Le comte Vert de Savoie
(FRAGMENTS)
NON loin du Panthéon construit par ses aïeux,
Où Charles-Félix dort au rang des demi-dieux,
Où les nymphes du lac, sous la vague élargie,
Dans leur palais d’azur soupirent l’élégie,
Bords sacrés à mes yeux, où l’on vogue en bateau,
Le passant voit encore un antique château,
Berceau d’Amé-le-Grand. Des arbres gigantesques,
Hôtes silencieux de ces murs pittoresques,
D’un dôme séculaire ombrageant ses débris,
Semblent le protéger sous leurs vastes lambris.
Mon cœur saigne en voyant ces tours mélancoliques,
Noirs colosses debout sur ces restes gothiques.
Lieu de grands souvenirs, historique séjour,
Puisse une auguste main te relever un jour !
Ô mon roi, si j’osais !... Je vois sur ces décombres,
Des héros, vos aïeux, errer les grandes ombres.
Ce lieu mort aujourd’hui, leur grand nom l’animait ;
Ce manoir qui m’attriste, autrefois les charmait.
C’est là que, le front ceint de palmes immortelles,
Amé VI, adoré de ses sujets fidèles,
Vénéré de sa cour, dans le calme des champs,
Se délassait enfin des fatigues des camps.
Tout entier au bonheur de ses états tranquilles,
Ce prince, en les dotant de réformes utiles,
Fondait une chartreuse et l’Ordre du Collier
Dont il fut, premier preux, le premier chevalier,
Noble aiguillon d’honneur offert par la Couronne !
Prix du sang prodigué sur les champs de Bellone !
Bouillant, infatigable, avare de repos,
Actif durant la paix comme sous les drapeaux,
II visitait son peuple et rendait la justice,
Exerçait ses guerriers et brillait sur la lice.
Sa cour est à la fois le gymnase de Mars,
Le trône de Thémis, le temple des beaux-arts.
Mais cet ardent génie, en face de l’Europe,
Va grandir dans son vol des Alpes au Rhodope.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La détresse des Grecs, les excès du vainqueur
Et la voix du Pontife ont fait vibrer son cœur.
Le sang chrétien ruisselle ; il demande vengeance.
Le parent généreux du czar de Byzance
Brûle de signaler son noble dévouement ;
Il nolise une flotte, en presse l’armement,
Fixe le rendez-vous dans les eaux de Venise ;
Bientôt tout sera prêt pour la grande entreprise.
L’ardeur du jeune prince, avide de lauriers,
D’un mâle enthousiasme enflamme ses guerriers.
Que font les potentats ? Leurs promesses sont vaines ?
Hé bien, digne héritier du nom de son aïeul,
Contre les Ottomans il marchera lui seul !
Amé, dont la sagesse égale la bravoure,
Sonde et harangue ainsi le conseil qui l’entoure :
« J’aime en tout temps, seigneurs et fidèles sujets,
À vous communiquer mes plans et mes projets ;
Mais surtout aujourd’hui qu’une cause sublime
Attend de vos grands cœurs un concours magnanime.
L’Orient menacé, près de toutes les cours,
Contre les Musulmans réclame un prompt secours.
Je me suis, le premier, inscrit pour la croisade.
Culte, liens du sang, honneur, humanité,
Tout m’en fait un devoir ; je n’ai point hésité.
Déjà Rhodes connaît le drapeau que j’arbore ;
Portons-le à notre tour aux rives du Bosphore.
Tout l’Occident, seigneurs, devait coopérer ;
Les rois l’avaient promis, je devais l’espérer.
Ils ont bercé les Grecs d’un espoir illusoire !
Hé bien ! C’est donc à nous qu’en reviendra la gloire.
Courons à l’ennemi, protégeons le malheur ;
Étonnons l’univers à force de valeur.
Mon armement est prêt ; mais trop faible sans doute.
Seuls contre le torrent que Byzance redoute,
À nos armes, seigneurs, par d’imposants renforts,
Assurons un succès digne de nos efforts.
Vous ne regretterez pas les plus grands sacrifices ;
Je compte entièrement sur vos loyaux services.
Illustres compagnons, c’est à vous que je dois
La splendeur de mon trône et mes derniers exploits.
Nul d’entre vous ne craint la grandeur de la tâche ;
Nul ! Vaincre sans péril, c’est triompher en lâche !
Fier d’être votre chef, intrépides guerriers,
Quand l’honneur nous appelle à de nouveaux lauriers,
Je suivrai comme vous le drapeau de nos pères.
Nous forcerons les Turcs dans leurs sanglants repaires ;
Et vos concitoyens diront en vous voyant :
Voilà les nobles preux vengeurs de l’Orient !
La gloire, en lettres d’or, de ses mains triomphales,
À jamais gravera vos noms dans ses annales ;
Et vos derniers neveux liront avec fierté
Cet insigne brevet de l’immortalité.
Tel est le but offert à vos mâles courages.
Prononcez-vous, seigneurs, libres dans vos suffrages. »
Il dit. Tous, grands, prélats, ministres, généraux,
Accueillent à l’envi le projet du héros.
Cependant, un guerrier blanchi sous les enseignes,
Serviteur distingue des trois précédents règnes,
Se lève. Son front chauve inspire le respect.
« Mon dévouement, dit-il, Prince, n’est pas suspect ;
J’en offre pour garant d’antiques cicatrices ;
Non, nous ne regrettons ni sang, ni sacrifices ;
Faut-il pour la patrie affronter des dangers ?
Tout à vous.... Mais notre or, est-il aux étrangers ?
Devons-nous, au refus des plus grandes puissances,
Pour un succès douteux épuiser nos finances ?
Quel espoir avons-nous, seigneur, dans leur concours ?
Toutefois, si les Grecs réclament des secours,
Je ne puis qu’applaudir à votre élan sublime ;
Le malheur a des droits sur un cœur magnanime.
Protégez donc les Grecs, si vous l’avez promis ;
Disposez de nos bras contre les ennemis,
Mais ni de vos trésors, ni de votre personne :
Oui, Prince, elle appartient toute à votre couronne.
Votre nom redouté, vos regards vigilants
Contiennent des vassaux altiers et turbulents ;
D’ambitieux voisins jalousent vos conquêtes.
Ils trament sourdement : Craignez d’autres tempêtes !
Quoique vaincus naguère, ils sont encore debout.
L’intérêt de l’État doit passer avant tout.
Gardez cet arbre antique, enrichi de trophées,
Où vos palmes, Seigneur, viennent d’être greffées. »
II dit, et le conseil l’applaudit de concert.
Tant d’espoir se rattache aux jours du comte Vert !
Le ciel daigne souvent, par de nobles remarques,
Avertir les mortels, éclairer les monarques.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . Pour nous, c’est l’évidence.
Constantin voit la croix en poursuivant Maxence,
De son coursier poudreux soudain Paul abattu
Entend ce cri : « Pourquoi me persécutes-tu ? »
Dans les fastes sacrés, Joseph explique un songe.
Ces fastes ne sont-ils que l’œuvre du mensonge ?
Une nuit, occupé des grands évènements,
De l’avenir des Grecs, des progrès des Osmans,
Dans ce vaste coup-d’œil où planait son génie,
Un doux sommeil enfin remplaça l’insomnie.
À la faveur d’un songe, il voit les cieux ouverts ;
Sur un nuage d’or qui sillonne les airs,
L’ombre d’Amé-le-Grand, ceinte du diadème,
Apparaît à ses yeux, s’approche ; c’est lui-même.
Son bras droit élevé tient un glaive éclatant ;
L’étendard de la Croix à sa gauche est flottant.
Ce symbole sacré, tracé sur sa poitrine,
Reflète sur ses traits une splendeur divine.
Ses célestes regards expriment tour à tour
La douleur du reproche et l’élan de l’amour.
« Quoi, mon fils, lui dit-il, mon fils, tu délibères,
Quand le fer ottoman extermine nos frères !
Quand l’Asie est en deuil, quand la Thrace gémit !
Lorsque Byzance entend le tigre qui frémit !
Est-ce ainsi, cher Amé, qu’agissaient tes ancêtres ?
Consulte Haute combe : elle est sous tes fenêtres,
Verras-tu sans les suivre, assis sur tes lauriers,
Tes vaillants compagnons ceindre leurs baudriers ?
Ton nom seul t’offrira les plus nobles modèles !
Vois ce glaive rougi du sang des Infidèles ;
Vois ce drapeau sacré : reçois-les de ma main ;
De la gloire, mon fils, qu’ils t’ouvrent le chemin !
En s’armant pour la croix, on ne craint pas le nombre.
L’étendard infernal près d’elle n’est qu’une ombre.
Vole donc au secours des chrétiens expirants ;
Va du poids de leurs fers écraser leurs tyrans.
Byzance peuplera l’Église militante ;
Son prince l’a juré : le Ciel est dans l’attente.
Toi-même, le front ceint de lauriers immortels,
Tu rallieras ses fils à nos divins autels.
Suis l’élan de ton cœur, pars, commande en personne.
Le Dieu de Godefroy le veut : je te l’ordonne ! »
L’ombre auguste, à ces mots, d’un air noble et riant,
Par un geste expressif lui montre l’Orient
Et laissant près d’Amé sa bannière et son glaive,
Au séjour éternel, en un clin d’œil s’élève.
Le jeune fils d’Aymon, en sursaut réveillé,
Contemple cette lance et reste émerveillé.
Du défenseur de Rhode elle offre la devise.
Son cœur, à cet aspect, s’enflamme et s’électrise
Craintes, raisons d’État, ces mots sont superflus
L’honneur parle à ce cri, rien ne l’arrête plus.
Hyacinthe TIOLLIER.
Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,
publié par Charles Buet, 1889.