nous avons trop peu de vertus pour pouvoir les porter. Il t’a donné l’amour d’une brave femme et tes propres fautes en ont fait pour toi une charge et un martyre. »
Je me reproche beaucoup de choses. C’est comme si je l’avais tuée.
Elle est enterrée à côté de la Fine. Elles ont toujours eu de la sympathie l’une pour l’autre. La terre digère leur corps, mon cœur digère son chagrin, et finalement, le résidu de tout cela, c’est un beau souvenir. L’homme parvient, malgré tout, à se redresser au-dessus des ruines de son passé et son aspiration au bonheur est si grande qu’il regarde vers l’avenir comme il attend le lendemain. Et ce lendemain, c’est mon champ !
Le curé dit qu’il va me chercher une autre femme. Faites qu’il n’en trouve pas, ô Seigneur ! J’en ai eu deux bonnes, la troisième pourrait être mauvaise. Ô Seigneur, soyez Vous-même la mère de mes enfants et c’est pour Vous que je labourerai mon champ. Bénissez mes mains, bénissez mes yeux, bénissez mon cœur. Donnez-moi cette lourde tranquillité et cette grande résignation grâce auxquelles un paysan peut et doit travailler. Ajoutez-y de temps en temps un peu de soleil et de pluie. Et moi, heureux et fier, je tirerai de la terre le pain pour Vos hosties et le pain pour les tartines des hommes.
IX
CINQ ans après la mort de Frisine, le Curé m’a enfin trouvé une femme. La troisième !
J’ai failli tomber à la renverse, quand il m’a annoncé la nouvelle.
« Il faut que tu te maries, Racine, toutes les bonnes choses se font par trois. Un homme ne peut pas s’en tirer tout seul ; pense donc : un ménage, des enfants, des champs ! Cette situation a bien assez duré comme cela. Tu vas te marier et devine un peu avec qui ? Avec Angélique, du Nouveau Chemin !
Angélique était une vieille fille qui habitait une maison en briques un peu en dehors du village. Elle avait été jadis servante à la ville et, après, chez le notaire du village, qui lui avait fait un legs en mourant. Elle employa l’argent à se construire une maison et à acheter quelques titres.
Elle prit chez elle sa sœur, une veuve avec trois enfants. Ces enfants sont mariés et ils habitent l’un par-ci, l’autre par-là. La sœur souffre depuis longtemps d’hydropisie des jambes et il faut la pousser dans une voiturette.
« Qu’en penses-tu, Racine ?
– Ben, Monsieur le curé, qu’est-ce que je dois en penser ?
– Quoi ? Que tu vas avoir une vie de bourgmestre, ta propre maison, et que tu ne devras plus travailler. Non, mais, le voyez-vous marcher là, Racine, le bon bourgeois, vêtu tous les jours de ses habits de dimanche ! Un gros cigare au bec ! Et j’irai prendre une goutte chez toi, en passant ! Attends, mon bonhomme, tu ne seras pas seul à profiter des bonnes choses de la vie !
– Et mes quatre enfants ? demandai-je. (Il y en avait encore quatre à la maison à ce moment-là : Amélie, l’aveugle – je ne compte pas l’Edmond qui était sur le point de se marier, aussitôt son service militaire terminé – le Stan qui avait alors quatorze ans, Lisette et le petit Amédée, le premier enfant que j’avais eu de Frisine (le deuxième avait été enlevé par la rougeole un an après la mort de sa mère).
– Ces quatre enfants resteront avec toi, dit le Curé. Ne crains rien pour eux. Angélique n’a-t-elle pas accueilli de grand cœur les trois enfants de sa sœur et ne leur a-t-elle pas assuré un bon avenir ? Elle n’a pas peur des grands ménages. Et n’est-ce pas parce qu’elle a été si bonne pour les enfants du notaire que celui-ci lui a fait ce beau legs ? Angélique sera une deuxième mère. Il faut que déjà elle soit une bien brave femme pour vouloir s’attirer une charge pareille. La sœur ira à l’hôpital, car sa maladie s’aggrave et il lui faut les soins d’une religieuse. Mais tu n’as pas l’air content, Racine ?
– Mais oui, mais oui... seulement, elle me connaît à peine... et de vue simplement...
– Elle te connaît fort bien. Tu lui plais beaucoup. Bien entendu, il ne peut plus être question d’un jeune amour, tu comprends ça, mon ami ? Celui-ci doit être un mariage d’amitié. Vous frisez tous les deux la soixantaine et, à cet âge-là, on est sérieux. Il est temps de se reposer, d’aller son petit bonhomme de chemin et de jouir de la vie. Tu as travaillé assez dur et assez longtemps pour ça...
– Mais pourquoi est-ce moi qu’elle veut, plutôt qu’un type sans enfants ?
– Pourquoi ?... Mais parce que c’est toi qui l’as choisie !
– Moi ? Moi ? Mais je la connais à peine. Je n’ai jamais pensé à elle !
– J’y ai pensé pour toi, Racine. Tu ne me comprends donc pas ? J’ai bien manigancé tout ça. Elle est devenue amoureuse de toi parce que je lui ai dit que tu voudrais l’épouser.
– Comment ! vous avez fait ça, vous ? criai-je, vous avez trompé cette personne ? Derrière mon dos vous avez...
– Pour tes enfants ! Il est permis de mentir quand c’est pour le bien d’autrui, Racine ! Ha ! Ha ! Ha ! Tu ne trouves pas que je suis un bon agent matrimonial ?
– Vous méritez un premier prix, évidemment, s’il s’agit de bouleverser la vie des gens ! Est-ce que ce sont des choses à faire, voyons : me jeter une femme dans les bras pour que je lui fasse franchir le seuil de ma maison comme épousée.
– Il n’est pas question de ta maison. Croie-tu donc qu’elle viendrait habiter cette chaumière ? Ha ! Ha ! Espèce de nigaud ! Quand je fais quelque chose, je ne le fais pas à moitié ; c’est toi qui iras habiter chez elle, tu vendras tout ton saint-frusquin et tu t’installeras dans sa maison avec tes enfants !
– Les enfants aussi ?
– Naturellement ! Tu vois bien, mon bonhomme, que je n’ai pas mal manœuvré, hein ?
– Mais, comment pourrai-je cultiver mon champ, si je n’ai plus ni étable, ni bêtes, ni...
– Ton champ ? Tu le laisseras bien tranquille. Il sera pour l’Edmond qui ainsi n’aura plus à chercher une maison ailleurs. Tu vas dès maintenant être cultivateur pour ton plaisir. Le terrain qui entoure la maison d’Angélique est suffisamment grand pour t’occuper ; il doit bien avoir trente ares...
– J’aurai fini de les bêcher en un jour !
– Eh bien, tu y mettras une semaine ou même deux. Cette fois, tu vas regarder travailler les autres ! Heureux bougre ! Une troisième femme, et pouvoir jouer au Monsieur ! Une bonne nourriture tous les jours, de la bière aux repas. Faire la grasse matinée, se promener, planter des fleurs, lire son journal au coin du feu ! Il peut geler à pierre fendre, tu es à l’abri du froid désormais. Tu ne devras plus te soucier de la pluie ou de la sécheresse. Finie la crainte d’une invasion de limaces, de chenilles et de taupes. Fini, de te demander si les enfants mangent quand il faut et s’ils ont une chemise propre ! Tu vas être un Monsieur, les gens enlèveront leur chapeau pour te dire : “Bonjour, Monsieur Racine !” »
Le curé me salua d’un grand coup de chapeau, puis me tapa sur l’épaule et reprit de plus belle :
« Tu dois tout de même admettre que je suis ton meilleur ami, pas vrai, Racine ? Tu vas en faire, des envieux !... »
Il dit encore bien d’autres choses. J’étais complètement abasourdi. Qu’est-ce que j’ai donc, pour que les femmes tiennent tant à moi ? Je me suis toujours pris pour un épouvantail à moineaux. Elle doit avoir rudement envie de se marier, cette Angélique pour vouloir m’épouser, moi, un paysan avec quatre enfants ! Je n’y comprends goutte. Pas un mariage d’amour, un mariage d’amitié. Mais cela ne m’empêchera pas de devoir dormir aux côtés de cette maigre créature. Et de quitter ma maison, ma masure branlante, bien sûr, mais sous le toit de laquelle j’ai passé ma vie. Ma vie a formé un nuage entre ces murs. Dans une autre maison, je vais sécher et me faner, comme une plante poussée en plein air, qu’on a transportée dans une serre. Quitter mes animaux ! Et mon champ ! Mais, d’autre part, je serai délivré pour toujours de ce châtelain de malheur. La vieille demoiselle est au Ciel, pour autant que toutes ces messes aient contribué à lui en ouvrir les portes. C’est Coco qui est le grand patron maintenant, ce blanc-bec qui veut m’apprendre à planter du céleri alors qu’il est incapable de distinguer des endives et des épinards. On épouserait bien le diable pour être débarrassé de ce type-là. Abandonner mon champ, mon champ qui, par mes soins, est devenu si bon, si doux, si tendre, qui me connaît... à qui je peux parler... Mais, pouvoir me reposer enfin, avoir toujours le gousset garni, une bouteille de genièvre dans l’armoire et surtout, surtout, savoir que les enfants ne manqueront plus de rien... Quel dommage que cette femme doive justement être Angélique, cette maigre latte !
« Heureux bougre, et tu ne ris même pas ? cria le curé.
– C’est trop soudain, monsieur le curé. Pourquoi ne m’avez-vous pas servi ça graduellement, par bribes et par morceaux ?
– Une cuillère toutes les heures ? Voyons, Racine, tu n’es plus un enfant !
– Et que dois-je faire maintenant ?...
– Je ne donne pas des leçons d’amour. Mais elle va venir chercher du lait, dès demain, peut-être. Tu lui parleras du temps, tu lui offriras une fleur, – cela leur fait toujours plaisir – et une parole en fait naître une autre. Il ne faut pas commencer de but en blanc, mais amener les choses petit à petit...
– Et qu’est-ce que je dois dire ?
– Mais, voyons Racine ! Comment peux-tu être si empoté ! Qu’as-tu dit à la Fine, et à Frisine ?
– Pas grand-chose, monsieur le curé, en fait de conversation, mais cela venait du cœur...
– Eh bien, cela viendra du cœur aussi. Il faut d’abord apprendre à vous connaître un peu. Vois-tu, Racine, la vie n’est pas une plaisanterie, mais cette fois elle te sourit. Ne fais pas l’imbécile. Ne joue pas avec ton bonheur. Je t’ai prévenu, à toi de faire le reste ! »
Je le suivis des yeux. Je croyais rêver... Une troisième femme ! Angélique ! Et sans même me demander mon avis ! Il me fallait une femme, c’est certain. La maison, chez nous, était loin d’avoir un air de fête, bien sûr. Le samedi, notre Irma venait faire le grand ménage. Elle était revenue, la première, celle-là, les autres avaient suivi.
J’avais pourtant eu l’intention de tordre le cou au premier qui passerait mon seuil, de tous ceux qui avaient si mal jugé la Frisine. Mais quand on les entend vous dire « Père », on sent fondre sa colère. Ah ! oui, il fallait une femme à la maison. Personne n’était désireux de venir habiter notre taudis ; moi je n’osais guère y penser. Je ne voulais pas prendre une servante ; je me connais trop bien.
J’ai donc continué à trimer ferme et à rester pauvre. Ces cinq années ont été des années pénibles et elles ont passé comme un rêve stupide. Je ne sais qu’une chose : c’est dans mon champ seul que j’ai trouvé quelque plaisir. Et voici que, soudain Angélique m’en barre le chemin ; ma vie de paysan sera finie, je devrai abandonner ma terre ! Cette idée m’étreint à tel point que je ne peux plus rien faire ce jour-là que laisser mes yeux errer sur mon champ.
Qu’il est beau, bien pétri, pur et reconnaissant ! Chaque grain a passé par mes mains, chaque poignée de terre a senti battre mon pouls. Il m’obéit, j’ai réussi à le rendre humble et doux et il me donne ce que j’attends de lui. Mais moi aussi je comble ses désirs, ses soucis sont mes soucis, son plaisir est mon plaisir ! Je l’ai nourri de purin et de fumier et toujours de ce qu’il y a de meilleur ; je lui ai fourni des grains de première qualité, et des plantes de choix, je l’ai soigné et délivré des mauvaises herbes et des bêtes nuisibles, il m’est arrivé plus d’une fois de lui déverser un peu plus de purin qu’il n’était nécessaire (or, un paysan en est – et doit en être – bien avare) cela par pure amitié et parce que je sais combien il en est friand ! Le champ et moi, nous échangions constamment une conversation silencieuse et le dimanche, quand j’en avais le temps, je lui parlais tout haut :
« Allons, mon bonhomme, en avant pour les navets ! Montre un peu que tu as de meilleures manières que le champ de Tête-de-Bœuf ! »
Ah ! oui la terre m’a donné bien du plaisir malgré que je lui doive aussi ma pauvreté. Et il va falloir maintenant l’abandonner à cause des enfants et aussi à cause de moi-même, parce que j’en ai assez de la pauvreté. Une bonne vie vaut bien ce sacrifice et je ne peux tout de même pas continuer à trimer ma vie durant. Il y a une fin à tout. L’Edmond va être bien content quand il rentrera en congé dimanche prochain. C’est pour lui que j’ai rendu mon champ productif, il passe de père en fils comme dans l’Ancien Testament. Il reste dans la famille ; je peux donc être content. Angélique... Quand je pense à Angélique, je ferme les yeux, pour ne pas la voir. Je veux me marier aveuglément, comme je crois aveuglément. Mais permettez-moi de jurer encore un bon coup, cela soulage... Elle a bon caractère, elle semble avoir bon cœur aussi, quel dommage qu’elle soit si maigre ! Après tout, si la Fine ou Frisine avaient été maigres, je les aurais épousées aussi. Maigre ou pas maigre, il s’agit de se marier ! Il y a eu de plus grands malheurs après tout. Ne joue pas avec ton bonheur !...
Elle vint chercher du lait.
Amélie, la petite aveugle, lui en donna. J’étais tapi à l’étable, où je les épiais d’entre les pattes de notre vache. Mon cœur tremblait comme un roseau, de timidité et de confusion. Idiot, me disais-je à moi-même, sois brave et sors de ta coquille.
Je l’entends demander à Amélie :
« Alors, tu n’y vois pas du tout, ma pauvre enfant ? Que cela doit être triste...
– C’est comme si j’y voyais, répond la petite en riant. Je connais tout ici, à l’odeur, à l’air, au bruit. Quand je tousse, j’entends au son s’il y a une personne de plus ou de moins dans la chambre ou s’il y a un obstacle sur mon chemin... Évidemment, je suis habituée ici...
– Pauvre petite, dit Angélique, et elle caressa la joue et les cheveux d’Amélie... Je prierai beaucoup pour toi... »
Ces choses-là, bien sûr, ça vous remue le cœur, quand on est le père d’une petite aveugle. Je me levai, et quand je l’entendis demander : « Ton père n’est pas à la maison ? » je sortis de l’étable...
Elle baissa les yeux comme une amoureuse. Bien sûr, le curé ne lui avait-il pas confié que j’étais follement épris d’elle ?
Mais que devais-je dire à présent ?
« Est-ce que vous ne pourriez pas venir bêcher mon jardin ?...
– Oui, oui, bien sûr... Angélique... »
Elle rit, en secouant sa petite tête maigre...
« Vous pourriez venir demain matin déjà ?... »
Le lendemain je devais semer. Mais j’entendis la voix du curé me soufflant dans le cœur : « Ne joue pas avec ton bonheur », et je dis :
« Oui, j’irai. »
Elle parla encore un peu de l’infirmité de la petite Amélie, tout en guettant sur mon visage un reflet d’affection qui ne s’y trouvait pas, ce qui parut lui faire de la peine.
« À demain, donc », dit-elle brusquement, comme quelqu’un qui va pleurer, et elle s’éloigna sans se retourner.
Je la suivis des yeux.
Ainsi, voilà une femme que j’allais devoir abuser pour nous procurer le bonheur, à moi et à mes enfants ! Que de comédie en ce monde ! Mais j’y pense ! Le pasteur a dit : « Tu lui donneras une fleur. »
J’envoie bien vite Lisette lui remettre une pivoine.
« De notre P’pa », dit l’enfant.
Cela parut lui faire un réel plaisir, car elle agita la fleur, la renifla, et l’agita encore.
« Elle me paraît être une bien brave femme », dit notre petite Amélie.
Cette phrase me remplit de confiance. Elle balaya toutes mes hésitations et décida de mon mariage.
Le lendemain, j’allai travailler là-bas.
« Entrez d’abord boire un verre de bière. »
J’ôtai mes sabots. C’était une maison comme à la ville, propre à craquer ; à terre, des petits carreaux blancs et noirs. Un poêle de Malmes avec beaucoup de nickel, brillant comme un miroir, des statuettes saintes sur la cheminée ; les murs, aussi, étaient tapissés de petites pierres comme les cabinets de la ville. Sa sœur, une grosse femme à la bouche tordue, était assise derrière le poêle.
« Jetez un coup d’œil dans les chambres », dit Angélique.
Deux pièces en enfilade, avec des planchers.
« Je vais y faire placer du linoléum », dit-elle.
Sur les tables, il y avait des napperons crochetés et les chaises étaient recouvertes de velours rouge. Un album à portraits était posé sur la table, elle l’ouvrit : il n’y avait pas de portraits dedans, mais une toute petite musique pointue se mit à jouer. La deuxième pièce était tapissée d’un beau papier, des tas de perroquets les uns à côté des autres ; tout cela faisait très riche.
« Ben, mon vieux, pensai-je, quand tu déposeras ton postérieur sur ces chaises de velours ! Tout ce qu’on peut faire avec de l’argent !
– En haut, il y a encore deux grandes chambres, dit Angélique, et deux belles mansardes au cas où le ménage s’agrandirait... »
Et elle me regarda d’un air confus et entendu.
« Regardez », dit-elle, en me désignant un vase de cristal entouré d’un ruban.
Il contenait la pivoine.
Je fis un effort pour dire quelque chose d’aimable :
« J’en ai encore beaucoup de pareilles. »
Elle versa de la bière d’une bouteille.
« Ma sœur va aller à l’hôpital, dit-elle, et elle ajouta, avec un soupir qui demandait une réponse : Je serai toute seule, alors...
– Oui, c’est triste d’être seule », dis-je, et elle me regarda d’un air malicieux comme pour dire : je ne serai pas seule très longtemps.
Je m’en fus travailler au jardin. Un jardin partiellement entouré d’un mur et, plus loin, d’une haie, avec une petite porte dans le fond. Il m’apparut comme une prison. Ce serait donc ça, mon domaine, désormais ? Moi qui étais accoutumé à voir à des lieues à la ronde et à pouvoir arpenter fièrement mon champ, à longer mes plantations de pommes de terre, de blé, de légumes, à traverser des prairies, à enjamber les fossés, à côtoyer des buissons, à contourner ma maison, mon étable... Tout cela allait être réduit à un terrain grand comme une couple de tabliers, l’espace et la vue limités par une haie et un mur et, pour tout bétail, six poules déplumées sans même un coq !
Elle vint se planter près de moi. Je ne dis rien et continuai à bêcher. Après quelques soupirs, elle parla :
« Vous avez raison, c’est triste d’être seule... »
Et elle ajouta :
« J’ai eu plusieurs fois l’occasion de me marier, mais je n’ai jamais voulu. Je le regrette à présent. J’aime bien les grands ménages.
– Moi aussi », dis-je.
Et on parla un peu de mes enfants et aussi de l’Alphonse... comme c’était étrange qu’on ne l’eût jamais retrouvé...
Puis, elle me demanda soudain :
« Monsieur le curé est bien un de vos bons amis, le meilleur ?...
– Oui, répondis-je brièvement, je lui dis tout. »
Elle happa ce mot comme le brochet se jette sur un petit poisson.
« Il m’a tout raconté », dit-elle.
Elle me regarda d’un air interrogateur. La sueur me perla au front. Nous y voilà donc, et avec quelle rapidité !
Je baissai la tête. Je ne pouvais pourtant pas dire : « Il vous a menti. » Je ne dis donc rien du tout et je baissai la tête. Elle a dû prendre cette attitude stupide pour un aveu, car elle posa sa maigre main sur la mienne et me dit d’une voix étranglée :
« Moi aussi je vous aime bien, Racine, autant que vous m’aimez...
– Je le sais ; dis-je, les yeux toujours rivés vers le sol.
– Le curé vous a donc beaucoup parlé de moi ?
– Non... non... un peu seulement... après que je... après que je... »
J’étais incapable d’en dire davantage, mais elle parla à ma place :
« Évidemment, il ne peut pas se taire. C’est arrivé bien gentiment, pas vrai ? Après que vous lui aviez confié combien vous aimeriez me prendre pour femme, il est venu souvent chez moi. À parler franchement, Racine, je n’avais jamais pensé à vous, mais j’ai commencé à le faire depuis que le curé m’a dit tant de bien de vous. J’ai longuement réfléchi à la chose. Il faut que je puisse m’attacher à quelqu’un ; je ne veux pas, je ne peux pas rester seule et j’aime beaucoup les enfants ; en voir vivre et remuer autour de moi me fera le plus grand bien. Je les aimerai tant, Racine ! »
Cette fois la glace était brisée. Je me levai.
« C’est bien, ça, Angélique, vous êtes une brave femme. »
Elle essuya quelques larmes.
« Vous pouvez dire au curé, soupira-t-elle, que je consens à être votre femme... »
Oui, voilà ce qu’elle m’a dit.
Mais ce midi-là, avant de déverser l’eau de ses pommes de terre, elle avait couru elle-même lui annoncer qu’elle accueillait ma demande.
Et dire qu’on ne peut pas blasphémer !...
Le curé était ravi. Les enfants étaient ravis. Les voisins me félicitaient. Seule notre petite Amélie semblait triste. Non pas qu’elle n’aimât pas Angélique ; si celle-ci était venue habiter chez nous, tout eût été parfait. Mais il allait falloir quitter la maison où elle connaissait si bien la place de toute chose, comme si elle y voyait. N’ai-je pas dit souvent : « Elle a des yeux au bout des doigts, cette petite. » Tout dans la maison lui donnait confiance. Elle trouvait son chemin partout, s’en allait à l’étable, traire la vache aussi bien que le fait la Bertha, ma belle-fille ; elle connaissait chaque bête, savait la place de toute chose et pouvait se diriger seule vers le champ, mais une fois éloignée de son entourage familier, elle n’était plus qu’un pauvre agneau abandonné.
« P’pa, me dit-elle, je serai toute perdue chez Angélique, comme quelqu’un qui devient aveugle. »
Je ne dis pas : « Moi aussi, mon enfant », mais bien :
« Nous nous y ferons, ma petite. Je vais avoir beaucoup de temps à moi et je pourrai t’apprendre à te débrouiller, et nous irons souvent, souvent, nous promener ensemble, rien que nous deux... »
L’Edmond, lui, était tout heureux, naturellement. Il allait bientôt rentrer, son service militaire terminé, et il pourrait épouser la fille du Franelle. Tout continuerait donc comme par le passé. Au château aussi ils étaient satisfaits de cet arrangement. Il leur importe peu que les gens changent, du moment que l’argent rentre régulièrement.
Fin mai, les bans furent publiés. Angélique n’avait pas encore eu l’occasion de cueillir beaucoup de fleurettes à ce grand amour dont le curé lui avait tant parlé. Je ne m’habituais pas à l’idée de ce que j’allais faire. Je restais à réfléchir des heures durant, appuyé sur ma bêche. Il m’était devenu impossible de travailler encore en paix. Je demeurais là, tout pantois, planté devant mes bêtes, j’entrais dans la grange, je montais au fenil, j’allais m’asseoir dans la remise, je regardais sans cesse mon champ, je l’avalais des yeux, j’en rêvais la nuit... Et il allait falloir quitter tout cela, alors qu’on s’y est étroitement adapté avec son corps et son âme et son sang... Autant s’arrêter de respirer... Nom de nom !...
Angélique m’envoya le tailleur pour qu’il me fasse un nouveau costume noir. Elle me fit aussi apporter une chemise blanche avec un col raide. Je n’avais encore jamais porté le col. Les deux autres fois, j’avais, le jour de mon mariage, roulé autour de mon cou un beau foulard de soie... J’allais devoir porter un col tous les jours maintenant. « Je ferai de vous un monsieur », m’avait-elle dit... Ah ! si ce n’était pas pour les enfants, je ne me marierais pas, bien sûr. Parfois, il fallait que j’aille vite, tout seul jusqu’à mon champ, pour pouvoir y jurer tout mon saoul...
Je tergiversais, pesant le pour et le contre. J’avais déjà touché un mot au curé de mes hésitations.
« Bah ! avait-il dit, au bout d’une semaine de mariage, tu te moqueras pas mal de ta vie passée. Tout est une question d’habitude. »
Et je reprenais courage. Je pensais à la belle vie qui m’attendait.
Déjà les enfants pouvaient aller prendre leur repas du midi chez Angélique, et ce qu’ils s’en donnaient, les bougres ! De la viande et des œufs tous les jours, ma parole ! Cela dénotait vraiment un cœur bon et généreux. Je ne pouvais qu’admirer la brave créature.
Tout ce qui était utilisable encore, de mes frusques et de celles dès enfants, fut transporté chez Angélique ; elle se chargeait d’acheter le reste. Et la veille du mariage arriva, inéluctable. J’avais le cœur oppressé, comme avant un gros orage. Il allait falloir, le lendemain, prendre la mer pour la troisième fois.
Dieu, soyez-moi miséricordieux !
J’étais incapable d’avaler une bouchée. Au crépuscule, j’allai à confesse, le curé m’offrit ses félicitations.
« J’ai un poids sur le cœur, dis-je.
– Demain tu en seras délivré », me répondit-il.
Je ne retournai pas à la maison. J’étais trop agité et ne pouvais pas tenir en place. Il me fallait de l’air, un grand horizon devant moi et autour de moi ; pouvoir marcher, marcher... Un paysan finit toujours par échouer dans son champ.
Je me souviens très bien, il y avait dans le ciel un étroit croissant de lune. Il fera bon demain pour semer les carottes, pensai-je. Ah ouiche ! Fini de semer les carottes ! Je pris une poignée de terre et la regardai.
« Tout ce qu’un homme doit supporter avant de mourir, pensai-je. On cherche le bonheur et il est là, à vos pieds. »
Mon champ ne m’a-t-il pas rendu heureux ? Ah oui, et pleinement. Les revers que j’ai eus, ce n’est pas à lui que je les dois, mais aux hommes et à moi-même. C’est la vie. Mon champ, au contraire, a toujours été mon sauveur ; il m’a aidé, dans toutes mes misères, et il m’a raffermi le cœur. Demain je serai marié à Angélique ; d’autres malheurs peuvent me tomber dessus et je n’aurai plus de champ pour me consoler.
Devoir abandonner un si beau champ, gorgé de ma sueur et de mes pensées ! Nous ne faisons qu’un, lui et moi. Chaque fruit qu’il donne est un peu de moi-même. Ce sont mes pensées qui les ont fait pousser, bien plus que le purin que je leur ai donné, car j’ai promené mon regard tout le long de mes cultures, sillon par sillon, inlassablement. Et désormais, quand il pleuvra, je ne pourrai plus ni avoir de craintes ni me réjouir. Mes yeux et mon esprit ne pourront plus se repaître du spectacle de la charrue déchirant la terre grasse pour la faire retomber en luisantes écailles. Pourquoi ne me tranche-t-on pas les deux bras ?
Il était tard quand je rentrai à la maison. J’avais encore de la terre dans la main.
« J’ai eu peur ! cria d’en haut la petite Amélie.
– Dors, mon enfant.
– Je ne peux pas dormir, P’pa, dit-elle avec un sanglot dans la voix.
– Moi non plus, cria Lisette, je pense tout le temps à la fête. »
Je pris la lanterne et allai encore une fois jusqu’à l’étable... Je voulus faire le tour de mon petit domaine, mais je me dis que ce serait plus dur encore. Après tout, j’allais pouvoir continuer à faire le paysan pendant une dernière semaine, car l’Edmond ne devait rentrer définitivement que le dimanche suivant, bien qu’il revînt le lendemain pour la noce. Mon devoir me commandait de me rendre chez Angélique. C’est ce que je fis. Une de ses amies, ainsi qu’une nonnette de l’hôpital, étaient très affairée à préparer des plats et à plumer des volailles. Angélique me montra sa robe, bleu foncé, garnie de dentelle noire. « Alors, à demain. » Nous nous donnâmes la main. Pourquoi, puisque je dois y passer quand même, ne pas faire contre mauvaise fortune bon cœur ? Je pris donc une expression aimable, la plus aimable que je pus, ce qui fit monter les larmes aux yeux d’Angélique. Quelle brave femme !
Il n’était pas question pour moi de dormir. Je réenfilai mon pantalon et j’allai m’asseoir sur le pas de la porte avec ma pipe. Il faisait très doux. Je m’assoupis. La pipe tomba et le bruit qu’elle fit en se brisant me réveilla. Le jour se levait. L’odeur de ma maison me monta aux narines et je la reniflais lentement. On ne sent jamais l’odeur de sa propre maison, excepté lorsqu’on a été longtemps absent, après huit mois de prison, par exemple. Et le fait seul d’aspirer cette odeur me fit monter des larmes aux yeux, un juron à la bouche (et il allait falloir que je communie tout à l’heure !), une colère et un chagrin immenses dans le cœur. Je me mis à crier :
« Non ! Non !... Jamais !... jamais !... Je ne le ferai pas... pas pour un million... Au diable avec ton bon cœur... garde-le ! garde-le !... Laisse-moi tranquille... Je ne le ferai pas ! »
Je hoquetais, je trépignais comme un enfant en colère.
Notre petite Amélie accourut.
« Qu’y a-t-il, P’pa ?... »
Et je lui dis ce qu’il y avait :
« Je voulais le faire, pour ton bonheur, mais je ne peux pas, je ne peux pas !
– Mais P’pa, mais P’pa, qu’est-ce que les gens vont dire ?... Et le curé ?... cria-t-elle, toute désemparée.
– Ils peuvent se faire pendre tous ! Tu aimerais aller habiter chez Angélique, toi ?
– Non, P’pa, mais je le ferais pour toi et pour les enfants.
– Et moi, je l’aurais fait pour toi et pour les enfants. Pour toi ce n’est pas la peine, car tu préfères rester ici... Et le Bon Dieu soignera bien pour les autres. »
Un grand calme descendit en moi.
« Va vite chez Monsieur le curé, dis-je, sonne jusqu’à ce qu’il sorte de son lit et annonce-lui la chose. Dis-lui que pour rien au monde je ne veux me marier !
– Mais voyons, P’pa !... essaya-t-elle encore de discuter.
– Va, te dis-je ! »
Et elle s’en alla. Elle connaissait bien le chemin, évidemment, et je m’attendais à voir arriver le curé avant dix minutes, le curé qui me servirait un sermon bien tassé. Eh bien, qu’il vienne !
Je lui dirais tout, cette fois-ci. J’étais prêt. Mon sang bouillait.
De loin je les vis accourir, tous les deux. Mon visage doit avoir été blanc comme craie. Je sentais mon courage me descendre dans les souliers. J’allais être perdu. Une fois de plus, il gagnerait la bataille avec de belles paroles. Assistez-moi, ô mon Dieu ! Je m’enfuis comme un voleur et j’allai me cacher dans la garde-robe.
J’entendis le curé qui disait d’un ton furieux :
« Ce ne sont pas des façons ! Et le repas ? Et la noce ? Toute la famille qui est en route ? Quel scandale ! Quel scandale ! Et dans quelle situation il me met, le bougre ! Il faut qu’il le fasse, tu m’entends, Amélie, il le faut... Pauvre Angélique !... »
Je ne comprends pas encore comment ils n’ont pas entendu les battements de mon cœur derrière le battant de l’armoire. On eût dit des coups de marteau de bois.
Amélie appelait toujours dans la maison et à l’extérieur : P’pa ! P’pa !... Ils sortaient, puis rentraient, criant sans arrêt.. Je profitai d’un moment où ils étaient dehors pour sortir de ma cachette et je quittai la maison par derrière. Soudain j’entendis crier :
« Racine ! Hé, Racine !... c’est moi, le curé !... Racine ! fais-le pour les enfants ! Arrête-toi... arrête-toi ! te dis-je... Tu ne comprends donc pas quel scandale, quelle... »
Si je me retourne, je suis un oiseau pour le chat, c’est-à-dire pour Angélique, pensai-je. Et je continuai ma course, toujours droit devant moi, jusqu’à ce que je n’entende plus la voix du curé et même alors je ne m’arrêtai pas encore ; je courais toujours plus loin, sans me retourner. Arrivé dans le bois, je me mis à rire, à rire, ivre de liberté... Courir, courir, courir...
Mon champ m’était rendu ! Mon champ Mon champ !
X
ET me voici tout seul avec la petite Amélie. Les autres sont mariés et ils ont des tapées de gosses. Tout cela continue à prendre racine. C’est la vie. À chacun son tour. Je leur donne ma bénédiction. Mais je ne suis pas encore mort !
Le Christ sculpté attend, contre le mur, le moment d’être planté sur ma tombe. Car je le planterai sur ma tombe à moi, ou plutôt je l’y ferai planter, car c’est moi qui en ai le plus besoin.
Il n’est toujours pas terminé. J’ai une sorte de pressentiment que si je l’achève c’en sera fini de moi également. Et je veux vivre encore. Plus je vieillis et plus je deviens avide de vivre. Non pas parce que j’ai peur de la mort mais parce que je tiens à la vie. Je la trouve belle et bonne. Je ne suis pas riche pourtant. Puisque je suis resté seul, mon champ est devenu, naturellement, cinq fois plus petit, mais je dois toujours peiner et trimer également dur pour arriver à en tirer ma croûte de pain. Nous n’avons plus qu’une petite vache, un cochon et une douzaine de poules. Voilà tout mon bétail. Cette petite vache doit donner du lait, tirer la charrue et charrier, de nuit, le purin que je vais chercher au village. C’est mon cheval en même temps.
Et pourtant la vie est belle, surtout pour un paysan. Elle est si régulière, si immuable : les nuits succèdent aux jours, la lune vient toujours à son heure, les saisons se suivent et reviennent, toujours pareilles et toujours nouvelles. Pour un monsieur de la ville, qui végète entre quatre murs humides, tout cela n’a aucune espèce d’importance, mais pour le paysan c’est cela, la vie. Ces mouvements continuels travaillent ses champs, et lui maintiennent le cœur et l’âme en état de tension.
Le métier de paysan m’attache à la vie comme par des racines, ainsi que mon nom l’indique. J’ai l’impression que je ne pourrai jamais mourir. Quand je sème, je ne pense pas : Vais-je encore pouvoir récolter ? Les semailles et les récoltes et les semailles suivantes, tout cela forme une sorte de cercle où la mort ne peut pas pénétrer. Elle n’a aucun droit sur moi, tant que je travaillerai.
Tête-de-Bœuf – il vit toujours, ce gredin – et le Lorejas, et Franelle traînent des journées entières sur un banc à l’abri du vent ; ils se plaignent et se lamentent sans cesse, jusqu’à ce que la salive leur dégouline du menton, à cause de la dureté des temps et de la goutte qui leur gonfle les pieds.
Est-ce que ce sont des paysans, ces types-là ? Ils se moquent de moi parce que je travaille encore.
« Viens t’asseoir près de nous, disent-ils, tu ne parviendras tout de même plus à gagner une fortune ! »
Comme si je travaillais pour m’enrichir ! Dans ce cas, j’aurais aussi bien pu devenir lutteur dans une baraque foraine. J’étais assez fort pour cela. J’ai senti l’appel de mon sang de terrien. Je travaille parce que je ne veux pas faire autrement, parce qu’une force obscure, logée au plus profond de mon cœur, m’y pousse inexorablement et parce que j’aime mon labeur. Je pourrais, comme eux, m’asseoir toute une sainte journée sur un banc ! Notre Irma ne demanderait pas mieux que de me prendre chez elle. Je n’y manquerais de rien, car ils sont à l’aise. Mais je veux être libre et mener ma vie de paysan comme il me plaît, la bonne vieille vie de paysan, à l’ancienne mode.
Ces gens-là, je ne les comprends pas, ils ne connaissent pas les véritables jouissances de la vie paysanne. Cette jouissance-là ne consiste pas à surveiller, bien à son aise et un cigare au bec, la croissance de ses poireaux. Cette jouissance est tout entière dans l’attente : l’attente anxieuse du grain qui germe, de la plante qui pousse ; pendant qu’on récolte l’un, on sème l’autre déjà et cela inlassablement, sans que jamais il y ait une fin. Je ne comprends pas comment certains paysans peuvent, après avoir semé, abandonner volontairement leur champ et laisser à leurs successeurs le soin de faire la récolte. Un vrai paysan en est incapable. Ce grain, c’est dans son cœur même qu’il germe et il ne peut pas s’arracher le cœur... C’est pour cela, je crois, que je n’ai pas pu me résoudre à ce mariage avec Angélique.
Je le regrette pour elle. La pauvre créature n’a pas survécu longtemps à la honte du scandale. Les gens disent même que c’est de cela qu’elle est morte et on m’accuse d’avoir très mal agi. Mes enfants ont été furieux, mais c’était à cause des sous d’Angélique ; les voisins me traitèrent de Judas et ceux du château ont fulminé et ont failli me signifier mon congé. Même auprès de mon meilleur ami, le curé, qui avait manigancé toute l’affaire, j’étais en disgrâce. Il ne venait plus à la maison et moi je l’évitais. Je n’osais plus aller me confesser à lui. Il devait bien m’apercevoir à l’église, pendant le prêche, mais il faisait semblant de ne pas me voir. Ce fut le vicaire qui vint désormais toucher le denier de Saint-Pierre. Je ne pouvais pas dire : le curé et moi nous sommes brouillés, non, mais nous ne nous regardions plus entre quatre yeux, voilà tout.
Et les années passèrent. Je regrettais amèrement cet état de choses, car j’avais perdu un véritable ami, capable de me consoler et de me remonter le moral quand le besoin s’en faisait sentir. Et, plus d’une fois, j’ai été sur le point d’aller le trouver et de lui parler, mais cela ne s’est jamais fait, naturellement.
Il tomba malade et laissa pousser ses cheveux. Il demeurait assis dans son jardin, à lire un livre ou à écouter les oiseaux.
L’hiver suivant, il me fit appeler. Il était au lit. Il y avait bien cinquante centimètres de neige et elle continuait à tomber. Je me rendis chez lui, le cœur plein d’angoisse, car je m’attendais à un joli sermon.
« Assieds-toi un moment, Racine. »
Et je dus m’asseoir à son chevet.
Il posa sa main sur mon épaule :
« Tu vois la neige qui tombe, Racine ? dit-il. C’est ainsi que les âmes tombent du Ciel, lâchées par la main de Dieu. Je n’ai encore jamais lu combien d’hommes ont vécu depuis la création, et encore moins combien il en vivra encore. Mais ils doivent être très nombreux, Racine. Regarde, les flocons tombent, c’est comme cela aussi que toutes les âmes viennent sur la terre... N’est-il pas indifférent qu’on soit tel ou tel flocon ?... Et pourtant, chaque flocon est différent. As-tu déjà regardé la neige sous une loupe, Racine ? Moi je l’ai fait ; ce sont de minuscules étoiles, des triangles et autres petites figures géométriques. Et dans ces milliards, il n’y en a pas deux qui soient pareilles. Tous ces flocons de neige vont fondre en eau, puis s’évaporer et ils finiront par être aspirés là-haut, d’où ils sont venus. Cela me fait méditer, je t’assure.
« Chaque âme est donc comme un flocon de neige, et chacune d’elles est différente des autres. Nous descendons, nous couvrons la terre pendant un certain temps, et puis nous retournons d’où nous sommes venus. Qu’es-ce que cela peut bien me faire que je sois un flocon tombé sur la terre il y a mille ans, ou à présent, ou dans mille ans ? Le résultat est le même. Nous fondons, dans chaque cas. Si j’étais tombé il y a mille ans, j’aurais eu mon existence déjà, et à l’heure actuelle, je serais délivré de mon enveloppe charnelle. J’ai la nostalgie du Ciel, Racine, c’est pourquoi je me suis fait prêtre, et voilà aussi pourquoi je demande au Bon Dieu de me laisser fondre le plus vite possible... Tu comprends cela, Racine ?
– Oui, dis-je, c’est une bien belle méditation.
– C’est ainsi que la nature tout entière est un miroir de l’âme, Racine. »
Et il raconta encore beaucoup de belles choses, dont je ne compris d’ailleurs que la moitié, sur la mort, sur le Ciel et sur l’enfer. Il faut dire aussi que je n’écoutais qu’à demi, car j’attendais toujours l’homélie au sujet d’Angélique.
« As-tu eu beaucoup de pommes de terre, Racine ? demanda-t-il soudain. Et le lait est-il toujours aussi bon chez toi ? La qualité du lait ne dépend pas de la bête, qui n’est qu’un filtre après tout ; le bon lait dépend de la bonne herbe. C’est ce petit pré, où tu as toujours coupé de l’herbe fraîche pour tes vaches, qui donne à leur lait ce goût délicieux... »
Maintenant, pensai-je, ça va venir...
« J’ai toujours ce petit pré, Monsieur le curé...
– Qu’il est beau, le métier de paysan, n’est-ce pas, Racine ? J’ai toujours aimé vivre parmi les paysans... Au printemps, quand je serai remis et que j’aurai de nouveau la jambe solide, tu me reverras dans ton étable, mon vieux ! Et comment va la petite Amélie ? »
Tandis que je lui parlais, les yeux presque continuellement baissés vers le tapis (car je n’osais pas trop le regarder, de crainte qu’il ne se mît soudain à parler d’Angélique), le curé s’était endormi. Ou plutôt, c’est ce qui m’avait semblé. Je traînai encore un peu près de son lit, puis je me retirai sur la pointe des pieds. En bas, je dis à la bonne :
« Il dort... Il s’est endormi pendant que je parlais.
– Cela lui fera du bien, dit-elle, il n’a pas fermé l’œil depuis deux semaines. Je monterai voir dans un instant. »
Elle me versa encore une goutte et ajouta, tandis que je m’éloignais :
« Il faudra revenir, il aime tant bavarder avec vous. »
Je me remis en route, sous la neige. On n’y voyait pas à deux pas, tellement elle tombait dru. Ce n’étaient plus des flocons mais des grappes qui dégringolaient du Ciel. Tout à coup, j’entends crier d’une voix angoissée : « Racine ! Racine ! » C’était la servante.
« Oui ! répondis-je. Qu’y a-t-il ?
– Vite ! Vite ! Venez voir, venez voir... je crois que Monsieur le curé est mort... Monsieur le curé... »
Il était mort, en effet, pendant que je lui racontais mes petites histoires. La servante était montée à sa chambre, heureuse de le savoir assoupi, mais le teint du dormeur lui avait paru suspect ; tout apeurée, elle lui avait adressé la parole... il était mort...
À dire la vérité, c’est peut-être ridicule, mais j’ai pleuré cette fois-là, comme on ne pleure pas quatre fois dans sa vie...
J’ai perdu avec lui un ami excellent, le meilleur ; son image hante souvent mon esprit et nous parlons ensemble. Tout s’en va ainsi, tout fond, l’un après l’autre...
Je n’ai plus, maintenant, que la petite Amélie. Je ne compte pas les autres, qui sont mariés. Un enfant marié n’est plus qu’un demi-enfant. Notre petite Amélie est un ange de bonté et de joie. Elle est aveugle et c’est pour cela, peut-être, qu’elle est si bonne et si joyeuse. Elle vit, en réalité, dans un autre monde ; un monde que nous ignorons, nous les voyants, et que nous ne pouvons pas comprendre. Je ne la plains pas. Elle dit toujours :
« Comme les sourds doivent se sentir malheureux ! J’aime mieux ne pas voir que de ne pas pouvoir respirer les fleurs ni entendre chanter les oiseaux ! »
Elle entretient autour de moi une atmosphère de lumière et de chansons. Elle me console, et illumine mon âme de gaîté, comme le soleil luit sur une vitre. Elle le fait, non pas avec de belles paroles ou avec des sentences, mais par son attitude, par le son de sa voix quand elle chante une chansonnette ; tout cela vous remplit le cœur de paix et de béatitude, même lorsque vous vous tordez en vous balançant sur une chaise, en proie à une rage de dents. Le bonheur émane d’elle comme un parfum ; on en arriverait à souhaiter – mais je ne le fais pas – d’être aveugle aussi.
Notre petite Amélie est vraiment une bénédiction de mes vieux jours, un beau présent pour lequel je remercie spécialement le bon Dieu.
J’ai à Vous remercier pour tant de choses, ô Seigneur ! Pour tout ! Mon cœur ni ma bouche n’arrêtent pas de Vous glorifier !
Seigneur, mon Dieu, Vous m’avez envoyé sur la terre pour semer et pour récolter, en vrai paysan. J’ai accompli ma tâche dans la lumière de Votre bonté, et elle m’a rendu heureux.
D’un autre côté, Vous ne m’avez pas épargné et Vous m’avez allongé de temps à autre quelques taloches. Un bon père n’est pas avare du fouet. Il eût peut-être mieux valu que nous en eussions touché un mot ensemble, le cas échéant, car il m’est souvent arrivé d’ignorer pourquoi j’écopais ; cela me faisait grogner et murmurer, et je Vous en voulais. La maladie, la pauvreté, la honte, le déshonneur, les accidents, la mort, les misères du dedans et du dehors, rien ne m’a été épargné, et, par-dessus le marché, je me suis encore noirci l’âme par bien des péchés. Tout cela a été très, très dur, mais c’est le passé. Et ce qui est passé ne reviendra plus.
Que les autres subissent les orages, à présent ; moi j’en ai eu ma part. Ils ont fait blanchir mes cheveux et ils ont courbé le chapelet de mon échine. Mais je vis toujours ! Et quand il m’arrive de fermer les yeux pour revoir ma vie écoulée, je ne pense pas aux sombres et tristes épisodes qui m’ont bousculé et piétiné ; les cicatrices sont fermées, la souffrance est oubliée, et je n’ai retenu que les belles choses qui m’ont été données. Je ne vois plus que le joyeux défilé des saisons avec leurs jours clairs, rutilants de couleur et de soleil ; la Fine et Frisine m’apparaissent au tournant d’un nuage, elles ont des petites ailes, toutes les deux, et elles me sourient tandis que j’ensemence mon champ. La vieillesse est comme un tamis : elle ne laisse passer que le soleil et elle dore tous les souvenirs. C’est un grand bien, parbleu ! Que ferait-on, si on se sentait toujours trompé et repoussé par Dieu ? Les bons souvenirs nous engagent à revivre des heures agréables, et nous nous remettons au travail avec un courage tout neuf.
Ô Seigneur ! faites que je puisse travailler longtemps encore. Faites que cela dure ! Tout est si beau et si bon et ma nostalgie de Votre Ciel n’est pas encore assez puissante pour que je dépose ma bêche. Je n’aspire qu’à mon champ.
Ô mon Dieu, je Vous remercie pour ce champ découvert, que Vous dominez invisiblement jusqu’au plus haut du Ciel. Je Vous remercie la nuit, quand je Vous entends bruire parmi les étoiles. Je Vous remercie pour le Printemps, pour l’Été, pour l’Automne et pour l’Hiver, car ce sont là quatre gestes de Votre bonté et si la joie, les fruits qu’ils apportent sont toujours pareils, c’est comme s’ils étaient chaque fois accordés pour la première fois. Je Vous remercie pour les arcs-en-ciel que Vous tendez sur les nuées d’orage, pour la pluie qui ranime mes plantes, pour le soleil qui les aspire hors de la terre, pour le vent qui chasse tout ce qui est mauvais et qui fait tourner les moulins et aussi pour la neige, qui emmitoufle le blé d’hiver. Merci pour la lune ; qu’elle se lève ou qu’elle se couche, elle fait toujours du bien, pourvu qu’on connaisse ses lubies.
Merci pour les feuilles qui tombent, elles font du fumier ; merci pour l’herbe qui devient du lait ! Merci pour les nuages, pour le ruisseau, pour les saules et pour toutes les plantes, aussi bien pour les betteraves que pour les petits radis ; Votre haleine leur donne la volonté de vivre, la saveur, la couleur, la taille nécessaire.
Merci pour Votre inlassable activité, diurne et nocturne. Vous êtes notre aide, Votre puissance trime comme un valet.
Je Vous remercie, Seigneur qui êtes au Ciel, sur la terre et en tous lieux.
Nous Vous remercions, Vous qui nous apparaissez dans ce Saint-Sacrement dont l’hostie est faite du même blé qui nous a donné nos tartines, cette hostie vers laquelle monte notre adoration, lorsque, dans la lumière des cierges et la fumée d’encens dont nous l’entourons, elle s’avance processionnellement par les champs. Merci à Vous aussi, Jésus que j’ai taillé dans le bois, et qui Vous êtes révélé à l’image de mon cœur obscur.
Je Vous remercie, ô Seigneur ! Par la harpe et par l’archet, est-il mis dans mon livre de prières, mais je ne possède qu’un bugle sur lequel je ne sais d’ailleurs jouer qu’une valse et une marche funèbre. Je Vous remercie de tout mon cœur fervent, de toute mon âme débordante de reconnaissance.
Et faites qu’en retour votre Racine puisse, pendant de longues années encore, travailler dans son champ à la sueur de son front (dans ce champ qui, malheureusement, est aussi celui des châtelains !).
Merci d’avance !
Félix TIMMERMANS, Psaume paysan.
Traduit du flamand par Betty Colin.