La légende
de Duccio et d’Orsette
par
Marcelle TINAYRE
I
AU temps que les comtes Guidi tenaient les châteaux du Casentin, il y avait, dans la cité de Poppi, une dame noble et pauvre qui s’était retirée, après son veuvage, chez le comte Guido Novello, son cousin. Cette dame, appelée Lucrèce, mère d’un fils encore enfant, vivait en nonne plutôt qu’en personne séculière, soignant les malades, visitant les pauvres et faisant de longues retraites dans les couvents. Elle était belle et jeune encore, mais elle avait tant aimé son mari que, lui défunt, elle se regardait comme morte au monde où son fils la retenait seulement par le droit de la faiblesse et par la force du devoir. Elle attendait que Duccio fût sorti de l’enfance pour le remettre aux soins du comte Guido et se cloîtrer dans un monastère.
Quand elle n’était pas à l’église, Madame Lucrèce restait en sa chambre, avec ses femmes, à broder des ornements d’autel. La chambre, qui occupait la rondeur d’une tour, était peinte d’animaux et de feuillages, figurant un jardin de citronniers hanté par des bêtes chimériques, léopards, griffons, licornes, oiseaux-phénix de cent couleurs. Les trois fenêtres ouvraient sur trois horizons, et le riant Casentin apparaissait, découpé entre les lancettes de pierres, comme les volets d’un retable. Les sommets du Pratomagne et des Alpes de la Serre semblaient de pur outremer, et plus bas, sur des collines d’un vert de sinople, s’élevaient les villes fortes des Guidi, couronnées de cyprès et de campaniles. La vallée était riche, bien arrosée de ruisseaux, bien plantée de vignes et d’olivettes. L’Arno torrentueux coulait, tout en bas, entre des peupliers.
Madame Lucrèce quittait parfois son ouvrage de broderie pour s’asseoir, avec Duccio contre ses genoux, dans l’ébrasement d’une fenêtre et conter à l’enfant toutes les singularités du pays. Elle lui disait l’histoire des comtes Guidi, les vertus de la bonne Gualdrade qui avait habité la même chambre peinte, et la légende de la méchante comtesse enfermée dans la Tour des Diables. Elle lui montrait le côté où est Arezzo, cité gibeline, et le côté où Florence, cité guelfe, fleurit derrière le haut rempart des monts ; mais elle préférait l’entretenir d’histoires édifiantes. Elle lui parlait de saint Romuald, qui fonda le monastère des Camaldules, et de saint François, qui fonda celui de la Verne, tous deux dans l’horreur des forêts sauvages, dans la neige et le vent des longs hivers, très loin des hommes, tout près du ciel. Et parce qu’elle avait une dévotion particulière à saint François, elle regardait toujours, avec une pieuse dilection, la haute masse bleuâtre de la Verne, pareille au château de poupe d’une nef qui s’incline et va sombrer.
« Ô mon fils Duccio, disait-elle, admire ce lieu vénérable où saint François fut marqué des cinq plaies du Christ. Cette montagne est la plus sainte qui soit au monde, après le Calvaire, et, dès que tu auras la force de gravir la pente rude, nous irons, en pèlerinage, baiser la pierre sacrée où le Petit Pauvre d’Assise posa ses genoux... »
Ainsi Madame Lucrèce nourrissait son fils dans l’amour du Séraphique qui avait paru, dans cette même province, soixante ans plus tôt, venant de la verte Ombrie. Elle racontait sa vie plus fleurie de miracles qu’un rosier de roses : comment il parlait aux oisillons, à la cigale, à l’eau limpide, à la claire lune, au brillant soleil, ayant un cœur paternel pour toutes les créatures de Dieu. Duccio écoutait la louange de celui qui fit de son corps et de son âme un miroir pour Jésus crucifié ; mais, souvent, l’histoire merveilleuse, qui ne lui était plus nouvelle, n’empêchait pas l’esprit puéril de s’évaguer ; et l’enfant suivait du regard, sur la route nouée à la colline, un parti de cavaliers trottant, ou quelques filles de Ponte-a-Poppi, juponnées de rouge et pareilles à de tout petits pavots effeuillés.
II
Duccio n’avait pas dix ans quand Madame Lucrèce sentit venir la mort, après une brève maladie. Étant confessée et communiée, la pieuse dame revêtit la robe des filles de sainte Claire et se fit étendre sur un lit de paille pour y mourir, comme Jésus était né, humblement. Et là, dans les transes de la mort, voyant déjà l’aube céleste blanchir les ténèbres où elle entrait, Madame Lucrèce se souvint qu’elle était mère. Elle songea que, dans le château des Guidi, Duccio recevrait maints exemples d’orgueil, de cupidité, de luxure, et que cet agneau si tendre serait exposé aux loups dévorants. Alors, prenant la main de son fils dans les siennes, et comme inspirée d’en haut, elle dit :
« Ô très saint frère François, je te donne cet orphelin pour qu’il porte ton saint habit et demeure en ta sainte maison de la Verne. Garde-le, défends-le du Malin, et conduis-le, tel le berger son ouaille, sur le chemin de la vie parfaite. »
Ayant ainsi parlé, elle inclina la tête et rendit l’esprit.
Personne ne douta qu’elle n’eût vu saint François, dans cette minute suprême, et le comte Guido déclara que sa volonté serait accomplie. Il fit enterrer la pieuse dame, solennellement, à Saint-Fidèle, où les Guidi ont leur sépulture, et, dès le lendemain des funérailles, il conduisit son petit neveu à la Verne.
Ce fut une pénible chevauchée sous la pluie d’automne. L’enfant, en croupe du comte, tournait peureusement la tête vers le val d’Arno qui s’enfonçait derrière lui, avec le fleuve, les oliviers, les vignes et les forteresses corsetées de remparts. Enfin, après bien des tours et détours, à travers des bois ou des branches désertes, le fer des chevaux sonna sur le roc nu. L’austère couvent se dessina, gris comme la pierre grise qui le portait, parmi les sapins noirs et les hêtres. Tout ce sommet de la Verne était un bastion naturel, affreusement crevassé de précipices. Duccio se rappela les récits de sa mère, et pourquoi la montagne s’était fendue dans sa hauteur colossale, à l’heure même que Jésus expirait sur la croix. Glacé, tremblant, il étreignit la taille de son oncle et baissa le front pour pleurer. Mais un son de cloche tomba de la cime effrayante ; une voix, qui parlait dans le vent, murmura : « Duccio », et l’enfant sentit une caresse sur ses cheveux. Il comprit que le vœu de sa mère était exaucé, et que saint François, invisible et présent, accueillait le petit agneau de Dieu dans la bergerie.
III
Les Frères mineurs de la Verne n’étaient pas très nombreux et leur couvent, qui remplaçait les cabanes primitives faites de terre et de branchages, était véritablement la demeure élue par la noble Dame Pauvreté. Cependant, ils vivaient dans une joie innocente, parce que l’esprit de saint François était en eux. Ils consentirent à se charger d’un enfant, comme ils l’eussent fait d’un oiseau, sans lui imposer aucun autre devoir que d’être allègre et de louer le Créateur de toutes choses. Et l’héritage du fils de Lucrèce demeura aux mains du comte Guido.
À seize ans, Duccio prit l’habit de novice. Il était alors un très bel adolescent, brun comme la châtaigne et vigoureux de tout son corps que la discipline monastique et le dur climat avaient fortifié. Les souvenirs de son enfance étaient morts en lui. De tout le passé, il n’avait retenu que le doux visage de sa mère et la chambre de Poppi, peinte de feuillages et d’animaux. Le Père abbé voulut lui apprendre à lire, mais il fut un écolier médiocre, à cause de sa grande force corporelle et de l’ardeur de son sang. Aussi l’employait-on à des travaux manuels très pénibles, comme de couper des arbres ou de charroyer des pierres, car de tels exercices conviennent aux garçons que l’ardeur du sang tourmente et que la jeunesse enivre comme un vin.
Ainsi, presque sans y penser, Duccio pratiquait les vertus de l’ordre : il était humble, parce qu’il vivait parmi les plus humbles des moines ; pauvre et se trouvant riche d’une vieille robe rapiécée ; chaste sans effort ni mérite, puisqu’il n’avait jamais parlé à aucune femme depuis la mort de sa mère. Il était donc parfaitement heureux et l’on espérait voir renaître en lui la naïveté du frère Genièvre et la pureté du frère Léon. Son plus grand plaisir était de chanter, à voix claire et belle, et de converser, en chantant, avec les plantes et les bêtes des bois. Souvent, à l’imitation du saint d’Assise, il prenait deux bâtons, l’un en guise de viole et l’autre en guise d’archet ; et, faisant vibrer des cordes imaginaires, il inventait des mélodies si touchantes qu’elle disposait tous les cœurs au plus tendre amour de Dieu.
Or, par une nuit de printemps, il arriva que le feu prit en un bois de pins, sur la pente de la montagne, et, gagnant d’arbre en arbre, menaça un petit hameau. Les paysans demandèrent du secours à l’abbé de la Verne, qui ne se contenta pas de prier et de faire sonner la cloche. Sachant que le Ciel aide celui qui s’aide lui-même, il envoya quatre moines, les plus jeunes et les plus robustes, au secours du village menacé. Ils partirent sous la conduite du vieux Père Bénédict, qui connaissait tous les sentiers de la Verne, et Duccio était parmi eux. Tandis que la cloche tintait, sinistrement, dans la froide nuit sans lune, et que l’incendie rougeoyait tout en bas, les moines, s’appuyant sur des bâtons, dévalaient en hâte, glissant, tombant, se relevant, s’accrochant aux genêts, frôlant des abîmes, mais indifférents au danger. La charité les transportait, brillante comme l’incendie, et non toute pure cependant de complaisance et d’humaine curiosité, parce que ces novices étaient encore des enfants par l’âge et faciles à divertir. Parvenus au village dont les maisonnettes flambaient, ils firent bravement leur office. Les uns démolirent les murs et les toits qu’on ne pouvait plus défendre, afin de préserver le reste ; les autres sauvèrent les gens et les bêtes. Avant l’aurore, le feu fut vaincu. Les paysans baisèrent les robes brûlées des frères, qui reprirent la route du couvent à travers bois. Tout était bleu, paisible et frissonnant, dans le suave silence de l’aube où montait l’odeur du thym mouillé. Quelques étoiles parsemaient le ciel d’une rosée lumineuse. Des Alpes de la Serre au Pratomagne, la vallée n’était qu’un lac de brume et les crêtes émergeantes se dissolvaient en molles vapeurs. On eût dit que la figure du monde terrestre avait passé comme un rêve et que demeurait seulement, perdue dans l’infini du ciel, la montagne franciscaine avec ses noires forêts, son monastère et ses deux églises.
Les jeunes frères, las et ravis, goûtaient l’heure angélique de l’avant-matin ; et le Père Bénédict tirait des moindres circonstances un motif d’édification.
« Voyez, disait-il, mes petits frères, voyez les bêtes de la nuit, la chouette grise et la chauve-souris au vol anguleux, comme elles fuient le soleil devant même qu’il ne soit levé, et sitôt qu’elles pressentent l’ascension de sa face vermeille. Ainsi nos mauvaises pensées et nos vains désirs, dès que le soleil de l’amour divin touche nos âmes obscures... »
Et il disait encore :
« Ô mes petits frères, que vous avez peine à marcher ! Les ronciers accrochent nos vêlements et les chardons acérés déchirent cruellement nos pieds nus. Mais considérez que ces ronciers fleuriront demain en belles corolles blanches, et regardez la couleur de ces chardons bleus comme le ciel ou violets comme la campanule des bois. N’est-ce pas l’emblème de la pénitence religieuse, tant de rudesse et tant de douceur mêlées ? Béni soit Dieu qui fait naître la rose de l’épine et qui peint le chardon acerbe aux couleurs mêmes du Paradis ! »
Ainsi parlait le bon Père, et les jeunes novices, émerveillés, louaient le Seigneur dans ses œuvres.
Ils étaient encore bien loin du couvent et traversaient un bois de pins, lorsque Duccio, qui marchait en avant des autres, aperçut une forme couchée à terre, comme d’une personne roulée en un manteau de velours noir, et dormant, le visage caché. En approchant, il vit du sang sur le manteau et du sang sur la mousse, ce qui lui fit jeter un cri :
« Père Bénédict ! Un homme gît assassiné... »
Le vieux moine, ému de compassion, répliqua :
« Il faut le secourir, frère Duccio ! »
Et il pressait le pas, mais, sans l’attendre, Duccio avait soulevé le manteau qui enveloppait l’inconnu : « Qu’est-ce là ? » pensa-t-il, en voyant une masse de cheveux blonds et une figure aux yeux clos, pâle, immobile, toute pareille à ce que serait la figure d’un ange si les anges pouvaient mourir. Il écarta les tresses soyeuses et découvrit l’épaule nue d’une femme qui portait une blessure au sein. Le sang coulait en filets pourpres sur la chair blanche, sur la robe brodée d’or, sur les tresses défaites que retenaient mal des nœuds de perles. La femme toute jeune, et qui semblait de haut rang, était mourante, sinon morte et insensible.
À cette vue, Duccio resta sans voix, ne sachant si c’était crainte ou pitié qui lui coupait l’haleine. Le Père Bénédict fut bien marri de trouver là une femme ; et, comme une poule sa couvée, il voulut protéger ses novices contre les entreprises de Satan. Il songeait à ces démons femelles qui obsédaient saint Hilarion et saint Antoine, dans leurs oratoires du désert et jusqu’en leurs lits de roseaux. Donc, faisant le signe de la croix, il murmura la formule de l’exorcisme, mais la femme évanouie ne s’en alla point en fumée infecte et le Père Bénédict connut qu’elle était de chair baptisée, en grand péril de mort et de damnation. La charité l’obligeait à secourir cette chrétienne, et, d’autre part, il se rappelait la prudence de saint François qui ne se permettait pas de lever les yeux sur aucune femme, fût-ce la plus vertueuse de toutes. Dans son incertitude, le bon Père Bénédict résolut d’accomplir, d’abord, le devoir étroit de la charité, et de transporter l’inconnue, de la manière la plus décente, jusqu’au village voisin, chez d’honnêtes paysans qui prendraient soin d’elle. Au nom de la sainte obéissance, il dit aux jeunes Frères de casser des branches de pin et de composer une civière avec quatre bâtons. Sur la civière improvisée, lui-même, de ses vieilles mains, disposa le manteau de velours, et sur ce manteau coucha la femme agonisante. Puis, Duccio et trois autres novices prirent les bâtons par le bout.
DUCCIO ET LES TROIS AUTRES NOVICES
PRIRENT LES BÂTONS PAR LE BOUT.
« Allez, mes frères, et, chemin faisant, sans vous interrompre, récitez l’Ave Maria », dit le Père Bénédict.
La brume, dans la profondeur, s’évaporait lentement et, par degrés, surgissaient les collines, avec les tours crénelées, les villages, les prairies, l’Arno sinueux et jaune. Une seule étoile brillait encore, celle que les païens nomment Vénus, et le ciel, derrière le noir sommet de la Verne, devenait rose. Le reflet du jour naissant toucha la femme évanouie. Soudain, elle ouvrit des yeux vagues, des yeux sans pensée, verts comme les fontaines sous les feuilles ; elle regarda Duccio qui frémit, – et l’âme du novice, attirée par une infernale puissance, se perdit, avec délices, dans l’abîme glauque de ce regard. Cela ne dura que le temps d’un Amen, mais déjà Duccio n’était plus lui-même. Le sang brutal des Guidi se réveillait, bouillonnait en ses veines, l’assourdissait de sa rumeur. Et il ne retrouvait plus les saintes paroles de l’oraison qu’il devait réciter, cependant que la femme aux yeux verts renversait sa tête pâmée dans ses cheveux, sur le velours ensanglanté de la civière.
IV
Il ne sut plus rien de cette femme, durant bien des jours. Elle n’était pas morte, puisqu’il aurait eu connaissance de sa fin par ses funérailles. Avait-elle quitté le village ? Était-elle encore malade et souffrant de grandes douleurs ? Qui était-elle ? De quel pays ? Qui l’avait égarée dans la montagne et poignardée ? Un brigand l’eût dépouillée de ses bijoux, tandis que l’agresseur avait laissé au corsage les agrafes de rubis, dans les tresses les nœuds de perles. Ne pouvant parler de l’inconnue à ses frères, Duccio en parlait à Dieu, ce qui trompait sa conscience. Il croyait que la seule compassion l’induisait à prier pour la créature meurtrie, dont le souvenir le troublait jusqu’aux larmes. Quand il fendait du bois dans la forêt, les vertes aiguilles des pins, la mousse olivâtre, l’eau de pluie amassée au creux des rocs lui rappelaient les yeux qui, dans sa mémoire, étaient si vastes et si beaux, les yeux dont le profond miroir reflétait l’immense nature verdoyante. Pour chasser l’image de ces yeux, il s’imposait des travaux excessifs et des mortifications secrètes. Il s’appliquait à méditer des leçons de saint François dont la présence était toute vivante encore en ces lieux... Là, le Père Séraphique avait parlé aux oiseaux ; ce rocher s’était amolli pour recevoir son empreinte ; il avait prié, dans cette cellule isolée, avec le petit frère Léon ; il avait dormi dans cette caverne, sous les blocs suspendus, parmi les reptiles et les bêtes de l’ombre qu’il appelait ses frères et ses sœurs. Un vieux moine avait connu, au temps de son noviciat, les compagnons mêmes du Stigmatisé ; ceux qui avaient fondé le couvent, construit les premières cabanes ; ceux qui avaient vu, entendu, touché saint François et reçu ses adieux lorsqu’il dut quitter sa chère montagne pour s’en retourner vers Assise et mourir. Comment, dans cet air sublime de la Verne, dans cet air où les six ailes de l’Apparition avaient palpité, où la lueur émanée du Corps glorieux et des cinq plaies divines avait rayonné, illuminant la montagne et réveillant au loin les pasteurs, comment le démon de l’impureté pouvait-il répandre les miasmes puants de la luxure ? Tentation n’est pas faute, mais occasion de mériter est quelquefois salutaire exercice pour l’âme, à la condition que l’âme se fasse très humble et se laisse diriger par ceux qui ont charge d’elle. Duccio, à son insu, péchait par orgueil autant que par concupiscence. Il se flattait de repousser, seul, l’assaut démoniaque, et bientôt il douta même qu’il y eût du péché dans un souvenir involontaire et dans un sentiment de fraternelle charité.
Un dimanche, à la troisième heure après-midi, les moines, ayant achevé l’office des vêpres, firent leur procession quotidienne à la chapelle des Stigmates, suivis par une foule de pèlerins venus d’Ombrie et des Romagnes. Frère Duccio, marchant à son rang, sortit de l’église. Quel fut son étonnement lorsqu’il vit, agenouillée à l’écart et n’osant se mêler aux pèlerins, la femme à la robe de velours noir, maintenant sauve et guérie ? Son visage aminci était pâle et couvert de pleurs. Un voile cachait ses tresses blondes. Ses yeux verts, que Duccio ne put regarder sans vertige, semblèrent chercher les yeux du novice. Et ce fut tout. La procession s’éloigna sur le chemin taillé dans le roc. La foule dévote, se pressant, cacha la pénitente trop belle qui dut partir le même jour, car on ne la revit jamais.
IL VIT, AGENOUILLÉE A L'ÉCART ET N'OSANT SE MÊLER
AUX PÈLERINS, LA FEMME À LA ROBE DE VELOURS NOIR,
MAINTENANT SAUVE ET GUÉRIE.
Frère Duccio l’attendit contre toute raison, contre toute pudeur, comme si, d’elle à lui, une promesse s’était échangée, comme si elle était venue à l’église pour lui, Duccio, et non pour Dieu, comme si elle avait pleuré sur elle et sur lui, et non sur ses péchés. Désormais Duccio était perdu. Il oublia les enseignements de sa vertueuse mère ; il oublia que Madame Lucrèce l’avait donné, petit enfant, à saint François, et qu’il ne pouvait se reprendre sans offenser la défunte et commettre un sacrilège. Bientôt, se pervertissant de plus en plus, il douta de sa vocation, déclara qu’il avait les inclinations d’un chevalier et non d’un moine et qu’il ferait son salut dans le siècle mieux que dans un monastère. Il n’avait pas prononcé de vœux et refusa d’en prononcer. Enfin, malgré les paternelles remontrances de l’abbé, il persista si bien dans sa résolution qu’on ne put le retenir davantage. Après six ans de vie conventuelle, il reprit l’habit séculier et partit pour la ville de Poppi où le comte Guido le reçut à contre-cœur, avec de grands reproches...
De ces reproches, Duccio n’avait cure. Il réclama la part qui lui revenait de son héritage, et, ne pouvant supporter la vue de Poppi, du château, de la chambre de la tour et du tombeau de sa mère, il s’en fut vers la cité d’Arezzo, auprès de l’évêque Guillaume Ubertini. Mais, chemin faisant, il s’informa partout de la femme blessée qu’avaient sauvée les moines de la Verne. Il pensait que l’aventure de cette femme devait être connue dans tout le Casentin. En effet, les gens qu’il interrogea lui répondirent en riant que la dame était une courtisane d’Arezzo, nommée Orsette, fameuse pour sa beauté. Son dernier amant, furieux de la trouver infidèle, l’avait frappée et abandonnée dans la forêt de la Verne. Il croyait que les bêtes fauves dévoreraient le cadavre et que les voyageurs, trouvant un jour des ossements épars sous les pins, ne reconnaîtraient pas en ces tristes débris la blonde Arétine disparue. Sauvée par les moines, qui ne soupçonnaient pas sa condition, l’Orsette avait envoyé deux bourses d’or à l’abbé de la Verne, pour le soulagement des pauvres. Depuis, il n’en était plus nouvelles. La courtisane était revenue sans doute dans sa maison d’Arezzo, à moins qu’elle ne se fût réfugiée, par prudence, dans une autre ville, car les filles folles de leur corps ne sont pas en peine de trouver des amants, les hommes étant partout des hommes, c’est-à-dire brutaux et voluptueux.
Cette révélation frappa Duccio comme un coup de poing au visage. Il ressentit une âcre fureur mêlée de dégoût et de convoitise, à l’idée que des mâles possédaient la belle aux yeux verts et faisaient leur plaisir de son corps blanc. Il les eût tués, avec joie, eux et elle, à moins que l’épargnant, elle... La pensée de Duccio s’arrêtait là. Si chastement nourri, ne connaissant point la forme réelle et l’odeur de la femme, il n’avait pas encore perdu toute vergogne. Il n’osait se représenter le corps de l’Orsette, son étreinte et son baiser. Et il avait à la fois la peur et le désir de la jouissance inconnue.
V
Il arriva dans la cité d’Arezzo et se logea chez un sien parent qui n’aimait pas Guido Novello et fut bien aise de contenter sa rancune en recevant Duccio avec de grandes marques d’amitié. Le jeune homme exprima sa volonté de s’instruire dans les arts de la guerre et devint, très vite, excellent cavalier et bon escrimeur. Quelques sentiments de piété lui restaient encore, qui le retinrent un peu de temps sur la pente du vice. Il ne se mêlait pas volontiers aux mauvaises compagnies et n’était point hardi avec les femmes. Parfois, une robe monacale rencontrée, un chant d’église entendu, le nom seul de saint François remuaient dans son cœur les cendres encore chaudes de sa vertu consumée. Il sentait la pointe d’un remords et ce spasme de la gorge qui précède les larmes. Surtout, il lui était impossible de voir, sans souffrance, le mont de la Verne, bleuâtre parmi les cimes lointaines, lorsqu’il s’égarait en chevauchant dans la campagne et remontait le cours de l’Arno.
Malgré ces répugnances qui lui restaient de son premier état, Duccio n’avait plus la chasteté du cœur, et il ne put garder celle du corps ; il avait cherché vainement l’Orsette, sans savoir ce qu’il voulait d’elle, et, ne la pouvant trouver, il dédaignait les autres femmes. Un soir, il tomba aux mains d’une fille qui avait des cheveux blonds et des yeux verts. Le lendemain, elle le dégoûta. Le surlendemain, il en prit une autre.
Dès lors, il lâcha la bride à sa frénésie amoureuse et jura qu’il posséderait l’Orsette, dût-il la rejoindre dans le grand feu de l’enfer où le diable les marierait. Il la convoitait par amour et par haine, comme la cause de sa damnation, et il se consolait – le malheureux ! – de ses fautes abominables, parce qu’il se rapprochait ainsi, lui pécheur, d’elle pécheresse. Il lui semblait que cette créature d’en bas le tirait à elle, et que tous deux, dans une décision du Juge éternel, auraient le même destin. Cette pensée était si forte en lui qu’il voyait souvent, dans ses rêves, l’Orsette pâle et blessée, étendue sur la civière de branchages. Elle le regardait de ses grands yeux verts, vagues et tristes, et elle disait :
« Je t’attends, Duccio. Hâte-toi ! »
Il s’élançait vers elle, les mains tendues, mais il ne touchait qu’un cadavre en putréfaction.
Ce songe, à longs intervalles, se reproduisait, avec des circonstances identiques, et Duccio n’en retenait que l’appel amoureux :
« Je t’attends. Hâte-toi ! »
Et il se hâtait, – courant de ville en ville, et cherchant la courtisane aux lieux que hantent les courtisanes. Jamais il ne put la découvrir et toujours davantage il se pervertit. Une nuit, à Ancône, une femme ivre lui raconta qu’elle avait bien connu l’Orsette, laquelle, fuyant son assassin, s’était embarquée dans ce même port, sur un vaisseau qui allait à Constantinople. Elle avait pour amant un Grec très riche qui la couvrait d’or et de vair précieux. Reviendrait-elle jamais en Italie ? Peut-être, à cette heure, était-elle captive des Barbaresques et sultane chez les infidèles... La femme, en achevant son récit, devina la fureur de Duccio et se mit à rire. Dans sa rage, il la prit aux cheveux et l’assomma de coups.
L’Orsette était perdue pour lui. Il le savait. Désormais, il abandonna la vaine quête, mais non point ses habitudes de débauche, et il continua de fréquenter les mauvais lieux. Cette existence dissolue ne l’empêchait pas d’être un beau seigneur selon le goût du monde, courtois dans les chambres des dames, soldat gaillard et fidèle ami. Ce fut par amitié pour Buoncontre de Montefeltre qu’il se jeta dans le parti gibelin. L’évêque d’Arezzo, Guillaume Ubertini, qui avait l’âme d’un guerrier plus que d’un prêtre, ne voulut voir en Duccio que le guerrier. Ils combattirent flanc contre flanc, à Campaldino ; et quand la fortune tourna du côté des Florentins, et que Guido Novello, trahissant ses alliés, déserta le champ de bataille et se retira dans la citadelle de Poppi, Duccio demeura ferme parmi les Gibelins en déroute. Trois fois, il sauva le vieil évêque saignant par dix blessures. Blessé lui-même, l’armure faussée, le casque fendu, l’épée brisée, il tomba, et sur lui les cadavres de ses compagnons s’entassèrent... Dans la nuit, il reprit ses sens, sous la flagellation de la pluie. Un ciel noir, déchiré d’éclairs, pesait sur le Casentin. Des torrents d’eau sanglante se précipitaient vers l’Arno, et la plainte des agonies éparses se mêlait à la tempête. Les soldats guelfes erraient çà et là, dépouillant les morts. Duccio, à la faveur de l’orage et des ténèbres, put s’éloigner en rampant. Il rallia quelques fuyards, leur rendit courage, et la petite troupe, emportant des armes ramassées dans la boue, gagna les contreforts des monts.
VI
Maintenant, les Guelfes dominaient le Casentin, et sur les ruines des châteaux démantelés rougissait le lys de Florence. Duccio, réfugié dans le Pratomagne, ne voulut pas céder aux vainqueurs, car il avait juré que le sang florentin paierait la mort de l’évêque Ubertini et de Buoncontre. Ses soldats, amoureux de l’aventure, le nommèrent leur capitaine pour faire la guerre de partisans. Duccio aima cette vie dangereuse. Il tua, pilla, viola, incendia sans remords, sur les terres qui dépendaient de la République ; mais, avec le temps, la guerre devint brigandage, et le capitaine un criminel qui ne distinguait plus ni amis ni ennemis ; si bien que le nom de Duccio fut en horreur à toute la contrée et sa tête mise à prix par la Seigneurie de Florence.
La bande, âprement pourchassée, se dispersa. Il ne restait plus à Duccio qu’un seul compagnon, appelé Tibère, et tous deux vécurent comme des loups, brouillant leurs traces et changeant de gîte pour dépister les chasseurs. La faim, le froid, l’incertitude perpétuelle de vivre et de mourir brisèrent bientôt les forces et la volonté de Tibère, tandis que Duccio, exercé aux privations dès sa jeunesse par la discipline monastique, ne fléchissait pas. Un jour ils faillirent tomber sur un convoi, qui allait du Casentin dans le Mugello, avec une escorte bien armée. Des soldats qui les avaient vus les poursuivirent. Tibère et Duccio, s’enfuyant, s’égarèrent en un lieu inconnu. C’était une montagne toute noire de sapins, toute ruisselante d’eaux vives, creusée de froides et sombres vallées. Les deux hommes, recrus de fatigue, se couchèrent sur une grande pierre plate, au bord d’un torrent, et partagèrent leur dernier morceau de pain ; puis ils convinrent de dormir et de veiller l’un après l’autre, et Duccio, se confiant à la bonne garde de Tibère, se reposa, lui premier. Mais le démon induisit Tibère au crime de Judas. Il lui représenta le destin qui l’attendait, cette vie de bête et non plus d’homme, traqué, forcé, affamé, et pour qui ? pour un chef qui n’était pas de son sang, pour un criminel dont la mort réjouirait toute la Toscane et vaudrait à l’exécuteur la clémence des Florentins. Bien persuasif est le démon, quand il parle dans la solitude ! Tibère ne discuta pas longtemps avec le conseiller malin dont la voix lui semblait être sa propre pensée et le vœu propre de son cœur. Fardant sa méchanceté d’une couleur de justice, il résolut de tuer Duccio et de porter sa tête à Florence. C’est pourquoi il tira son poignard... mais il ne put regarder en face son maître qui, sale, échevelé, la barbe longue, les joues creuses, conservait, dans le sommeil, un air d’homme noble et de guerrier. Tibère, se déplaçant alors avec précaution sur la pierre plate, arriva derrière Duccio et le frappa traîtreusement. La lame aiguisée déchira l’épaule et soudain, au lieu de transpercer le poumon, dévia sur un os et se brisa. Duccio, réveillé par le choc, ne sentit même pas la douleur. Il saisit à la gorge le misérable Tibère et le précipita dans le lit du torrent, où ce maudit trouva une prompte mort, pour le plaisir et le profit du diable, car, n’ayant pas eu le temps de se repentir, il fut rompu, noyé et damné.
VII
Le soleil était bas et les troncs des sapins brillaient d’un feu rouge, à travers les branches sombres qui s’abaissaient comme un toit. Duccio, affaibli par sa blessure, brisa un rameau dont il se fit un bâton et, marchant avec peine, gravit la pente de la montagne. Il voulait atteindre le sommet et s’y coucher, face aux étoiles, pour mourir. Longtemps, il s’acharna, des mains et des pieds, sur la roche et la broussaille, et il désespérait d’avancer quand la lune naissante lui montra un escalier taillé à pic, comme en font les coupeurs de bois. La hêtraie aux larges dômes remplaçait la sapinière. Duccio se souvint de la forêt de la Verne et des heures innocentes de sa jeunesse, lorsqu’il portait la robe noire de novice et la hache du bûcheron. Une tristesse affreuse le saisit qui ne venait pas seulement de la souffrance corporelle, de l’abandon, du péril de mort : une tristesse pareille à celle des âmes errantes aux plus basses sphères du Purgatoire, sur les confins mêmes de l’Enfer. Ce n’était pas le désespoir du damné, parce que cette douleur ressemblait au repentir et que le repentir contient l’espérance. Duccio, seul, délaissé, trahi, épuisé par la faim, perdant son sang, se retournait vers sa jeunesse, et, comparant ce qu’il était à ce qu’il aurait pu être, il avouait devant Dieu qu’il avait mérité son châtiment. Le regret des biens spirituels qu’il avait abandonnés ne prenait pas encore, sur ses lèvres, la forme de la prière. Il n’osait s’adresser à Dieu, directement, comme un fils ingrat au père offensé dont il attend le pardon ; mais la prière était dans le battement de son cœur, dans la fièvre de ses veines, dans la crispation de ses mains, dans le sanglot inarticulé de sa bouche. Autour de lui, la forêt devenait plus noire, et le vent qui se leva parut apporter toute une cohorte invisible de démons. Une clameur jaillit des arbres, des torrents, des grottes. Des mains griffues accrochèrent les vêtements de Duccio ; des ailes infectes le souffletèrent ; des serpents se nouèrent à ses pieds ; et le rire du Diable éclata, en longs échos, parmi le bruit des pierres qui roulaient au précipice. Mais Duccio, par un effort suprême, continua de monter, malgré les ongles qui le tiraient en arrière ; et, quand il ne put avancer davantage et qu’il se sentit défaillir, il appela, de toute sa force mourante :
« Ô mon saint père François, au secours ! »
L’emprise démoniaque cessa brusquement. Duccio mit le pied sur un terrain libre et vit les astres au-dessus de lui, dans le ciel obscur.
Alors, un vertige le prit. Il se laissa choir et perdit conscience.
VIII
Etait-ce la mort ou le sommeil ? L’âme, presque détachée du corps, entendit ce que l’oreille ne percevait pas, le son léger d’une clochette. Duccio rouvrit les yeux. Il était couché sur un terrain dénudé, bosselé de monticules, que baignait, de toutes parts, le bleu céleste du matin. Dans l’herbe courte, étoilée de chardons sylvestres, un faucon sautelait et faisait tinter la clochette pendue à son col. Cet oiseau, loin de s’effrayer aux gestes de l’homme, vola vers lui et se posa sur sa manche avec tant de gentillesse que Duccio ne put se retenir de le saluer à la manière franciscaine :
« Ô mon frère le faucon, d’où viens-tu ? Qui t’envoie vers un Pécheur misérable ?... »
L’oiseau battait des ailes, joyeusement, et, tout à coup, une voix s’éleva qui disait :
« Patience, patience, mon frère ! Voici de l’eau dans une écuelle et du pain qui n’a pas plus de sept jours. Bois et mange à ton désir, et louons Dieu ! »
Duccio répondit :
« Dieu soit loué ! »
Des mains très douces le soulevèrent un peu. Il but à longues gorgées.
La créature qui lui présentait l’écuelle était plus animale qu’humaine par la figure et l’accoutrement. De très longs cheveux couleur de toile d’araignée couvraient à demi son visage dont les os, saillants sous la peau terreuse, montraient le masque même de la mort. Un sac, serré par une corde, était tout son vêtement, d’où sortaient les jambes nues et les bras nus, pareils à des ceps de vigne.
– Qui es-tu, âme bienfaisante ? demanda Duccio, et quel est ce lieu ?
– Ne connais-tu pas, mon frère, la montagne appelée Secchiette qui appartient aux moines de Vallombreuse ? Je m’y suis retirée pour pleurer mes péchés et mener la vie érémitique, dans une cabane construite de mes mains. Les bons religieux m’envoient un pain tous les dimanches, que le porteur dépose sur une pierre, tandis que je reste cachée. Aussi, depuis bien longtemps, n’ai-je vu figure d’homme ou de femme, et n’ai-je parlé qu’à Dieu, Notre-Seigneur, et à ce petit faucon. C’est lui, le gentil compagnon, qui t’a découvert, gisant et pâmé. Il est venu m’en avertir par le mouvement de ses ailes et de son col. Dans son langage, il m’invitait à le suivre. Vois comme il est gai, maintenant, et comme il fait tinter sa clochette... Mais, puisque te voilà désaltéré, permets que je lave ta blessure et que j’y pose un bandage de feuilles dont la vertu arrêtera le flux du sang. Soulève-toi ! Je ne te ferai point de mal. J’aimais soigner les corps souffrants, autrefois, quand j’étais femme.
Duccio s’abandonnait aux mains de la Pénitente.
– Ô sainte, dit-il, quand tu étais femme, dans le monde, tu pratiquais déjà les œuvres de charité ?
– J’avais pitié des pauvres malades parce que je sentais mon âme toute lépreuse et puante de péchés. Ma vie était un scandale et ma beauté funeste un vase de corruption. Sache-le, mon frère : celle qui t’assiste a longtemps erré par les mauvaises routes avant de trouver Dieu.
– Et moi ! s’écria Duccio, et moi ! Je l’avais trouvé dès mon enfance. Ma mère mourante m’avait donné à saint François comme un agneau pour son bercail.
Des larmes coulèrent sur ses joues brûlées de fièvre :
– Ô sainte montagne de la Verne ! Ô chapelle des Stigmates où chaque jour et chaque nuit j’allais prier ! Hélas ! Je ne vous reverrai plus. Une femme a traversé le chemin que je suivais sur les pas du Séraphique. Pour chercher cette femme, j’ai quitté la robe de bure et le cilice ; et jamais je ne l’ai rencontrée, mais je suis devenu impie, blasphémateur, luxurieux et meurtrier.
La Pénitente se redressa et, soutenant le blessé comme une mère son enfant, elle lui dit :
– Regarde devant toi, mon frère !
Elle désignait l’immense étendue des vallées et des montagnes qui se déroulait jusqu’à l’horizon du côté du soleil levant. Derrière une haute chaîne bleue, striée de neige, le ciel se dorait comme un tableau d’autel et de grands rayons semblaient jaillir d’une blessure vermeille. Plus bas, dans la conque ravinée où luisait un fleuve d’argent, des collines vertes portaient des villes et des villages, des châteaux, des tours, des campaniles ; et partout, en files noires, pointaient des cyprès.
Poppi, Romena, Bibbienne, Porciano, tout le frais Casentin, toute l’enfance de Duccio, tous ses souvenirs étalés dans la douceur matinale ; et, là-bas, c’était la Verne, pareille à la haute poupe d’un vaisseau penché, la Verne, avec ses rochers fendus, et son petit couvent, visible pour l’âme, sinon pour les yeux.
– Ô mon frère ! dit la Pénitente, la contemplation de cette montagne a été mon réconfort depuis vingt ans. Mes pieds ne sont pas dignes de la toucher ; mais, de loin, présente à ma vue, elle me rappelle la grande faveur que le saint Père François m’a faite, par les mains très pures de ses fils. Si tu étais à la Verne, en cc temps-là, tu as connu l’histoire de la femme que les Frères mineurs ont trouvée, un matin, gisante et blessée, comme je t’ai trouvée toi-même. Je suis cette malheureuse qu’on appelait Orsette dans la cité d’Arezzo. Je faisais métier de courtisane, et – vois mon infamie ! – j’osai regarder avec des yeux tout charnels l’un de ces Frères qui portaient, sur une civière de branches, ce corps de boue, cette chair d’iniquité. À peine guérie, j’eus le désir de le revoir, et j’osai me mêler aux pèlerins, monter au couvent, attendre la procession qui sortait de l’église... Mais la grâce de Dieu toucha mon cœur. Je tombai à genoux, en versant des larmes si amères et si douces que le souvenir de ce moment m’attendrit encore ; je passai de la confusion à la honte, de la honte au repentir, de l’amour humain au divin amour. La vie du siècle me fut en abomination. Alors, je distribuai mes biens aux pauvres ; je laissai croire que j’étais partie outre-mer, et je vins ici pour imiter sainte Madeleine dans sa vie pénitente, comme je l’avais imitée dans sa vie voluptueuse. Tu le vois, mon frère, par des chemins opposés, nous arrivons, toi et moi, au même but qui est l’humble contrition, l’espérance et l’amour de Dieu ; et puisque le Seigneur nous a réunis, ce matin ; et qu’il nous permet de revoir la sainte montagne, louons-le, bénissons-le, avec toutes ses créatures...
Duccio se prosterna, face contre terre. Il demeura ainsi, longtemps. Quand il se releva, l’Orsette avait disparu et le soleil, ostensoir éblouissant, brillait sur la Verne.
IX
Le Pénitent se fit une cellule dans les rochers. Une fontaine coulait tout auprès où les oiseaux venaient boire, et souvent Duccio parlait à ces bestioles que ses yeux caves et sa barbe démesurée n’effrayaient pas. Il était nu sous un sac de toile que lui avaient donné les moines de Vallombreuse, avec une corde pour ceindre ses reins et un bréviaire pour lire l’office. Un peu de pain noir, des racines, des glands faisaient sa nourriture, l’eau de la fontaine son breuvage, la pierre brute son lit.
Il vécut ainsi, mortifiant son âme et sa chair, dans la solitude, sans jamais revoir la Pénitente qui habitait à cent pieds au-dessus de lui, sans jamais avoir notice d’elle autrement que par la visite du faucon. Les années passèrent qu’il ne mesura point, et il était très vieux quand sonna l’heure de sa délivrance, et qu’il put dire :
« Sois la bienvenue, ma sœur la Mort ! »
Le souvenir de ses crimes le poursuivit en ses derniers moments, mais, pendant qu’il agonisait, il eut un songe. Il vit un ange aux six ailes flamboyantes qui tenait une balance d’or. Sur l’un des plateaux, il y avait des morceaux de plomb noir et, sur l’autre, une petite coupe d’eau très pure.
Et les deux plateaux étaient en équilibre.
Duccio connut, par une révélation de Dieu, que le plomb noir représentait sa mauvaise vie et l’eau pure les larmes de l’Orsette.
Il expira, doucement, à l’heure de prime ; et cette même nuit, à l’heure de tierce, mourut la Pénitente dans sa cabane. Les moines de Vallombreuse, avertis par le faucon, vinrent ensevelir les deux corps, qui furent enterrés sous le même hêtre. C’est ainsi que se rejoignirent, dans une tombe sans nom, Orsette et Duccio, qui avaient été, l’un par l’autre, tour à tour, perdus et sauvés, et qui étaient, par des voies contraires, arrivés à la perfection ascétique et au salut éternel.
Ici finit la légende de Duccio et d’Orsette.
Marcelle TINAYRE, La légende de Duccio et d’Orsette.
Paru dans La Petite illustration en 1923.