Du malheureux voyage

de dame Pauvreté

 

 

Ô amour de la pauvreté,

Ta grand noblesse et dignité

Qui pourra donc jamais narrer ?

 

La pauvreté, voie la plus sûre,

Ne craint aucune créature,

Des larrons n’a nullement peur,

N’a rien que puissent dérober.

 

S’en va par le monde, inconnue,

Et tous les hommes la rebutent ;

Tous lui disent : Que Dieu m’assiste !

Si la voient par hasard passer.

 

Et si extrême est la terreur

Qu’inspire à toute créature,

Que tout homme elle fait trembler,

Qu’elle doive chez lui entrer.

 

Or écoutez ce qu’elle dit

D’un sien voyage malheureux ;

Même si d’aucuns mal nous dit,

Y aurons peut-être profit.

 

– Notre Père me dit : Allez,

Et visitez tous les états,

En commençant par les Prélats,

Si pourtant on y peut entrer.

 

M’en allant donc par leurs maisons,

Y trouvai d’excellents bâtons ;

Ceux-ci furent la récompense

Qu’eus alors pour mon bêlement.

 

Ne voulurent pas même ouïr

Ce que j’aurais voulu leur dire,

Ne pouvaient même soutenir

Que je reste à les regarder.

 

Me dis alors : Lorsque j’étais

Parmi de saints moines, avait

Grand plaisir avec eux mon âme ;

Or chez eux retourne rester.

 

Quand y fus, en trouvai certains

Qui, à l’aspect, paraissaient saints ;

Commençai à dire mes chants,

Mais tous alors prirent la fuite.

 

Eus alors extrême douleur,

Me remémorant leur ferveur ;

Commençai à dire : Seigneur,

Par pitié, ne me laisse pas !

 

M’en allai parmi les Mendiants ;

On y entendait moult grands chants,

Sur eux avaient de bons manteaux ;

Ne me voulurent écouter.

 

Frères miens, ore m’entendez,

Votre temps ici vous perdez !

Promis à Jésus-Christ avez

De toujours suivre son exemple.

 

Faites bien attention au pacte,

Avant que d’être échec et mat,

Car ne suffit pas, après l’acte,

Dire, contrit : Oh ! que voudrais !

 

Dans les forêts, chez les Ermites

M’en allai vite, et mal vêtus

Les trouvai, mais pleins d’appétits.

Ne voulus autre d’eux épier.

 

Mais leur dis : Holà ! misérables !

Dehors vous faites si petits,

Mais dedans, en vous remplissant,

Nul ne vous pourrait contenter.

 

Vous recherchez le monde entier,

Et jà semble que votre fond,

Tant apparaît sombre et profond,

Jamais se puisse rassasier.

 

Vous êtes remplis de rancœurs,

Et ne cessez de murmurer,

Liberté vous donne douleurs,

La voudriez plus grande faire.

 

Si voulez porter médecine

À votre lamentable ruine,

S’apaisera cette tempête,

Si voulez à moi regarder.

 

Celui qui n’a et ne veut rien

Va sans crainte parmi les gens

Et n’a de quoi s’épouvanter,

Tant a foi dans mon savoir faire.

 

Rester plus avec vous ne peux,

Mais sortez vite de l’ornière,

Pour que, votre mal refoulé,

Mon eau vous donne à essayer.

 

Les Sœurs je veux m’en aller voir,

Car d’elles reçus grand plaisir ;

Si me veulent plus retenir,

Avec elles voudrais rester.

 

Quand fus à la porte arrivée,

Trouvai qu’était toute disjointe.

À une sœur je dis : Écoute,

À toi un peu j’ai à parler.

 

Elle me dit : Que veux-tu dire ?

Et se mit fort à grommeler.

– Pour Dieu consens à me souffrir,

Que chez vous puisse me loger.

 

– Que ne vas-tu à l’hôpital ?

Voilà bien joie qui nous arrive !

L’abbesse, si vient à savoir,

Te fera en hâte chasser.

 

– Or va, dis-le à ton abbesse

Et pour Dieu, n’en aie pas regret,

Que si en veut se contenter,

Ici me puisse reposer.

 

L’Abbesse vient en toute hâte,

Avec une autre gouvernante ;

Quand m’aperçut si misérable,

Commença à fort se signer.

 

Dit : Aide-moi, Dieu éternel !

Ceci est le démon d’enfer,

Et me donne douleur interne,

Telle que ne peux plus parler.

 

Je m’approchai alors près d’elle :

– Dieu vous sauve, mes chères sœurs !

Dire vous veux ce qui m’amène.

Pour Dieu vous plaise m’écouter !

 

Jà cette maison habitai,

Grand repos autrefois y pris,

Et l’honneur que y recevais

M’y faisait souvent retourner.

 

Or me paraît toute changée,

Les meubles et la compagnie ;

Me semblez gens hors de coutumes,

Et non pas ordre régulier.

 

Vous en allez sans retenue,

Avec la face bien fardée,

Robes étroites de soldats,

Vanité dans toute l’allure.

 

Et si raconter vous voulais

Par le menu tous vos excès,

Pense certes que vous ferais

Toutes ensemble estomaquer.

 

Beaucoup étaient venues entendre ;

L’une à l’autre prenaient à dire :

– Qui est celle-là si hardie,

Que ne craint pas de haut parler ?

 

Un mot pour le valet donné

Arrive vite à Sœur Aimée ;

Le voici qui vient enragé,

Et commence à me bâtonner.

 

– Va-t’en d’ici, vieille mendiante,

Fais qu’ici plus on ne te sente,

Ou le bâton, qui or te tente,

Je t’en ferai bien souvenir.

 

Je partis et il me souvient

Que je leur dis : Grand merci bien !

Êtes indignes de tel bien,

Que moi, je voulais vous donner.

 

Or que puis faire désormais ?

À l’hôpital n’irai jamais.

Tous y crient : Misères, misères !

Nulle paix ne s’y peut trouver.

 

Au milieu de gent séculière

N’est pas mieux de m’en retourner.

Je l’avais vue déjà de là,

On y perd le fait et le faire.

 

Chez les amis spirituels

M’en irai, qui sont si charnels ;

Paroles font si fraternelles,

Que peut-être y pourrai rester.

 

Je m’en allais, l’air composé

Ne faisant plus de bruit que rien,

Et me semblait que tant de gens

Ne se doutaient de ma présence.

 

Voulus en tenter quelques-uns,

Ceux qui me paraissaient aimants ;

À leurs maisons fus aussitôt,

Pour tâcher de juger leur vie.

 

À faire parade de moi

Ils s’efforçaient dans leurs paroles,

Mais très grande était leur douleur,

Qui les faisait se consumer.

 

– Pour Dieu, notez bien ce qu’a dit

Notre tout béni Jésus-Christ :

Heureux les pauvres en esprit !

Me voici Dame Pauvreté.

 

Comment Christ déjà pouvait-il

Louer encor plus ma vertu,

Qu’en disant qu’Il voulait placer

En mes époux sa complaisance ?

 

Qui se donne à moi par amour,

De moi reçoit si grand faveur ;

Du créé le tire dehors,

Et dans le Christ je l’établis.

 

Jà ne craint plus rien de l’enfer,

Promis lui est règne éternel ;

Ceci l’a dit le Dieu Suprême,

Dont ne change pas la parole.

 

Saint François, mon grand bien-aimé,

M’épousa avec grand amour ;

Tant me plut-il en son aspect,

Qu’à lui voulus nue me donner.

 

Quand eut vu toute ma splendeur,

S’enflamma tout entier d’amour,

Transformé dans le Créateur,

Y établit son habitat.

 

Or voici que vous pouvez voir,

Si savez à cela venir,

Comment je donne tel plaisir,

Que meilleur ne se peut donner.

 

Ne peut être de moi content

Qui du monde est encore esclave,

Car son cœur est rempli de vent ;

Si est vain, ne peut reposer.

 

Pour Dieu, mes fils, or y pensez !

Tous vos actes bien surveillez ;

Le temps maintenant regagnez,

Pour pouvoir avec moi régner.

 

Car on pourra voir en ce jour

Hors du royaume demeurer

Qui aurait pu les mépriser,

Mais vanités a préféré.

 

– Ô pauvreté, ô pauvreté !

De vous on fait de grands discours

Puis lorsque vous vous approchez,

Chacun vite se met à fuir.

 

Ai dit comment est votre état,

Combien est haut et sans mesure,

Qui fait l’homme rester heureux,

Après qu’à vous vient se donner.

 

Il n’y a pas de votre faute,

Mais de nous, car fausses sciences

Nous ne laissons, et ainsi part

Nous n’aurons peut-être à régner.

 

Or te plaise, très haut Seigneur,

Nous faire pauvres par amour,

Pour que notre cœur déchargé,

À Toi puisses après tirer.

 

 

 

Jacopone da TODI.

 

Traduit de l’ombrien par Pierre Barbet.

 

 

 

 

 

 

 

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