Les sept ravins
par
Alexis TOLSTOÏ
I
DANS son domaine situé en pleine steppe, derrière sept ravins, vivait, terré chez lui, le pomiestchik David Davidovitch Zavalichine.
Un jour, l’eau monta jusqu’au bord des profonds ravins qui séparaient la propriété du village, la glace fondue brouilla les chemins hivernaux. Des deux côtés de la route, sur les monticules déjà dégagés de la neige, on vit la bardane échevelée de l’an passé se redresser, tandis que le vent, encore glacial sur la steppe, bruissait dans les saules dénudés.
Tout le village vivait dans l’attente : d’un instant à l’autre, les eaux allaient se mettre en mouvement : les habitants de la ferme sautaient de leur lit en pleine nuit, pour courir s’assurer, à la lueur des lanternes, si le barrage tenait toujours bon ; depuis trois jours, les voyageurs se morfondaient à l’auberge, en surveillant par la fenêtre la redoutable crue ; la poste ne circulait plus, et les représentants de l’autorité n’osaient se déplacer pour vaquer aux affaires locales. Seul David Davidovitch restait indifférent à tout.
Il avait déjeuné et pris son thé, puis, ayant desserré la ceinture de sa blouse de tussor, s’était allongé sur le divan de cuir, face à la fenêtre.
Dans la pièce voisine, les doubles carreaux de la croisée étaient déjà enlevés ; on entendit glousser une poule au soleil, mais, voyant surgir un coq, elle s’arrêta brusquement et laissa échapper un gloussement éperdu. Un poulain hennit dans l’écurie. Les voix de la cuisinière et du facétieux cocher montaient dans la cour. Dès qu’elles se turent, le chien somnolent se mit à fouetter de sa queue les parois de sa niche. Les moineaux sautillaient et pépiaient, comme ivres ; les pigeons, les yeux fermes, modulaient leur tendre roucoulement. David Davidovitch enfouit sa tête sous un coussin et chercha le sommeil.
Mais c’était là une entreprise difficile, pour ne pas dire impossible : il y avait le soleil dont les rayons s’allongeaient, brûlants, sur le plancher bien raboté, l’odeur de goudron qui montait des murs neufs ; entre le plancher et la fenêtre, une mouche bourdonnante qui tournoyait dans un rais de lumière... et puis surtout David Davidovitch était incapable de communier avec ce qui se passait dans la pièce et dehors. Il fit la grimace et, tout renfrogné, souffla sur l’insecte, puis, adroitement, attrapa la mouche, qui se mit à bourdonner dans son poing fermé.
– Attends un peu, je vais te livrer à la poule, dit David Davidovitch.
Il se leva paresseusement, passa dans la pièce voisine et, se penchant à la fenêtre, appela sa poule préférée, une blanche « bramapoutra », qui s’approcha gravement et, baissant sa petite tête, le regarda de son œil rouge.
– Tiens, voici pour toi, dit David Davidovitch, en lui tendant la mouche.
Mais la poule écarta brusquement la tête, et la mouche s’envola. Il faisait chaud en plein soleil ; une odeur de terre montait du sol. Mais, à trois pas de là, la neige formait encore une croûte fangeuse qui devenait de plus en plus blanche à mesure qu’on s’enfonçait dans l’ombre. David Davidovitch leva les yeux et contempla son domaine : la friche encore enneigée, les monticules couronnés de bardane, la lisière mauve de la forêt et, là-bas, au loin, l’humble église blanche avec sa croix étincelante.
Il restait là, immobile, affalé de tout son ventre sur l’appui de la croisée, le front plissé, les sourcils froncés. Son grand nez droit avait légèrement rougi ; une barbiche blonde frisée et une courte moustache cachaient sa bouche contractée dans une grimace douloureuse.
II
LES trois jours qui précédèrent le débordement, alors que sur les ruines de l’hiver, hier encore triomphant, la nature frémissante, tendue dans un suprême effort, se préparait à ressusciter et à s’épanouir dans un tumulte de bruits et de chants, ces trois jours furent bien cruels pour David Davidovitch.
Âgé de près de trente ans, il avait divorcé en janvier dernier et était venu s’installer, après une absence d’une douzaine d’années, dans sa petite propriété de famille de Zavalichine. Il trouva les arbres du jardin abattus, la vieille maison incendiée. Tout ce qui demeurait vivant dans sa mémoire comme dans son cœur et aurait pu l’aider à vivre en paix semblait de même anéanti et consumé.
La vieille demeure, aujourd’hui dévastée, où était né Zavalichine, était une grande bâtisse d’une architecture si compliquée qu’on y découvrait sans cesse de nouveaux coins et recoins. Dans le jardin sombre et mystérieux aux allées enchevêtrées, les pommiers repoussés de toutes parts par les massifs d’acacias, les merisiers, les buissons de lilas et d’aulne noire, se pressaient contre le balcon. Au pied du talus, près de l’étang, bruissaient nuit et jour les grands peupliers séculaires, où les écureuils et les hiboux faisaient leurs nids ; une multitude d’oiseaux chantaient, pépiaient, sifflotaient dans le feuillage, et, la nuit, on entendait voler les chauves-souris et coasser les crapauds. Une herbe haute et épaisse poussait dans les clairières et les allées du fond.
Autrefois, alors que David Davidovitch n’était pas plus haut qu’une botte, cette végétation luxuriante le fascinait littéralement. Les tulipes, le trèfle blanc et jaune, le trochet, la florissante bardane et les barbes-de-moine s’épanouissaient en ondulant au-dessus de sa tête ; les insaisissables moucherons et les papillons y tournoyaient, cependant que de sinistres insectes remplissaient l’air de leur bourdonnement. David Davidovitch, qui vivait et poussait avec ces plantes, s’était initié à toute une stratégie : approcher furtivement de la proie convoitée, s’en emparer, esquiver une attaque, se cacher et fuir en se baissant au plus profond des fourrés verdoyants.
Mais à mesure qu’avec sa taille croissait son expérience, il constatait peu à peu que cette végétation n’était après tout que de l’herbe où ne vivaient que des hannetons et des hérissons. Vers la même époque, il découvrit dans la maison une longue pièce, à demi obscure, dont les murs étaient tapissés de bibliothèques sombres. Il y avait là des livres, des souris et l’odeur moisie de la sagesse. David Davidovitch s’enfonçait au creux du divan et se plongeait dans les romans d’aventures. Il se prit à aimer l’humeur folâtre des bêtes, des oiseaux et de toutes les créatures vivantes. Au contraire, l’herbe lui inspirait une secrète hostilité, et, armé d’une épée de bois, il lui faisait la guerre, puis il grimpait sur les peupliers noirs, fouillait les nids des oiseaux, tirait à l’arc et abattait les têtards à l’aide d’un harpon. Mais plus il avançait en âge, avec chaque été qui passait se fortifiait en lui la conviction qu’il aurait beau explorer les coins les plus sombres du jardin, il n’y trouverait jamais rien d’extraordinaire. Un dégoût l’envahissait, il lui semblait que des évènements mystérieux devaient se produire un jour à venir, alors que le présent était d’une monotonie si accablante qu’il ne savait où se réfugier pour y échapper.
Plus tard, ce sentiment de vivre dans l’attente d’on ne sait quoi d’extraordinaire et de secret devait lui revenir de plus en plus fréquemment, avec la conviction que sa vie actuelle était pauvre, ennuyeuse et privée de tout mystère.
Mais, cette année-là, son inquiétude devait coïncider avec un grand malheur familial. Le père de David Davidovitch avait l’habitude de s’absenter souvent (sa mère semblait alors particulièrement triste) ; il revenait généralement de fort mauvaise humeur. Il arrivait à David Davidovitch d’être réveillé en pleine nuit par la voix paternelle qui retentissait, courroucée, en bas, dans la chambre à coucher de ses parents. Il se mettait alors à pleurer dans son lit. Mais, le lendemain matin, sa mère semblait aussi pâle et triste que d’habitude ; et son père, qui s’efforçait de voiler l’éclat de ses yeux noirs brûlants de colère, l’attirait dans ses bras et lui caressait les cheveux d’un air distrait, si longuement que l’enfant, dont la tête était tout endolorie, finissait par se sentir excédé. Parfois sa mère accourait au jardin, le serrait sur son cœur, comme s’il venait d’échapper à un grave danger. Mais David Davidovitch ne comprenait pas plus ces effusions que celles de son père. Un jour, celui-ci revint de la ville accompagné d’une petite dame brune et parfumée. La mère de David fut soudain envahie d’une extraordinaire gaîté : elle riait, montait à cheval, chantait et se promenait avec l’invitée. Mais, un jour qu’il courait dans le jardin, David Davidovitch se heurta soudain à son père qui se tenait tapi derrière un gros arbre, la tête rentrée dans les épaules, un revolver à la main. De loin, on voyait la mère de David qui, enveloppée d’un châle blanc, s’avançait rapidement dans l’allée. L’enfant saisit son père par le bras ; celui-ci laissa échapper le revolver et ferma les yeux en poussant un cri terrible...
La même nuit, la mère de David Davidovitch le réveilla, le conduisit aux communs et l’installa dans le tarantass, qui roula jusqu’à l’aube : aux confins de la steppe, surgirent du brouillard automnal les coupoles des églises, la tour du réservoir d’eau et l’hôtel de ville du chef-lieu...
Pendant tout l’hiver, David Davidovitch, qui était accablé de leçons de grammaire et de catéchisme, lut d’abord Tourguéniev, puis Gogol. Au printemps, il échoua à tous ses examens, mais s’avisa que la vieille maison et son jardin seraient le théâtre des rencontres mystérieuses dont il rêvait.
Un jour des Rameaux, l’enfant et sa mère virent entrer dans leur chambre d’hôtel le père de David Davidovitch. Il avait beaucoup maigri. Il parla amicalement à sa femme, resta quelque temps assis sur le divan, le visage dans sa main ; en fin de compte, il emmena son fils à la campagne. La petite dame brune n’y était plus.
La gaîté de David Davidovitch fut de courte durée. Bientôt le jardin et la maison l’envoûtèrent à nouveau. Il se frayait un chemin à travers le taillis noir vers l’étang, errait derrière les gros peupliers, se glissait entre les massifs derrière lesquels pourrissaient les bancs, les tables montées sur un pied ; il grimpait les escaliers, pénétrait dans des pièces inhabitées et poussiéreuses, et contemplait, à travers les carreaux multicolores des portes condamnées, les colonnes de la grande salle des fêtes.
L’idée d’une rencontre inéluctable et imminente l’obsédait, et il errait tout angoissé, dans l’attente de cet évènement. Il maigrit et se mit à allonger ; il avait le visage étroit et de grands cernes sous les yeux ; il se cachait en entendant la voix de son père et devenait tout rouge lorsqu’on l’interrogeait sur la cause de sa langueur. Le jardin lui semblait alors réellement enchanté, car le « je ne sais quoi » qu’il attendait toujours s’y cachait, un « je ne sais quoi » qui pourrait bien être une héroïne de Tourgueniev, ou une brune Ukrainienne couronnée de coquelicots, peut-être une sorcière aux pieds nus, à moins que ce ne fût une ondine.
Assis sur la branche pliante d’un bouleau qui avançait sur l’eau, David Davidovitch contemplait longuement la surface de l’étang, les feuilles de nénuphars, les roseaux qui s’y reflétaient, l’eau si calme, verte et profonde, s’attendant toujours à voir surgir enfin des racines de l’arbre sous la branche même où il se tenait, en remuant gracieusement les bras, sa dangereuse ondine.
Le « je ne sais quoi » fit enfin son apparition, une après-midi de juin, dans le verger. C’était une mince fillette, qui se tenait devant le carré de framboisiers, vêtue d’un corsage bleu, nu-pieds, nu-tête ; elle avait un visage un peu bizarre et de grands yeux. Désolé de voir son « je ne sais quoi » sous cet aspect comique, David Davidovitch cependant s’approcha de la fillette, la regarda du coin de l’œil et demanda :
– Que fais-tu là ?
La fillette esquissa un sourire, le fixa un instant, puis tourna les talons et, sa natte battant l’air, s’enfuit précipitamment.
David Davidovitch revint tous les jours dans ce coin du jardin et finit par la rencontrer à nouveau. Cette fois, elle avait un petit panier au bras. Il lui cueillit des framboises, ils s’assirent sur l’herbe et il lui demanda son nom. La petite hocha la tête et leva vers le ciel ses yeux bleus, où deux nuages se reflétèrent instantanément.
– Dis donc, tu habites peut-être cet étang ?
– Non, répondit la petite ; je vis chez ma mère, la veuve du pope, et je m’appelle Olenka 1.
Quand elle eut mangé toutes les framboises, David Davidovitch fit faire à la fillette le tour du jardin, puis il la conduisit à la bibliothèque, où il se mit à lui lire à haute voix ses contes préférés.
La fillette commença par rire, puis, quand elle comprit peu à peu, elle se mit à écouter attentivement et pleura même sur le sort d’une enfant égarée au sein d’une tempête de neige.
La voyant verser des larmes, David Davidovitch fit le serment de ne jamais la faire pleurer.
– Jure-le sur la croix, dit la fillette, et, défaisant un petit bouton de son corsage sur sa frêle poitrine, elle sortit une croix de cuivre.
David Davidovitch baisa la croix, regarda la fillette, si grave, qui le regarda à son tour. Tous deux rougirent, et David Davidovitch demanda :
– Pourquoi es-tu devenue rouge comme le cocher ?
Depuis ce jour, elle cessa de venir. Mais lui l’attendait toujours. Grimpé sur un arbre d’où il voyait la route couverte de mauvaises herbes, la forêt et, tout au loin, l’église, il guettait son arrivée. C’est perché sur cet arbre qu’il composa ses premiers vers qui commençaient ainsi :
Et voici que sur la route, chargé de sa besace, un bâton à la main,
Avançait un mendiant, misérable, aveugle et boiteux ;
La nature semblait s’offrir à lui
Et le mendiant, soulevant sa besace, fit cette prière...
Un beau jour, brusquement, le père de David revint de la ville accompagné de sa femme ; tous deux semblaient résignés : ils arpentaient les allées, les mains derrière le dos, ou, au crépuscule, se reposaient sur la terrasse.
– Voilà, nous avons raté notre vie, il n’y a plus qu’à recommencer, répétait le père à mi-voix.
David Davidovitch fut très heureux de retrouver sa mère et aussi de penser qu’on cesserait enfin de le cajoler comme « un enfant abandonné ». Mais, la nuit, il était assailli par des cauchemars emplis de bruits, de frôlements, de sons étranges ; même réveillé, il entendait encore comme un galop précipité et se demandait si ce n’était pas le vieux rat qui tramait encore quelque mauvais tour.
Ce rat tout blanc de vieillesse et aussi gros qu’un chat était installé de toute éternité dans la maison ; il était si rusé qu’on n’arrivait pas à l’assommer, ni à l’empoisonner. Tous les soirs, il grimpait sur une chaise et regardait manger les humains ; quand on essayait de l’approcher, il bondissait avec un piaulement aigu et il avait mordu un jour à la tête le cuisinier qui avait bu un verre de trop.
La mère de David Davidovitch, peu après son arrivée, donna l’ordre d’allumer la cheminée qui n’avait pas été ramonée depuis l’hiver dernier, puis elle alla s’installer avec son mari, dans un fauteuil, au coin du feu...
Le père de David Davidovitch fronçait les sourcils en observant sa femme dont les joues étaient couvertes de larmes.
Soudain, les braises crépitèrent et volèrent de tous les côtés ; le rat tout en feu s’échappa de la cheminée et disparut au fond de la pièce.
Le père de David se mit à parcourir la maison en brandissant le tisonnier, tandis que sa femme, toute agitée, pressait l’enfant contre son sein.
Enfin, on emmena David Davidovitch dans sa chambre et, après avoir tracé sur lui plusieurs signes de croix, on lui enjoignit de dormir. Mais à peine avait-il fermé les yeux que le rat faisait irruption dans la pièce et se mettait à tournoyer sur le parquet, puis bondissait en l’air de plus en plus haut, jusqu’au plafond. Arrivé là, il fit plusieurs fois le tour de la chambre, courut le long des murs et, enfin, avec un piaulement plaintif, se secoua en lançant des flammèches et des langues de feu qui remplirent la pièce d’une lumière rose.
« Au feu ! », cria une voix lointaine. David Davidovitch s’assit dans son lit et appela sa mère. Mais la maison était silencieuse et plongée dans les ténèbres. On n’entendait qu’un craquement et comme un crépitement léger.
David Davidovitch tira la couverture sur sa tête, mit l’oreiller par-dessus. Mais, à ce moment, une voix inhumaine hurla de nouveau : « Au feu ! » Alors David Davidovitch sauta de son lit, bondit et ouvrit la porte. Une flamme rouge, éblouissante et joyeuse, sauta sur lui, le léchant de ses petites langues pourpres ; elle faisait rage dans l’escalier en colimaçon comme dans une cheminée.
David Davidovitch claqua la porte et prêta l’oreille. Au milieu du fracas, il distingua les voix de ses parents : « David, David... » Alors il se précipita vers la croisée, s’agrippa à un rameau du tilleul, rampa, franchit la fenêtre, mais les branches craquèrent et l’entraînèrent dans leur chute.
– Merci, herbe, je ne l’oublierai jamais, dit-il, Dieu sait pourquoi, et il se mit à contempler la lumière qui jaillissait des fenêtres.
Bien qu’aucune bougie, aucune lampe ne fût allumée dans la maison, elle semblait tout illuminée, les rideaux frémissaient, des langues de feu couraient sur les tentures.
« C’est le rat qui erre par là », pensa David Davidovitch ; et, prenant sa course dans l’herbe mouillée, il ne s’arrêta que devant l’étang. Une âcre fumée noire, mêlée de filets sanglants, obscurcissait le ciel au-dessus des arbres qui formaient comme un rideau devant la maison. Peu à peu, cette fumée devint plus claire, et on eût dit une couronne de feu voltigeant sur les cimes.
« C’est le roi des rats qui s’envole », pensa David Davidovitch, tandis que la couronne s’élevait toujours plus haut et s’étirait en une langue de feu enroulée sur elle-même, d’où jaillissait une pluie d’étincelles. Des ombres d’un noir d’encre s’allongeaient sur l’herbe jusqu’aux bords de l’étang, dont l’eau commençait de frémir ; les troncs des bouleaux semblaient tout rouges de ce côté-là. Du haut du ciel, de petits oiseaux tombaient, les ailes repliées, dans le brasier.
Au matin, sans la boue qui couvrait le gazon et les massifs, on aurait pu dire que le jardin avait repris son aspect habituel. Tout à coup, non loin de l’endroit où se tenait David Davidovitch, écartant doucement les branches, Olenka apparut ; elle courut à lui, le prit par la main :
– Je leur disais bien que tu devais être par là, fit-elle ; et elle l’emmena dans la cour.
Devant l’écurie, deux corps recouverts d’un rideau étaient étendus sur l’herbe.
– Mets-toi à genoux et fais une prière pour ton papa et ta maman, dit Olenka.
⁂
Une tante de Pétersbourg recueillit David Davidovitch. Il fut malade pendant presque tout l’hiver ; lorsque vint le printemps, on s’aperçut qu’il avait grandi et que sa voix muait. Il semblait avoir complètement oublié ses parents, Olenka et ses serments. Vinrent ensuite de longues années d’études qui, selon des méthodes traditionnelles, firent de lui un jeune homme fort ordinaire du type traditionnel. Ce fut ainsi qu’il entra dans la vie.
Après avoir obtenu ses diplômes de droit, David Davidovitch réfléchit quelque temps au meilleur moyen de s’établir, mais, n’ayant rien découvert ni décidé, il retourna dans sa ville natale, où il se trouvait, après tout, « en pays de connaissance ».
Là il constata que, tout comme lui-même, la plupart des gens vivaient sans réfléchir ni résoudre aucun problème, en se bornant tout simplement à jouir des plaisirs de l’existence.
David Davidovitch fut accueilli à bras ouverts et entraîné dans le tourbillon des divertissements. Il obtint un poste dans la magistrature, loua un appartement, séduisit la femme du juge d’instruction et en conclut qu’il était un jeune homme charmant, sympathique et dangereux pour les maris. Au printemps, il fit un voyage à Zavalichino. La propriété, autrefois prospère, était ruinée par la gestion de son tuteur. On avait construit une nouvelle maison sur les décombres de l’ancienne ; dans la cour envahie par la mauvaise herbe errait, comme un témoin des temps révolus, un vieux hongre couvert de bosses et de morsures. Les communs désaffectés tombaient lentement en ruine ; le jardin semblait moins touffu. Fuyant les vagues et mystérieux souvenirs du passé, David Davidovitch se hâta de regagner la ville, sans même prendre la peine de vérifier les comptes du régisseur.
L’hiver suivant, des amis lui persuadèrent d’épouser Anna Ivanovna, une richissime fille de marchand. La noblesse de la région ayant dilapidé son patrimoine, il ne se trouvait personne pour briguer le titre de maréchal. Anna Ivanovna avait été élevée à Paris, elle possédait un mobilier Empire et avait envie d’avoir des armoiries brodées sur son trousseau. Tout compte fait, il ne voyait aucune raison de repousser ce parti. Quelqu’un lui conseilla de s’occuper de ses papiers, et il dut retourner à Zavalichino.
C’était le printemps. Des myriades d’oiseaux chantaient ; une puissante odeur montait de la terre. Lorsqu’il distingua de loin les peupliers qui se dressaient au bord de l’étang, David Davidovitch fit faire demi-tour à son cocher et se rendit au village pour passer par la ferme. Il s’arrêta devant le presbytère, où les interstices entre les pierres blanches formaient comme des croix. Des grappes de lilas blanc pendaient par-dessus le mur. Comme il longeait un sentier humide, il aperçut, assise sur un banc, à l’ombre du lilas en fleur, une jeune fille vêtue d’une robe blanche. Elle le regardait fixement, d’un air étrange. David Davidovitch la salua et demanda à voir le prêtre. La jeune fille se leva, tapota sa jupe :
– Le vieux prêtre est mort, fit-elle, et le jeune doit arriver demain de la ville ; je suis sa fiancée.
– Quel dommage ! dit David Davidovitch. Il expliqua qu’il venait pour son acte de naissance et se nomma.
– Je sais... j’ai bien vu que c’était vous, dit la jeune fille ; et vous, vous ne m’avez pas reconnue : je suis Olga, la fille de la veuve du pope...
– Pas possible !... permettez... vous n’avez pas changé... vous souvenez-vous ?...
– Mais oui, je me rappelle, répondit Olenka. Allez donc voir le sacristain, c’est lui qui tient les livres.
Droite et légère, elle le précédait d’un pas souple et entra la première à l’église ; ensuite, pendant qu’il consultait les registres, elle se tint à l’écart.
De temps en temps, il la regardait en souriant, mais elle restait grave. Au moment de partir, il lui prit la main en disant : « Nous voilà de nouveau réunis, n’est-ce pas bizarre ?... » Elle arracha ses doigts, et ses yeux bleus tout assombris eurent un regard si courroucé que le jeune homme n’osa poursuivre.
Il passa la nuit à l’auberge et, dès le lendemain matin, retourna au presbytère et se mit à interroger le diacre sur Olga.
Il apprit qu’elle avait fréquenté le lycée et, après la mort de sa mère, avait été nommée institutrice du village. Elle avait repoussé de nombreux prétendants (y compris le médecin de la commune), et ce n’était que l’an dernier, à l’automne (à l’époque où David Davidovitch était venu passer une journée à la ferme), qu’elle avait accepté d’épouser le fils du pope, qui n’attendait que la mort de son père pour lui succéder à la cure.
Zavalichine quitta l’église et se dirigea vers la rivière. Là, sur la berge abrupte, adossée à un saule, se dressait la vieille maison toute déjetée de la veuve du pope. Olenka était assise à la fenêtre. Elle le regarda approcher, et la même expression de peur mêlée de colère que la veille reparut dans ses yeux. David Davidovitch sourit et la salua. La beauté de la jeune fille le bouleversait d’une étrange émotion.
– À quoi pensiez-vous ? demanda-t-il.
Mais il comprit sur-le-champ que, cette fois encore, sa question était maladroite. Il s’approcha de la fenêtre qui donnait sur un églantier en fleur et vit sur la paume ouverte d’Olenka une petite croix de cuivre.
– Je me marie, dit Olenka.
Et, baissant soudain la tête, elle se mit à dévisager David Davidovitch du coin de l’œil ; il vit ses yeux s’embrumer ; elle secoua la tête avec irritation et se détourna.
– Moi aussi, je me marie, voilà où nous en sommes, répondit-il.
Une lourde détresse s’emparait de lui : le monde lui semblait absurde, dénué de mystère et de tout attrait...
– Il faut bien vivre, acheva-t-il.
Olenka ne répondit pas. Puis elle fit vivement :
– Ne restez pas ici, cela ne se fait pas, on pourrait nous voir... Voilà, mon cher ami...
Elle se leva et, rapidement, se retira au fond de la pièce.
Le mariage de Zavalichine eut lieu à la veille du Carême de saint Pierre 2. Anna Ivanovna l’emmena au bord de la mer, puis à Paris. À son retour, il fut élu maréchal de la noblesse du district, remboursa les dettes qui grevaient sa propriété ; sa maison devint la plus hospitalière et la plus gaie de la ville ; il acheta un bel attelage de trotteurs, s’entoura d’une foule d’amis et finit par prendre une maîtresse.
Quand il eut épuisé le plaisir de satisfaire tous ses désirs rien moins qu’ardents, David Davidovitch se rendit compte qu’Anna Ivanovna était un être dur, sensuel et méprisable, et que lui-même était répugnant et malheureux.
Un soir qu’il rentrait chez lui de fort mauvaise humeur, en passant par l’appartement de sa femme, il entendit, derrière la porte de la chambre à coucher, sa voix qui montait, mêlée à celle d’un inconnu. David Davidovitch prit son revolver et, froidement, comme s’il ne pensait qu’à jouer un mauvais tour, tira sur la porte.
Anna Ivanovna s’en formalisa et partit pour Berlin. David Davidovitch lui écrivit, sur un lambeau d’un journal de modes, une lettre fort brève mais très explicite. Après quoi il se retira à Zavalichino.
III
MAIS ce n’est pas cette histoire qu’évoquait Davidovitch, toujours affalé sur l’appui de la croisée, pas plus qu’il ne songeait à regretter les années absurdement gâchées, – non, il s’abandonnait, une fois de plus, à ce sentiment de vague et troublante attente d’on ne sait quoi, évènement ou catastrophe de nature à jouer un rôle capital dans sa vie. Et, bien que ce sentiment l’eût toujours abusé jusqu’ici, il était persuadé, à chaque fois, que le moment décisif était enfin venu. Maintenant encore, il essayait de voir clair en lui-même, car l’évènement, bien qu’il dût venir de l’extérieur, ne pourrait, pensait-il, revêtir toute sa signification que s’il était nourri de la substance de son âme à lui, David Davidovitch.
Au même instant, un jeune poulain franchit la porte de l’écurie et s’élança dans la cour en martelant le sol de ses sabots et entraînant derrière lui le cocher agrippé à la bride. La bête s’arrêta au milieu de la cour, battant l’air de sa queue, poussa un hennissement et se cabra. Après quoi, tous deux, le poulain et le cocher, s’éloignèrent au trot vers les communs.
– Quelle splendeur ! s’écria David Davidovitch, quelle force !
Quand la queue dressée du cheval eut disparu derrière l’angle de la maison, Zavalichine baissa la tête et, à pas lents, les mains au dos, quitta la fenêtre. « Quand le poulain piaffe et se cabre, c’est que le printemps est là. Un beau jour, fini de caracoler, il faut se coucher pour crever. Et nul ne paraît s’en soucier. Comment se fait-il que je sois le seul à m’en inquiéter ? », songeait David Davidovitch, tout en arpentant la pièce d’un air las. « Eh bien ! c’est sans doute que l’évènement si important que j’attends toujours n’est que ma mort ! Voilà, un point, c’est tout. »
Il se couvrit le visage de sa main et s’efforça d’imaginer son propre enterrement ; le tableau ne lui parut nullement émouvant, mais simplement ridicule et surtout parfaitement banal. David Davidovitch alla jusqu’à se composer une mine de circonstance, celle-là même qu’arboraient récemment tous ceux qui assistaient à l’enterrement du premier président de la Cour...
Il pensa alors à la mort elle-même, se vit mourant, dans son lit, et hocha la tête en marmonnant : « Que le diable l’emporte ! »
– Non, non, cela ne peut pas être la mort, s’écria-t-il vivement. En fait, pourquoi suis-je donc si malheureux ? Tout le monde est pareil à moi, chacun a sa tare ici-bas. Je ne connais pas une seule famille heureuse. Pourquoi serais-je différent des autres ?
Il fit craquer ses doigts et proféra sur un ton déchirant :
– Eh non ! il est impossible qu’ils ne croient pas en quelque chose, ou alors ils se laissent vivre, tout simplement, sans penser à rien, tandis que moi, je ne crois qu’en ma mort inévitable, et je sais que je ne veux pas mourir, c’est tout...
À cet instant, la porte s’entrouvrit tout doucement et l’on vit paraître un moujik de petite taille, vêtu d’une pelisse de mouton courte et étriquée ; une écharpe rouge tricotée était enroulée plusieurs fois autour de son cou décharné. Il tenait à la main son bonnet de fourrure. Il cligna de l’œil et demanda :
– Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?
– Oh ! rien, ce n’est pas à toi que je parlais. Qu’est-ce que tu veux ? fit Zavalichine, légèrement confus.
– Je viens te voir. Bonjour, répondit le moujik.
Et il lui tendit la main.
David Davidovitch, tandis qu’il la serra, en sentit les durillons et les gros ongles durs. « En voilà un qui ne se tourmenterait pas pour des vétilles », pensa-t-il. Et il s’assit devant la table en repoussant du coude le plateau chargé d’un carafon de vodka accompagné de saucisson.
– Assieds-toi, dit-il. Qu’est-ce qui t’amène ? Comment t’appelles-tu ?
– André, mon nom est André, répondit le moujik. – Et il se posa sur le bord de la chaise en louchant d’un air attendri du côté du carafon. – J’ai eu du mal pour arriver jusque chez toi... C’est qu’il y en a, de l’eau ; les ravins vont déborder aujourd’hui même, tu verras ; c’est sûr et certain. Je ne sais comment j’ai fait pour passer !
Son visage osseux et haut en couleur se couvrit instantanément d’une multitude de joyeuses petites rides ; il ferma complètement les fentes qui lui servaient d’yeux et fit résolument, avec un mouvement de tête qui faisait trembler sa barbiche :
– On est trempé jusqu’aux os, quoi !
David Davidovitch lui versa un petit verre de vodka et remplit son propre gobelet. Les traits d’André exprimèrent une sorte de respect ; il prit délicatement le verre comme s’il craignait de le voir se briser en miettes, avala d’un trait la vodka jusqu’à la dernière goutte et, d’un claquement de langue, exprima sa satisfaction.
– Mange, sers-toi, dit David Davidovitch, poussant vers lui le plateau.
– À quoi bon gaspiller la nourriture ? répondit André. La boustifaille ne sert qu’à gâter le goût du vin. Moi, les gueuletons, je m’en f... Prends, par exemple, une bouillie ; tu te mets à bouffer, et pas moyen d’en venir à bout... t’as beau te forcer... tu en as jusque-là... de quoi te faire ficher la cuiller en l’air...
Zavalichine lui versa un second verre. Après le troisième, André déroula son écharpe :
– Nous autres, fit-il, on vient de construire une maison dans les environs de Khvalynsk ; le patron a été très content et nous a bien régalés. On a mangé tout son saoul. Moi, j’en avais jusque-là. Alors, Ivan Kossoy, le scieur, jaloux comme il est, qui me fait :
» – Dis donc, André, tu serais capable d’avaler une marmitée de bouillie contre une bouteille ? »
» Et moi d’y répondre :
» – Pourquoi pas ?
» La marmite vidée, voilà qu’Ivan, envieux comme il est, qui recommence :
» – Ça va-t-il pour un pain contre une bouteille ?
» – D’accord.
» Et j’ai boulotté le pain ; j’en ai pas laissé une miette ; j’en ai eu comme ça pour un quart de seau. Tous les gars rigolaient. Mais j’étais lancé. Tout y a passé : pastèques, melons, concombres, tout ce qui poussait dans le potager ; j’en ai bouffé tant et plus. Alors toute cette crudité m’a dérangé... Après mon passage, huit poussins se sont noyés dans le fumier... Des bêtises, tout ça... Non, non, on n’a aucun profit à trop bouffer...
– Mais pour ce qui est de boire, je crois que tu ne serais pas capable de rivaliser avec moi là-dessus.
– Ça, c’est juste ! Bien sûr.
Il y eut un silence. Zavalichine secoua la tête, poussa un profond soupir et demanda d’un ton résolu :
– Allons ! dis-moi : qu’est-ce qui t’amène ?
– Il nous est arrivé un malheur, David Davidovitch.
– Qui ça, nous ?
– Eh oui ! c’est bien cela, j’ai vu tout de suite que tu ne me remettais pas. Mais moi, je me souviens de tes pauvres parents comme si c’était hier que tout s’était passé. Je suis au service de la femme du pope : je yeux dire, de la veuve.
La main que David Davidovitch avait posée sur la table se mit à trembler si fort qu’il se hâta de la retirer. Sans lever les yeux, il demanda :
– Laquelle ? Olga Pétrovna ?
– Bien sûr... C’est elle qui est maintenant « la veuve du pope ». Son mari s’est noyé, il y a juste un an. Elle m’a bien répété : « S’il le faut, vas-y à la nage, mais ne reviens pas sans avoir vu David Davidovitch et lui avoir remis la lettre. »
André fouilla dans sa chemise et sortit un billet froissé et tout chaud du contact de sa peau.
David Davidovitch se leva vivement et, tourné vers la fenêtre, lut :
Je ne voulais pas, je n’aurais pas dû, mais je n’en puis plus... Cela peut recommencer d’un moment à l’autre. Mes moments de lucidité sont si brefs, si incertains... Je dois faire vite... Venez, peut-être pourrez-vous m’aider... n’importe... J’ai tellement envie de vous voir...
– Je ne comprends pas, dit David Davidovitch après avoir déchiffré tant bien que mal le billet hâtivement griffonné. Est-elle malade ?
– Elle est plus mal, la veuve du pope, confirma André ; elle tombe dans les pommes. Une fois évanouie, ce ne sont que cris et convulsions. Aujourd’hui, on a pensé qu’elle allait passer. C’est alors que je me suis rappelé que votre maman soignait les paysans ; elle leur donnait des gouttes. Quand je l’ai dit à la pauvre femme, elle n’a fait qu’un bond ; elle a attrapé un crayon et : « Va lui porter ce billet, qu’elle m’a fait, dis-lui qu’on n’a plus rien à perdre. » D’ailleurs, je n’ai pas bien compris ce qu’elle marmonnait... Il faut que vous lui donniez des gouttes ; n’importe comment, j’essaierai d’être de retour avant la tombée de la nuit...
– Des gouttes ? dit Zavalichine, mais je n’en ai pas...
Il s’arrêta sans achever, tandis qu’André, lui aussi, se tournait, bouche bée, vers la fenêtre. Tout à leur conversation, ils n’avaient pas perçu le grondement sourd et puissant qui s’amplifiait d’instant en instant et semblait remplir l’air crépusculaire. On eût dit qu’avec un immense bruissement les forêts séculaires se dressaient soudain sur toute l’étendue de la steppe.
– V’là qu’ça commence à déborder, dit André. Quel malheur... Impossible d’arriver au village... et moi qui n’ai pas rentré les bêtes.
Mais David Davidovitch, lui, n’entendait point le grondement des eaux printanières ; ce qu’il percevait, c’étaient les voix des êtres chers disparus, les milliers de bruits et le murmure des années enfuies, ainsi que sa propre voix mêlée aux autres qui revenait à cet instant dans ce tumulte qui continuait de monter, toujours plus puissant et plus solennel.
– Va vite, dis-leur d’atteler un traîneau, fit David Davidovitch tout haletant, j’y vais moi-même, il faut se dépêcher, cours, dis-leur de faire vite...
IV
ATTELÉ à un traîneau tapissé d’étoffe bariolée, le cheval bai piaffait en roulant ses yeux bleus. David Davidovitch descendit rapidement les marches du perron, tout en boutonnant sa courte pelisse ; il saisit les rênes et s’assit. Au même instant, André surgit et s’installa à ses côtés.
– Mais qu’est-ce que tu fais là, allons... Reste, j’irai seul, dit Zavalichine.
– Ah non ! barine, comment donc... Ce ne serait pas convenable, répondit André.
David Davidovitch tendit les rênes et la bête pétulante fila grand train en éclaboussant le siège de neige et de boue.
Le barrage dépassé, André fit gravement :
– Prends à droite, barine, il faut passer par la friche ; on ne pourra franchir les ravins que par le haut.
Entre temps, le soleil s’était couché derrière un nuage violet qui couvrait l’horizon et dont les bords dorés frisaient comme une peau de mouton. Un faisceau de rayons s’en échappait et s’étirait, fondait et s’évanouissait, puis l’immense vague d’or s’empourpra et devint cramoisie. Là-bas, au couchant, le ciel semblait liquide comme de l’eau ; plus haut, tout le bleu devenait opaque autour de la première étoile glacée. Peu à peu, les constellations étincelèrent de toutes parts au firmament. L’ombre s’étendit sur la steppe lisse et déserte, sur les mornes surfaces des flaques noires. La neige, toujours mauve, crissait sous les sabots du cheval qui filait d’un trot régulier, tout en laissant échapper une sorte de ronflement léger.
– Dis donc, André, est-ce vrai ce que racontent les gens, qu’elle n’a jamais aimé son mari ? demanda soudain David Davidovitch.
André ne se hâtait pas de répondre. Il scrutait l’espace et s’accrochait à la ceinture du barine, visiblement mécontent du chemin choisi par celui-ci.
– Et pourquoi l’aurait-elle aimé ? dit-il enfin. Un avare et un dégoûtant, voilà ce qu’il était, à vous ôter toute envie de mettre les pieds à l’église ; on n’y voyait plus que des vieilles. Bien sûr, quand il s’est noyé, ça nous a fait quelque chose... elle aussi en a été saisie ; après tout, c’est un malheur d’aller se noyer ainsi pour rien, quoi... N’empêche qu’elle est mieux maintenant qu’il n’est plus là. Seulement, voilà : elle tombe dans les pommes ; les gens disent que c’est encore lui, le mort, qui ne la laisse pas en paix. Prenez donc plus à droite...
Mais il était impossible de continuer à monter. Une lueur émergea du côté opposé au couchant ; le croissant de la lune apparut au bord de la steppe. Zavalichine brandissait les rênes qui claquaient et, avec des clappements des lèvres, dirigeait le cheval droit vers les ravins. Enfin, une longue bande sombre apparut sur la neige. André posa sa main sur les rênes et dit :
– La terre est argileuse par là, et, de l’autre côté, la neige s’est affaissée, tu vois ? Attention, barine !
David Davidovitch freina ; le poulain ralentit, puis s’arrêta, essoufflé. André courut en avant et cria sans se retourner :
– La neige s’est affaissée d’une archine, et je viens pourtant d’y passer sans histoires. Rien à faire : il ne reste plus qu’à dételer.
Ils dételèrent le poulain, enlevèrent le collier et la sellette et se remirent en route... La berge descendait en pente douce ; entre la neige de la steppe et celle du ravin, on voyait la terre humide dégagée de la chape blanche et toute couverte d’herbe froissée. André glissa, courut en avant et s’enlisa.
– La glace n’est plus solide, dit-il, mais ce n’est pas profond, par ici ; allons-y : à la grâce de Dieu !
Et il apparut bientôt de l’autre côté du ravin.
David Davidovitch, qui pesait plus lourd, enfonça davantage ; le cheval bai, qu’il tenait par la bride, avançait par bonds et s’enlisait jusqu’au ventre. D’un dernier élan, il prit pied sur la rive opposée, tira sur la bride et stoppa en s’ébrouant.
Ils avançaient droit devant eux en s’orientant vers le clocher de l’église. Les petites crêtes bombées qui se dressaient entre les ravins étaient couvertes de l’herbe desséchée de l’an passé qui craquait sous leurs pas, coupée de petites flaques oblongues. La lune, qui s’élevait haut dans le ciel, projetait sur le sol les ombres des deux hommes et du cheval, et, çà et là, scintillait dans les flaques.
Les ravins étaient au nombre de sept, celui du milieu passait pour le plus profond et le plus redoutable. On entendait de loin le bruit du courant rapide qui ramollissait la neige et la terre argileuse... Mais ils s’en trouvaient encore bien loin qu’ils avaient déjà de l’eau jusqu’à la ceinture, avançant dans cette bouillie à la fois glaciale et brûlante, d’un froid mordant. Ils s’approchèrent enfin du terrible ravin :
– On ne passera jamais. Il fait trop froid, dit André.
Sa barbe tremblotait et les glaçons qui s’y trouvaient pris faisaient un bruit bizarre en frottant sur sa pelisse. Transi jusqu’à la moelle, il cherchait à réchauffer de son souffle ses mains engourdies, essayait, mais en vain, de les enfoncer dans ses poches couvertes de glace. David Davidovitch, lui, regardait le clocher qui, dans le clair de lune, était entièrement visible jusqu’au presbytère. Et il ne s’étonnait point de constater que ce qui lui importait, à présent, par-dessus tout dans la vie, c’était d’atteindre ce clocher ; la difficulté même de sa périlleuse entreprise n’était point pour lui déplaire.
– Prends le cheval et retourne à la ferme ; moi, je continue, fit-il à mi-voix.
André feignit de ne pas entendre. David continua :
– Si ça va mal, cramponne-toi à la crinière du cheval ; c’est une bonne bête, elle se tirera d’affaire. L’essentiel est d’arriver jusqu’à l’eau pure, de l’autre côté, tout près du bord... Tu vois.
Derrière la large bande de neige toute tachetée de brun, au pied de la côté abrupte, on distinguait, en effet, l’eau sombre et miroitante. Le clair de lune jouait sur le flot mouvant, sur les arêtes des glaçons. Ce ravin était le premier dont la glace eût fondu ; ses eaux se précipitaient vers les étangs situés là-bas, au-delà du village ; l’endroit le plus redoutable était le coin couvert d’une neige presque fondue qui s’étendait près du filet d’eau pure. Dans cette bouillie épaisse et glaciale, on perdait pied sans pouvoir nager.
David Davidovitch tira d’un mouvement brusque sur la bride et, suivi du poulain terrorisé, se mit à avancer sur la neige maculée de jaune. André se mit à régler son pas sur le sien et répéta :
– Prends garde de ne pas te séparer du cheval.
Il courut en avant, sur la pointe des pieds, puis, soudain, s’enfonça jusqu’à la taille.
– On perd pied ! cria-t-il en se débattant.
Il essaya de ramper sur le ventre, se redressa, fit encore un pas et, non loin de la ligne d’eau, s’enlisa jusqu’à la poitrine. « Fini ! » proféra-t-il. Il étendit les bras et resta immobile ; sa tête et le bonnet qui la coiffait émergeaient seuls de la neige.
– Tiens bon, l’ami, que diable ! Tiens bon, j’arrive, j’arrive tout de suite, marmonnait David Davidovitch, qui avait peine à articuler les mots.
Il lâcha la bride et se mit à ramper en direction de la tête d’André. Les jambes écartées, les mains enfoncées dans la neige bourbeuse qu’il pétrissait, il virait, arc-bouté sur ses coudes, et, peu à peu, avançait. Il ne sentait plus le froid ; son visage et son corps gainé dans la pelisse étaient brûlants, mais ses cils englués de givre troublaient sa vue. André était tout près : maintenant, la tête tournée vers la lune, les yeux révulsés, il se mit à ouvrir et à fermer la bouche... La neige tournait en eau... David Davidovitch glissa ses mains sous son corps et gémit de douleur ; il dégrafa sa pelisse, qui gênait ses mouvements, se débattit. À ce moment, le poulain, derrière lui, poussa un hennissement strident, s’affaissa plusieurs fois, puis se releva.
– La bride, la bride, articula enfin André.
Zavalichine se retourna. Le poulain, dont un sabot s’était pris dans la bride, étouffait, la tête pendante sur le poitrail, l’œil exorbité.
– La bride, la bride, retire la bride, proféra André.
David Davidovitch comprit qu’il ne pourrait y arriver, qu’il était même inutile d’essayer – tant pis si le cheval devait périr ; néanmoins il se souleva, le corps tendu, et se reprit à ramper. Finalement, il attrapa la bride et l’arracha ; le cheval bai releva brusquement la tête, hennit, s’accroupit sur son arrière-train et bondit ; mais ses pieds de devant se posèrent sur un pan de la pelisse défaite, et David Davidovitch eut beau essayer de se retenir de ses doigts engourdis, il s’enfonça tout entier dans la neige fondue qui l’engloutit.
Qui pourrait dire combien dura sa chute au fond de cet abîme d’un noir verdâtre, d’où montait une odeur de neige fondue ? Une minute ou une seconde ? Le temps semblait suspendu. Il pensa : « C’est la fin. » Puis : « Tant mieux, Dieu soit loué ! » Alors, il renonça à la vie ; l’esprit calme et net, il se revit soudain tel qu’il avait été à chaque instant de son existence ; enfant tout d’abord, puis adolescent, adulte. Devant ses paupières closes, les images surgissaient simultanément et dans une étrange perspective, comme si lui-même se trouvait non point à l’écart, ni au centre du tableau, mais l’enveloppait de toutes parts et l’embrassait. On eût dit qu’il avait subitement grandi, au point de pouvoir étreindre la terre entière et le soleil, les étoiles, tout l’univers. Désormais, il savait discerner avec certitude le bien du mal ; il était capable de juger chacun de ses actes, il se voyait tel qu’il avait vécu jusqu’ici, aveugle et le cœur desséché... Alors, dans ce nouvel univers, résonna soudain la strophe de vers absurdes qu’il avait composés autrefois, perché sur son arbre.
Puis, aussitôt, plus rapide que l’éclair, jaillit de toutes parts une lumière égale qui recouvrit, consuma tous ces fantômes de souvenirs : une lumière étincelante, insistante et joyeuse... David Davidovitch comprit qu’il était vivant et qu’il avait soif de vie. Son cœur menait une lutte sourde. L’eau pénétrait dans sa bouche et dans ses narines. Il se débattit ; la pelisse, telle une peau, glissa de ses épaules ; il donna un coup de pied dans le fond glacial et remonta à la surface en aspirant avidement l’âpre froid, vivifiant.
Devant lui, gisait le cheval, dont la tête se montrait au-dessus de la neige ; la main d’André se cramponnait à sa crinière. Le cheval et l’homme s’éloignaient lentement, en tournoyant dans l’eau limpide ; le courant rapide s’emparait d’eux, les roulait et les portait le long de la côte abrupte. Derrière leur groupe, un grand îlot de neige se détacha à son tour de la masse uniforme, découvrant David Davidovitch, qui réussit enfin à se libérer de la bouillie où il s’enlisait et flotta, emporté au fil de l’eau. Un long moment, il tenta de s’agripper à la côte argileuse, de s’y accrocher, mais en vain. Enfin, arrivé à un endroit moins escarpé, il put se cramponner à un buisson et, arc-bouté contre la terre, s’allongea, sortit de l’eau, puis, d’un pas chancelant, se mit en route.
Un croissant de lune, clair et pointu, était suspendu sur sa tête. Chacune des flaques oblongues reflétait le firmament tout entier avec ses étoiles, la lune, et les doublait. David Davidovitch écrasait de sa botte ces minces miroirs. Puis, se retournant péniblement, il scruta l’horizon. Non loin de là, André et le cheval accostaient à leur tour.
David Davidovitch, dans un effort suprême, parvint à arracher ses bottes, puis il courut vers le village. L’eau dans les ravins qu’il avait encore à franchir lui arrivait à la taille. Au bord du dernier, près de la grange communale, un veilleur de nuit aux cheveux blancs était assis, immobile dans le clair de lune...
– Cours chercher du monde, ils vont se noyer, dit Zavalichine, indiquant du doigt la direction d’où il était venu.
Lorsque le gardien eut enfin saisi et pris sa course, David Davidovitch poursuivit son chemin vers le clocher blanc où s’élevait, flanquée de deux tilleuls, la maison d’Olenka.
V
OLENKA, la tête dans ses mains décharnées, était assise sur le coffre couvert d’un tapis. Sa robe de toile bleue était toute chiffonnée ; son bas gauche tombait, sur la cheville ; une pantoufle pendait à la pointe de son pied.
La bougie posée sur la table de jeu, entre deux croisées aux volets fermés, se reflétait dans la glace poussiéreuse sillonnée d’une multitude de raies tracées par un doigt distrait. La pièce basse, blanchie à la chaux, était en désordre. Le long du mur, on voyait un large lit défait.
Olenka se balançait d’un mouvement las, les yeux fermés, comme pour éviter la vue de ce lit. La crise venait de prendre fin, une de ces crises insupportables, véritables cauchemars, qui la torturaient depuis près d’un an. Pendant ce répit, son cerveau malade était vide de pensées. Son corps tordu, exténué par la lutte, oscillait au rythme du balancier qui glissait tout doucement entre les fleurettes du papier peint. Le tic-tac de la pendule était le seul bruit qu’on entendît dans la pièce. Le grillon lui-même, interlocuteur fidèle des longues soirées d’hiver, se taisait derrière son poêle. Une mouche, attirée par la lumière, tourna autour de la flamme, se brûla les ailes et finit, elle aussi, par se taire.
Brusquement, Olenka arrêta son va-et-vient machinal ; elle tressaillit violemment ; la pantoufle se détacha de son pied ; ses mains retombèrent sur ses genoux. Mais ce n’était là qu’un réflexe, un éclair tardif après l’orage.
Sa mémoire, sa conscience étaient plongées dans un brouillard pesant ; seule luisait dans les ténèbres une étincelle d’espoir : l’espoir d’une réponse à sa lettre, celui de revoir une fois encore l’homme que, toute sa vie, elle avait aimé, cet unique espoir qui lui donnait la force de remuer ses membres, de se cramponner à cette insupportable vie.
Soudain, les marches du perron craquèrent ; quelqu’un entra dans le vestibule et s’affaissa lourdement sur les planches.
Un lent frisson parcourut le corps d’Olenka. Telle une aiguille, la peur s’enfonça dans son cœur ; elle ouvrit largement ses yeux immenses cernés de grands cercles sombres, s’arracha de son siège, saisit la bougie et, se tenant au chambranle, se précipita hors de la pièce.
Sur les planches du vestibule, David Davidovitch gisait à plat ventre, les mains sous le corps. Son veston couvert de glaçons était raide comme du carton ; les chaussettes trouées laissaient voir ses talons ensanglantés.
Olenka porta une main à sa gorge et, tenant de l’autre la bougie qui tremblotait, poussa un cri. La cuisinière accourut en arrangeant en hâte son fichu. Olenka, accroupie auprès du corps, prit entre ses mains la tête de David Davidovitch et essaya de la soulever, de rencontrer son regard.
– Il est venu, il s’est rappelé, dit-elle en se retournant ; il respire, il est vivant !...
– Sainte Vierge, je vais aller chercher les voisins... Jamais nous ne pourrons le rentrer seules à nous deux, hurla la cuisinière.
Et elle s’élança au dehors.
David Davidovitch gémit et fit un effort pour se lever. Olenka le saisit par les épaules pour essayer de l’aider. Enfin, il articula son nom :
– Olenka !
– Oui, mon chéri ! Qu’y a-t-il, mon bien-aimé ? e ne pourrais pas toute seule... Ils vont venir tout à l’heure...
– Olenka, Dieu soit loué !...
Sans achever la phrase, il retomba, aspira une profonde gorgée d’air et, soudain, se souleva et s’adossa au mur.
Ses yeux étaient troubles, ses cheveux couverts de glaçons, tout ébouriffés. Il regarda longuement la bougie, puis laissa retomber sa tête sur sa poitrine.
Olenka poussa un faible soupir.
Les voisins, trois frères, entrèrent d’un pas lourd, puis, ayant salué, se mirent à l’œuvre en échangeant quelques mots d’un air affairé.
– Prends-le par la tête, toi par les pieds... Fais attention de ne pas le cogner...
Ils soulevèrent Zavalichine sans difficulté, le portèrent dans la maison et le déposèrent sur le coffre.
– Il faut lui enlever ses vêtements et lui faire avaler deux cuillerées de vodka avec du sel, dirent les moujiks.
La cuisinière se précipita, apporta une bouteille et une tasse. David Davidovitch but en s’étranglant et, comme si le plus dur était passé, se mit à gémir très haut, sans ouvrir les yeux.
– C’est le vin qui agit ! dirent les paysans.
À peine étaient-ils sortis, que la cuisinière accourut de nouveau, en criant :
– Où est la vodka ? Sainte Vierge, on amène notre André.
– Dieu soit loué ! prononça David Davidovitch.
Et il perdit connaissance.
Olenka l’enlaça d’une main et, de l’autre, se mit à déboutonner et enlever ses vêtements, trempés, sans le quitter du regard. Un sourire plaintif errait sur son visage en l’entendant soupirer.
VI
DAVID DAVIDOVITCH, couvert d’un édredon, gisait sur le dos au fond du lit. À présent, ses yeux brillaient ; son visage était rouge, sa peau sèche. Olenka arpentait la pièce d’un pas ferme et cadencé.
– Vous souvenez-vous de mon serment ? Eh bien ! voilà, je suis venu. Que je suis bien ! Seulement, pourquoi ai-je si froid, Olenka ? C’est comme si j’avais de la glace sous le côté. J’étais si angoissé ces jours derniers : je me demandais tout le temps d’où venait cette angoisse, si elle ne m’annonçait pas ma mort imminente. Je n’avais pas envie de mourir... Et pas moyen de comprendre ce que je devais faire. Un moment, j’ai eu bien peur, quand je me suis enfoncé dans l’eau... J’ai été terriblement effrayé d’abord, et puis je me suis senti si bien. Quelle lumière j’ai vue, Olenka !... Elle jaillissait dans l’espace, un espace infini... Et pourtant, vois-tu, c’était comme si elle était de moi...
Olenka s’approcha, resta un moment immobile auprès de lui, puis se remit à arpenter la pièce.
– Je n’ai pas compris la lettre, continua-t-il. Pourquoi me demandes-tu de te défendre, de te sauver ? Qui est-ce qui te tourmente, puisque ton mari est mort ?
Elle l’interrompit vivement :
– Tais-toi, tais-toi, – et brusquement elle vint s’asseoir à ses côtés sur le lit.
Il ferma les yeux. Mais elle semblait ne plus le voir ; son regard assombri, rempli de terreur, était rivé au mur, à l’autre bout du lit, comme s’il était attiré par une présence invisible. Enfin, elle glissa à terre, se remit à aller et venir, puis revint s’asseoir sur le coffre, comme naguère.
– Je sais que ce n’est que mon imagination, fit-elle d’une voix basse et désespérée, mais il n’empêche que c’est terrible : il vient toutes les nuits ! Et, depuis quelque temps, même en plein jour. Il se couche, exige et menace. Et tout s’embrouille là – Olenka porta la main à sa tête – je n’ai plus de pensées, ce ne sont que des bribes. Et pas de volonté. J’ai peur, j’ai peur. Je suis à bout.
Elle se tut, se leva et poursuivit dans un chuchotement :
– Il n’est pas mort d’une mort naturelle ; c’est à cause de moi qu’il a péri. Je n’ai jamais été sa femme. Voilà pourquoi, toutes les nuits, il me battait. Il se mettait à genoux, il me baisait les pieds, m’implorait jusqu’au matin... Puis il me jetait par terre... Et tout le temps il parlait de toi. Il en est venu à chercher la mort et à me menacer de se tuer. Je lui disais : « Je t’ai épousé par dépit, je ne t’aime pas. Comment veux-tu que je sois ta femme ? Tant pis, meurs si tu ne veux pas le supporter. » Et, quand on l’a trouvé dans la rivière, quand on l’a amené ici, mort, j’ai compris qu’il ne me lâcherait plus. Tous les jours que le bon Dieu fait, il vient me torturer, c’est encore pis qu’autrefois quand il était vivant. Encore maintenant, il est là...
Les joues de David Davidovitch s’étaient enflammées. Il releva ses genoux sous sa pelisse, fit un effort, poussa un grand soupir, puis sourit, dégagea sa main et prit celle de la jeune femme :
– N’y pense plus, dit-il. Va te coucher.
Olenka enlaça impétueusement sa tête, se blottit contre lui et s’écria d’une voix poignante :
– Mais il est toujours là, regarde donc.
David Davidovitch tourna la tête et vit, en effet, étendu dans le lit, à ses côtés, près du mur, un homme décharné et vêtu d’un étroit vêtement gris, dont le long visage basané semblait repoussant. La tête de l’homme était difforme ; les paupières enflées cachaient ses yeux.
David Davidovitch esquissa un sourire aigre-doux et dit :
– Ah ! voilà comment il est ! Alors tu es venu nous chercher... Eh bien ! vas-y, emmène-nous... Mais si tu savais ce que j’ai pu contempler aujourd’hui. J’ai vu la Lumière monter, puis s’abaisser... J’ai surpris le Souffle de l’Univers... Je ne te suivrai pas... Je voudrais te mettre dehors, te chasser... Oh ! que tu es ignoble !
David Davidovitch tenta de lever la main, mais en vain. Il referma les yeux. Une vague brûlante envahit sa tête, lui enflamma les paupières, troublant sa vue... Il marmottait des mots entrecoupés. Derrière le dos de l’inconnu, des monstres se détachèrent du mur, glissèrent dans l’air, au-dessus de la couverture, descendirent jusqu’au sol, puis, rampant sous le lit, se mirent à le secouer.
« Pourquoi ces tortures ? », se demandait David Davidovitch à demi conscient. Il s’agrippait au drap, en cherchant fiévreusement une réponse à cette question. Mais les monstres tapis sous le lit enfoncèrent brusquement le matelas et se mirent à lui piquer le dos. « Quel mal ai-je commis, envers qui suis-je coupable ? » La question traversait son cerveau comme une vague de feu... D’un effort suprême, il rassembla ses pensées et il comprit soudain que l’inconnu s’était mis à tirer sur l’édredon, puis il grimpa sur lui et tenta de le bâillonner.
David Davidovitch suffoqua, s’élança hors du lit et fit tomber la bougie. Olenka leva les bras et son cri retentit dans l’obscurité.
Puis elle l’enlaça de ses tendres mains, cacha le visage de David Davidovitch dans les plis de sa robe. Il entendit sa chère et lointaine voix :
– N’aie pas peur, mon chéri, je suis là, je ne te quitterai plus.
– Olenka, Olenka, disait David Davidovitch, il faut que tu me pardonnes... J’ai compris, je suis terriblement coupable... Je t’aime, je tâcherai d’être digne de toi... Nous ne devons pas nous séparer, nous ne devons pas mourir. Ils auront beau nous appeler et nous torturer, nous n’en continuerons pas moins de rester là tous les deux, enlacés, ma bien-aimée, mon unique... Oh ! que notre amour est grand... Oh ! que cette lumière est belle...
VII
LES ravins nocturnes s’étaient vidés et les dernières gelées avaient fondu sous les rayons du soleil triomphant. Les voyageurs avaient depuis longtemps regagné leur domicile, les pomiestchiks et les paysans se préparaient à ensemencer les terres ; les représentants de l’autorité avaient recommencé à rouler au son des grelots sur les routes séchées par le vent printanier. L’herbe avait poussé d’un pied, laissant échapper des vols d’alouettes qui, à tire-d’aile, allaient se perdre dans le ciel. Ce ne fut qu’en avril que David Davidovitch reprit connaissance et s’enquit de l’heure.
Pendant tout ce temps, Olenka n’avait pas quitté son chevet. Elle l’écoutait délirer et priait sans se lasser pour que son bien-aimé ne lui fût pas ravi. Elle l’aimait tous les jours davantage. Cet amour, toujours plus tendre et plus profond, régnait maintenant en souverain dans son cœur, et rien ne venait le troubler.
Un soir seulement, à la tombée de la nuit, alors que David Davidovitch s’était assoupi, ses mains amaigries croisées sur sa poitrine, et qu’Olenka se tenait à la fenêtre, un nuage solitaire et étrange, qui glissait dans le ciel bas, avait attiré l’attention de la jeune femme. Elle vit André qui traversait la rue, en traînant un jeune veau attaché à une corde ; une fillette aux cheveux courts, aux yeux noirs, une tranche de pain à la main, essayait de faire rentrer un mouton et deux brebis – une blanche et une noire ; les brebis étaient intrépides et récalcitrantes ; le mouton, les cornes baissées, semblait fasciné par la tranche de pain. En face, de l’autre côté de la rue, un vieux, aux cheveux poivre et sel, somnolait sur le perron ; deux paysannes penchées à la fenêtre de leurs isbas échangeaient des injures. Personne ne faisait attention au nuage bizarre qui semblait courir sus à la jeune femme. Olenka passa la main sur ses paupières comme pour le chasser. À cet instant, David Davidovitch fit un mouvement et poussa un gémissement. Elle tressaillit et, sentant soudain que la toile d’araignée qui allait la prendre dans ses rets se déchirait, elle se précipita vers le lit. Elle se jeta à genoux, et, submergée de tendresse et de pitié, elle demanda à David Davidovitch s’il souffrait toujours, s’il n’allait pas mieux. Il ouvrit les yeux ; son regard était calme et souriant :
– Quelle heure est-il, mon amour ? demanda-t-il.
Lorsque le convalescent – car il était visiblement entré en convalescence – se fut de nouveau assoupi, Olenka retourna à la fenêtre. Le nuage blanc et rose pâle aux bords violets flottait au-dessus du toit. On eût dit une île aérienne qui glissait dans le ciel avec ses clochers, ses coupoles, ses arbres enneigés.
« C’est notre terre, pensa Olenka. Qu’on est bien sans souvenirs et sans haine. »
VIII
DAVID DAVIDOVITCH, vêtu d’une robe de chambre, un châle moelleux jeté sur les épaules, se tenait assis sur un banc à l’ombre du tilleul dont les feuilles pâles jonchaient le sol, voletaient sur les buissons voisins devant la fenêtre et laissaient transparaître çà et là le ciel d’un bleu profond. Derrière la haie, la rue était déserte car les travaux des champs battaient leur plein. Près du portillon qui s’ouvrait dans la cour se tenait le régisseur.
– C’est bien, c’est bien, fais pour le mieux. Tu vois, je suis encore faible... Je tâcherai de venir te voir la semaine prochaine... Tu peux disposer, mon ami, disait David Davidovitch.
Le régisseur soupira d’un air respectueux et s’en fut ; ses talons claquèrent derrière la haie. Fallait-il semer du blé, de l’avoine, ou laisser la terre en friche ? David Davidovitch se désintéressait de la question. Il guettait le moment où la robe blanche d’Olenka reparaîtrait derrière les buissons, du côté du potager.
Il ne pensait pas au passé, comme si le printemps, en rendant à la terre sa robe verdoyante, avait tait tomber un rideau de brouillard entre le passé et le présent. David Davidovitch sentait qu’il s’était trouvé naguère de l’autre côté de ce rideau, jusqu’au jour où un rayon lui avait touché le cœur et permis l’accès du royaume printanier où il vivait à présent.
La robe d’Olenka surgit entre les branches. David Davidovitch toussota. Certes, il aurait pu l’appeler, mais il aimait autant la voir accourir, le visage grave, pour s’enquérir de la cause de sa toux.
Olenka l’entendit. Elle se courba légèrement pour passer sous les branches et vint s’asseoir à ses côtés. Le soleil avait doré son mince visage ; ses yeux bleus regardaient David Davidovitch de bas en haut. Sa natte brune se détachait sur sa robe blanche. Ses mains étaient maculées de terre.
– Que faisais-tu ? demanda David Davidovitch.
Les lèvres de la jeune femme frémirent sous le duvet doré qui les ombrait, elle sourit sans répondre ; son regard semblait se perdre dans les yeux du bien-aimé.
Elle était accourue si rapidement que David Davidovitch n’avait pas eu le temps de contempler comme il aurait souhaité sa silhouette, sa démarche, le geste de ses mains levées pour nouer son fichu.
– Je ne sais pas ce que j’ai fait de mon mouchoir, dit-il. Si tu voulais me l’apporter...
Olenka se leva d’un mouvement léger. De son pas souple, elle suivit l’allée qui menait à la maison ; sa robe blanche s’envolait autour d’elle. Sur le seuil, elle se retourna comme pour lui faire comprendre que marcher et se retourner, tout lui était une joie. « Voilà qu’elle va chasser cette mouche », pensa-t-il, et il se réjouit d’avoir deviné.
« Mon amour ! », pensa-t-il.
– Le voilà, le mouchoir, dit-il, viens, Olenka, reste donc un peu avec moi. Que fais-tu tout le temps dans le potager ?
– Nous transplantons les navets, répondit-elle en s’asseyant auprès de lui. Puis elle se pencha légèrement et avec un soupir posa sa main sur la paume de David Davidovitch. Il s’en empara, la baisa et, sans regarder la jeune femme, chercha la meilleure façon d’exprimer la pensée qu’il nourrissait depuis longtemps.
– Eh bien !... Nous venons d’échapper au feu en quelque sorte et nous voici pareils aux premiers hommes venus sur terre – amoureux, purs et sages. Mais il nous faut vivre et il faut que cela dure. Comment faire pour vivre en demeurant tels que nous sommes actuellement ?
Tout cela était difficile à exprimer, et Olenka demanderait certainement : « Mais pourquoi changerions-nous ? » Et il ne saurait que lui répondre. En outre, chaque fois qu’elle venait s’asseoir auprès de lui, la formule qui lui avait paru bonne un moment plus tôt cessait de le satisfaire.
« Il faut que nous devenions mari et femme, pensa-t-il, c’est ce que je lui dirai. » Il regarda la jeune femme, humble et douce, l’enlaça d’une main et caressa de l’autre ses doigts maculés.
– Je t’aime, Olenka, dit-il.
Elle fit un signe affirmatif et ne bougea pas.
– Pense donc... à quoi bon remuer toujours les mêmes pensées, tandis que, si nous nous marions, quelle belle vie nous aurons : t’aimer toujours, sans fin, et puiser dans cet amour celui de toutes choses, aimer le monde entier...
Olenka écarta une mèche qui lui était tombée sur le visage. David Davidovitch rencontra son regard profond et si compréhensif qu’il se tut. Elle prit sa main et la posa sur ses genoux. Le sang lui monta lentement au visage. Elle poussa un profond soupir et dit :
– Je ne comprends pas ce dont tu parles... Aime-moi comme tu voudras... Comme il faut... Quant à moi, mon amour est toute ma vie...
À la tombée de la nuit, ils retournèrent dans la maison et, sans allumer, continuèrent à parler de l’amour, de cet amour unique au monde qu’était leur amour, et du fait que l’homme ne voit le ciel qu’à l’heure de la mort. Du reste, ils ne firent qu’effleurer cette dernière question.
Le matin suivant, Olenka tira les volets d’une main tremblante. La fenêtre s’ouvrit et la pièce s’emplit de l’odeur de la terre et des plantes, du pépiement des moineaux, de voix humaines et d’un bruit de pas lointains... L’azur pur et chaud apparaissait entre les rameaux en fleur. « Ce ciel est à moi, pensa Olenka, il est transparent, mais il couvre la terre entière. » Et, se retournant, elle dit d’une voix de tendresse :
– Assez dormi, mon chéri.
David Davidovitch ouvrit les yeux, regarda la silhouette fragile de la jeune femme qui se profilait devant la fenêtre et pensa : « Olenka, le ciel, le printemps, la joie : c’était après cela que je soupirais toujours, avec tant de nostalgie ! »
Alexis TOLSTOÏ, Les sept ravins.
Traduit du russe par Doussia Ergaz.
Paru dans Les Œuvres libres en 1949.