La traversée

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Rodolphe TOEPFFER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’AI connu autrefois un enfant qui annonçait les plus brillantes qualités militaires ; malheureusement il était bossu. Enfant aussi dans ce temps-là, je l’accompagnais aux revues, aux parades, à l’exercice, partout où le tambour battait, où des uniformes défilaient ; non pas que ces spectacles eussent pour moi un attrait bien vif, mais parce qu’attaché à mon camarade, j’aimais à perdre mon temps dans sa compagnie.

Ce bossu s’animait donc au son des fifres et des tambours ; et, quand à cette musique de bruit succédait la musique plus expressive des instruments à vent, je ne sais quelle véhémente impression, venant à remuer son âme, répandait sur ses traits comme un rayon de belliqueuse fierté, de martiale ardeur. Si ensuite les feux de file, le tonnerre de l’artillerie retentissaient dans la plaine ; si les régiments, marchant les uns contre les autres, simulaient l’attaque, la victoire, la retraite, et tout le spectacle de la guerre, l’enfant alors, passionné par cette vue, s’élançait dans les tourbillons de fumée : il se mêlait aux tirailleurs, il accompagnait les pièces, il courait sur l’aile des escadrons, s’exposant à chaque instant à être écrasé sous les pas des colonnes, ou maltraité par les soldats dont il gênait les mouvements. La revue finie, il marchait en cadence à côté de la tête du bataillon, les yeux fixés sur le commandant, et simulant, par quelque geste, qu’il obéissait à tous les ordres, qu’il exécutait mentalement toutes les évolutions. Ces manières le faisaient remarquer de la foule, et les gens riaient à le voir ; mais lui, sous l’empire d’un sentiment sérieux, continuait de marcher en cadence, insensible à la moquerie et tout ivre d’émotions de gloire, de patrie et de batailles.

« Je veux, me disait-il, lorsqu’errant le soir aux environs de la ville nous nous promenions solitairement, je veux, dès que j’aurai l’âge, m’engager ! As-tu vu le commandant quand il galopait au travers de la plaine ?... Commander un escadron ! fondre comme l’éclair sur les lignes hérissées de fer ! gagner la gloire, non pas en attendant la mort, mais en voulant la chercher ou la donner ! rompre, disperser, poursuivre !... Mon arme, Louis, c’est la cavalerie ! »

Un peu remué par tant d’enthousiasme, je me surprenais à rompre aussi en imagination, à disperser, à poursuivre... Pour lui, reprenant :

« Et ce n’est rien encore ! Les voilà qui fuient, laissant sur la place leurs blessés, leurs morts... Alors je rallie mes dragons tout couverts de poussière, d’écume, de sang, et nous reprenons le chemin de la ville sauvée... On voit de loin la foule qui inonde les remparts, qui couvre les toits des maisons... On approche, on défile... Le chef blessé caracole à la tête de ses braves... Tous les regards lui lancent des couronnes, tous les cœurs volent à sa rencontre !... Mon arme, Louis, c’est la cavalerie ! »

Je me plaisais à ces discours, animés qu’ils étaient par le feu d’un sentiment vif et passionné. D’ailleurs, habitué à voir dans cet enfant un ami avant d’y avoir vu un bossu, l’idée grotesque de sa pauvre personne enfourchée sur un noble coursier ne se présentait point à ma pensée pour y ternir l’éclat de ces brillants tableaux. Bien loin donc de sourire, j’écoutais avidement ; puis, dominé bientôt par cet ascendant qu’exerce un caractère fort et ardent, je devenais le soldat de mon généralissime, et, après avoir exécuté sous ses ordres d’habiles manœuvres, nous reprenions le chemin de la ville, tantôt marquant, tantôt accélérant le pas, au son des fifres, de la musique et des tambours. Candeur charmante du premier âge ! Aimables enfants dont les cœurs ingénus s’aiment et s’unissent malgré la laideur corporelle, en dépit des témoignages du regard ; dont les jeux ne sont point troublés encore par les hontes et les poisons du ridicule !

J’ai toujours vu dans les dispositions de cet enfant comme une éclatante preuve de cette différence que l’on dit exister entre les deux substances dont se compose notre être. Quoi ! ce corps grêle et difforme... et au dedans cette âme chevaleresque, s’enivrant de l’ombre même de la gloire et du triomphe ! Ce malheureux que sa stature appelle à s’effacer, à se taire, à refouler tout essor de sentiment, d’enthousiasme, de passion... et cette âme, belle autant que les plus belles, tout avide d’émotions, de fiers transports, d’éclatants dévouements ! N’est-ce pas l’image frappante d’un assemblage forcé de deux natures sans rapport entre elles, d’une terrestre et grossière enveloppe qui retient captive une pure essence ?

Au surplus, il n’est besoin de recourir aux bossus pour recueillir des enseignements tout pareils. Regardez autour de vous. Combien de visages durs, sombres, laids, d’où s’échappent pourtant comme des rayons de bonté sereine, de délicate affection ! Combien de fragiles statures renfermant des âmes de fer ! Combien de colossales charpentes, toutes d’os et de muscles, recouvrant des âmes molles et sans vigueur ! Et, sans regarder à autrui, qui ne sent vivre au dedans de soi cet hôte étranger au logis qu’il habite, ce noble exilé qu’étouffent les murailles de son étroite prison ? Qui ne le sent s’attrister ou jouir de sa tristesse et de sa joie propres ? Qui ne le sent s’agiter, bondir, frémir d’enthousiasme ou d’allégresse, alors même que le corps semble sommeiller, et sommeiller alors même que le corps se démène au sein de ses plus chères délices ?

Quand paraît sur la scène la douce et pure Desdemona, quand Othello échange avec elle les transports d’une confiante tendresse, quand ce serpent d’Iago rampe autour de ces deux créatures si heureuses, si sereines à cette heure encore... quand déjà le venin, circulant dans les veines du More, enflamme son sang, fait jaillir l’éclair de sa prunelle et pénétrer dans son cœur le démon des vengeances... voyez, dans l’amphithéâtre, ces milliers de figures assises à la file les unes des autres, silencieuses, et comme privées de vie : ce sont les enveloppes corporelles, les cadavres terrestres... Pendant qu’étrangers au drame qui se déroule, ils chargent les gradins de leur masse immobile, les âmes s’en sont envolées : ardentes, agitées, tumultueuses, frémissantes d’horreur ou saignantes de pitié, elles errent en désordre sur la scène ; elles s’épanchent en flots de malédiction sur Iago ; elles crient au More qu’on l’abuse ; elles entourent, elles enveloppent, elles protègent de tout ce qu’elles ont de compassion et d’amour l’amante pure et menacée ; et, par un frappant contraste, tandis que tout est repos et torpeur dans la vaste enceinte, tout est passion, mouvement, orage, dans l’invisible région où elles se pressent éperdues !

Je reviens à mon bossu. Il était dans la destinée de ce pauvre enfant que chacune des illusions auxquelles son cœur ouvrait un si facile accès, dût s’y évanouir aux premières leçons d’une précoce expérience. Aussi ses transports guerriers furent-ils de courte durée : à mesure qu’il grandissait, le rire et la moquerie le trouvèrent moins insensible, une honte craintive contraignit peu à peu l’essor de ses penchants ; il comprit avec amertume que la cavalerie n’était pas son arme. Mais ce n’est qu’à la longue que le naturel se transforme, et si Henri (c’est le nom de mon camarade) ne fréquentait plus les revues, il n’avait pas abjuré tout désir de se distinguer et de conquérir les suffrages de la multitude. Seulement ce désir changea d’objet. Témoin un jour du triomphe d’un avocat, il vit aussitôt la carrière du barreau s’ouvrir devant lui, et, l’envie de s’y faire un nom enflammant ses espérances, il regretta moins dès lors cette gloire du soldat, qui, avant toute autre, avait si vivement séduit sa jeune imagination. Bien qu’encore enfant, il se livra à l’étude avec une ardeur dont ses maîtres ne savaient pas le secret, et, tout pénétré de la gravité et de la noblesse de ses futurs travaux, il se passionnait pour l’innocence, et s’essayait à tout propos en plaidoyers empreints d’une juvénile emphase. Les plaidoyers, c’était désormais l’unique et constant sujet de nos entretiens, l’attrait principal de nos promenades.

« Tu es l’accusé, s’écriait-il tout à coup lorsque nous étions arrivés dans quelque solitude écartée ; ton crime, je te l’apprendrai ; assieds-toi. Ici les juges, là les jurés, de ce côté la foule (car il lui fallait la foule), et je commence : Juges ! disait-il avec solennité du haut de son tertre, pendant que, nonchalamment étendu sur le gazon, je me laissais débonnairement défendre ; juges, à la vue de cet infortuné qu’une sanglante catastrophe a amené sur ce banc d’ignominie, je suis navré de douleur et tremblant de crainte... Sa cause est belle pourtant ! Mais je me méfie de mes forces, et en songeant que le sort, que la vie peut-être de mon client, dépendra de l’usage que je vais faire de cette parole qui m’est laissée pour quelques instants, je ne puis me défendre d’un trouble involontaire...

– Le soleil me grille, interrompis-je en me levant pour changer de place.

– Ne bouge, ami ! Ou je ne te défends pas... s’écria l’avocat avec un emportement très sérieux.

« Je vais raconter les faits. Loin de moi toute réticence, tout subterfuge ; car c’est dans l’exposé fidèle de la vérité que je vois la force de ma cause. Écoutez-moi donc, jurés ; j’appelle à mon aide votre attention, vos lumières, vos consciences ; et, certain que cette même conviction où je puise à cette heure mon courage va bientôt passer dans vos âmes, j’attends avec confiance votre sentence suprême.

« Louis Desprez, mon client (c’est mon propre nom qui figurait ainsi au procès), s’est marié, il y a douze ans, avec Éléonore Kersaint, la fille d’un avocat dont la voix a souvent retenti dans cette enceinte. Les premières années de cette union furent heureuses, et cinq enfants... »

Ici le plaidoyer fut interrompu par de grands éclats de rire : c’étaient des camarades qui, se promenant à l’entour, venaient de nous apercevoir. Le bossu descendit de son tertre. Un autre y monta aussitôt pour le contrefaire, en faisant risiblement contraster la tournure de l’orateur, sa physionomie grêle, ses gestes anguleux et rétrécis, avec l’emphase sonore de ses paroles. Mon pauvre ami, pâlissant et déconcerté, s’efforça de sourire à ces traits qui lui déchiraient le cœur ; mais sa plus chère espérance lui était enlevée en ce moment. Croyant voir en effet, dans les rires dont il était l’objet, l’impression qu’il était appelé à faire un jour sur cette foule dont il ambitionnait les suffrages, le découragement s’empara de lui, et dès ce moment il ne songea plus à la carrière du barreau. Mais il y avait renoncé depuis longtemps, qu’il avait encore à subir ces railleries et ces quolibets qu’autorise, entre camarades, une familiarité qui n’est trop souvent que le manque de la plus ordinaire bonté.

Il ne lui arriva pas néanmoins, dans cette occasion ni dans d’autres, ce qui arrive fréquemment aux bossus, et ce qui est cause que le proverbe leur attribue un caractère tout particulièrement malicieux. Sans cesse en butte aux attaques du ridicule, ils ramassent l’arme qu’on leur lance, et la renvoient aiguisée par une malice vengeresse. C’est dans ce triste exercice que leur œil se forme à saisir du premier coup le côté vulnérable de leur adversaire, et à y décrocher d’une main prompte et sûre un trait qui frappe juste et fort. C’est, en particulier, dans ce triste exercice que les bossus du bas peuple, ceux que rien ne protège et que rien ne contraint, contractent cet air d’ignoble malice, ce cynique sourire, ce regard disgracieux et jaloux, cet esprit caustique enfin, que le proverbe signale, sans ajouter ni faire entendre qu’il n’est que l’arme d’une légitime défense opposée à une agression basse et méchante. Pour Henri, quoiqu’au milieu de la vie républicaine des collèges il se trouvât constamment exposé aux moqueries et aux sarcasmes, son cœur n’y perdit rien de sa noblesse ni de sa bonté. Cachant ses blessures derrière un masque d’indifférence ou de résignation, il dédaignait de ramasser le trait qui lui était lancé, parce qu’il n’eût trouvé aucun soulagement à rendre le mal qui lui était fait. Il préférait être moqué, mais bien vu de ses camarades, aimé d’eux peut-être, au triste avantage d’être craint, mais délaissé. Cette noblesse d’âme se peignait sur son visage, dont les traits aimables et l’expression douce et mélancolique faisaient oublier, sans le détruire, le vice de sa stature.

C’est ainsi qu’après une ingrate adolescence, Henri s’avançait vers une jeunesse dépouillée à l’avance de tous ses prestiges. Ses yeux s’étaient dessillés par degrés, il avait entrevu les bornes de la sphère dans laquelle il lui était permis de se mouvoir, et, devinant, sans les attendre, les rudes leçons du ridicule, il employait ses efforts à maîtriser des facultés jalouses de se produire, et à dompter les mouvements d’un naturel ardent et expansif. C’était sage ; mais, lorsqu’il y fut parvenu, sa condition n’en fut que plus triste. Les choses mêmes qui l’avaient captivé jusqu’alors, l’étude, le savoir, lui devinrent peu à peu indifférentes à mesure qu’il arrivait à y voir, non plus un moyen de se distinguer dans une carrière active et publique, mais seulement une occupation oiseuse, une récréation stérile. Après avoir végété durant quelques années, il finit par se résigner à l’obscurité, et se laissa guider par ses parents dont il avait jusqu’alors contrarié les vues, sévères sans doute, mais prévoyantes. Ils lui firent embrasser la carrière du commerce, et ce jeune homme, enseveli désormais dans l’antre d’un bureau, y appliquait cette intelligence et ces talents dont il avait rêvé de faire à ses semblables un hommage désintéressé, à apprendre comment l’on gagne de l’or et l’on grossit sa fortune.

Ce n’étaient là, toutefois, que les prémices de maux plus réels. Henri approchait de cet âge où naît dans le cœur une ambition plus légitime, et tout autrement impérieuse que celle de se distinguer ou d’obtenir de la gloire. Aimer, être aimé, connaître les joies d’un amour partagé et le bonheur d’une union intime et tendre, c’est le vœu de la nature et l’irrésistible penchant de tout mortel. Ce penchant, nul ne le trompe sans se dépraver ; nul n’entreprend de le refouler, de le vaincre, sans se vouer à un long supplice dont l’âge amortit la souffrance, mais dont la mort seule est le terme. Telle est pourtant la destinée qui menace tout être difforme, celui justement en qui de longues et secrètes amertumes ont aiguisé le besoin d’affections, et qu’un veuvage forcé livre en proie aux tortures d’un isolement éternel et détesté.

Aussi est-ce par là que l’infortuné est surtout à plaindre, et que sa vue jette dans le cœur un trait de douloureuse pitié. Un jour, un étranger visitait une manufacture. On lui fit remarquer, parmi d’autres travailleurs, un ancien soldat devenu artisan. Le visage de cet homme était défiguré d’une façon hideuse par d’horribles cicatrices. À cette vue, l’étranger fut péniblement ému.

« Est-il marié ? » demanda-t-il.

Sur la réponse affirmative, son émotion parut se calmer subitement, et il passa outre en disant :

« En ce cas, réservons notre compassion pour d’autres. »

J’étais présent : le mot est resté longtemps gravé dans ma mémoire comme un mot étrange et dur à la fois ; aujourd’hui, j’y reconnais un sens aussi juste que rempli d’humanité.

C’est assez l’ordinaire, en effet, chez les âmes ardentes et généreuses, que, vers l’âge d’homme, ce sentiment qui leur faisait ambitionner les hommages et les sympathies de la foule, change d’objet, et cherche dans l’amour et l’estime d’une compagne ce qu’il désespère d’atteindre ailleurs. Bien des héros adolescents, déçus dans leurs rêves de gloire, ou naufragés dans leurs espérances d’immortalité, sont venus aborder au port d’une obscure et paisible union. Ils n’étaient point à plaindre. Rencontrer l’amour, se voir renaître, asseoir sa vieillesse au foyer domestique, c’est accomplir sa destinée ; c’est tout au moins, parmi les biens précieux qui semblent promis à tous, avoir obtenu sa part. Mais entrevoir ces biens, les contempler répandus autour de soi, y aspirer de toute la force de son âme, et n’y pouvoir jamais atteindre ; mais vivre au milieu de ces jeunes filles dont la vue seule jette dans le cœur un irrésistible désir de possession, et se sentir exclu à toujours du bonheur de plaire et d’être aimé ; n’être pour toute femme qu’un monstre, dont l’hommage ne saurait être qu’insultant ou risible... Ah ! c’est bien là être plus à plaindre que le dernier des misérables ; il y a bien de quoi comprendre pourquoi cet étranger dont je parlais tout à l’heure, en ne s’apitoyant pas et en passant outre, était un digne homme, humain et sensible au bon endroit.

Heureusement cette perspective d’un effroyable isolement ne se montre ni tout d’un coup ni comme certaine au malheureux qu’elle attend : et c’est ainsi, sans doute, qu’au lieu de se briser avec désespoir contre l’injuste rigueur du sort, il ploie par degrés et porte jusqu’au bout le fardeau d’une vie sans douceurs. Quand mon ami entra dans le monde, bien que désabusé sur mille choses par une précoce expérience, il n’y apportait point l’idée que l’hommage d’un cœur comme le sien fût indigne d’être agréé, ni que la carrière du mariage dût lui être fermée comme celle du barreau ou de la guerre. Toutefois, s’il se faisait des illusions à cet égard, il avait assez éprouvé de mécomptes pour se montrer timide, craintif auprès des femmes, pour ne vouloir plaire que par les agréments d’un esprit aimable et cultivé, sans jamais tenter de captiver par l’expression des sentiments vifs et trop réels dont son cœur était plein. Cette situation lui était un piège continuel. On le souffrait, on aimait son commerce, on le cherchait même, à la condition qu’il occupât toujours cette place ; mais lui, pour s’y tenir toujours, pour n’oser jamais provoquer ni hasarder un mot d’affection, ne pouvait que se consumer en efforts s’il y réussissait, ou s’attirer de barbares mortifications s’il laissait percer dans ses manières ou dans ses discours le moindre signe d’une tendre préférence.

J’étais alors son confident : il versait souvent des larmes. J’en savais la cause, mais je ne le provoquais point à me découvrir des blessures auxquelles je ne connaissais aucun remède ; et lui-même, par une sorte de répugnance qu’il éprouvait à remonter jusqu’à l’ignoble cause de ses souffrances, aimait mieux me laisser deviner ses maux que d’en parler ouvertement avec moi. Pourtant il lui arrivait de me dire :

« Celle que j’adore est belle ; elle est aimable entre toutes !... mais, je te le jure, plutôt que de demeurer seul, je m’adresserais à la moins belle, à la moins aimable, si je savais que celle dont les autres ne veulent point pût me vouloir et m’aimer ! »

Je l’encourageais dans ces vœux modestes, et, profitant de son abattement même pour combattre la naissante passion qui l’entraînait vers un choix impossible, je lui faisais considérer, avec un espoir que je partageais moi-même, qu’en bornant ainsi ses prétentions, et en renonçant à des avantages de figure, séduisants, mais passagers, il ne pouvait manquer d’être heureux un jour.

Ces mortifiantes consolations l’affligeaient ; toutefois il avait trop de sens pour n’en pas tenir compte, et ses manières étaient telles, que du moins le ridicule ne s’attaquait pas à des sentiments dont rien au dehors ne révélait l’existence.

Mais, ici encore, si Henri échappait aux traits d’un monde dur et moqueur, le découragement et la tristesse l’atteignaient non moins sûrement par une autre voie, et lui enlevaient jusqu’aux biens même qui lui semblaient acquis. Il n’avait pas tardé à se distinguer dans sa nouvelle carrière : déjà la considération publique l’y entourait ; devant lui s’ouvrait un avenir de brillante fortune, et il lui appartenait plus qu’à tout autre d’ennoblir sa profession par l’élévation du caractère et par l’éclat des services rendus. Mais, à mesure qu’il découvrait mieux l’impossibilité de faire hommage de ces biens à une compagne de son choix, leur valeur décroissait à ses yeux, et insensiblement toute flamme d’ambition s’éteignait dans son cœur. Il s’arrêta bientôt dans cette route qu’il avait jusqu’alors parcourue avec distinction ; il réduisit sa situation commerciale à ne lui être plus qu’un simple métier pour vivre : puis, laissant se rompre la plupart de ses relations, il s’exila des salons qu’il avait fréquentés, et finit par se concentrer dans une vie taciturne et solitaire.

Un trait singulier, étrange, peint bien, ce me semble, la situation d’âme où se trouvait mon ami vers cette époque, et donne l’indice des tumultueux mouvements qu’y entretenait une dévorante amertume. Un jour que nous nous promenions ensemble, deux voix de femmes, accompagnées de la harpe, se firent entendre à quelque distance. Henri, sur qui la musique exerçait en tout temps beaucoup d’empire, s’arrêta pour écouter ; puis il m’entraîna vers le côté d’où les voix semblaient partir. C’était la cour silencieuse d’un riche hôtel. Nous y trouvâmes deux chanteuses de carrefour.

Ces deux femmes chantaient une antique ballade. Il y avait dans leur mise et dans leurs manières un air de décence et d’honnêteté. L’une d’elles, jeune et timide enfant, paraissait être la fille de l’autre. Des cheveux d’un blond pâle et soyeux étaient lissés sur son front bruni par le soleil, de longs cils fauves voilaient son regard modeste, et ses traits présentaient ce mélange de grâce délicate et de sauvage rudesse dont le poétique attrait ne se rencontre guère que chez les femmes ainsi vouées à une vie errante et aventureuse. En voyant sa jeunesse ainsi exposée au regard hardi de la foule, on ne pouvait se défendre d’un sentiment de compassion, et l’on contemplait avec une sorte de mélancolie cette jeune plante abandonnée aux injures de l’air, et fleurissant loin du sol natal, sous la menace des orages du ciel et de l’outrage des passants.

Mais ce qui n’est pour tout autre qu’une fugitive impression suffit quelquefois pour remuer profondément un cœur malade. Debout et immobile à mes côtés, mon ami considérait cette enfant avec une tendre pitié. Aux sons de cette mélodie peu variée, mais douce et simple, ses traits s’animaient d’un rayon de sentiment, et les larmes venaient mouiller sa paupière. Il semblait qu’il fût passé sous le charme de ces songes éclatants, de ces transports sans cause, que fait surgir du sein de l’âme un chant expressif, et que son cœur battît de reconnaissance pour la jeune fille dont les accents lui procuraient cette passagère mais vive félicité. Comme ces émotions n’avaient en général pour effet que d’aggraver plus tard sa tristesse, je voulus y couper court en nous éloignant ; mais il ne me retint ni ne me suivit. Après une ballade, ces femmes en chantèrent une autre : la jeune enfant vint en rougissant cueillir notre offrande ; puis elles se retirèrent pour recommencer plus loin. Nous les suivîmes de place en place jusqu’au soir.

Quand nous les eûmes quittées, Henri demeura longtemps silencieux et préoccupé, jusqu’à ce qu’enfin, donnant essor à sa pensée :

« Qui arrachera ces femmes, dit-il brusquement, à ce métier abject et pénible ?... Qui remettra cette enfant à la place qu’elle est digne, j’en suis sûr, d’occuper ?... Non, ajouta-t-il, non, on ne rougit pas ainsi, l’on n’a pas ce regard timide, ce front chaste, si l’on n’est honnête et pure... »

Tout en parlant ainsi avec un air passionné, Henri me regardait fixement, comme pour pénétrer l’impression secrète que me faisaient ses paroles. Et comme, incertain moi-même sur le sens qu’il fallait y attacher, j’hésitais à répondre :

« C’est moi, reprit-il avec véhémence, c’est moi qui voudrais l’y mettre, à cette place dont elle est digne !... Mais c’est elle qui ne voudrait pas de moi, et vous n’osez me le dire ! »

En achevant ces mots, sa voix s’altéra, et les larmes vinrent à ses yeux.

« Henri, lui dis-je, Henri, vous vous égarez. Pouvais-je vous comprendre ? Je crois que ces femmes sont honnêtes ; mais quelle apparence que l’opinion vous pardonnât le scandale d’une semblable union !... »

Ces mots le jetèrent dans un transport de fureur et de désespoir :

« L’opinion ! interrompit-il tout pâlissant de dédain ; des sacrifices à l’opinion, moi ! Et à quel titre ? Que lui dois-je ?... L’opinion ! Je la hais, je la méprise, je la brave... Je ne veux ni souffrir ni mourir pour elle, entendez-vous, Louis !... L’opinion ? Le scandale ? Ah ! plût au ciel que ce fussent là les seules barrières !... Mais non, dites vrai, dites qu’une fille que j’aurais ramassée dans la rue est encore un trop précieux parti pour que j’ose y aspirer... dites que je suis condamné à vivre et à mourir seul et misérable... dites que vous-même, vous, mon ami, vous ne pouvez vous défendre de souscrire à cet arrêt... »

Il ne put continuer, les sanglots étouffèrent sa voix.

Ainsi se termina cet entretien ; il ne fut plus question de ces femmes, et Henri retomba bientôt dans un sombre abattement. Mais depuis ce jour nos relations furent moins fréquentes et nos conversations moins intimes. Il avait trouvé mes discours et plus encore mon silence cruels ; et, comme s’il eût à décompter sur l’aveuglement de mon amitié, la sienne se refroidit insensiblement. Quelques mois après, il fit, sans m’en instruire, une démarche auprès d’une jeune personne qui était sans avantage de figure ni de fortune. Refusé, il mit ordre à ses affaires, sans mystère, mais sans faire connaître ses projets, et bientôt on apprit qu’il avait quitté la ville. Beaucoup de bruits circulèrent au sujet de ce départ clandestin ; et j’ignorais moi-même quelle avait pu être la destinée de mon ami, lorsqu’après sept années de silence de sa part, j’ai reçu ces jours passés la lettre qu’on va lire, et écrit à cette occasion les pages qui précèdent.

 

Vous souvient-il, Louis, d’un pauvre bossu que vous avez aimé, supporté, consolé ? Il est aujourd’hui marié, père, et content comme... comme ne le fut jamais homme sans bosse. C’est lui qui vous écrit.

Le malheur aigrit, aveugle. Quand je partis, je me détestais moi-même, et je ne vous aimais plus. Aujourd’hui je songe avec larmes que j’ai pu méconnaître votre longue et patiente amitié, et mon cœur ne se pardonne pas d’avoir été ingrat envers le vôtre.

J’ai une compagne, Louis ! Ce bonheur que j’ai tant rêvé, je le goûte dans toute sa plénitude ; Dieu m’a tiré du bord de l’abîme vers lequel m’entraînait le désespoir, pour m’élever à cette condition d’homme et de père, dont la félicité répond à tout ce que se figurait mon imagination elle-même. Autour de nous grandissent trois enfants dont la vue seule me transporte de plaisir, et me fait aimer avec adoration celle qui me les a donnés. Dites, Louis, à vos demoiselles qu’elles épousent des bossus. Je crois, en vérité, qu’un bossu pourrait bien être le plus dévoué, sinon le plus séduisant des maris. Sa femme est pour lui bien plus qu’une femme, c’est une providence qui l’a sauvé ; il ne se croit point son égal, mais sa reconnaissante créature ; surtout, il ne peut oublier jamais qu’en lui accordant cette affection à laquelle il ne pouvait prétendre, elle l’a remis en possession des joies du ciel dont il était déshérité, et son cœur tout entier ne peut suffire à la chérir dignement.

Quand je partis, je n’allai pas vous dire mes projets. C’est que je n’en avais pas, cher ami. Ma seule envie était de fuir les lieux où j’avais tant souffert, et de m’en éloigner le plus possible. Aussi, lorsqu’après quelque séjour à Paris, on m’y proposa de passer en Amérique pour y terminer une affaire dans laquelle étaient engagés de grands intérêts, je m’empressai d’accepter, et quelques jours après je voguais sur l’océan.

Le navire était encombré de passagers. Parmi eux, je remarquai un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, dont l’air grave et triste à la fois attira dès les premiers jours ma sympathie. J’allai à lui, nous causâmes. Il paraissait travaillé de quelque mal qu’il supportait avec un tranquille courage. Ce mal s’aggrava beaucoup durant la traversée, qui fut longue et pénible, et nous étions déjà en vue de la terre, qu’il était devenu peu probable qu’on pût l’y débarquer vivant. Sa jeune épouse ne le quittait pas un instant. Je me souviens que, témoin des tendres soins qu’elle lui prodiguait, je regardais ce moribond d’un oeil jaloux, et j’aurais acheté de tout ce qui me restait de biens ou d’espoir le plaisir de mourir dans les bras de cette angélique créature.

Ce monsieur était un jeune ecclésiastique plein de foi et de désintéressement, qui se rendait dans un des districts éloignés de l’ouest, pour y desservir une église naissante. Son frère, établi depuis quelques années dans la contrée, l’y avait appelé. Ce fut lui-même qui me conta ces choses : « Mais, ajouta-t-il un jour que sa femme ne pouvait nous entendre, je doute que je puisse arriver jusque là-bas ! Ce que je demande à Dieu, puisqu’il me retire à lui, c’est de me laisser le temps de remettre ma femme aux soins de mon frère... » Ces derniers mots lui causèrent un attendrissement contre lequel il s’efforça de lutter, en priant Dieu avec une simplicité de termes et une candeur de foi qui m’empêchaient de trouver étrange qu’il passât ainsi, devant moi, de la conversation à la prière.

Il vécut assez pour prendre terre. Leur isolement m’avait rendu nécessaire, et je trouvais l’oubli entier de mes propres chagrins dans l’idée de n’être pas inutile à ces deux affligés. Afin de m’accommoder à leur situation, qui demandait la plus stricte économie, j’allai choisir, parmi les hôtels de New York, le plus modeste, et je vins m’y établir avec eux. Le repos, et surtout les soins d’un habile docteur, suspendirent quelques jours les progrès de la maladie, mais sans rendre à cet infortuné l’espoir de guérir et de vivre. Comme nous nous succédions, sa femme et moi, à son chevet, je saisis ces occasions que j’avais de le voir seul, pour calmer les angoisses que lui causait le prochain délaissement de sa jeune compagne. Je lui promis que je la conduirais moi-même auprès de son frère, dès que j’aurais terminé l’affaire qui m’amenait à New York, et que, si elle ne se déterminait pas à rester auprès de lui, je la ramènerais en Europe pour l’y remettre aux mains de sa propre famille. Ces promesses lui rendirent le calme. Il ne s’occupa plus de son épouse que pour la préparer à une séparation prochaine ; et, soutenu jusqu’au dernier moment par les espérances de la foi, il s’éteignit paisiblement au bout de peu de semaines.

Je restai ainsi le protecteur de sa veuve. Notre situation était équivoque aux yeux du monde, mais elle était pour nous deux claire et nettement définie ; car Jenny (c’est le nom de cette jeune dame) avait appris de son mari lui-même et mes promesses et l’acquiescement qu’il y donnait. Je la voyais tous les jours, et vous connaissez assez, Louis, quelle était la situation de mon âme à cette époque, pour deviner, sans que je vous les exprime, les sentiments qui durent y naître bientôt ; mais alors, comme auparavant, j’en refoulais l’expression, et, me bornant à remplir les engagements que j’avais contractés, je regardais comme un bonheur d’avoir au moins à protéger et à servir celle que j’idolâtrais dans le secret de mon cœur.

Nous vécûmes ainsi pendant une année, différant de mois en mois notre départ jusqu’à ce que mes affaires fussent terminées ; puis nous nous engageâmes dans un voyage de plus de neuf cents milles, jusque dans les contrées perdues de l’ouest. Jenny, sensible à mes soins, m’en témoignait souvent sa vive reconnaissance ; puis nous causions de son avenir, de sa famille, des pays que nous parcourions, et le lien d’une intimité qui, pour elle, était douce et sans combats, s’établissait entre nous. Elle unissait à une âme simple un esprit cultivé ; aussi trouvais-je dans sa conversation un attrait assez vif pour me faire oublier, tant que j’étais auprès d’elle, cette affreuse pensée que je ne lui serais jamais rien. Elle devinait cependant en moi quelque secrète peine, et, au soin qu’elle prenait de ne jamais s’arrêter sur certains sujets, je jugeai que je commençais à lui être connu.

L’endroit où s’était établi le beau-frère de Jenny est un de ces petits bourgs qui s’élèvent de toutes parts sur les confins du désert, pour être bientôt eux-mêmes laissés en arrière par les hardis colons qui s’avancent sans cesse dans ces solitudes. En arrivant, nous nous trouvâmes entourés par les habitants de ce pittoresque hameau, qui nous indiquèrent la demeure que nous cherchions ; mais ils nous apprirent en même temps que nous n’y trouverions plus le maître. La même maladie à laquelle avait succombé son frère l’avait emporté deux mois auparavant. Il avait légué ses biens à l’époux de Jenny, mais la mort de celui-ci les faisait passer à un autre frère resté en Europe, et cette jeune dame se trouvait ainsi dénuée de toute ressource.

À ces nouvelles, le découragement s’empara de Jenny ; elle se vit comme abandonnée du Ciel et des hommes, au milieu de cette lointaine contrée, et, cédant à un transport de désespoir, elle se jeta dans mes bras et m’inonda de ses larmes. À ce mouvement d’une jeune femme qui semblait implorer ma protection, et se livrer à moi comme au seul ami qui lui restât sur la terre, j’éprouvai la plus forte impression que j’eusse jamais ressentie... le bonheur, le trouble m’ôtèrent la voix ; je respirais à peine ; un rayon d’espoir qui venait de se faire jour dans mon cœur y jetait, au milieu du tumulte des sentiments, le délire de la plus puissante joie. Ce moment, Louis, changea mon être : une infranchissable barrière était tombée ; j’étais comme délié de ces chaînes de crainte et de honte qui, depuis tant d’années, pesaient lourdement sur mon cœur. Aussitôt que nous fûmes plus calmes l’un et l’autre, j’osai faire à Jenny le libre aveu de mes sentiments, et lui proposer d’unir nos destinées dès que nous serions rendus à une situation plus fixe et moins précaire. Elle m’écouta avec émotion, mais sans surprise, et, convaincue que c’était bien plus une affection sincère qu’un sentiment de pitié pour son dénuement qui me suggérait ma démarche, elle me dit avec simplicité : « Je serai votre femme, Monsieur Henri. Puissiez-vous rencontrer en moi une compagne digne de vous ! C’est le vœu de mon cœur que je vous livre avec joie. »

C’est de ce moment, mon cher ami, que datent pour moi les jours d’un bonheur constant et sans nuage. Je bénis la Providence qui, par une mystérieuse voie et d’étranges circonstances, m’a conduit comme par la main au devant du seul bien dont je fusse avide, et qui me l’a fait rencontrer alors même que je m’en croyais plus éloigné que jamais. Telles ont été ses dispensations à mon égard, qu’aujourd’hui l’affection, la reconnaissance et la joie se partagent mon cœur, et que ma condition présente tire des angoisses et des misères par lesquelles j’ai passé un charme inexprimable.

Jenny avait perdu son père et sa mère ; il ne lui restait en Europe qu’un oncle chargé de famille. Ainsi la nécessité plus encore que l’affection aurait pu l’y rappeler ; moi-même je n’y serais retourné qu’avec répugnance. Mais, de plus, j’étais séduit par l’idée de demeurer au milieu de la société nouvelle au sein de laquelle venaient de s’ouvrir pour moi d’heureux jours. La contrée où nous étions était magnifique, à peine changée par les premiers travaux de l’homme, toute sauvage et silencieuse, et néanmoins animée sur quelques points par le mouvement de la civilisation naissante. J’étais désireux d’entrer dans ce mouvement, de revivre de cette vie simple et primitive, où les affections de famille, que relâchent vos mœurs et vos mondains plaisirs, se resserrent, se concentrent et se goûtent dans leur savoureuse plénitude. Je communiquai mes désirs à Jenny, qui les partagea aussitôt, et nous ne songeâmes plus qu’à les mettre à exécution. Je me présentai pour acquérir la maison et la propriété du beau-frère de ma femme, et, l’ayant obtenue pour un prix modique, je déposai une somme qui est retournée plus tard aux héritiers.

Voilà mon histoire, mon cher Louis, et vous pouvez vous figurer le reste. Je fonde une ville, je défriche, je suis l’une de ces actives fourmis qui parcourent, abattent, transportent, et qui changent par leur action imperceptible, mais constante, la face de ce vaste continent. J’élis, je vote, je suis tout chargé de droits politiques qui, vu mon naturel et la direction de mes penchants, sont la seule chose qui me fatigue et me pèse dans cette admirable contrée. Mais c’est un mal passager, et quand j’ai crié, élu, voté pendant toute une journée, je retrouve ma Jenny, mes marmots, et je juge admirables, sublimes, les institutions politiques d’un pays où j’ai une femme et trois enfants.

Il y a dans notre colonie trois autres bossus ; félicitez-moi de ce que je m’y trouve en compagnie, mais ne les plaignez pas, Louis. Leur bosse ne leur est pas plus lourde que ne m’est la mienne aujourd’hui, bien que deux d’entre eux ne soient pas mariés encore. Mais ils trouveront femme quand ils voudront. Ici, les indigents, c’est-à-dire les paresseux seuls, en manquent. Le mariage n’y est pas le dénouement d’un délicat penchant ou d’une romanesque passion, mais un simple établissement : il ne s’agit que d’unir l’activité d’une compagne à celle qu’on a soi-même, et d’avoir un enfant tous les ans. L’homme aisé, industrieux, habile en affaires et de bonne santé, fût-il de la plus ingrate stature, peut choisir entre les plus jolies filles du pays, et l’emporter sur tel adonis qui ne sait ni traiter un marché, ni exploiter un terrain, ni prévoir un gain à faire. Si j’étais né dans ce coin du monde, avec ce que j’ai eu d’aptitude aux affaires, je serais devenu le premier parti de l’endroit, et j’aurais évité bien des souffrances. Toutefois je n’ai garde de me plaindre de ma destinée. Si j’ai souffert davantage, je jouis outre mesure. Je serais un de ces hommes heureux dont le bonheur me cause plus de plaisir que d’envie, et mille sentiments vifs dans lesquels se trouve le charme de mon existence me seraient inconnus.

Envoyez-nous donc vos bossus, nous leur trouverons femmes. Mais, à ce propos, quelle pitoyable mégère, dites-moi, que cette opinion dont vous voulûtes un jour me faire peur ! Dans ce pays-ci, un bossu fait son chemin, ne rencontre nulle entrave, s’il est actif, industrieux, probe, même médiocrement ; il devient époux, père, juge, président, que sais-je ? Et dans ce même pays tout fier, tout fanatique de démocratie, de liberté, d’égalité, un homme, s’il est beau, brave, probe, mais noir ; s’il est bon, généreux, aimable, mais mulâtre ; s’il est actif, industrieux, habile et entreprenant, mais quarteron ; cet homme est tenu pour marqué d’une tache indélébile, il est repoussé, méprisé, exclu à toujours de tout échange d’affection, de tout lien de société et de famille avec les blancs ; il n’épouse point leurs filles, il ne s’assied point à leurs places, il est parqué dans les villes, parqué dans les théâtres, parqué dans les églises... Voilà ce que l’opinion, l’opinion libre, républicaine par excellence, toute fière, toute hautaine de ses théories de démocratie et d’égalité, trouve ici juste, ordinaire, naturel ! Quelle folie barbare, inconséquente, gratuitement inhumaine !... Encore ces procédés moqueurs et cruels qui, dans vos sociétés polies, s’acharnent contre les malheureux de ma sorte, s’attaquent-ils à des difformités réelles et repoussantes ! Encore ceux qui en font usage ne se piquent-ils nullement d’être généreux, humains par excellence, et, en tourmentant, en déchirant leurs victimes, ils ne s’enorgueillissent point de leur douceur, ils ne se targuent pas de leur charité !

Mais éloignons de notre pensée cet attristant sujet ; de plus attrayants ne me manqueraient pas, s’il ne fallait clore enfin cette longue lettre. Combien, mon cher Louis, le commerce d’un ami tel que vous me serait précieux, dans cette terre surtout, si féconde en spectacles intéressants, où la race humaine, venue d’hier, se fonde une destinée nouvelle ; où la société se crée sous vos yeux ; où tant de questions, controversées depuis des siècles parmi vos penseurs, arrivent journellement à subir, sur un sol vierge et chez une nation sans précédents, l’épreuve de la pratique et de l’expérimentation ; où au bout de chaque idée naît un fait qui la rend sensible aux yeux, qui la pose devant la pensée, et lui fournit le sujet d’une investigation animée, vivante, pleine d’attraits pour un esprit curieux ! Et si, renouant nos habitudes d’autrefois, nous quittions les villes pour errer dans les campagnes, que ne présenteraient pas d’aimable, de ravissant, nos courses dans ces environs, où la nature règne en souveraine depuis la création ; dans ces solitudes sombres, verdoyantes, silencieuses, remplies de grandeur et de mystère, où les yeux se promènent de merveilles en merveilles, où la pensée s’agrandit et s’épure, où l’homme faible et périssable, se trouvant face à face avec les œuvres de l’éternelle puissance, éprouve comme un frisson de religieuse terreur, et se réfugie, s’abrite avec amour et tremblement sous l’aile de l’éternelle bonté ! Ah ! mon ami, si ces émotions me pénètrent quand j’erre solitairement dans ce désert, que serait-ce si nous les partagions ensemble ! Pour ces gens qui m’entourent, ils ne ressentent rien de semblable ; ils sont aventureux sans sensibilité, religieux sans poésie ; de purs Yankees, allant, venant, spéculant, ne voyant dans les plus sublimes objets qu’une matière à exploiter, et dans les charmes si vrais de la contemplation que le procédé le plus sûr pour s’ennuyer mortellement. Aussi ne désiré-je, des années d’autrefois, que le bonheur que j’avais de vous voir chaque jour. J’ai dès longtemps oublié la cavalerie, ce que j’ai vu du barreau m’a dégoûté du barreau ; il ne me reste qu’une vaine image de cette enfant pour qui j’éprouvai jadis un si impétueux sentiment ; mais, tant que je vivrai, je regretterai que la destinée m’ait séparé de vous, et si je fais un jour un voyage en Europe, c’est vous, vous seul, mon bien cher ami, qui m’y aurez attiré.

 

 

 

Rodolphe TOEPFFER, Nouvelles genevoises.

 

 

 

 

 

 

 

 

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