Le Tsar Fédor Ivanovitch
par
Alexis TOLSTOÏ
1868
PERSONNAGES
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LE TSAR FÉDOR IVANOVITCH, fils d’Ivan le Terrible.
LA TSARINE IRINA FÉDOROVNA, sa femme, sœur de Boris Godounov.
BORIS FÉDOROVITCH GODOUNOV, ministre d’État.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH CHOUÏSKI, voïvode suprême.
DIONISSI, métropolitain de toute la Russie.
VARLAAM, archevêque de Kroutitz.
IOV, archevêque de Rostov.
L’ARCHIPRÊTRE DE L’ÉGLISE DE L’ANNONCIATION.
L’ARCHIMANDRITE DE TCHOUDOV.
LE CONFESSEUR DU TSAR FÉDOR.
LE PRINCE VASSILI IVANOVITCH CHOUÏSKI, neveu du prince Ivan Petrovitch.
Parents du prince Ivan Petrovitch Chouïski :
LE PRINCE ANDRÉ CHOUÏSKI
LE PRINCE DIMITRI CHOUÏSKI
LE PRINCE IVAN CHOUÏSKI
Partisans de Chouïski :
LE PRINCE MSTISLAVSKI, voïvode
LE PRINCE KVOROSTINE, voïvode
LE PRINCE GRIGORI CHAKOVSKOÏ MIKHAILO GOLOVINE
Partisans de Boris Godounov :
ANDRÉ PETROVITCH LOUP-KLESCHNINE, ex-gouverneur du tsar Fédor
PRINCE TOURÉNINE
LA PRINCESSE MSTISLAVSKAÏA, nièce du prince Ivan Petrovitch Chouïski et fiancée de Chakovskoï
VASSILISSA VOLOKHOVA, marieuse
Marchands de Moscou partisans de Chouïski :
BOGDAN KOUROUKOV
IVAN KRASSILNIKOV
GOLOUB, père
GOLOUB, fils
FEDOUK STARKOV, majordome du prince Ivan Petrovitch
UN JOUEUR DE PSALTÉRION
UN PALEFRENIER DU TSAR
UN SERVITEUR DE BORIS GODOUNOV
LE COURRIER DE TESCHLOV
LE COURRIER D’OUGLITCH
UN SOLDAT
Boyards, boyarines, dapifers, diacres, popes, marchands, gens du faubourg, strelitz, serviteurs, mendiants, peuple.
L’action se passe à Moscou, à la fin du XVIe siècle.
ACTE PREMIER
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PREMIER TABLEAU
La maison du prince Ivan Petrovitch Chouïski.
À gauche, une table où sont assis tous les Chouïski, à l’exception d’Ivan Petrovitch et de Vassili Ivanovitch. – Auprès des Chouïski, L’ARCHIMANDRITE DE TCHOUDOV, L’ARCHIPRÊTRE DE L’ÉGLISE DE L’ANNONCIATION, et quelques autres ecclésiastiques. – Quelques boyards sont également assis à la table : d’autres se promènent en causant, au fond de la scène. – À droite sont debout des marchands et des gens de différents corps d’état, près d’une seconde table chargée de gobelets et de flacons. Devant la table, STARKOV, le majordome du prince Ivan Petrovitch.
ANDRÉ CHOUÏSKI, aux membres du clergé
Oui, oui, pères ! Je compte beaucoup sur cette affaire. C’est par sa sœur, la tsarine, que se maintient le ministre d’État. Par elle seule, il est plus puissant que tous les boyards ensemble ; il traite comme son patrimoine et le Conseil, et 1’Église du Christ, et le pays tout entier. Mais si nous réussissons à nous débarrasser de sa sœur, nous viendrons à bout de lui.
L’ARCHIMANDRITE DE TCHOUDOV
Et le prince Ivan Petrovitch a donné son consentement ?
ANDRÉ CHOUÏSKI
À grand-peine il l’a donné. Voyez-vous, il s’attendrissait beaucoup sur la tsarine : « Voilà, dit-il, moi je célèbre dans ma maison une noce, je marie ma nièce au prince Chakovskoï, et je vais séparer la tsarine du tsar ; chez nous la joie, chez eux les larmes ! »
L’ARCHIPRÊTRE DE L’ÉGLISE DE L’ANNONCIATION
Il est fort sensible.
DIMITRI CHOUÏSKI
Tel est son caractère. Sur le champ de bataille, une bête fauve ; mais a-t-il dépouillé l’armure, tu ne le reconnais plus du tout, il est devenu un autre homme.
GOLOVINE
Et comment alors a-t-il consenti ?
ANDRÉ CHOUÏSKI
Grâce au prince Vassili ; c’est lui qui, non sans peine, l’a persuadé.
GOLOVINE
Je n’attends de cela aucune utilité. À mon avis, si l’on se décide à agir – tout ou rien !
ANDRÉ CHOUÏSKI
Eh bien ? Que ferais-tu ?
GOLOVINE
Je ferais quelque chose de plus simple ; mais à présent, voyez, ce n’est pas le temps de traiter ce point. Chut ! le voici qui vient.
Entre Ivan Petrovitch Chouïski avec Vassili Chouïski tenant un papier à la main.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Pères ! Princes ! Boyards ! Je vous salue, et vous, les hommes des corps d’état ! Je me suis décidé. Nous ne pouvons plus supporter Godounov. Nous, les Chouïski, nous tenons, avec tout le pays, pour le vieux temps, pour l’Église, pour le bon ordre établi en Russie par les ancêtres ; et lui, il met la Russie entière sens dessus dessous. Non ! cela ne doit pas être ! Lui, ou nous !... Lis, Vassili Ivanovitch !
VASSILI CHOUÏSKI, lisant
« Au grand prince de toute la Russie, au tsar, à l’autocrate, au souverain Fédor Ivanovitch, de la part de tous les prélats, princes, boyards, popes, soldats, marchands de tout le pays : Tsar, aie pitié de nous ! Ta tsarine, une Godounova, est stérile, et ton jeune frère, Dimitri Ivanovitch, est atteint d’épilepsie. Et si, par la volonté de Dieu, toi, souverain, tu venais à mourir, alors s’éteindrait ta race, et le pays tomberait en orphelinage. Or donc, tsar souverain, aie pitié de nous, ne laisse pas désert le trône de ton père, faute d’héritier et d’enfant. Accepte un nouveau mariage, grand tsar, prends pour tsarine... »
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Nous mettrons le nom après ; avec le métropolitain nous en déciderons. Lis !
VASSILI CHOUÏSKI, continuant
« Quant à la tsarine stérile, tsar souverain, envoie-la dans un couvent, comme fit ton feu grand-père, le grand prince Vassili Ivanovitch. C’est de quoi, au nom de tout le pays, de la Russie entière, tous nous te supplions en apposant nos signatures. »
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, aux boyards
Est-ce que tous consentent à signer ?
LES BOYARDS
Tous consentent.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, au clergé
Et vous, pères ?
L’ARCHIPRÊTRE
Le saint Seigneur nous a inspiré de nous unir à toi.
L’ARCHIMANDRITE
Assez longtemps l’Église du Christ a subi la violence de Godounov.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, aux marchands
Et vous ?
LES MARCHANDS
Seigneur prince, est-ce à nous de ne point te suivre ? Nous souffrons assez par Godounov, depuis qu’il a accordé aux Anglais la franchise des droits.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, prenant la plume
Dieu donc me pardonne le péché que pour le bien de tous je prends sur mon âme !
VASSILI CHOUÏSKI
Assez, mon oncle ! quel péché ? Ce n’est point par inimitié pour Irina que tu agis contre elle, mais pour assurer le trône de Russie.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Je n’agis contre elle que pour renverser Boris Godounov ; je ne veux pas me tromper moi-même ! Mon chemin n’est pas droit.
VASSILI CHOUÏSKI
Allons donc ! Qu’est-ce pour Irina que la grandeur mondaine ? Au regard du bonheur céleste tout est poussière et vanité.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Je te dis que mon chemin n’est pas droit ; mais je ne veux pas me rétracter. Mieux vaut sacrifier la tsarine, que tout le pays ! (Il signe.) Apposez vos signatures !
Tous commencent à signer. Le prince Ivan Petrovitch se retire à l’écart. De lui s’approche le prince Chakovskoï.
CHAKOVSKOÏ
Seigneur prince, quand me permettras-tu de voir ma fiancée.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Tu n’as souci que de ta fiancée ? Tu perds patience ? Attends, elle va descendre pour t’offrir la coupe avec les autres.
CHAKOVSKOÏ
Mais tu ne me la laisses voir qu’en présence d’autrui, prince.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Tu voudrais la voir seule à seul ? Tu es jeune, prince ; mais moi je tiens pour la coutume. Par elle le royaume subsiste, et par elle aussi la famille.
CHAKOVSKOÏ
Tenais-tu pour la coutume alors que tu défendais Pskov contre Zamoyski, et que l’accusant de perfidie, tu l’appelais sur le champ en combat singulier ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Zamoyski n’était pas une belle fille, et je n’étais pas un fiancé ! Un tête-à-tête avec l’ennemi n’a rien de honteux.
Chakovskoï s’éloigne. Golovine s’approche.
GOLOVINE, à demi-voix
Si tu voulais, seigneur prince, on pourrait en finir plus vite et mieux. Les gens d’Ouglitch tiennent pour Dimitri Ivanovitch.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Eh bien ! après ?
GOLOVINE
Et l’on dit à Moscou que le tsar Fédor est débile de corps et d’esprit ; donc si tu...
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Mikhaïlo Golovine, prends garde que je ne devine où tu inclines.
GOLOVINE
Seigneur prince...
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Je veux bien maintenant fermer l’oreille à ton avis indirect, mais si tu me le répètes, aussi vrai que Dieu est saint, je te dénoncerai au tsar !
Entre la princesse Mstislavskaïa en grande toilette ; derrière elle des servantes, et Volokhova avec un plateau chargé de gobelets ; tout le monde s’incline profondément devant la princesse.
VASSILI CHOUÏSKI, bas à Golovine
Tu as trouvé qui opposer au souverain par la naissance ! Mais il se laisserait plutôt couper en petits morceaux. Laisse-là ta folie.
GOLOVINE
S’il voulait seulement...
VASSILI CHOUÏSKI
Si !... Si ma grand-mère avait de la barbe, ce serait mon grand-père !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Eh bien ! chers hôtes, prenez maintenant une coupe des mains de ma nièce !
Volokhova passe le plateau à la princesse, qui sert les hôtes à la ronde en saluant.
CHAKOVSKOÏ, bas à Mstislavskaïa, en lui prenant la coupe
Est-ce bientôt que tu me permettras de te voir seule à seul ?
La princesse se détourne.
VOLOKHOVA, bas à Chakovskoï
Demain, à la nuit, par le guichet du jardin.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH,
en levant la coupe que lui a apportée Starkov
Avant tout, buvons à la santé du tsar et souverain Fédor Ivanovitch ! qu’il règne sur nous de longues années !
TOUS
Longues années au tsar et souverain !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Et ensuite je bois à votre santé !
LE PRINCE KVOROSTINE
Prince Ivan Petrovitch ! Tu fus longtemps notre bouclier contre la Lituanie, soit à présent notre bouclier contre Godounov !
L’ARCHIPRÊTRE
Le Très-Haut te bénisse, toi qui protèges notre sainte Église !
L’ARCHIMANDRITE
Et qui as brisé Nabuchodonosor !
LES MARCHANDS
Seigneur prince ! Tu es pour nous comme le Kremlin, et nous te suivrons à travers le feu et l’eau !
LE PRINCE KVOROSTINE
Prince, permets-nous maintenant de boire à la santé des jeunes, le fiancé et sa future !
TOUS
Longues années !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Je vous remercie, chers hôtes, je vous remercie. Bien qu’elle soit ma nièce seulement, c’est comme ma propre fille ! Princesse, et toi, Grigori, saluez, enfants !
TOUS, buvant
À la santé du valeureux fiancé et de la chère fiancée !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Merci à tous ! (À Mstislavskaïa.) Maintenant va, Natacha. Tu n’es pas encore habituée, enfant, à te montrer devant le monde ; voyez, elle a rougi comme une pivoine. (Il l’embrasse sur le front.) Va !
Sortent la princesse, Volokhova et les servantes.
VOLOKHOVA, en s’éloignant, à Chakovskoï
Prends garde, n’oublie pas : au guichet du jardin ! Et apporte-moi un cadeau ; n’oublie pas !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Nous ne devons pas tarder davantage. Qu’on envoie tout à l’heure notre requête au métropolitain, et ensuite dans tout Moscou.
VASSILI CHOUÏSKI
Dieu préserve de nous trahir dans nos paroles !
TOUS
Dieu préserve !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Pardonnez donc, messieurs, pardonnez tous ! Le métropolitain nous fera savoir à quel moment nous devrons aller chez le tsar, avec la requête. (Tous sortent.) Mon chemin n’est pas droit. J’ai compris aujourd’hui qu’il ne peut rester pur, celui qui lutte avec la ruse. La lutte n’est pas égale de la vérité contre l’injustice ; mais, quand on n’en a pas l’habitude, agir contre sa conscience est chose malaisée. Heureux qui, en plein champ de bataille, se rencontre face à face avec l’ennemi ! Autour de lui le tonnerre, la fumée, la mêlée, mais dans son âme, la sérénité et la paix. Et moi, je sens sur mon âme, comme une lourde pierre, le poids de l’injustice que j’ai commise aujourd’hui. Mais, Dieu le voit, toute autre voie nous est barrée. Impossible de s’appuyer sur Fédor ! Il est comme une cire molle entre les mains de celui qui le domine Ce n’est pas lui qui règne ; sous son beau-frère, depuis longtemps gémit le pays ; il appelle au secours, de nous seuls il attend le salut. Que soit donc – il n’est point d’autre choix – l’injustice brisée par l’injustice, et que mon péché volontaire, ma volontaire culpabilité retombent sur la perfidie de Godounov !
Il sort.
STARKOV, le regardant partir
Injustice pour injustice ! C’est bien ! Ne m’accuse donc pas, boyard, si, moi aussi, je commets une injustice envers toi, et si je dénonce contre toi toute la vérité !
DEUXIÈME TABLEAU
Une pièce du palais impérial.
GODOUNOV est assis près d’une table dans une attitude hésitante. Près de lui sont debout LOUP-KLESCHNINE et LE PRINCE TOURÉNINE. Sur le seuil attend STARKOV.
KLESCHNINE, à Starkov
Et tu témoigneras de tout ?
STARKOV
De tout, de tout, boyard. Amène-moi tout de suite en face du tsar lui-même !
KLESCHNINE
C’est bien ! Tu peux te retirer, mon ami : cela nous suffit.
Sort Starkov.
KLESCHNINE, à Godounov
Eh bien ! Comment ?... La sœur au couvent, et le frère écarté. Et avec le métropolitain, ils vont venir trouver le tsar !
GODOUNOV, avec perplexité
Sept ans ont passé depuis que mourut le tsar Ivan. Et maintenant, si je ne détourne le coup, l’édifice à peine consolidé, tout ce que j’ai réussi à faire pour l’État, tout sera renversé ; et nous nous retrouverons dans la nuit où nous étions, lorsque mourut Ivan Vassilievitch.
KLESCHNINE
Ils pratiquent des mines des deux côtés. Là-bas, à Ouglitch, avec les Naghoï s’est abouché leur partisan Golovine, et ici, on divorce le tsar d’avec la tsarine. On compte réussir ici, si l’on échoue là, égratigner faute de pouvoir mordre.
TOURÉNINE, à Godounov
Boyard, ne les laisse pas venir chez le tsar avec la requête. Tu le connais, il est possible qu’aux popes il ne résiste pas.
KLESCHNINE
C’est possible. On ne peut compter sur lui. Ce n’est pas pour rien que le feu tsar l’appelait sacristain. Ah ! notre père, Ivan Vassilievitch ! Si tu étais vivant, comme tu ferais taire les Chouïski et les Naghoï !
GODOUNOV
N’a-t-on pas de nouvelles d’Ouglitch ?
KLESCHNINE
Je n’en ai pas reçu. Que Bitiagovski nous envoie seulement la lettre que Golovine a écrite aux Naghoï, et nous écraserons les Chouïski !
TOURÉNINE
Mais s’il vole de ses propres ailes ?
KLESCHNINE
Cela ne nous regarde pas. Avec cette lettre, ils sont dans nos mains.
TOURÉNINE
C’est du miel qui coule de tes lèvres. J’ai avec le prince Ivan Petrovitch un vieux compte à régler : à Pskov, alors que nous mourions de faim, et que, jour et nuit, pleuvaient sur nous les boulets rouges, moi, dans la pitié de mon âme, et ne voulant pas la mort des habitants, je leur conseillai d’ouvrir des pourparlers avec le roi Bathori. Mais le prince Ivan me fit mettre au cou le nœud coulant, et ce fut uniquement sur les prières des pèlerins qu’il me gracia. Je n’ai pas oublié cela ; et je donnerais maintenant tout mon patrimoine pour lui voir la corde au cou.
KLESCHNINE
Elle lui siérait ! Affable avec le marchand, avec le manant, il est plein d’orgueil avec nous. Ah ! se procurer seulement la lettre !
TOURÉNINE, à Godounov
Ton destin ne tient qu’à un fil, il faut te décider.
GODOUNOV, se levant
Je me suis décidé.
TOURÉNINE
À quoi !
GODOUNOV
À la paix.
TOURÉNINE et KLESCHNINE, ensemble
Comment ? La paix avec Chouïski ?
GODOUNOV
Dès demain, nous nous réconcilierons.
TOURÉNINE
Tu veux céder à tes ennemis ? Tu consentirais à partager avec eux ton pouvoir ?
KLESCHNINE
Père, permets-moi de te demander si tu n’as pas perdu la tête ! Tu introduis le bouc dans le potager !
GODOUNOV
Lorsque, dans une tempête, les vagues retentissantes menacent d’engloutir le navire avec sa charge, insensé qui hésite à jeter une partie de ses trésors pour sauver le tout. Je jette dans le gouffre une part de mes droits, mais je sauve ma nef du naufrage.
KLESCHNINE
Mais comment t’entendras-tu avec eux ? Iras-tu chez eux en t’excusant ? Ou bien les prieras-tu chez toi ? Qui fera la paix entre vous ?
GODOUNOV
Le tsar lui-même.
Le dapifer ouvre la porte.
TOURÉNINE
Et voici le tsar !
Entre le tsar Fédor, suivi d’un palefrenier.
FÉDOR
Palefrenier ! pourquoi mon cheval s’est-il dressé sous moi sur ses pieds de derrière ?
LE PALEFRENIER
Souverain, mais voici, dans la bourse à cordons tu plongeais la main pour donner de l’argent au mendiant, quand le cheval est parti en avant. Mais toi tu as tiré les guides, et le cheval, de peur, s’est cabré.
FÉDOR
Il m’a effrayé, palefrenier, ne lui donne plus d’avoine ! Qu’il ne mange plus que du foin !
KLESCHNINE
Moi, à ta place, tsar, je lui serrerais les pouces, au palefrenier, pour oser donner à Sa Grâce des chevaux si enragés !
LE PALEFRENIER
Allons donc, qui parle de cheval enragé ? Il a vingt-cinq ans. Le feu tsar le montait déjà.
FÉDOR
Il est possible que la faute en soit à moi-même. Je lui aurai probablement trop serré les côtes. Tu dis qu’il s’est cabré de peur ?
LE PALEFRENIER
De peur, souverain !
FÉDOR
Eh bien ! soit, je lui pardonne ; mais je ne le monterai plus. Au parc à chevaux ! Et qu’on lui donne, jusqu’à la mort, ration complète ! (Entre la tsarine Irina par une autre porte.) Arinouchka 1, bonjour !
IRINA
Bonjour, mon ami ! Tu t’es fatigué ?
FÉDOR
Oui, oui, je me suis fatigué. Dès l’église d’Androni, j’ai pris le trot. Ici, près du perron, mon cheval a voulu me désarçonner ; mais moi je lui ai montré !... Je lui ai serré les côtes, et il s’est apaisé. Arinouchka, j’espère que le dîner est prêt !
IRINA
Il est prêt, cher souverain ; mange pour ta santé.
FÉDOR
Mais oui, mais oui ! Nous allons dîner tout de suite. Cette course m’a absolument affamé. On sonne merveilleusement à triple carillon dans l’église d’Androni. Je veux envoyer chercher ce sacristain, qu’il me montre comment il sonne !... Eh bien ! Arinouchka, quelle beauté j’ai vue à l’église ! Sais-tu qui ? Mstislavskaïa. C’est la nièce des Chouïski. L’as-tu vue, beau-frère ?
GODOUNOV
Non, souverain ; depuis longtemps déjà nous ne nous voyons plus avec les Chouïski.
FÉDOR
C’est dommage, beau-frère, grand dommage ! Grande, bien faite, et blanche !...
IRINA
Ne sens-tu pas déjà, Fédor, une passion pour elle ?
FÉDOR
Et les sourcils, as-tu vu les sourcils ?
IRINA
Tu parles vraiment beaucoup d’elle !
FÉDOR, dissimulant
Quoi donc, Arinouchka ? mais je ne suis pas encore vieux et je puis encore plaire.
IRINA
Rougis, elle est fiancée !
FÉDOR
Oui, elle est déjà recherchée en mariage par Chakovskoï. Beau-frère, connais-tu Chakovskoï, le prince Grigori ?
GODOUNOV
Je le connaissais jadis, tsar ; mais à présent, il est partisan des Chouïski.
FÉDOR
Beau-frère, il m’est triste de t’ouïr dire : tel est partisan des Chouïski, et tel autre est ton partisan. Verrai-je le jour où tous ensemble ne seront que les partisans de la seule Russie ?
GODOUNOV
Moi je suis prêt, souverain ; ce n’est pas de moi que vient l’obstacle ; si je savais comment faire la paix !
FÉDOR
Est-ce vrai, beau-frère ? Est-ce vrai ? Pourquoi donc ne pas me l’avoir dit plus tôt ? Je vous réconcilierai. Dès demain, je t’aboucherai avec le prince Ivan Petrovitch !
GODOUNOV
Je suis prêt, tsar, mais il me semble...
FÉDOR
Non, non ! Tu ne comprends pas, Boris ! Toi, tu connais à fond les choses de l’État, tu es maître en ces matières, mais ici je comprends mieux, ici il faut savoir le cœur de l’homme ! Dès demain je rétablirai la paix entre vous. Maintenant à table ! (Il se dirige vers la porte et s’arrête.) Arinouchka, écoute : Mstislavskaïa m’a regardé dans l’église !
IRINA
Que dois-je donc faire, Fédor ? Un pareil malheur est-il donc tombé sur moi ?
FÉDOR, l’embrassant
Ma chérie, mon inestimable Arinouchka ! Je plaisantais avec toi ! Est-ce qu’il y a dans tout l’univers une seule femme que ta beauté n’éclipse ? Allons, passons à table, ou le dîner va se refroidir.
Il sort. Irina le suit. Godounov, Kleschnine et Tourénine sortent derrière lui.
KLESCHNINE, à Godounov, en sortant
Tu fais la paix ? Tu vas prendre pour compagnon ton adversaire immémorial, ton ennemi juré ?
TOURÉNINE
Celui qui te hait le plus ? Et après ?
GODOUNOV
Et après... nous verrons !
Ils sortent.
ACTE SECOND
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La chambre du tsar
Le tsar FÉDOR est assis dans un fauteuil. À sa droite, IRINA brode en or sur un métier. À sa gauche sont assis dans des fauteuils DIONISSI, le métropolitain de toute la Russie, VARLAAM, archevêque de Kroutitz, IOV, archevêque de Rostov, et BORIS GODOUNOV. Autour d’eux se tiennent des boyards.
FÉDOR
Révérend Dionissi ! Père Iov ! Toi Père Varlaam ! Je vous ai appelés, prélats, pour me seconder dans une œuvre utile, pour m’aider à réconcilier d’anciens ennemis. Vous savez que depuis longtemps je souffre de voir les Chouïski, ces vaillants hommes, et Godounov Boris, mon excellent beau-frère, séparés par une inimitié sans objet. Mais Dieu a visiblement entendu mes prières, il a inspiré à Boris l’esprit de douceur. Et voilà, lui-même il m’a promis aujourd’hui d’oublier ses griefs et de tendre le premier la main aux Chouïski. N’est-ce pas, beau-frère ?
GODOUNOV
C’est mon devoir, souverain, de répondre à ton désir.
FÉDOR
Merci, beau-frère ! Tu n’oublies point l’Écriture sainte et la suis strictement. Je veux seulement te dire de Chouïski, du prince Ivan Petrovitch, ceci : il a un caractère un peu roide et fier et susceptible ; il vaut donc mieux que vous n’échangiez pas trop de paroles ; mais va vers lui, prends-lui la main – comme cela – et dis-lui seulement que tout est oublié, que dorénavant tu veux vivre en bon accord avec eux tous.
GODOUNOV
Je suis prêt.
FÉDOR
Merci, beau-frère ! Lui est un homme de guerre, nourri dans la bataille, parmi les glaives de fer, les couleuvrines orageuses, les piques terribles et les hallebardes ! Mais il est pieux et te saura gré, j’en suis sûr, de tes bonnes paroles. (À Dionissi :) Et toi, révérend, dès qu’ils se donneront la main, bénis-les aussitôt, et dis-leur un mot salutaire.
DIONISSI
Mon devoir m’ordonne, souverain, de parler à chacun le langage de la paix, et de défendre avant tout l’Église du Christ. Si ce n’est point pour l’Église que le prince Chouïski est en désaccord avec son beau-frère, je suis prêt à l’incliner vers la paix.
FÉDOR
Père, tous nous défendons l’Église ! Et Boris, et moi, et Chouïski, nous défendons tous l’Église !
DIONISSI
Grand tsar, nous connaissons ta ferveur ; mais malheureusement ce n’est pas toi qui diriges les affaires. (Il jette un regard sur Godounov.) Les marchands de Novgorod, que nous avons condamnés l’autre jour pour hérésie, sont libres, et de nouveau on les a laissé venir, comme des innocents, à Novgorod, pour la perdition de tous les chrétiens.
GODOUNOV
Révérend, ces marchands font le commerce avec les villes allemandes et apportent à l’État un profit assez considérable. Nous ruinerions avec eux tout Novgorod.
DIONISSI
Et leur hérésie, tu la comptes pour rien ?
GODOUNOV
Dieu préserve, révérend ! Le tsar a déjà envoyé des ordres aux voïvodes pour saisir les fauteurs de cette hérésie. Mais le tsar distingue entre les trompeurs et les trompés.
FÉDOR
Certainement, beau-frère ! Mais les trompeurs eux-mêmes, révérend, il ne faut ni les torturer ni les exécuter, c’est à Dieu qu’ils devront répondre. Si tu les exhortais ! Ce n’est pas sans raison, révérend, qu’on t’appelle le sage dialecticien.
DIONISSI
Nous agissons autant que possible, souverain, par les exhortations. Mais tu ne sais pas encore tout : les starostes impies et les percepteurs du fisc ont commencé à pénétrer dans les monastères et les biens d’Église pour exiger les anciens arriérés oubliés des années précédentes !
GODOUNOV
Révérend, le grand tsar a prévenu ta plainte. Ce que la nécessité nous contraignit de faire ne sera plus renouvelé. (Il lui donne une lettre.) Voici une lettre, révérend, portant défense aux fonctionnaires de pénétrer dans les biens d’Église, et soumettant toutes les affaires de cette nature non pas au juge du tsar, mais à ton juge propre.
FÉDOR
Oui, père, il l’a rédigée, et moi je l’ai revêtue de mon sceau.
DIONISSI, parcourant des yeux la lettre
Dieu aime les hommes de paix. Puisque le ministre d’État me promet encore, dans les autres articles, d’exonérer l’Église et de respecter ses droits et privilèges, que le passé soit alors oublié !
FÉDOR
Oui, oui, révérend ! Père Varlaam, seconde le révérend !
VARLAAM
Ce que le révérend maître dira dans cette affaire, j’y souscrirai volontiers.
FÉDOR
Père Iov, sur toi aussi je compte !
IOV
Ton ministre, grand souverain, est rempli de bonté et de sagesse, et notre devoir est de prier le Dieu de douceur et de paix.
FÉDOR
Et toi, Arinouchka, je t’en prie : si Chouïski résistait, dis-lui un mot affable. C’est beaucoup dans la bouche d’une femme, et le plus rude caractère en est adouci. Je le sais par moi-même : je ne céderai à un homme en rien, mais si c’est une femme ou un enfant qui implore, je suis prêt à tout faire.
IRINA
Mon tsar et maître, ce que tu ordonneras, nous le ferons ; mais un mot de nous, que peut-il contre un mot de toi ? Si tu leur dis d’un ton décidé que leur brouille te déplaît, le prince Ivan Petrovitch ne pourra pas refuser de t’obéir.
FÉDOR
Mais oui, certainement, je le lui ordonnerai. Et vous, boyards, vous vous hâterez de les entretenir ; ne restez pas muets. Il n’y a rien de plus mauvais, si deux adversaires se sont rencontrés et déjà réconciliés, quand ils se regardent l’un l’autre, et que tout le monde se tait.
KLESCHNINE
Nous sommes prêts à parler, tsar souverain, si seulement sa Grâce, le prince de Chouia 2, nous permet d’ouvrir la bouche.
FÉDOR
Mais que bavardes-tu là ? De quel prince de Chouia parles-tu ?
KLESCHNINE
C’est qu’il s’estime un prince apanagé, et nullement le serviteur du tsar. Voilà ce qu’il y a !
LE PRINCE KVOROSTINE
Ton beau-frère, tsar, ne saurait pardonner aux Chouïski de tenir pour les Naghoï.
GOLOVINE
Ni d’avoir voulu te prier de rappeler le tsarévitch à Moscou.
FÉDOR
Dimitri ? Mais j’en serais moi-même bien aise ! Mon cher Dimitri ! Je crois qu’il s’ennuie là-bas ; ici je pourrais le distraire un peu : je lui montrerais les saltimbanques, et les combats d’ours ! J’ai prié Boris, je l’ai prié combien de fois ! mais il dit : « Cela ne se peut pas ! »
KLESCHNINE
Et il a raison ! Ce n’est pas sans raison que feu ton père relégua les Naghoï à Ouglitch ; il les connaissait, il ne les laissa point libres, et ton beau-frère leur serre la bride.
FÉDOR
Tu parles méchamment, Kleschnine ! Ce sont les oncles du tsarévitch.
KLESCHNINE
Du tsarévitch ? Mais est-ce qu’il est tsarévitch ? Et sa mère, septième femme d’Ivan, est-elle tsarine ? Des tsarines de la sorte, sous ton père, on en compterait encore plus, peut-être !
FÉDOR
Assez ! assez ! Mitia 3 est mon frère, les Naghoï sont ses oncles, n’ose donc pas les blâmer en ma présence !
KLESCHNINE
Je les louerai peut-être de vouloir te détrôner, et mettre sur ton trône leur tsarenok 4 !
FÉDOR
Comment oses-tu ?
KLESCHNINE
Et je louerai de même les Chouïski de faire cause avec les Naghoï !
FÉDOR
Je te dis : Tais-toi ! Tais-toi !
KLESCHNINE, s’éloignant du côté de la fenêtre
Soit, je me tairai.
FÉDOR, à Godounov
Une autre fois, beau-frère, ne le laisse pas ainsi blâmer ma marâtre et mon frère.
GODOUNOV
Tsar, c’est un homme zélé et simple.
Cris sur la place.
KLESCHNINE, regardant par la fenêtre
Eh bien ! les voilà qui arrivent !
FÉDOR
Qui ?
LES BOYARDS, regardant par la fenêtre
Ce sont les Chouïski qui viennent.
FÉDOR, s’approchant de la fenêtre
Comment ? Ils sont déjà là ?
KLESCHNINE
Oui, les voilà déjà sur le perron ! (Les cris redoublent.) Voyez, en tête marche Ivan Petrovitch, et autour de lui la populace avec les marchands. Voyez, ils crient et jettent leurs bonnets en l’air ! Encore ! encore ! On bouscule les strelitz ! On l’a soulevé par les aisselles, on le porte ainsi de marche en marche ! Ils n’honorent pas de la sorte le souverain lui-même !
FÉDOR
Or donc, beau-frère, n’oublie pas ce que tu m’as promis ! Arinouchka, observe et veille ! Si, Dieu préserve ! les choses tournaient mal, à l’aide ! Mes pères, je compte sur vous !
Il retourne vivement à sa place.
LE DAPIFER, ouvrant la porte
Le prince Ivan Petrovitch !
Entrent les Chouïski, suivis de Mstislavski, de Chakovskoï et d’autres.
KLESCHNINE, bas à Tourénine, en regardant les Chouïski
Voyez, comme ils marchent ! Ils ne ploient même pas le cou !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, s’agenouillant
Grand tsar ! Par ton ordre, nous sommes venus devant tes yeux !
FÉDOR
Relève-toi, prince Ivan Petrovitch ! Relève-toi bien vite. Il ne te sied pas d’être ainsi ! (Il le relève.) Voici bien longtemps que, ma tsarine et moi, nous ne te voyons plus. Tu es absorbé, sans doute, par une affaire de famille ? On m’a dit que tu mariais ta nièce ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Oui, souverain.
FÉDOR
J’en suis ravi, très ravi ! Je vous félicite ! Je voulais donc te dire, prince, que nous ne te voyons plus – mais peut-être tu n’as pas le temps ? Ce mariage... C’est sans doute pour cela que tu ne parais plus au conseil depuis longtemps ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Souverain, je n’ai rien à faire au conseil, quand les affaires du pays, ce n’est pas le conseil qui les décide, mais ton beau-frère. Assez de boyards sans moi disent oui après lui !
FÉDOR
Ivan Petrovitch ! Il m’est triste de voir un tel désaccord entre toi et mon beau-frère ! Dieu lui-même nous ordonna de nous aimer les uns les autres !... L’a-t-il ordonné, révérend ?
DIONISSI
Il l’a ordonné justement !
FÉDOR
Voilà ! entends-tu, prince ?... Et que dit l’apôtre dans l’épître aux Corinthiens ? « Je vous prie... » Qu’est-ce qui vient ensuite, Père Varlaam ?
VARLAAM
« Je vous prie de parler le même langage, de n’avoir point de différend, de vivre dans le même entendement et la même pensée... »
FÉDOR
Voilà ! Et qu’a dit l’apôtre Petr dans son épître ? « Soyez miséricordieux... » Comment dit-il après, Père Iov ?
IOV
« Soyez miséricordieux, aimez votre prochain comme vous-même. Ne rendez pas le mal pour le mal et la peine pour la peine. » Et ton beau-frère, grand souverain, accomplit à la lettre la parole de l’apôtre !
FÉDOR
Oui ! Père Iov, oui ! Toi, prince Ivan Petrovitch, sois bien persuadé qu’il te respecte ; nous tous respectons grandement tes services – et dès lors, si tu voulais, si toi... avec Boris... (Bas, à Godounov :) Achève donc, beau-frère.
GODOUNOV
Prince Ivan Petrovitch ! Voilà déjà longtemps que je souffre de notre longue brouille. Si tu consens à oublier tout le passé, moi je l’oublierai aussi ; et je suis prêt à marcher d’accord avec toi et avec tes frères. Et, en signe de réconciliation, je te tends ma main.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, se reculant
Boyard, nous avons eu l’un contre l’autre trop d’animosité pour pouvoir, sans convention préalable, nous réconcilier tout d’un coup !
GODOUNOV
Quelle convention veux-tu, prince ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Boyard Godounov, je te reproche d’avoir violé la volonté et le testament du tsar Ivan Vassilievitch, qui, en mourant, a confié la Russie à cinq boyards ! Le premier, c’était moi ; le second, Zakharine Juriev ; Mstislavski était le troisième ; Belski, le quatrième ; et le cinquième, toi. Qui est-ce à présent, dis, qui est-ce qui gouverne l’État ?
GODOUNOV
Le tsar Fédor Ivanovitch, et de sa volonté je suis l’exécuteur.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Ne ruse pas, boyard ! Tu t’es emparé de sa volonté par la ruse. Le tsar Ivan à peine mort, tu as envoyé en exil Belski, forcé Mstislavski à prendre le froc ; et de Juriev, de Nikita Romanovitch Zakharine, la maladie et la mort t’ont délivré. Nous deux sommes restés. Mais toi, évitant de te trouver au conseil avec moi, abusant de ton haut parentage, tu as commencé par obtenir du tsar tous les ordres que tu voulais pour tout ce que tu voulais : tu as touché aux droits des boyards, des marchands, et même de l’Église. Tous ont murmuré...
GODOUNOV
Prince, laissez-moi dire un mot...
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Tous ont murmuré. Le nom du tsar te servait de bouclier ; mais nous, nous savions le fond des choses ; les gens de Moscou se sont trouvés d’accord avec moi ; et nous nous sommes levés pour la vérité, nous les Chouïski, et avec nous, tout le peuple. Voilà le germe et le début de notre inimitié. J’ai dit. Qu’en cette affaire le tsar soit notre juge.
GODOUNOV
Prince Ivan Petrovitch ! Le grand tsar désire la paix entre nous, mais ta parole respire l’animosité, prince ! Il ne me convient pas de répondre aux reproches par des reproches, mais je dois me justifier devant toi. Tu m’accuses, prince, de décider les affaires à moi seul ? Mais souviens-toi : as-tu voulu délibérer avec moi ? N’as-tu pas toujours écarté mon suffrage ? Impatient de toute contradiction, ne t’es-tu pas éloigné de nous ? Alors le grand tsar, voyant ton indifférence, à moi seul a confié le pays. Et moi, c’est dans l’intérêt du royaume que je l’ai administré. La guerre de Lituanie s’est terminée par la paix, et nous n’avons pas cédé au roi Bathori un seul pouce de terre russe. Quant à la horde, nous avons suscité contre le khan son propre neveu, et le khan s’est sauvé avec effroi. Nous avons apaisé la révolte des Tchérémisses. Contre les Suédois, nous nous sommes garantis par une trêve. Avec le César allemand et avec le Danemark nous avons conclu alliance, et avec l’Angleterre nous avons signé un traité de commerce, qui, s’il n’a pas satisfait peut-être les marchands de Moscou, a profité au pays tout entier. Et c’est au moment même où la Russie commence à se remettre des révoltes et des malheurs les plus terribles, que toi, prince – soit dit maintenant sans reproche – toi, avec tes frères, vous soulevez le peuple de Moscou et poussez la populace à se plaindre de moi au tsar !
LE PRINCE ANDRÉ CHOUÏSKI, s’avançant
Ce n’est pas pour nous que nous nous sommes levés, boyard ! c’est lorsque tu t’es mis à opprimer l’État, que nous nous sommes levés avec le peuple pour l’ancien ordre de choses !
LE PRINCE DIMITRI CHOUÏSKI
On reçoit de toi, boyard, telles avanies qu’on ne connaissait pas sous le tsar Ivan !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH CHOUÏSKI
Le feu tsar était rude à ses grands-officiers ; quiconque l’approchait tremblait ; mais, loin de lui, on vivait sans danger, à sa fantaisie. Mais toi, tu as enlacé d’un réseau la Russie entière, et tu ne laisses en repos personne, nulle part !
GODOUNOV
Quand le pays, après un long trouble, doit être réorganisé, elle ne s’accomplit pas sans douleur, la cure des plaies anciennes. Pour réparer un édifice, il faut, bon gré mal gré, porter la main sur ses différentes parties. Mais, grâce à Dieu, nous avons enfin traversé l’inévitable période de la souffrance, et tous ont reconnu la sagesse du tsar. Vous seuls, les Chouïski, résistez obstinément, et voulez détourner dans l’ancien lit le courant limpide de la vie nouvelle !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Nous seuls ? Révérend Dionissi, dis-lui si nous sommes les seuls à déplorer les violences faites à l’Église du Christ !
DIONISSI
Princes, nous avons conféré avec le ministre d’État avant ton arrivée. Tout ce qui nous affligeait, il l’a annulé.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Pas tout à fait !
GODOUNOV
Et pour le surplus, princes, j’espère m’entendre avec vous. La période de trouble est maintenant passée ; le pays a repris son assiette naturelle, et nous n’aurons plus à disputer de rien. À nous tous, nous servirons mieux le pays que je pourrais le faire tout seul.
DIONISSI
Voilà une parole d’humilité Notre avis, prince, est d’en finir avec une brouille contraire à la doctrine du Sauveur et funeste au pays.
FÉDOR
Père, je suis sûr qu’ils ne s’en voudront plus. N’est-ce pas ? N’est-ce pas, prince ? Et ma tsarine pense là-dessus comme moi. Pourquoi gardes-tu le silence, Arinouchka ?
IRINA, continuant sa broderie
J’ai peine à croire que le prince Chouïski se fasse prier si longtemps pour une chose que le souverain peut lui imposer d’un seul mot. (Elle regarde Chouïski.) Dis-moi, prince, si tu étais à présent, non devant le tsar Fédor, mais devant son père, le tsar Ivan, est-ce que tu réfléchirais de la sorte ? Est-il possible, parce que le tsar, au lieu de s’irriter contre toi, te témoigne une telle douceur, une telle patience, est-il possible que tu oublies ton devoir envers lui ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Tsarine, j’ai parlé aujourd’hui devant le souverain comme j’aurais parlé devant son père, et plutôt que de déguiser ma pensée, je monterais sur l’échafaud ! Mais je ne crois pas qu’il me soit arrivé de parler de la sorte sous le tsar Ivan, parce que je ne crois pas que le feu tsar eût abdiqué, avec une pareille insouciance, son pouvoir de ses mains entre les mains d’autrui !
IRINA
Lorsque, dans Pskov, prince Ivan Petrovitch, les Lituaniens t’entouraient, et que par ta valeur invincible, tu fus si longtemps le rempart de la Russie, moi, pour ta santé, pour ton salut, je formai le vœu de broder ce voile en or pour la châsse où reposent à Pskov les reliques du prince Vsévolod. Depuis longtemps déjà je brode ; et mon travail touche à sa fin. Mais se peut-il qu’une œuvre entreprise pour le salut de celui qui sauva le pays s’achève au moment où il devient l’ennemi du pays ? (Elle se lève et s’approche de Chouïski.) Se peut-il que celui pour le salut duquel j’ai prié si ardemment avec la Russie entière trouble par son obstination la paix de la Russie ? Je t’en prie, n’obscurcis pas sans raison ta gloire illustre ! Soumets-toi aux prélats et à la volonté du tsar ! Seigneur prince... (Elle lui fait un profond salut.) Par ce profond salut, je t’en prie : oublie ton inimitié !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, avec agitation
Tsarine-mère ! Ton souffle a passé sur moi comme dans le calme de l’été. Par ta parole inattendue et gracieuse tu as retourné tout mon être ! Comment te résister ? Crois bien que je suis heureux d’accomplir la volonté du tsar ; mais auparavant, permets-moi de dire deux mots à ton frère. (À Godounov :) Ce n’est pas la première fois, boyard, que tu abuses tes adversaires par ta parole rusée. Quel gage nous donneras-tu, que tu ne veux pas nous endormir pour préparer ensuite notre perte ?
GODOUNOV
Prince, que ce gage soit ma parole avec la garantie du tsar.
FÉDOR
Oui, oui, prince, je réponds pour lui.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Quel sort attend ceux-ci, qui, confiants dans notre cause, se sont joints à nous ?
GODOUNOV
Pas un cheveu ne tombera de leur tête, et on ne les touchera pas d’un seul doigt.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Es-tu prêt à le jurer sur la croix, devant le souverain ?
GODOUNOV
Oui, certes.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, aux boyards de sa suite
Qu’en pensez-vous ?
LES BOYARDS
Ce à quoi tu consens, nous y consentons aussi.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, à Godounov
Voici ma main !
FÉDOR
Mes amis ! Je vous remercie, je vous remercie ! Arinouchka, voilà le meilleur jour de toute ma vie. Révérend Dionissi, la croix, vite, la croix !
Dionissi prend sur la table la croix et la tend d’abord à Chouïski, ensuite à Godounov.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Je jure que, désormais, je n’aurai plus d’inimitié, ni en pensée ni en acte, contre le grand boyard Boris Fédorovitch Godounov ; je le jure pour moi et pour mes frères, pour tous nos partisans, pour tous les boyards et marchands ; en foi de quoi je baise la croix du Christ Sauveur !
Il baise la croix.
GODOUNOV
Je jure, en baisant la croix, que je vivrai désormais en accord et affection avec les Chouïski ; que je n’entreprendrai aucune affaire sans leur conseil ; et que, de leurs partisans – princes, boyards et marchands – je ne me vengerai point pour les fautes passées !
Il baise la croix.
FÉDOR
Voilà qui est bien ! Voilà ce qui s’appelle accomplir absolument les commandements de l’Écriture ! Embrassez-vous ! Comme cela ! N’est-ce pas que vous vous sentez plus légers ? N’est-ce pas ? (Cris sur la place.) Que signifient ces cris ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Sans doute, tsar, qu’ils voudraient savoir comment s’est terminée notre entrevue avec le boyard. Permets-moi d’aller les trouver.
FÉDOR
Non, non, reste ! Qu’ils viennent eux-mêmes ici. Qu’ils soient émus en voyant votre réconciliation ! (À Kleschnine :) Va, Kleschnine, va sur le perron et amène-les !
KLESCHNINE
Tous ? Mais je crois qu’il y en a peut-être vingt centaines, de ces marchands !
FÉDOR
Pourquoi tous ? Pourquoi ? Qu’ils envoient des délégués ! (Sort Kleschnine.) Moi, beau-frère, je ne suis pas, il est vrai, grand amateur de harangues, quand tous m’entourent brusquement à ma sortie, qui avec une plainte, qui avec une requête ; et il se fait alors dans ma tête un vacarme pareil au fracas des timbales... Cela, je ne puis le supporter ! Je m’arrête et regarde, et ne sais absolument pas ce qu’il faut répondre... Mais ici, c’est autre chose, je suis bien aise de les voir.
GODOUNOV
Souverain, je crains que tu n’évites point leurs plaintes absurdes ; le peuple est importun. Mieux vaudrait m’ordonner d’aller les trouver !
KLESCHNINE, revenant
Tsar ! Les délégués de tous les marchands, grainetiers, tisserands, bourreliers et bouchers que le prince Chouïski a amenés avec lui ! Les voici !
LES DÉLÉGUÉS, entrant et s’agenouillant
Tsar souverain ! Dieu te sauve, pour nous avoir octroyé de contempler tes yeux pleins de lumière !
FÉDOR
Relevez-vous ! Je suis bien aise de vous voir. Je vous ai envoyé chercher pour vous dire... mais pourquoi ne vous relevez-vous point ? Je vais me fâcher. (Tous les délégués se relèvent, excepté un vieillard.) Et toi, vieillard, pourquoi ne te relèves-tu pas ?
LE VIEILLARD
Je voudrais bien, souverain, mais je ne peux pas ! Voyez, j’ai réussi à m’agenouiller, mais, pour me relever, je n’ai pas de forces ! Je suis devenu trop caduc, souverain !
FÉDOR, aux autres
Mais prenez-le sous les bras. (Deux marchands le relèvent.) Eh bien ! Toi, grand-père, tu te donnais vainement du mal ! Qui es-tu ?
LE VIEILLARD
Bogdan Semenovitch Kouroukov, marchand de Moscou !
FÉDOR
Quel âge as-tu ?
KOUROUKOV
Je crois que j’ai plus de cent ans, souverain ! Sous ta grand-mère, la mère Olena Vassilievna, j’étais déjà monnayeur ; j’ai, sur son ukase, fabriqué les monnaies « à la pique », où l’on voit le grand-prince représenté avec une pique à la main ; c’est pourquoi on les appelle « à la pique ». C’est moi, dès cette époque-là, c’est moi qui les ai fabriquées. J’ai peut-être plus de cent ans !
FÉDOR
Grand-père, mais tu chancelles ! Boyard, donnez-lui un siège !
KOUROUKOV
Mais, tsar, comment rester assis devant Ta Grâce !
FÉDOR
Tu es si vieux, je pense que tu as vu beaucoup de choses dans ta vie ?
KOUROUKOV
Comment, père, ne pas voir ? J’ai vu tout ! Je me souviens de Vassili Ivanovitch, de glorieuse mémoire, quand à sa femme Solomoniya Jurievna, il fit prendre le voile pour cause de stérilité, et qu’il prit ta grand-mère Olena Vassilievna. Alors le peuple, voyez-vous, se partagea : qui était pour ta grand-mère, qui était pour la princesse Solomoniya. Et à cette époque-là, de grandes inimitiés régnaient aussi parmi les boyards ; pendant la minorité de ton père, voyez-vous, d’Ivan Vassilievitch, des haines mortelles divisaient les princes Ovtchine et les princes Chouïski et avec eux tout le peuple de Moscou. Mais notre famille a toujours tenu pour les Chouïski : c’était ainsi déjà chez nos ancêtres... Tout à coup tu entends sonner le tocsin à l’église du Sauveur : « Levez-vous, marchands ! Marchez pour les Chouïski ! » Alors tu fermes bien vite ta boutique au verrou, tu décroches ton cafetan, tu saisis en grande hâte n’importe quelle arme que Dieu t’envoie, un épieu, ou une hache, tu cours à la place, et là déjà c’est la mêlée ; les uns crient : « Telepni-Ovtchine ! » Les autres : « Chouïski ! » Et la lutte s’engage !
FÉDOR
C’est un grand péché, vieillard !
KOUROUKOV
Mais quand ton père fut avancé en âge, tout s’apaisa.
KLESCHNINE
C’est qu’il ne plaisantait guère, lui !
KOUROUKOV
Dieu préserve ! C’était un souverain terrible ! Sous lui, tous les boyards ont plié ! Sous lui, c’était une calamité ! Tu vois qu’on élève sur la place des piliers ; et des exécutions, et des supplices, que nous en avons vus ! Parfois, tout d’un coup...
FÉDOR
Moi, grand-père, je vous ai mandé pour vous dire...
KOUROUKOV
Parfois, les tambours battent aux champs, pour appeler le peuple sur la place...
FÉDOR
Je vous ai fait venir...
KOUROUKOV
Et que tu le veuilles ou non, tu vois par force...
UN JEUNE MARCHAND, le tirant par la basque de son habit
Bogdan Semenovitch ! Le tsar te parle !
KOUROUKOV
Attends, mon neveu, laisse-moi finir... Alors nous arrivons sur la place, et là se trouvent déjà...
FÉDOR, au jeune marchand
Tu es donc son neveu ?
LE JEUNE MARCHAND
Oui, son petit-neveu.
KOUROUKOV
Et là se trouvent déjà les bourreaux qui attendent...
LE JEUNE MARCHAND, le tirant par les basques
Bogdan Semenovitch ! Quoi donc ?
FÉDOR, au jeune marchand
Ton visage, il me semble, ne m’est pas inconnu.
KOUROUKOV
... Avec des haches...
FÉDOR
Où t’ai-je donc vu ?
LE JEUNE MARCHAND
À la Saint-Nicolas, grand tsar, nous avons amusé ta santé : c’était un combat d’ours ; moi j’ai abattu un ours et Ta Grâce a ordonné de m’offrir un verre de vin.
KOUROUKOV
... Attendent avec des haches...
FÉDOR
Mais quoi donc ! grand-père, tu rabâches toujours les mêmes choses ! Eh bien ! après ? Qu’est-ce que tu rappelles ? Avec des haches ! Avec des haches !... Tu ne me laisses pas dire un mot ! (Au jeune marchand :) Alors, tu es celui qui as si bien battu l’ours ? Je me souviens, je me souviens ! Arinouchka, voilà le marchand dont je t’ai parlé, sais-tu ? Sinelnikov... C’est ainsi qu’on t’appelle, n’est-ce pas ?
LE JEUNE MARCHAND
Krassilnikov – grand souverain – Ivan Artémitch !
FÉDOR
Oui ! oui, oui, oui, oui ! Krassilnikov ! Arinouchka, imagine-toi : l’ours s’approche de lui, aussi près que tu l’es maintenant de moi, révérend ; lui, il fait de grands pas, comme cela, il dirige adroitement l’épieu, et tout d’un coup le lui lance dans le ventre. Mais l’ours continue à s’avancer, en criant : Ou-ou ! Alors il le traîne par les pattes, voilà, il le traîne comme cela, révérend, jusqu’à ce qu’il ait perdu ses forces et soit tombé sur le flanc !
GODOUNOV
Souverain, tu voulais annoncer à ces gens notre réconciliation.
FÉDOR, à Krassilnikov
Tu avais encore un frère qui vainquit Chakovskoï au pugilat ?
KRASSILNIKOV
C’est mon cousin, tsar souverain, on l’appelle Nikita Goloub 5. (Il se tourne vers les siens.) Nikita ! Écoute, approche-toi du tsar !
Goloub s’avance et fait un salut.
FÉDOR
Bonjour, Goloub ! Eh bien ! comment te portes-tu ? Et la force, alors ? La force ? Je crois que ce n’est pas une force de pigeon que tu as, comme l’indique ton nom !
GOLOUB
Se plaindre est un péché, tsar souverain. Dieu ne nous a pas oublié, nous sommes content de notre force.
FÉDOR, à Chakovskoï
Prince ! L’as-tu reconnu ?
CHAKOVSKOÏ
Comment ne pas reconnaître l’ami ? Tu m’as cassé une côte, Goloub ! Grâce à toi, j’ai gardé le lit environ trois semaines !
GOLOUB, saluant Chakovskoï
Avec zèle, prince Grigori Petrovitch, nous te saluons ! Dieu nous permettra de nous rencontrer de nouveau, à la mi-carême, sur la Moskova ; peut-être auras-tu la chance pour toi !
CHAKOVSKOÏ
Eh bien ! je suis prêt à me mesurer sur l’heure avec toi ; mais prends garde maintenant !
GOLOUB
Et quel enjeu mettras-tu, prince ?
CHAKOVSKOÏ
Une aiguière ciselée. Et toi ?
GOLOUB
Un bonnet de zibeline.
IRINA
Mon ami, ne les laisse point se battre ; Dieu préserve ! un malheur est vite arrivé !
FÉDOR
Tu crois, Arinouchka ? (À Chakovskoï et à Goloub :) Mais prenez garde, ne vous battez pas trop fort ! Et surtout, évitez de vous frapper au-dessous de la fourchette de l’estomac, c’est le plus mortel endroit !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Grand tsar, permets-moi de leur annoncer pourquoi tu les as appelés.
FÉDOR
Eh bien ! dis-le-leur !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Délégués ! Sachez que le boyard Boris Fédorovitch Godounov et moi, prince Chouïski, avec mes frères, nous avons fait notre paix ; et nous nous sommes promis par serment l’un à l’autre que ni nous, ni nos partisans, n’aurions désormais de haine les uns pour les autres, mais que nous vivrions en bon accord.
GOLOUB PÈRE
Prince Ivan Petrovitch ! Comment donc ? Nous sommes allés à toi, et toi tu nous as abandonnés ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Je ne vous ai pas abandonnés. Le boyard m’a promis de n’entreprendre rien sans moi désormais, mais moi je suis toujours avec vous !
KRASSILNIKOV
Hé ! prince, prends garde !
GOLOUB FILS
Hé ! ne fais pas la paix, prince !
GOLOUB PÈRE
Ne nous livre pas, prince Ivan Petrovitch !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
N’ayez pas peur, les amis ! Le boyard m’a juré qu’il ne touchera à personne de vous.
UNE VOIX, dans la foule
Il jurera, certes ; mais tiendra-t-il sa parole ?
KOUROUKOV
Permets-moi, prince Ivan Petrovitch, de dire une parole franche, à moi, un vieillard. Quand tes ancêtres nous soulevaient contre les Telepni-Ovtchine, sous Olena Vassilievna, la grand-mère du souverain, nous nous attachions fortement, eux à nous, nous à eux ; c’est pourquoi ton grand-père Vassili Vassilievitch était puissant. Mais s’il avait voulu faire la paix avec Ovtchine, il eût été perdu, et nous avec lui !
GOLOUB PÈRE
Puisque toi, prince, tu voulais te réconcilier avec ton ennemi immémorial, ce n’était pas la peine de nous convoquer !
GOLOUB FILS
Hé ! prince Ivan Petrovitch, c’est au prix de nos têtes que vous faites la paix !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, avec colère
Tais-toi, jeune chien ! Tu ne sais que jouer du poing, laisse parler de cette affaire aux vieux ! Comment osez-vous ne point le croire, quand il a baisé la croix – entendez-vous ? la croix !
GODOUNOV, bas à Kleschnine
Retiens leurs noms, et note-les.
Les délégués délibèrent, et tous ensemble ils s’approchent de Fédor.
LES DÉLÉGUÉS
Tsar souverain ! Aie pitié de nous ! Ne nous laisse pas exécuter ! Tsar souverain ! Aie pitié de nous ! Protège-nous ! Aie pitié, souverain ! ne nous abandonne pas ! maintenant, nous sommes perdus !
FÉDOR
Mais que me dites-vous là ? Qu’est-ce que vous dites ? Pourquoi parlez-vous ainsi ? Contre qui vous protéger ?
GOLOUB PÈRE
Contre ton beau-frère ! Contre Godounov, souverain !
GOLOUB FILS
Ton beau-frère va maintenant nous décimer.
FÉDOR
C’est impossible ! Qui vous l’a dit ? Mon beau-frère vous aime ! Dis-leur, Boris, que tu les aimes ! Voilà, il vous le dira tout de suite. Il vous expliquera tout ! Quant à moi, je n’ai pas le temps maintenant.
Il veut se retirer ; les délégués l’entourent.
LES DÉLÉGUÉS
Tsar souverain ! C’est en toi seul que nous espérons ! Nous n’avons rien fait de mal ! Nous sommes pour les Chouïski, qui sont tes serviteurs. Ordonne que Boris Fédorovitch ne touche pas à nous. Ordonne-le-lui !
FÉDOR
Oui ! Bien ! Laissez-moi ! Je n’ai pas le temps ! Dites tout à Boris. Dites-le à lui !
LES DÉLÉGUÉS
Mais comment, souverain, parler contre lui à lui-même ? Étends sur nous ta bienveillance ! Écoute-nous, tsar ! Permets-nous de te...
FÉDOR, se bouchant les oreilles
Aïe, aï-aïe, aï-aïe ! Dites tout à Boris ! Tout à Boris. Je n’ai pas le temps ! Dites tout à Boris !
Il sort en tenant ses doigts dans ses oreilles. Les délégués se regardent les uns les autres avec inquiétude.
ACTE TROISIÈME
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PREMIER TABLEAU
La nuit. Le jardin du prince Ivan Petrovitch Chouïski.
VASSILISSA VOLOKHOVA, sortant de la maison
Mais quelle obscurité ! quelle obscurité ! On n’aperçoit pas une seule étoile ! C’est l’heure où il doit venir. Peut-être est-il déjà là... N’est-il pas là, derrière la clôture ? (Elle s’approche du guichet et dit à voix basse :) Prince ! prince ! Il n’y a personne ! Je prête l’oreille, ne vient-il pas ? Ah ! les maudits rossignols empêchent ! On n’entend rien ! Mais quelque chose a craqué. C’est lui, sans doute, c’est lui qui vient. (Elle se retourne et dit à voix basse :) Princesse ! par ici !
LA PRINCESSE MSTISLAVSKAÏA, bas
Où es-tu, Vassilissa Pankratievna ?
VOLOKHOVA
Ici, ma chérie !
LA PRINCESSE
Je n’y vois pas !
VOLOKHOVA
Ici, viens ici ! Donne-moi ta main !... Mais, ma chérie, tu trembles !
LA PRINCESSE
Il fait si frais !
VOLOKHOVA
Maintenant ? Allons donc ! Il fait chaud ! On sent même l’herbe ! Et de là, du bosquet du monastère, arrivent les parfums du bouleau et du putiet. Une vraie nuit de printemps ! Et ta main est comme de glace !
LA PRINCESSE
J’aime mieux retourner à la maison.
VOLOKHOVA
Sainte Vierge ! Mais de quoi as-tu peur ? Est-ce qu’il est un étranger pour toi ? Dieu merci, c’est moi-même qui t’ai fait part de sa demande en mariage !
LA PRINCESSE
La maison de mon hôte est pleine d’hôtes ; s’il prenait fantaisie à quelqu’un de venir se promener dans le jardin, que serait-ce, alors ?
VOLOKHOVA
Le beau malheur, si l’on trouve le fiancé avec sa future ! Ah ! si tu voulais, après la noce, te lier avec un jeune homme, il faudrait alors user de précaution ! Mais cela même, d’ailleurs, n’est point non plus si rare ! Il n’est rien qu’on ne fasse pour une bonne poignée d’impériales 6 !
LA PRINCESSE
Assez, Vassilissa Pankratievna, tu n’es pas honteuse !
VOLOKHOVA
Pourquoi donc avoir honte, ma chérie ? Tout repose sur l’argent. Pour l’argent on marie et on se marie ; pour l’argent le frère sacrifie son frère, et le fils son père ! Et contre l’argent, personne qui résiste !
LA PRINCESSE
Pankratievna, attends... Tu n’as rien entendu ?
VOLOKHOVA, prêtant l’oreille
Attends !... Sans doute un poisson qui a sauté hors de l’étang... Et toujours ces rossignols !... Pschi, pschi, pschi !... À peine ils se sont tus que voilà les sauterelles qui bruissent dans l’herbe !
LA PRINCESSE
Tu n’entends rien ?
VOLOKHOVA
... Si, comme un bruit de moulin...
CHAKOVSKOÏ, derrière la clôture, à demi-voix
Aou ?
VOLOKHOVA
Enfin ! (Elle court au guichet et l’ouvre.) Entre donc, prince ! (Sur le mur de clôture apparaît Chakovskoï ; il saute dans le jardin.) Mauvais sujet ! Mais je t’avais ouvert le guichet.
CHAKOVSKOÏ
À quoi bon ? C’est dommage que la clôture soit si basse ! Je franchirais bien le mur du Kremlin lui-même pour voir plus tôt mon adorée ! J’ai eu de la peine !
Il veut embrasser la princesse.
VOLOKHOVA
Voilà ! C’est cela ! Embrasse-la donc ! Caresse-la ! Et moi je lui tiendrai les mains !
CHAKOVSKOÏ, se reculant
Princesse, n’aie pas peur ! Je ne me rapprocherai pas que tu ne me l’aies permis !
VOLOKHOVA
Eh bien ! faucon-prince ! J’ai tenu ma parole ; mais, toi, m’as-tu apporté le cadeau ?
CHAKOVSKOÏ, lui donnant une bourse
Prends.
VOLOKHOVA, faisant sauter les pièces dans sa main
Elles sont bonnes ! Elles sonnent ! Quel malheur qu’il fasse nuit !
CHAKOVSKOÏ, à la princesse
Tu t’es détournée de moi ! Peut-être te déplais-je ?
LA PRINCESSE
Tu m’as fait attendre !
CHAKOVSKOÏ
Et c’était pénible d’attendre ?
LA PRINCESSE
Bien sûr ! Par une nuit pareille...
CHAKOVSKOÏ
Orageuse, je crois ?
LA PRINCESSE
Et le loup-garou ? Et je ne sais quoi encore ? Voyez, il rit, encore !
CHAKOVSKOÏ
Mais comment ne pas rire ? Le loup-garou dans un jardin !
LA PRINCESSE
Tu trouves cela drôle, mais moi ?... Et si mon frère sortait à l’improviste ? Ou mon oncle ? Que serait-ce alors ? Quel ennui !
CHAKOVSKOÏ
Mais que dois-je faire, puisqu’on m’empêche de te voir ? Ou, si parfois je te vois, il ne faut même pas songer à causer ensemble !
LA PRINCESSE
Quel homme ! Mais que voudrais-tu me dire ?
CHAKOVSKOÏ
Qu’il n’y a pas au monde plus belle que toi ! Que sans toi ce n’est pas vivre ! Que je n’ai pas la patience d’attendre jusqu’au jour où notre noce sera célébrée !
LA PRINCESSE
Voilà comme tu es ! Eh bien ! mais... si mon frère te refusait ?
CHAKOVSKOÏ
Alors je t’enlèverais !
LA PRINCESSE
Et si je ne voulais pas te suivre ?
CHAKOVSKOÏ
Je te prendrais par force !
LA PRINCESSE
Et moi je me sauverais !
CHAKOVSKOÏ
Et moi je te courrais après !
LA PRINCESSE
Et moi je me jetterais dans la Moskova !
CHAKOVSKOÏ
Et moi après toi !
LA PRINCESSE
Et le loup-garou me défendrait !
CHAKOVSKOÏ
Et moi je le saisirais par sa barbe et ses moustaches de morse !
LA PRINCESSE
Ha ! ha ! de morse.
Tous deux rient.
CHAKOVSKOÏ
Eh bien ! tu t’es mise à rire ! Et ton rire est comme le chant perlé du rossignol ! Ma belle ! Quand tu ris, l’obscur jardin s’éclaire ! Regarde, une étoile a surgi là, et deux étoiles, et trois étoiles ! En voilà encore ! Voyez ! Elles se penchent pour t’ouïr, et dans l’étang s’allument ? Prends garde, elles raconteront au loup-garou comme tu ris de lui.
LA PRINCESSE
Ha ! ha !
VOLOKHOVA
La voilà partie !
On entend frapper au guichet.
LA PRINCESSE
Aïe ! qu’est-ce que c’est que cela ?
VOLOKHOVA
On frappe évidemment au guichet.
Elle se cache avec la princesse derrière un arbre.
CHAKOVSKOÏ, s’approchant du guichet
Qui est là ?
UNE VOIX, du dehors
C’est moi, Krassilnikov, le marchand. Il est arrivé un malheur. Laissez-moi entrer, laissez vite.
Chakovskoï ouvre le guichet. Krassilnikov entre vivement. Ses vêtements sont déchirés.
KRASSILNIKOV
Où est le prince Chouïski ? Où est le prince Ivan Petrovitch ?
CHAKOVSKOÏ
Que lui veux-tu ?
KRASSILNIKOV, criant
Prince ! Prince Ivan Petrovitch !
Aux fenêtres de la maison des lumières apparaissent. Le prince Ivan Petrovitch et ses hôtes descendent du perron. Chakovskoï se cache derrière les arbres.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Pourquoi tout ce bruit ? Qui m’a appelé ?
KRASSILNIKOV
C’est moi ! Seigneur prince, aie pitié, défends-nous ! Tantôt les strelitz sont entrés de force dans notre hôtellerie, et chez Noghaïev, et chez Goloub, et chez tous ceux qui se trouvaient hier comme délégués devant le tsar ! On les a tous arrêtés !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Qui les a arrêtés ?
KRASSILNIKOV
Kleschnine, sur l’ordre de Godounov !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Comment ?
KRASSILNIKOV
À grand-peine ai-je pu m’échapper de leurs griffes !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Sur l’ordre de Godounov ?
KRASSILNIKOV
Oui.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Tu dis que Godounov a ordonné d’arrêter tous les délégués ?
KRASSILNIKOV
C’est Kleschnine qui nous a dit : « Cela vous apprendra à vous plaindre au tsar de Godounov ! »
GOLOVINE
Qu’est-ce que je te disais, prince ? Tu vois !
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Tu vois, oncle ! Tu n’as pas voulu nous croire. Tu n’as pas voulu te dire malade quand on est venu t’appeler chez le tsar.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Ce n’est pas possible ! C’est impossible !
KRASSILNIKOV
Prince-père, envoie chez nous, dans nos maisons, demander comment s’est passée la chose ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Il me le payera cher !
GOLOVINE
D’abord les marchands, puis, vous le verrez, c’est nous qu’on saisira !
LE PRINCE ANDRÉ CHOUÏSKI
Le félon !
MSTISLAVSKI
L’impie !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
II a juré sur la croix ! sur la croix auguste il a juré !
LE PRINCE ANDRÉ CHOUÏSKI
Il avait ses raisons pour le faire : il voulait nous séparer du peuple !
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Il a voulu montrer par là à tout Moscou qu’on ne peut pas se fier à nous, que nous trahissons nos partisans !
LE PRINCE IVAN IVANOVITCH CHOUÏSKI
Je crois qu’on murmure déjà contre nous ?
KRASSILNIKOV
Oui ! soit dit sans vous fâcher, seigneurs : lorsqu’on a emmené les nôtres sur des troïkas, nombre de gens ont accouru au bruit, qui n’ont point témoigné trop de respect pour vous.
LE PRINCE IVAN IVANOVITCH CHOUÏSKI
Mais pourquoi hésiter davantage ? Sans attendre que tous se séparent de nous, il faut soulever tout Moscou !
LE PRINCE ANDRÉ CHOUÏSKI
Il faut soulever tous les faubourgs.
LE PRINCE IVAN IVANOVITCH CHOUÏSKI
Distribuer des armes aux marchands !
LE PRINCE ANDRÉ CHOUÏSKI
Aller chez Boris, le tuer !
GOLOVINE
Et mander aux Naghoï, à Ouglitch, de proclamer tsar, tout de suite, le tsarévitch Dimitri, et de marcher sur Moscou avec le peuple d’Ouglitch !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, sévèrement
Plus bas !
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI, à Golovine
On ne peut pas, comme cela, de but en blanc...
GOLOVINE
J’ai entretenu une correspondance avec les Naghoï : ils n’attendent que le signal !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Tu as osé leur écrire ? Tu as osé soulever Ouglitch contre le tsar ? Tu payeras cela de ta tête !
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Oncle, s’il a péché, lui seul payera ; mais ce n’est pas le moment de se quereller !
GOLOVINE
Seigneur prince ! Je suis coupable envers toi ; mais néanmoins ma faute est utile. Bon gré, mal gré, il faudra appeler le tsarévitch !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Jamais !
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI, à Golovine
Tu attireras le malheur sur nous, boyard !
LE PRINCE DIMITRI CHOUÏSKI
Il faut soulever Moscou !
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Soulever encore Moscou ! Pourquoi ? Allons-nous, comme nous le voulions hier, demander le divorce du tsar ?
LE PRINCE DIMITRI CHOUÏSKI
Trop tard ! Hier, le maître était pour nous ; mais aujourd’hui il est au mieux avec Boris ; hier les marchands nous croyaient ; mais aujourd’hui ils ne nous croient plus !
LE PRINCE ANDRÉ CHOUÏSKI
Il faut le tuer.
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Tu as bientôt fait de le tuer ! N’aie pas peur, il a doublé sa garde à présent ! (Il sort de sa poche la requête.) Voilà les signatures du révérend et des dignitaires, et voilà celles des nobles et de tous les marchands : tous se sont liés ; ils ne peuvent plus se dédire, le voudraient-ils !
LE PRINCE DIMITRI CHOUÏSKI
Est-ce que tu les menacerais de montrer cette feuille à Boris ?
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Il ne nous convient pas de la montrer. Elle est comme la charge d’une arquebuse, terrible tant qu’on ne l’a pas laissée partir ! Elle forcera, si nous le voulons, tout le monde à se soulever contre Boris !
LE PRINCE ANDRÉ CHOUÏSKI
Le tuer, c’est plus sûr !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Vous êtes comme dans le délire ! À quoi bon divorcer le tsar d’avec la tsarine ? À quoi bon encore tuer Boris ? Il s’est trahi lui-même par son infamie ! Il nous a dispensés de chercher dans l’ombre des voies iniques ! Et nous pouvons maintenant, Dieu merci ! sans pécher nous-mêmes, le renverser avec des mains nettes !
LE PRINCE DIMITRI CHOUÏSKI
Que veux-tu faire ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Aller chez le tsar et démasquer le fourbe !
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Peine inutile, mon oncle. Ce que dira Godounov, le tsar le croira !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Le tsar a entendu le serment ! Tous l’ont entendu ! Godounov ne peut pas l’éluder ! (À Krassilnikov.) Va dire aux marchands que le souverain ordonnera de faire revenir leurs délégués, et qu’il révoquera Boris aujourd’hui même ! (On entend sonner les matines.) Il commence à faire jour ! Je vais trouver le tsar ! Il ne faut pas beaucoup de paroles : la fourberie est patente ! Et Godounov sera perdu lorsque le soleil se lèvera, là, à l’orient !
Il sort. Krassilnikov sort aussi. Un silence.
LE PRINCE DIMITRI CHOUÏSKI
Eh bien ? princes !
LE PRINCE IVAN IVANOVITCH CHOUÏSKI
Quoi donc ? J’avoue que je n’attends aucun bien de cette démarche.
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Et quel bien en attendre ? Comme il est allé, il s’en retournera ; seulement nous aurons perdu inutilement notre temps.
LE PRINCE ANDRÉ CHOUÏSKI, au prince Vassili
Mais pourquoi ne l’as-tu pas arrêté ?
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Mon oncle ? Vous ne le connaissez donc pas ? Une fois qu’il s’est mis quelque chose dans la tête, rien ne l’en ferait sortir. « J’ai raison, pense-t-il toujours, donc je confondrai l’injustice. » Absolument comme un enfant !
LE PRINCE IVAN IVANOVITCH CHOUÏSKI
Que devons-nous donc faire ?
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Mais nous tenir tous prêts, dès son retour, comme nous l’avons décidé, à nous rendre chez le tsar avec cette requête ; mais nous devons trouver une tsarine et inscrire le nom.
MSTISLAVSKI
Avec le révérend il a voulu, lui-même, tenir conseil sur ce point.
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Mais il n’a pas réussi. On l’a mandé chez le tsar pour faire la paix, voyez-vous. Il nous faut trouver une tsarine avant son retour, pour qu’il ne se creuse pas vainement la tête.
MSTISLAVSKI
Elle doit plaire au tsar, et être des nôtres. Mais il n’en est pas beaucoup de telles.
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
J’en sais une !
MSTISLAVSKI
Laquelle ? Dis ?
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Ta propre sœur !
MSTISLAVSKI
Natacha ? Quoi donc ! Tu oublies sans doute qu’elle est fiancée à Chakovskoï !
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Fiancée... mais pas encore mariée. Écoute, prince ; ce n’est pas une plaisante affaire que nous entreprenons. Tout dépend des parents de la tsarine. Sommes-nous assurés que les nouveaux parents voudront se mettre entre nos mains ? Tandis que ta sœur est des nôtres.
MSTISLAVSKI
Oui, c’est juste. Nulle qui convienne mieux qu’elle, j’y ai déjà songé moi-même ; et si nous n’avions pas donné notre parole !...
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Prince ! Ne sais-je pas comment tu as donné ta parole ? Chakovskoï ne te plaisait guère, c’est un batailleur, un écervelé ! Il vous a abordés à l’improviste, toi et ton oncle ; il s’est jeté à ses genoux : « Nous nous aimons !... » et ceci, et cela ! Le prince Ivan s’est laissé attendrir, et toi tu as gardé le silence.
LE PRINCE ANDRÉ CHOUÏSKI
J’ai dit aussi : « Pourquoi se hâter ? » Natacha, Dieu merci, pouvait attendre !
LE PRINCE DIMITRI CHOUÏSKI
Le prince Ivan s’est trop pressé.
MSTISLAVSKI
Oui, il a été trop prompt ; Natacha pouvait être la tsarine.
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Qu’elle soit tsarine et tu es le beau-frère du tsar, un Godounov, mais plus pur.
MSTISLAVSKI
Oui, il me semble, plus pur.
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Alors pourquoi hésiter ?
MSTISLAVSKI
Sans ma parole...
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Est-ce un obstacle, cela ? Tu lui as donné ta parole ? Mais ne nous l’as-tu pas donnée, à nous, d’arracher, coûte que coûte, le pouvoir à Boris pour le répartir entre nous ?
MSTISLAVSKI
Comment lui refuser ma sœur ?
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Cherche-lui querelle ?
MSTISLAVSKI
Et mon oncle, que dira-t-il ?
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Il va revenir furieux que le tsar ne lui ait pas donné droit ; il sera enchanté de faire sa nièce tsarine.
LE PRINCE IVAN IVANOVITCH CHOUÏSKI
Oui, il ne retirera pas, de lui-même, sa parole ; mais qu’une querelle ait éclaté, il n’aura pas le temps d’examiner qui a raison et qui a tort.
LE PRINCE DIMITRI CHOUÏSKI
Si nous voulons que Natacha soit tsarine, il faut nous hâter.
GOLOVINE, à Vassili Chouïski
Laisse-moi regarder, prince Vassili Ivanovitch !
Il prend la requête et, pendant que les autres causent, il détache de sa ceinture une plume et un encrier et inscrit quelque chose.
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI, à Mstislavski
Décide-toi, prince.
MSTISLAVSKI
Si l’on pouvait lui trouver quelque tare ?
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Alors, tu consentirais ?
MSTISLAVSKI
Mais oui !
CHAKOVSKOÏ, apparaissant au milieu d’eux
Prince ! demande-moi d’abord, à moi, si je consens à céder ma fiancée à un autre !
TOUS
D’où sort-il ? Comment osait-il se tenir caché ici ?
On entend un cri de la princesse.
MSTISLAVSKI
C’est ma sœur qui vient de crier ! Ils étaient ensemble ici ! (Il va au fond du jardin et ramène la princesse par la main. Volokhova paraît.) Voilà aussi la marieuse ! Tu les aidais !
VOLOKHOVA
Allons donc ! Que dis-tu là ? Nous sommes descendues tantôt pour nous promener, et lui, il a sauté par la clôture ! Ma parole !
MSTISLAVSKI
Voilà comment tu gardes notre honneur, ma sœur ? (À Chakovskoï :) Prince Grigori, ton action n’est pas belle ; je te refuse !
CHAKOVSKOÏ
Tu veux marier ma fiancée au tsar ? Prends garde, prince ! Tant que je serai vivant, cela ne sera pas !
VOLOKHOVA, s’approchant de Chakovskoï
Et pourquoi cela ne serait pas ? Voyez, comme il s’est emporté ! La belle affaire, qu’il soit le fiancé ! Le tsar Fédor Ivanovitch, sois tranquille, vaut un peu mieux que toi ! Vaurien ! Scélérat ! Éhonté ! Impie ! Larron !
CHAKOVSKOÏ
Arrière, sorcière, arrière ! Rangez-vous, tous !... Chez moi, princesse !... Elle est à moi devant Dieu ; je vais la conduire tout à l’heure à l’église... Et le premier d’entre vous qui...
Il sort un poignard.
TOUS
Dans sa gaine, le poignard !
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI, à Mstislavski
Un joli fiancé ! Il a levé la main sur le frère !
MSTISLAVSKI
Sœur, chez moi ! Prince... m’entends-tu ? Hors d’ici ! Notre alliance est rompue !
TOUS
Prince, pas de folie ! Va-t’en ! Tu l’as entendu ! Le frère a tous droits sur sa sœur !
CHAKOVSKOÏ
Nous allons voir ! Princesse, dis, veux-tu être à moi ?
MSTISLAVSKI
Ne réponds pas, sœur !
LA PRINCESSE
Ô Dieu !
CHAKOVSKOÏ
Princesse, veux-tu qu’on te marie au tsar ?
LA PRINCESSE
Non, non ! Je veux être à toi !
CHAKOVSKOÏ
Alors suis-moi !
MSTISLAVSKI, à sa sœur
Ne bouge pas !
CHAKOVSKOÏ
Suis-moi !
LA PRINCESSE
Je ne suis pas libre, tu le vois !
GOLOVINE
Prince, soumets-toi ; tu ne la prendras pas par force. Tout est fini entre eux et toi ! Penses-tu qu’Ivan Petrovitch te pardonne ce que tu as fait aujourd’hui ? Tout est fini ! (Il lui montre la requête.) Regarde : le nom de la princesse est inscrit ici !
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI, à part
Maudit boyard.
GOLOVINE
Cette lettre, tu l’as signée comme nous, et maintenant, tu ne peux plus t’en dédire.
CHAKOVSKOÏ, lui arrachant la requête
Donne !
GOLOVINE
Attends ! Qu’est-ce qui te prend ? Attends !
CHAKOVSKOÏ
Elle est dans mes mains !
TOUS
Arrêtez-le !
CHAKOVSKOÏ, les menaçant de son poignard
Arrière ! Quiconque s’approche, il tombe en poussière ! Je vais demander justice à la tsarine, avec la pièce à conviction que voilà !
Il s’enfuit avec la requête.
DEUXIÈME TABLEAU
L’appartement du tsar Fédor.
Entre GODOUNOV accompagné d’un secrétaire, qui dépose sur la table une liasse de papiers et des sceaux de l’État, un grand et un petit. Par une autre porte entre KLESCHNINE.
GODOUNOV, à Kleschnine
As-tu accompli tout ?
KLESCHNINE
Oui, boyard, tout. À l’aube, on les a saisis dans leur maison. Et voici la lettre qu’on nous envoie d’Ouglitch !
GODOUNOV
Tu me la donneras tout à l’heure. (Sort Kleschnine. Entre la tsarine Irina.) Sœur tsarine, bonjour ! Le souverain n’est-il pas encore sorti ?
IRINA
Le confesseur vient à peine d’entrer avec l’icône dans sa chambre à coucher.
Par une autre porte entre Fédor, suivi du confesseur avec l’icône.
FÉDOR
Arinouchka, bonjour ! Bonjour beau-frère ! Je me suis oublié à dormir jusqu’à manquer les matines. J’ai fait un mauvais rêve : il me semblait que de nouveau je vous réconciliais, toi, Boris, et Ivan Chouïski. Il te tendait la main, et toi, tu étendais aussi le bras ; mais au lieu de lui prendre la main, tu le prenais à la gorge pour l’étrangler. Et alors des choses absurdes : les Tatars nous attaquaient subitement, et il arrivait d’horribles ours qui se mettaient à nous dévorer ; moi, c’est le révérend Iov, qui me sauvait... Dis-moi, père confesseur, ce rêve n’est-il pas un péché ?
LE CONFESSEUR
Non, on ne peut dire que ce soit un péché ; mais c’est tout de même un mauvais rêve.
FÉDOR
J’ai rêvé aussi de mon frère Dimitri ; et il pleurait, et il s’est passé avec lui quelque chose d’horrible ; mais quoi ? Je ne m’en souviens plus.
LE CONFESSEUR
En te mettant au lit, prie Dieu avec ferveur, souverain !
FÉDOR
Brrr !... L’affreux rêve ! (Apercevant les papiers.) Mais qu’est-ce que cela ? Veux-tu encore m’ennuyer, beau-frère... m’ennuyer ?
GODOUNOV
Je ne te retiendrai pas longtemps, souverain, il me faut seulement ton consentement pour quelques affaires.
FÉDOR
Ne pourrait-on les finir sans moi ? Je ne me sens pas bien disposé.
GODOUNOV
Rien que deux mots.
FÉDOR
Alors, soit ! Toi, père confesseur, dépose le saint sur la table, et emporte celui d’hier jusqu’à l’année prochaine. Et demain, quel saint avons-nous ?
LE CONFESSEUR
Saint Johann Vetkhopestchernik 7.
FÉDOR
Je relirai sa vie dans le Ménologe dès que Boris m’aura laissé. Pour le moment, bénis-moi, pour les affaires que je vais traiter. (Le confesseur le bénit et sort. Godounov délie les liasses de papiers.) Eh bien ! beau-frère, qu’y a-t-il là, dans tes paquets ? Soit, déplie-les.
GODOUNOV, retirant quelques feuilles de la liasse
Les voïvodes de l’Ukraine nous écrivent, tsar, que le khan a de nouveau soulevé la horde vers le nord.
FÉDOR
Oui, c’est mon rêve qui s’accomplit. Il ne te manque plus que d’étrangler Chouïski !
GODOUNOV, plaçant des papiers devant lui
Voici les instructions pour les voïvodes.
FÉDOR
Scelle-les !
Godounov passe les papiers au secrétaire, qui appose les sceaux.
GODOUNOV, lui tendant un autre papier
Et ceci, souverain, c’est le tsar d’Iver qui te fait l’hommage de son pays, et qui te prie de le prendre en ta sujétion.
FÉDOR
Le tsar d’Iver ? Et où se trouve son pays ?
GODOUNOV
Son pays confine à celui de Kizilbach. Il est riche en blé, en soie, en vins, et en bons chevaux pur-sang.
FÉDOR
Alors il m’en fait l’hommage ? Entends-tu Arinouchka ! Voilà un plaisant homme ! Quelle idée a-t-il eue là ?
GODOUNOV
C’est le tsar de la Perse et le sultan ottoman qui le persécutent.
FÉDOR
Pauvre ! Est-ce qu’il est de la religion orthodoxe ?
GODOUNOV
Oui.
FÉDOR
Eh bien ! prends-le vite en sujétion ! Et tu sais, beau-frère, il faut lui préparer un cadeau ! Arinouchka, que faut-il lui envoyer ?
GODOUNOV
D’abord cette lettre pour lui dire que tu consens et que tu attends ses ambassadeurs à Moscou.
FÉDOR
Bien ! appose le sceau, appose. (Le secrétaire appose le sceau.) Et cela, qu’est-ce que c’est ?
GODOUNOV
Des instructions au prince Troïkourov, ce qu’il doit dire dans la diète polonaise, quand commencera l’élection du roi. Tu sais, tsar, que par tes libéralités, après la mort de notre ennemi Bathori, nous avons gagné plusieurs seigneurs de Pologne, et qu’ils sont tout disposés à t’offrir la couronne ?
FÉDOR
À moi ? Allons donc, beau-frère ! Qu’en ferais-je ? J’ai assez à faire sans cela. Voilà encore ! Et d’où leur vient cette envie ? Un certain tsar d’Iver m’offre son pays, et voilà les seigneurs polonais qui me glissent leur couronne ! Non !... Celui-là est un tsar, du moins ; mais ceux-ci ? Des Latins ! Des ennemis de la Russie !
GODOUNOV
C’est pour cela, souverain, que tu ne devrais pas dédaigner leur trône, pour faire, de ces ennemis, des serviteurs.
FÉDOR
Tu crois ? Eh bien ! scelle cette lettre ! Comme cela !... Eh bien ! tout est fini, maintenant ?
GODOUNOV
Encore deux suppliques de deux boyards, qui se sont sauvés sous ton père en Lituanie. Ils te demandent aujourd’hui la permission de revenir.
FÉDOR
Mais qui empêche ? Avec plaisir ! Je crois que beaucoup d’entre eux s’y sont réfugiés ? Voici mon opinion, beau-frère : il nous faut agir en sorte que chez nous, en Russie, il fasse meilleur vivre qu’à l’étranger ; on n’aura pas besoin alors de fuir la Russie ! Sais-tu quoi ? Tu leur écriras à tous, en Lituanie, que je leur promets terre et argent s’ils veulent revenir chez nous.
GODOUNOV
C’est aussi ce que j’ai pensé moi-même, tsar, et j’ai préparé une lettre dans ce sens.
FÉDOR
Eh bien ! alors, scelle-la aussi. Dis-moi, est-ce tout ?
GODOUNOV
Tout, souverain.
Le secrétaire prend les sceaux, les papiers et sort.
FÉDOR
Eh bien ! beau-frère, je ne te retiens plus. Et toi, Arinouchka, ouvre le Ménologe et lis-moi la vie de saint Johann Vetkhopestchernik.
IRINA
Permets-moi d’abord, Fédor, de te présenter une supplique. J’ai reçu une lettre d’Ouglitch, de la tsarine veuve, de Mariya Fédorovna. Elle te demande en larmes une grande grâce, la permission de revenir à Moscou avec son fils Dimitri.
FÉDOR
Arinouchka, mais comment donc ? Tu sais que j’en prie Boris depuis longtemps ; mais je suis bien aise...
IRINA
Et comme aujourd’hui tu as gracié les réfugiés de Lituanie, j’ai pensé que tu consentirais à rappeler ta marâtre et ton frère.
FÉDOR
Arinouchka, mais oui ! Est-ce que je ne suis pas tout prêt à les rappeler ? (Désignant Godounov.) Voilà à qui tu dois parler !
IRINA
Je sais que tu as remis sagement le gouvernement de l’État à mon frère ; nul, hors lui, ne saurait le gouverner ; mais ici il ne s’agit pas d’une affaire d’État, mais d’une affaire personnelle, d’une affaire de famille, et toi seul dois en être juge !
FÉDOR
Boris, tu entends ce qu’elle dit ? Mais c’est vrai ! Et tu ne me laisses rien faire en effet ! De quoi cela a-t-il l’air ? Je veux, je veux rappeler Dimitri ! Tu sais, quand j’ai une fois parlé de la sorte, je n’en démords pas !
GODOUNOV, à Irina
Tu te mêles, sœur, de quelque chose que tu ne comprends pas. (À Fédor :) On ne peut pas rappeler le tsarévitch.
FÉDOR
Comment ? comment ? Mais j’ai dit : Je le veux !
GODOUNOV
Permets-moi, souverain...
FÉDOR
Non, c’en est trop ! Je ne suis pas un enfant ! C’est...
Il se met à marcher dans la chambre.
LE DAPIFER, ouvrant la porte
Le prince Ivan Petrovitch Chouïski !
GODOUNOV, au dapifer
Le tsar ne peut pas le recevoir aujourd’hui !
FÉDOR
Qui te l’a dit ? Faites-le entrer. (Il continue à marcher dans la chambre.) Bientôt je ne serai plus libre chez moi, dans ma maison ! (Entre le prince Ivan Petrovitch Chouïski.) Bonjour, prince ! Merci d’être venu ! Avec toi j’ai à parler, avec toi, prince, de Dimitri, de mon frère !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Souverain, il y a longtemps déjà que je voulais moi-même te parler du tsarévitch Dimitri ; mais, auparavant, j’ai à me plaindre auprès de toi contre ton beau-frère.
FÉDOR
Comment, contre Boris ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Oui.
FÉDOR
Qu’est-ce qu’il a fait ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Il a menti à son serment !
FÉDOR
Quoi ? Que dis-tu là, prince ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Tu l’as entendu, souverain, jurer qu’il ne toucherait pas à mes partisans ?
FÉDOR
Certainement, je l’ai entendu. Eh bien ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Cette nuit même, ces marchands, avec lesquels tu t’es entretenu hier, il les a fait saisir de force et emmener on ne sait où !
FÉDOR
Attends, attends... Ce n’est pas ainsi, peut-être !...
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Demande-le-lui !
FÉDOR
Est-ce vrai, beau-frère ?
GODOUNOV
C’est vrai.
IRINA
Mais, frère !...
FÉDOR
Crains Dieu, beau-frère ! Comment as-tu pu faire cela ?
GODOUNOV
J’ai estimé qu’on ne devait pas les laisser à Moscou.
FÉDOR
Et le serment ? Le serment ?
GODOUNOV
J’ai juré de ne point les punir des fautes passées, et je ne les en ai point punis. Ils ont été emmenés aujourd’hui pour avoir, après la réconciliation, voulu de nouveau me brouiller avec les Chouïski ; tu en as été témoin, souverain !
FÉDOR
Oui, s’il en est ainsi ! Mais tout de même il fallait...
GODOUNOV
Je m’étonne que le prince Ivan Petrovitch patronne ceux qui, si témérairement, tentaient de troubler la paix entre nous !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Et moi, je m’étonne que toi, boyard, tu oses, par ta duplicité déloyale et méchante, éluder ton serment ! Grand tsar ! Est-ce qu’il ne nous a pas souri des yeux, à toi et à moi, hier, quand, dans les mains du révérend, il a baisé la croix auguste ?
FÉDOR
Non, beau-frère, non, tu n’as pas bien agi ! Ce n’est pas ainsi que nous avons compris tes paroles !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Que pensera de toi le pays, grand tsar, quand son serment, béni par toi, il a osé le fouler aux pieds ?
FÉDOR
Cela ne sera pas ! On rappellera les marchands aujourd’hui même !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Rien que cela, tsar ? Et lui, qui t’a trompé, lui qui m’a déshonoré devant le peuple – comme auparavant il gouvernera le pays ?
FÉDOR
Mais, prince, permets... Il n’y a pas ici de tromperie... Vous vous êtes seulement mal compris l’un l’autre. Et vous avez convenu entre vous de traiter ensemble les affaires ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Il l’avait juré. Sur sa parole, je lui ai donné ma main ; mais tu vois toi-même comment il tient son serment. Grand tsar, méfie-toi de lui ! Ne lui confie ni l’État, ni ta famille ! Tu voulais me parler de ton frère ? Sais-tu quel est l’homme qu’il a commis à la surveillance de ton frère à Ouglitch ? Bitiagovski ! Et sais-tu qui c’est ? Un traître ! Et un voleur ! Et un faux témoin qu’il a sauvé du gibet. Ne laisse pas l’héritier du trône entre ces mains-là !
FÉDOR
Non, non, sois tranquille, prince. J’ai déjà dit à Boris que je voulais faire venir Dimitri auprès de moi.
GODOUNOV
Et moi, j’ai répondu au souverain que Dimitri devait rester à Ouglitch !
FÉDOR
Comment ? Encore ? tu me contredis ?
GODOUNOV
Souverain, permets-moi de te dire...
FÉDOR
Non, je ne permets pas ! Suis-je le tsar, ou non ?
GODOUNOV
Laisse-moi t’expliquer... Écoute seulement...
FÉDOR
Je ne veux pas t’écouter ! Suis-je le tsar ou non ? Le tsar ou non ?
GODOUNOV
Tu es le tsar.
FÉDOR
Assez ! Pas un mot de plus ! As-tu entendu, Arina ? Prince, as-tu entendu ? Il consent que je suis le tsar ! À présent, il ne peut plus me contredire ! À présent, paix ! (À Godounov :) Sais-tu ce que c’est que le tsar ? Le sais-tu ? Te rappelles-tu le tsar mon père ? Toi, toi, prince, sois tranquille ! Je rappellerai Dimitri d’Ouglitch ! Et ma marâtre, et les frères de ma marâtre, je les rappellerai tous !... Mais qu’est-ce que tout cela ? De quoi cela a-t-il l’air ? Il m’a mis en sueur ! Regarde, Arina ! (Il marche dans la chambre et s’arrête devant Chouïski et Godounov.) Et maintenant, comme je vous ai réconciliés, assez de vous fâcher l’un contre l’autre ! Allons, assez, beau-frère ! Assez, prince ! Assez ! Embrassez-vous donc ! Allons !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Grand tsar ! Je ne puis te comprendre ! Tu as vu, tu as entendu de sa propre bouche comme il joue, l’hypocrite, avec son serment ; toi-même n’en as pas laissé la violation s’accomplir ; tu as consenti qu’on ne peut pas laisser ton frère entre les griffes de sa créature ; et tu laisses le royaume entre ses mains ! Grand souverain ! De deux choses l’une : ou je suis maintenant un trompeur, et juge-moi pour calomnie ; ou tu dois le démettre pour sa perfidie !
FÉDOR
Mais j’ai déjà, devant toi, redressé sa faute ! Que veux-tu de plus ? Il n’est jamais content de rien ! Arina, l’entends-tu ?
IRINA
Prince Ivan Petrovitch, il me semble...
GODOUNOV
Laisse-le, sœur ! J’épargnerai au tsar l’ennui de décider entre nous. Grand souverain, tant que tu avais confiance en moi, je pouvais t’être utile : mais si cette confiance me fait défaut, je te suis inutile. Le prince Chouïski a dit vrai : l’un de nous doit ici céder la place à l’autre. Tu as fait ton choix, souverain, lorsque si affectueusement tu as prêté l’oreille à ses accusations, et coupé court à mes paroles. Permets-moi de me retirer.
FÉDOR
Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce qui te prend ?
GODOUNOV
À qui m’ordonnes-tu de remettre les affaires ?
FÉDOR
Mais tu ne m’as pas compris ! Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que tu as fait là, prince !
GODOUNOV
Non, souverain, j’ai bien compris ta volonté. Ces gens que j’ai éloignés pour pacifier la ville, tu veux les rappeler. Tu veux rappeler à Moscou les Naghoï avec le tsarévitch, malgré les graves raisons de les laisser à Ouglitch. Puisque, grand tsar, tu en as ainsi décidé, ton auguste volonté s’accomplira ; mais je n’en accepte pas la responsabilité !
FÉDOR
Mais j’ignorais, Boris, qu’il y eût de si graves raisons !... Et si tu...
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Adieu, grand tsar !
FÉDOR
Prince ! prince ! où vas-tu ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
N’importe où, mais loin d’ici, pour ne point voir le tsar se déshonorer !
FÉDOR
Prince, attends, nous arrangerons tout !...
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Tsar de toute la Russie, Fédor Ivanovitch, j’ai honte pour toi. Adieu !
Il sort.
FÉDOR
Prince ! Prince ! Ah ! mon Dieu ! il est parti ! Et voilà que celui-ci veut me quitter ! Beau-frère, tu plaisantais, toi ! Et qu’adviendrait-il du pays ?
GODOUNOV
Est-ce que je peux te servir, quand tu me lies les bras ?
FÉDOR
Mais non, beau-frère, non ! Tout se fera comme tu le voudras. Eh bien ! consens-tu ? Oui, beau-frère ? Oui ?
GODOUNOV
À cette condition, grand tsar, je consens ; mais sache que c’est à ce prix seulement, que je peux continuer à te servir.
FÉDOR
Alors, merci ! Merci, beau-frère ! Sais-tu, maintenant, il nous faut apaiser Chouïski ! Il ne t’a pas compris ; moi non plus, je ne t’ai pas compris hier.
Entre Kleschnine ; il donne à Godounov des papiers et se retire. Godounov les parcourt des yeux et les passe à Fédor.
GODOUNOV
Lis d’abord ce rapport d’Ouglitch et la lettre secrète que Mikhaïlo Golovine, le partisan des Chouïski, a écrite aux Naghoï. C’est Bitiagovski qui me l’a envoyée par un courrier.
FÉDOR, jetant les yeux sur les papiers
Eh bien ! qu’y a-t-il là ? «... Et, en état d’ivresse, ils injurient souvent avec de mauvaises paroles... » Mais qui ne dit pas de mauvaises paroles quand il est ivre ?... « Et ils extorquent de l’argent par leurs menaces... » Mais peut-être leur as-tu alloué trop peu, beau-frère ? Ils étaient habitués à vivre largement sous mon père ! Il faut que tu leur donnes un peu plus ! Eh bien ! qu’y a-t-il encore ? « Et ils se vantent qu’avec l’aide des Chouïski, ils... le tsar... » Allons donc ! ce n’est pas possible !
GODOUNOV
Lis la lettre de Golovine.
FÉDOR lit des yeux, s’arrête et hoche la tête
Me renverser du trône ! Mon Dieu, pourquoi ne pas attendre un peu ? Tout le monde sait que je ne suis pas homme à durer longtemps ; ce n’est pas en vain que j’ai mal ici, au creux de l’estomac. Qu’ils laissent donc Dimitri grandir un peu ! Et volontiers je lui céderai le trône ! Mais à présent me chasser du trône par la force, et y placer brusquement cet enfant.., et alors, encore une tutelle, des ruines, des émeutes, la perte de l’État... ce n’est pas bien !
GODOUNOV
Vois-tu maintenant, tsar, pourquoi on ne peut permettre aux Naghoï de revenir à Moscou ?
FÉDOR
Ce n’est pas bien !
GODOUNOV
Tu réfléchis tranquillement à tout cela, tsar, alors qu’un grand danger menace le pays. Tout presse ; il nous faut procéder à un acte décisif !
FÉDOR
Quel acte, beau-frère ?
GODOUNOV
Souverain, tu vois, par la lettre de Golovine, que les Chouïski conspirent avec les Naghoï. Tu dois donner, sans retard, l’ordre d’arrêter les Chouïski.
FÉDOR
Arrêter ? Comment ? Arrêter Ivan Petrovitch ? Et après ?
GODOUNOV
Après, s’il ne se disculpe pas, il doit être...
FÉDOR
Que doit-il être ?
GODOUNOV
Exécuté.
FÉDOR
Comment ? Le prince Ivan Petrovitch ? Celui qui se trouvait tout à l’heure ici ? Celui dont je prenais la main ?
GODOUNOV
Oui, souverain.
FÉDOR
... Avec qui je t’ai réconcilié hier ?
GODOUNOV
Le même.
FÉDOR
Lui ? Exécuté avec ses frères ?
GODOUNOV
Avec tous ceux qui ont pris part à la trahison.
FÉDOR
Et avec les Naghoï ?
GODOUNOV
Sans les Chouïski, ceux-ci ne sont pas dangereux, tsar.
FÉDOR
Alors tu veux exécuter celui qui sauva le pays ?
GODOUNOV
Celui qui attente à ton trône.
FÉDOR
Et tout cela, parce que les Naghoï, étant ivres, m’ont menacé ? Et que quelqu’un leur a écrit, à l’insu des Chouïski eux-mêmes, bien sûr ? Beau-frère, dis-moi, ne consens-tu à me servir qu’à la condition que je te les livre ?
GODOUNOV
À cette seule condition je peux répondre de l’intégrité du royaume. Si tu ne veux pas croire en moi, alors, une fois pour toutes, permets-moi de me retirer, et prends sur toi la responsabilité de tout.
FÉDOR, après une longue lutte
Oui, beau-frère, oui ! Je prendrai sur moi la responsabilité. Je sais bien, vois-tu, que je ne sais pas gouverner l’État. Quel tsar suis-je ? Dans toutes les affaires, il n’est pas difficile de me fausser l’esprit, de me tromper. Sur un seul point je ne me tromperai pas : quand j’aurai à choisir entre ce qui est blanc ou noir, je ne me tromperai pas. Nul besoin pour cela de sagesse : il ne faut que de la conscience. Tu peux te retirer, je ne te retiens pas : Dieu m’aidera. Je ne crois pas à la trahison des Chouïski ; y croirais-je même, que je ne les enverrais pas à l’échafaud. Assez de sang a coulé en Russie sous mon père, à qui Dieu pardonne !
GODOUNOV
Mais, souverain...
FÉDOR
Je sais ce que tu vas me dire : Qu’alors le royaume se révoltera ! N’est-il pas vrai ? Mais cela, c’est à la volonté de Dieu ! Je n’ai pas désiré le trône ! Il est clair que Dieu n’a pas voulu faire régner un tsar habile. Tel je suis, tel je dois rester. Je n’ai pas le droit d’escompter l’avenir.
GODOUNOV
Mais, souverain, réfléchis...
FÉDOR
À quoi bon réfléchir encore ! Pourquoi réfléchir, beau-frère ? La chose est décidée. Je n’accepte pas ta condition. Tu es libre. Maintenant laisse-moi ; j’ai besoin d’être seul, beau-frère !
GODOUNOV
Je m’en vais, souverain !...
Il se dirige lentement vers la porte, mais avant de l’ouvrir il se retourne vers Fédor. Fédor le laisse partir, puis il se jette dans les bras d’Irina.
FÉDOR
Arinouchka ! Ma chérie ! Tu me reproches peut-être de ne l’avoir pas retenu ?
IRINA
Non, Fédor, non ! Tu as fait ce qu’il fallait faire. Écoute seulement ton ange, et tu ne te tromperas pas !
FÉDOR
Oui, c’est aussi ma pensée, Arinouchka. Qu’y faire, si je ne suis pas né pour régner !
IRINA
Tu trembles, et ton cœur bat si fort !
FÉDOR
J’ai un peu mal au côté ; Arinouchka, je n’irai pas à la messe. Ce n’est pas un trop grand péché, n’est-ce pas, de manquer une messe ? J’irai plutôt dans ma chambre à coucher, pour reposer une petite heure. Laisse-moi appuyer sur ton bras ; voilà, comme cela ! Allons, Arinouchka, je compte sur Dieu, il ne nous abandonnera pas.
Il sort, appuyé sur le bras d’Irina.
ACTE QUATRIÈME
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PREMIER TABLEAU
La maison du prince Ivan Petrovitch Chouïski.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH et LA PRINCESSE MSTISLAVSKAÏA. À côté d’eux, une table avec des gobelets, devant laquelle se tient debout STARKOV.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Ne pleure pas. Natacha, je ne suis pas fâché contre toi ; je t’ai pardonné : c’est cette baba qui t’a entraînée, et Dieu l’a punie.
LA PRINCESSE
Prince oncle, et lui, que deviendra-t-il ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Grigori ? Je pense qu’il fera une belle carrière, s’il veut nous trahir. Deux fois je l’ai envoyé chercher pour l’exhorter, mais on n’a pas pu le trouver. Quelle tête ! s’il m’avait attendu, cela ne serait pas arrivé.
LA PRINCESSE
Toi, oncle, tu lui pardonnerais ? Tu ne voudrais pas me contraindre à épouser le tsar ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Il ne me déplairait pas de te voir à un pareil époux !... Je vous gronderais bien un peu, mais je ne retirerais pas ma parole. Mes frères ont perdu l’esprit !
LA PRINCESSE
Il n’ira pas chez la tsarine ! Il ne voudra pas vous trahir !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Je ne le crois pas non plus ; mais qu’il trahisse ou non, nous ne différerons pas davantage. Tout était décidé avant ma démarche auprès du tsar.
LA PRINCESSE
Ne me tourmente pas : dis-moi, au nom de Dieu, qu’as-tu décidé ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Ce n’est pas l’affaire d’une jeune fille, Natacha ; tu le sauras après.
LA PRINCESSE
Oncle, tu as l’air sombre ; ton regard est si dur ; avec moi seule tu es gracieux comme à l’ordinaire, tu es bon avec moi ; je n’ai pas peur de regarder dans tes yeux ; je voudrais, à leur expression, deviner ce que tu as projeté.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Tout à l’heure les princes vont venir ; j’ai affaire avec eux, rentre chez moi, Natacha.
LA PRINCESSE
Laisse-moi demeurer avec toi ! Laisse-moi accueillir nos hôtes !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Impossible, Natacha.
LA PRINCESSE, à part
Dieu ! se peut-il que vainement mon cour pressente un malheur ?
Elle sort. Entrent les frères d’Ivan Petrovitch, les marchands Goloub et Krassilnikov avec d’autres partisans de Chouïski. Tous s’arrêtent dans un silence respectueux. Le prince Ivan Petrovitch les regarde quelque temps sans prononcer une parole.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, s’asseyant
Vous savez comment les choses ont tourné : on peut nous arrêter d’un moment à l’autre. Voulez-vous périr tous, ou suivre ma fortune ?
TOUS
Seigneur prince, ordonne : tous nous sommes avec toi.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Alors, écoutez-moi ! Prince Dimitri, tu vas partir tout de suite pour Chouïski, tu rassembleras le peuple, les nobles, le clergé, et sur la place publique annonce-leur que le tsar Fédor est tombé en démence et qu’il ne peut plus régner ; que le tsar légitime est désormais son héritier Dimitri Ivanovitch. Qu’ils lui prêtent serment en baisant la croix ! Prince André ! je t’envoie à Riazan. Réunis des troupes et conduis-les à Moscou. Prince Fédor ! toi, tu vas à Nijni. Moi, prince Ivan, à Souzdal ! Boyard Golovine ! je t’ai choisi pour aller à Ouglitch. Là, avec les Naghoï, vous proclamerez tsar Dimitri, et vous viendrez avec lui, au son des cloches, à Moscou, en déployant les étendards. Moi, avec Mstislavski et le prince Vassili, nous restons ici pour arrêter Godounov. (Au majordome Starkov :) Fedouk, donne-moi la grande cruche ! À la santé de chacun, et bon voyage ! Et vive le tsar Dimitri Ivanovitch !
TOUS, excepté Vassili Chouïski
Vive le tsar Dimitri Ivanovitch !
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Prince oncle – soit dit sans te fâcher – ne t’es-tu pas décidé trop vite ? Souviens-toi seulement : ce matin encore, tu ne voulais point t’arrêter à ce parti !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
J’étais fou ! Devant qui voulais-je confondre Boris ? Devant le tsar ! Il n’y a plus de tsar en Russie.
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Réfléchis bien, prince.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
J’ai tout pesé. Goloub ! je suis coupable envers toi, tu avais raison ! Ce Tatar 8 m’a joué comme un petit enfant. Il connaissait mieux le tsar ! Comment as-tu réussi à t’échapper ?
GOLOUB
En route, prince père, j’ai défait mes liens, et sur le radeau, au passage de la Krasnaïa, j’ai renversé deux strelitz, sauté du radeau dans l’eau, et je me suis sauvé à la nage !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Tu es revenu à temps. Aujourd’hui même, toi avec Krassilnikov et les autres braves gens que voici, vous soulèverez les marchands !
KRASSILNIKOV
Compte sur nous, seigneur prince ! Nous nous lèverons tous contre Boris !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Dès qu’il commencera à faire nuit, tenez-vous prêts, tous ; et quand retentira la voix du roi des canons 9, entrez dans le Kremlin ! (Au majordome :) Fedouk, donne le gobelet ! À la santé de tous !
Il trempe ses lèvres dans le gobelet et le passe ensuite aux marchands.
LES MARCHANDS
Prince père ! tu es pour nous comme un vrai père ! Nous ne vivons que par toi ! Dieu veuille que tu renverses Boris – et vive le tsar Dimitri !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Amen !
Sortent les marchands.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, à Mstislavski
Toi, prince, choisis tout de suite cinq cents hommes sûrs de Moscou. Qu’ils baisent la croix pour le tsar Dimitri 10, et quand il fera sombre, mène-les au Kremlin. Moi, avec le prince Vassili, nous arrêterons pendant ce temps Boris dans sa maison.
LE PRINCE VASSILI CHOUÏSKI
Hé ! oncle ! tu sais que je ne suis pas un lâche, je ne crains pas le danger ; mais néanmoins, réfléchis encore !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Trop réfléchir, c’est renoncer. Nous n’avons plus à raisonner ; le chemin s’ouvre clair devant nous !
DEUXIÈME TABLEAU
La maison de Godounov.
GODOUNOV se promène de long en large avec agitation. KLESCHNINE est debout, appuyé à la cheminée.
GODOUNOV
Je suis disgracié. Fédor lui-même me contraint à faire ce que je ne voudrais pas ! Depuis longtemps les Naghoï attendent ma disgrâce, et cette nouvelle va les enhardir. Il n’est rien à présent qu’ils ne tentent. Dimitri est pour eux comme un levier, autour duquel ils rassemblent mes ennemis et ceux du tsar. Il n’y a qu’à laisser venir : d’Ouglitch la révolte et les troubles vont éclater comme un incendie. Bitiagovski... je ne peux pas compter sur lui ; il me trahira si je ne charge encore quelqu’un de le surveiller. Je suis forcé !... – Je ne puis faire autrement, on m’accule. (À Kleschnine.) Est-ce que tu la connais bien cette femme-là ?
KLESCHNINE
C’est un instrument utile à toutes mains. Sorcière, rebouteuse, marieuse, entremetteuse, fervente pour Dieu et en bons termes avec le diable – en un mot, cette baba est précieuse ! Elle est là. Veux-tu que je la fasse venir auprès de toi ?
GODOUNOV
Il ne faut pas. Tu lui diras de veiller sur le tsarévitch, et surtout de noter ce que diront les Naghoï... Dans quel état as-tu laissé le tsar ?
KLESCHNINE
Je l’ai laissé devant cette liasse de papiers que tu lui fis porter ; tantôt il se frotte le front, tantôt il se gratte derrière l’oreille, et il n’y entend goutte, vraiment.
GODOUNOV
Il ne le supportera pas. (Il devient pensif.) Toujours me revient dans la tête ce qui me fut prédit le jour où la mort saisit le tsar Ivan. La prédiction s’accomplit maintenant : l’obstacle, pour moi, celui qui m’empêche, mon ennemi, il est à Ouglitch. (Revenant à lui.) Dis-lui de veiller sur le tsarévitch !
KLESCHNINE
Et tu ne veux pas la voir, père ?
GODOUNOV
Il ne faut pas. (À part lui.) « Faible, mais puissant ; innocent, mais coupable ; lui-même, et pas lui-même ; après... tué ! » (À Kleschnine :) Dis-lui de veiller sur le tsarévitch !
Il sort.
KLESCHNINE, seul
De veiller !... Hum ! Est-ce que je ne sais pas ce que ta seigneurie désire ? Hé bien ! je prendrai ce péché sur mon âme ! Je ne suis pas un scrupuleux, ni un homme à refuser la besogne ! Tant qu’il sera vivant, nous n’aurons nul repos des Chouïski et des Naghoï. Voyez comme ils lui ont rogné les ailes ! Je n’aurais pas attendu cela de la part de Fédor Ivanovitch ! Certainement, il ne tiendra pas longtemps... Et si, sur ces entrefaites, il arrive quelque chose ? (Il ouvre la porte.) Femme, entre !
VOLOKHOVA, entrant avec du pain bénit dans les mains
Bénie soit la Sainte Vierge ! Je t’apporte la salutation, boyard, des trois saints ; voici le pain consacré que j’ai pris là pour ta santé.
KLESCHNINE, d’un ton affable
Assieds-toi là, ma chère ; merci ! On t’a dit pourquoi je t’ai envoyé chercher ?
VOLOKHOVA, s’asseyant
On m’a dit, seigneur, on m’a dit ; le boyard Godounov change la gouvernante du tsarévitch, et il a ordonné de me préposer à la surveillance du tsarévitch. Tu peux être tranquille : je le garderai mieux que mon œil ; je ne dormirai pas de la nuit, et je ne mangerai pas ; mais l’enfant, je le garderai.
KLESCHNINE
Est-ce que tu as déjà été gouvernante ?
VOLOKHOVA
Je ne veux pas mentir, boyard ; non, je n’ai pas été gouvernante, mais j’aime beaucoup les enfants ! Et cet enfant-là est comme un ange de Dieu ! J’ai nourri moi-même mon fils, et il a maintenant dix-neuf ans passés ; toujours je l’ai tenu auprès de moi, sous l’aile, jusqu’à l’année de la peste : seulement, cette année-là, j’ai eu peur de rester ensemble.
KLESCHNINE
Et pourquoi, ma chère ?
VOLOKHOVA
Mais, dans un temps pareil, on est si près du péché ! Qui sait ? Il verse quelque chose dans ton breuvage, expédie ton convoi funèbre, t’enterre, réclame l’héritage et fait mettre sur ta tombe comment on t’appelait. À qui se fier, dans un temps pareil ?
KLESCHNINE
Tu es à présent marieuse, ma chère ?
VOLOKHOVA
Oui, quelquefois, je suis aussi marieuse, père boyard : se vanter est un péché, mais il ne se célèbre pas beaucoup de noces sans moi dans Moscou !
KLESCHNINE
Et quelle est la dernière que tu aies préparée ?
VOLOKHOVA
Celle du prince Chakovskoï avec la princesse Mstislavskaïa, seigneur.
KLESCHNINE
Peut-être celle que tu voulais hier, du vivant de la tsarine, faire donner en mariage au tsar ?
VOLOKHOVA
Dieu préserve ! Quel est le brigand qui t’a dit cela ? Quel chien, voleur et calomniateur ? Que sa langue s’enfle ! Que ses yeux se crèvent !
KLESCHNINE, sévèrement
Tais-toi, vieille ! Paix ! Nous savons tout. Le feu tsar Ivan Vassilievitch, de glorieuse mémoire, ordonnerait de te brûler à petit feu, sorcière ! Mais le boyard Boris Fédorovitch Godounov est compatissant : lui, au lieu de te faire exécuter, te donnera une récompense, si tu sais t’acquitter de ton devoir auprès du tsarévitch.
VOLOKHOVA
Je le saurai ! Je le saurai, père ! Tu peux compter sur moi ! Je ne laisserai pas même une mouche se poser sur l’enfant ! Il sera sain et sauf, bien portant, bien nourri !
KLESCHNINE
Mais s’il lui arrivait quelque chose, sans qu’il y eût de ta faute...
VOLOKHOVA
Que pourrait-il lui arriver près de moi ?
KLESCHNINE, insistant
Il ne te l’imputerait pas à faute ! (Volokhova le regarde avec étonnement.) Écoute, baba : personne n’est assuré de vivre ou de mourir ; mais lui, il est atteint d’épilepsie.
VOLOKHOVA
Alors, comment... père ! Alors, quoi donc ! Je ne comprends pas ?
KLESCHNINE
Mais comprends donc, vieille !
VOLOKHOVA
Oui, oui, oui, oui ! Si, si, boyard, si ! Tout dépend de Dieu ! Sans qu’il y ait de ma faute tout peut arriver certainement ! Nous sommes tous dans la main de Dieu, seigneur !
KLESCHNINE
Va donc, la vieille : Je te reverrai avant ton départ ; mais prends garde : de l’argent à ton aise – ou la prison !
VOLOKHOVA
Allons, seigneur, pourquoi la prison ? Mais... ne sois pas avare, nous sommes une pauvre veuve. Et permets-moi de prendre mon fils !
KLESCHNINE
Tu le peux ; va-t’en.
VOLOKHOVA
Adieu alors, seigneur ; tu seras content de nous. Oui ! Oui ! Mais oui ! Tout peut arriver ! Dieu seul est fort et puissant, Dieu seul ; mais nous sommes une pauvre veuve !
Elle sort.
UN DOMESTIQUE, annonçant
Fedouk Starkov !
KLESCHNINE
Fais-le entrer !
Entre Starkov ; le rideau se baisse.
TROISIÈME TABLEAU
Le palais du tsar. L’appartement de la tsarine.
FÉDOR est assis devant un tas de papiers et essuie la sueur de son visage. Il a devant lui les deux sceaux de l’État, le grand et le petit. IRINA s’approche et pose son bras sur l’épaule de Fédor.
IRINA
Repose-toi, Fédor.
FÉDOR
Impossible de rien comprendre ! Boris m’a choisi ces affaires exprès. Je n’ai trouvé là qu’une feuille intelligible : notre courrier de Venise écrit que le doge me prépare un cadeau ; il m’envoie six singes ! Arinouchka, je les enverrai à Mitia.
IRINA
Alors tu ne le rappelleras pas ?
FÉDOR
Mais, vois-tu, si Boris consent à rester...
IRINA
Tu n’as encore choisi personne pour le remplacer ?
FÉDOR
Mais c’est toi, c’est toi qui m’as dit : « Il vaut mieux attendre. » Tu croyais qu’il allait revenir de lui-même pour se réconcilier, mais voilà qu’il m’envoie cette masse d’affaires. Je me suis fatigué déjà là-dessus ; et voilà encore un malheur : j’ai envoyé chercher Chouïski, le prince Ivan, pour m’aider à débrouiller le tout ; mais lui m’a fait répondre qu’il était malade. Il boude, sans doute. Je l’ai mandé de nouveau : « Je lui fais, dis-je, un profond salut ; c’est pour une affaire qu’il ne connaît pas encore. » (Entre Kleschnine.) Ah ! c’est toi, Petrovitch ! D’où viens-tu ?
KLESCHNINE
De chez le malade.
FÉDOR
D’où ?
KLESCHNINE
De chez ton serviteur malade, de chez Godounov.
FÉDOR
Est-ce qu’il est malade ?
KLESCHNINE
Comment ne serait-il pas malade lorsque, pour tous ses services, tu l’as chassé comme un chien ? Et pourquoi ? Pour rien.
FÉDOR
Mais, moi...
KLESCHNINE
À quoi bon en reparler ? Toi, père, dès tes jeunes ongles, tu fus rude et emporté, et d’un cœur inflexible. Quand tu t’es mis quelque chose dans l’idée, tu imposes ta volonté, dût l’univers entier craquer !
FÉDOR
Je sais bien, Petrovitch, que je suis rude...
KLESCHNINE
Tu es tout le portrait de ton père...
FÉDOR
Je sais bien... mais est-il possible que Boris ne se réconcilie pas, si je reconnais mes torts ?
KLESCHNINE
Il n’en demande pas tant. Fais seulement apposer le sceau sur cette feuille, pour arrêter sur-le-champ les Chouïski, et il redevient ton serviteur.
FÉDOR
Comment ? il n’a pas renoncé à ses soupçons ?
KLESCHNINE
Tsar ! il ne s’agit plus ici de soupçons, mais d’une preuve décisive. Starkov, le majordome du prince Ivan, nous a révélé tout à l’heure que le prince Ivan a décidé aujourd’hui de reconnaître comme souverain le tsarévitch, et toi, de te chasser du trône dès demain matin. Père, interroge toi-même Starkov.
FÉDOR
Mais ces dénonciations ! J’entends pour la première fois ce nom de Starkov, tandis que celui de Chouïski sonne partout comme une cloche. Comment veux-tu que je croie plutôt un Starkov que Chouïski ?
KLESCHNINE
Crois-le ou non, moi je te dis que si tu ne les fais pas, tous et tout de suite...
LE DAPIFER, annonçant
Le prince Ivan Petrovitch Chouïski !
KLESCHNINE
Comment ? Lui-même ?
FÉDOR, joyeusement
Il est venu ! Il est venu, Arinouchka !
KLESCHNINE
Fais-le arrêter !
FÉDOR
Aie honte, aie honte, Petrovitch ! (Au dapifer :) Qu’il entre. (À Kleschnine :) Je vais l’interroger devant toi. (Entre le prince Ivan Petrovitch.) Bonjour, prince Ivan ! Imagine-toi qu’il y a une dénonciation contre toi... (Le prince Ivan Petrovitch se trouble.) Mais je n’y crois pas. Je veux que tu me dises toi-même que tu es maintenant innocent envers moi comme tu l’as toujours été envers tout le monde, et ta seule parole me suffira.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Souverain...
FÉDOR
Toi, prince, comprends-moi bien : je ne doute pas, je veux seulement...
KLESCHNINE
Non, père, permets ! S’il en est ainsi, laisse-moi lui demander ceci : « Seigneur prince ! Peux-tu jurer au tsar, en baisant cette icône, que tu ne médites pas de le trahir ? »
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Je ne te reconnais pas le droit de m’interroger.
FÉDOR
Prince, ce n’est pas lui, c’est moi qui t’en prie !
KLESCHNINE
Voilà : je vais prendre l’icône...
FÉDOR
Il n’est pas besoin ici d’icône ; jure-moi sur l’honneur, sur l’honneur seulement ! Eh bien ! prince !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Dispense-m’en !
IRINA, qui n’a pas cessé de regarder Chouïski
Lumière souveraine, pourquoi, par une question pareille, offenser celui dont la loyale bravoure est depuis longtemps connue de tous ? Ne lui demande pas cela ; demande-lui seulement de te donner sa parole sacrée qu’il te restera à l’avenir fidèle, comme fidèle il fut jusqu’à ce jour !
FÉDOR
Non, je veux, Irina, faire rougir de honte celui-ci. Dis-moi, prince, dis-moi, sur l’honneur : as-tu médité quelque chose contre moi ?... Mais parle donc !
KLESCHNINE
Sur l’honneur ! Entends-tu, prince ? (À part.) Avec l’icône c’eût été plus sûr !
IRINA, à Fédor
Radieux souverain !...
FÉDOR
Eh bien ! prince ?
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Dispense-m’en.
FÉDOR
Non. Je ne t’en dispenserai pas !
KLESCHNINE
Je crois que tu as peur, prince ?
FÉDOR
Comment, il a peur ? Il est têtu et emporté, mais moi je suis plus têtu et plus emporté que lui. À bon chat bon rat : tant qu’il ne m’aura pas donné réponse, je ne le laisserai pas sortir d’ici !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Alors, sache tout !
FÉDOR, avec effroi
Quoi ?... Que veux-tu ?...
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Oui, tu as entendu la vérité. J’ai levé contre toi le drapeau de la révolte.
FÉDOR
Comment donc ?...
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Par ta faiblesse, tu as épuisé notre patience ! L’État, tu l’as remis entre des mains étrangères ; il y a bien longtemps que tu n’es plus le tsar ; et j’ai résolu d’arracher la Russie aux mains de Godounov.
FÉDOR, à demi-voix
Chut ! doucement ! (Il désigne Kleschnine.) Pas devant lui ! Ne parle pas devant lui ; il racontera tout à Boris !
KLESCHNINE
Mais continue donc, prince !
FÉDOR, bas
Tais-toi ! Tais-toi ! Tu me le diras seul à seul.
KLESCHNINE
Le tsar attend la réponse.
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Ce n’est pas toi, c’est ton frère que j’ai reconnu comme tsar !
FÉDOR
Kleschnine, ne le crois pas ! ne le crois pas, Irina !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Maintenant je te demande une seule grâce pour mes services passés : moi seul, je suis moi seul coupable ! Ne fais pas exécuter mes partisans : ils ne seront pas dangereux sans moi.
FÉDOR
Qu’est-ce que tu racontes là ? Tu ne sais pas toi-même ce que tu chantes !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Ne t’avise pas de me faire grâce. Je me lèverais de nouveau contre toi. Tu ne peux pas régner ; je ne peux pas supporter Godounov.
KLESCHNINE, à part
Voyez-vous, l’honneur du prince ! Il n’est pas besoin de le pousser.
FÉDOR, prenant Chouïski à part
Prince, écoute : patiente encore ; laisse Mitia grandir un peu ; et je descendrai de moi-même, je descendrai avec plaisir du trône, par la croix !
KLESCHNINE, s’approchant de la table et prenant le sceau
Sceller, quoi ? l’ordre ?
FÉDOR
Quel ordre ? Tu n’as rien compris ! C’est moi-même qui ai ordonné de reconnaître Mitia comme tsar. Je l’ai ainsi ordonné : je suis le tsar ! Mais j’ai changé d’avis, il ne le faut plus ; j’ai changé d’avis, prince !
KLESCHNINE
Mais es-tu dans ton bon sens ?
FÉDOR, à l’oreille de Chouïski
Va-t’en ! Mais va-t’en donc ! Je prends tout sur moi, sur moi ! Eh bien ! va-t’en donc ! Va !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH, dans une grande agitation
Non, c’est un saint. Dieu n’ordonne pas de se lever contre lui, Dieu ne l’ordonne pas. Je vois que ta simplicité est de Dieu, Fédor Ivanovitch : je ne peux pas me lever contre toi !
FÉDOR
Va, va ! Défais ce que tu as fait !
Il le fait sortir.
KLESCHNINE, levant le sceau sur l’ordre
Tsar père, ordonne de sceller l’ordre. Ne le laisse pas rassembler des troupes ! Tsarine, dis-lui que le salut de l’État dépend de cet ordre !
IRINA
Il n’en est plus besoin. L’orage est passé, Chouïski n’est plus notre ennemi.
FÉDOR
Kleschnine, entends-tu ? As-tu entendu, Kleschnine ? Arinouchka, tu es un ange ! Rien ne t’échappe, tu remarques tout et comprends tout ! Non, Chouïski n’est plus notre ennemi !
Bruit à la porte. Une suivante entre en courant, avec effroi.
LA SUIVANTE
Tsarine, cache-toi ! Cache-toi ! Un fou vient d’entrer de force dans le palais !
LA VOIX DE CHAKOVSKOÏ, dans la coulisse
Arrière ! Arrière ! Ne me tenez pas ! Je veux entrer chez la tsarine !
Sur le seuil paraît Chakovskoï, maintenu par quelques domestiques. Il les repousse et se jette aux pieds d’Irina.
CHAKOVSKOÏ
Pardonne-moi, pardonne-moi, tsarine ! Depuis ce matin je cherche vainement à pénétrer auprès de toi !
FÉDOR
Mais c’est Chakovskoï !
LES DOMESTIQUES, entrant vivement avec des strelitz
Arrêtez le voleur !
FÉDOR
Doucement, doucement, les gens ! Il n’y a pas de voleur ici ! (À Chakovskoï :) Dis-moi, explique ce que tu veux.
CHAKOVSKOÏ
Tsar, exécute-moi : exécute-moi, mais écoute. On veut te divorcer d’avec la tsarine !
FÉDOR
Tu rêves, prince !
KLESCHNINE, à part
Voilà donc de quoi il s’agit ! (À Fédor :) Tsar, écoute-le !
CHAKOVSKOÏ
Eux, ils veulent te faire épouser ma fiancée !
FÉDOR
Qui, qui est-ce, eux !
CHAKOVSKOÏ
Les oncles de ma fiancée, la princesse Mstislavskaïa, les princes Chouïski !
FÉDOR
Mais tu es fou, prince !
CHAKOVSKOÏ, se relevant et tendant un papier au tsar
Voilà, voilà leur requête ! Mère tsarine, ordonne qu’on me rende ma fiancée ! Ordonne, tsar souverain, qu’on nous marie, aujourd’hui même, tout de suite !
KLESCHNINE
De cette requête nous avons ouï parler. Permets de la regarder. (Il prend le papier dans ses mains, et, après l’avoir parcouru, s’adressant à Fédor.) Voilà, père, tu disais tout à l’heure que ta tsarine connaissait le prince Ivan ; mais l’événement a prouvé qu’elle ne le connaissait pas ! Elle, l’épouse loyale, elle, la bien-aimée, elle qui, comme un ange, le défendait, il la veut, comme une coupable, comme une adultère, divorcer d’avec toi, pour te faire épouser sa nièce ! Tu ne crois pas, père ? Regarde, lis !
Il donne à Fédor le papier.
FÉDOR, lisant
« Fais un nouveau mariage, grand tsar, prends pour ta tsarine Mstislavskaïa. Et envoie au couvent Irina... »
KLESCHNINE
Tu connais l’écriture d’Ivan Petrovitch ? Alors regarde la signature.
FÉDOR, lisant
« Et de ce nous te supplions et signons : Dionissi, métropolite de toute la Russie... Varlaam, archimandrite de Kroutitz... prince... » Quoi ? (D’une voix tremblante.) « Prince... Prince Ivan... Ivan Petrovitch Chouïski... » Son écriture... Il a signé aussi ! Arinouchka... il a signé !
Il tombe dans le fauteuil et se cache le visage dans ses mains.
IRINA
Fédor...
FÉDOR
Lui ! Lui ! Que ce soit un autre... mais lui ! Nous divorcer !
Il pleure.
IRINA
Reprends tes esprits, Fédor !
FÉDOR
Toi, te renvoyer !
IRINA
Mon tsar et maître ! Je ne comprends pas moi-même ce que cela signifie ; mais réfléchis : si le prince Ivan voulait tantôt t’écarter du trône, pouvait-il songer à te faire épouser Mstislavskaïa ?
FÉDOR
Toi, mon Irina, te faire prendre le voile !
IRINA
Mais cela ne sera pas !
FÉDOR, se levant brusquement
Cela ne sera pas, non ! Je ne souffrirai point que l’on t’offense ! Qu’ils viennent, qu’ils viennent avec des canons ! Qu’ils essaient !
IRINA
Radieux souverain ! Tu t’inquiètes sans raison. Qui peut nous séparer ? N’es-tu pas le tsar ?
FÉDOR
Oui, je suis le tsar ! Ils ont oublié que je suis le tsar ! Kleschnine, où est-il, cet ordre ? (Il court à la table et appose le sceau sur l’ordre.) Prends ! Prends et le donne à Bons !
IRINA
Qu’as-tu fait ?...
FÉDOR
C’est pour les arrêter ! En prison !
IRINA
Mon maître ! Mon tsar ! Ne te hâte pas trop !
FÉDOR
En prison ! En prison !
CHAKOVSKOÏ, sortant de sa torpeur
Tsar souverain, comment ?... Je n’ai pas demandé cela ! Je t’ai demandé ma fiancée !
FÉDOR
Boris vous jugera !
CHAKOVSKOÏ
Il les perdra ! Il perdra les Chouïski !
FÉDOR
Il vous jugera tous !
CHAKOVSKOÏ
Je serai leur bourreau ! Tsar, pitié !
FÉDOR
En prison ! En prison, eux !
CHAKOVSKOÏ
Dieu ! qu’ai-je fait !
Il s’enfuit.
IRINA
Mon souverain, écoute : rappelle-le ! Rappelle Kleschnine ! Ne te hâte pas ! N’envoie pas en prison les Chouïski maintenant – maintenant qu’ils sont accusés de trahison !
FÉDOR
Non, non, non, Arinouchka ! Et ne me prie pas ! Tu ne comprends pas cela ! Si j’attends, je leur pardonnerai ! Peut-être leur pardonnerai-je ; mais cela leur servira de leçon ! Qu’ils soient enfermés un peu ! Qu’ils apprennent ce que c’est, que de vouloir nous séparer ! Qu’ils restent quelque temps en prison !
Il sort.
QUATRIÈME TABLEAU
Les bords de l’Iaouza 11.
Un pont sur la rivière. Sur la rive opposée apparaît un coin de forteresse avec une poterne. Par côté, des bosquets, des moulins et des couvents. Sur le pont vont et viennent des gens de diverses conditions. Entre KOUROUKOV, avec une hallebarde à la main. Il est suivi d’un JOUEUR de PSALTÉRION.
KOUROUKOV
Arrête-toi ici, mon garçon ; accorde ton psaltérion ; et quand le peuple sera assemblé, commence la chanson sur le prince Ivan Petrovitch ! Dieu nous bénisse ! Dieu nous aide ! Voyons de quoi nous allons être témoins ! (Le joueur accorde son psaltérion. Kouroukov examine sa hallebarde.) Eh bien ! ma vieille amie ! Depuis Vassili Ivanitch, de glorieuse mémoire, je ne t’ai pas décrochée du mur, et la rouille t’a rongée. Mais voici qu’aujourd’hui tu vas servir encore ! Eh bien ! mon garçon, prélude, regarde s’approcher le peuple.
UN BOURGEOIS, s’approchant de Kouroukov
Bonjour, grand-père Bogdan Semenitch ! Qu’est-ce que c’est que cette hallebarde ?
KOUROUKOV
C’est la hallebarde de mon petit-fils, père, de mon petit-fils ! On dit que les Tatars se montrent. Voyez-vous, mon petit-fils n’a pas le temps, et je me suis offert pour porter sa hallebarde à raccommoder ; mais je me suis arrêté pour écouter un peu ce garçon.
LE BOURGEOIS
Est-ce que les Tatars ne sont pas loin ?
KOUROUKOV
On dit qu’ils ne sont pas loin.
SECOND BOURGEOIS
Et qui marchera contre eux ?
TROISIÈME BOURGEOIS
Je crois que ce sera encore le prince Ivan Petrovitch ?
KOUROUKOV
On enverra Godounov.
PREMIER BOURGEOIS
Allons donc, Bogdan Semenitch !
KOUROUKOV, avec malice
Quoi donc ? Mais pourquoi Godounov ne serait-il pas notre voïvode ?
TROISIÈME BOURGEOIS
Est-il possible qu’il l’emporte sur Ivan Petrovitch ?
KOUROUKOV
Est-il possible ?... (Au joueur de psaltérion :) Eh bien ! la chanson ? la chanson ?
LE JOUEUR DE PSALTÉRION, chantant
Le roi, ayant rassemblé des forces,
S’est approché de la ville de Pskov.
Et tout en s’approchant, il se vante :
« Je renverserai la ville, je la renverserai à coups de bélier.
Le voïvode, prince Chouïski,
Je l’enchaînerai par les bras et les jambes,
Et je traverserai de part en part l’empire russe. »
UN HOMME DU PEUPLE
« Je traverserai de part en part l’empire russe ! » Ha ! ha ! Excusez du peu !
UN AUTRE
« J’enchaînerai Ivan Petrovitch ! » Oui, tu l’enchaîneras ! Essaie donc !
KOUROUKOV, au joueur
Eh bien ! mon garçon ?
LE JOUEUR DE PSALTÉRION, continuant
Ce n’est pas le tonnerre du Seigneur qui gronde sur Pskov,
Mais les leviers en fer qui battent ses remparts,
Et les boulets rouges qui pleuvent !
UNE FEMME
Sainte Vierge, quelle frayeur !
LE JOUEUR DE PSALTÉRION, continuant
Et ce n’est pas la nouvelle lune claire qui surgit,
C’est le seigneur Ivan Petrovitch, le prince,
Qui apparaît sur le mur de la ville.
Il marche sur le mur sans se mettre à l’abri,
Il regarde venir les boulets sans froncer les sourcils.
QUELQU’UN
Non, celui-là n’a point froncé les sourcils !
LE JOUEUR DE PSALTÉRION, continuant
Nous baisâmes la croix, jurant de nous faire tuer
Tous – plutôt que de livrer la ville de Pskov !
UNE VOIX
Et on n’a pas livré Pskov ! On ne l’a pas livrée !
UN AUTRE
Les saints la défendirent !
UNE FEMME
Notre-Dame la protégeait !
KOUROUKOV
Mais qui était dans cette ville, orthodoxes ? Qui donc était dans cette ville ?
UNE VOIX
D’un seul mot : Ivan Petrovitch.
KOUROUKOV
Après ?
LE JOUEUR DE PSALTÉRION, continuant
Et cinq mois le roi bloque Pskov ;
Le sixième, il baisse la tête.
En ce même temps, le prince fait une sortie,
Et défait toutes les troupes lituaniennes ;
À grand-peine le roi s’échappa.
En se sauvant, lui, chien, il jure :
« Dieu me préserve de venir en Russie,
Et mes enfants, et mes petits-enfants,
Et mes arrière-petits-fils !
UNE VOIX
Et il n’a eu que ce qu’il méritait. Connaissez les nôtres ! Connaissez le prince Ivan Petrovitch !
LE JOUEUR DE PSALTÉRION, continuant
Gloire au soleil haut dans le ciel !
Gloire sur la terre à Ivan Petrovitch !
Gloire à tout le peuple orthodoxe !
QUELQU’UN
La gloire, vraiment, la gloire ! Tu nous as charmés, bon garçon !
UN AUTRE
Il a glorifié qui le méritait ! (Il lui met de l’argent dans son bonnet.) Prends, mon brave !
TOUS
Prends aussi de nous ! Et de moi ! Et de moi !
Tous jettent de l’argent dans le bonnet du joueur.
QUELQU’UN
Enfants, regardez qui est-ce qui galope par ici ?
UN AUTRE
Voyez-vous comme il fouette son cheval ? C’est pour sûr un courrier !
UN COURRIER, à cheval
Place, place ! Faites place sur le pont !
UN BOURGEOIS
Hé, l’ami ! D’où viens-tu ? Quelle nouvelle apportes-tu ?
LE COURRIER
De Teschlov ! Les Tatars ont franchi l’Oka ; ils marchent sur Moscou ! Place ! place !
Tous se rangent pour faire place. Le courrier galope sur le pont dans la direction de la ville.
QUELQU’UN
Voyez, quelle fable ! Dirait-on pas qu’ils vont être ici ?
UNE FEMME, criant et pleurant
Oh ! Dieu ! Oh ! mes pères ! Ils réduiront de nouveau en cendres nos faubourgs !
UN TROISIÈME
La voilà qui pleurniche ! Est-ce que nous ne les avons pas vus déjà ? Et le prince Ivan Petrovitch, à quoi sert-il ?
UN QUATRIÈME
N’aie pas peur ; le roi était un peu plus brave que les Tatars, et pourtant il se sauva, la queue entre les jambes, de devant Ivan Petrovitch !
LE TROISIÈME
Il n’est pas né encore, celui qui pourrait briser Ivan Petrovitch !
KOUROUKOV, s’avançant
Il est né, orthodoxes, il est né, le maudit ! Il a brisé Ivan Petrovitch ! Il l’a enchaîné, notre défenseur ! Il l’a enchaîné par les bras et les jambes !
LE PEUPLE
Que dis-tu, grand-père, Dieu soit avec toi ? Qui a osé offenser Ivan Petrovitch ?
KOUROUKOV
C’est Godounov, orthodoxes, Godounov ! Godounov veut le perdre ! Tout à l’heure on va le mener, notre père, dans la prison du faubourg ; ici, sur ce pont, on va le mener ! (Bruit dans le peuple.) Rappelez-vous, enfants, qui est-ce qui fut toujours pour vous ! Qui vous défendit contre les méchants juges ? Contre les starostes et les voïvodes ? Les commissaires et les cabaretiers ? Qui empêcha le roi de venir à Moscou ? Qui, tant de fois, a chassé les Tatars ? Ce sont les Chouïski qui nous ont protégés, orthodoxes ! Y a-t-il dans le monde entier quelqu’un de comparable aux Chouïski ? Et autour de qui se sont rangés princes et boyards pour résister à notre ennemi, à Godounov ? Sans les Chouïski, nous sommes perdus, enfants !
DES VOIX DANS LE PEUPLE
Ne laissons pas offenser les Chouïski... Ne laissons pas offenser notre père ! le prince Ivan Chouïski !
KOUROUKOV
Allons le reprendre à Godounov, orthodoxes, et le porter sur nos épaules à sa maison !
LE PEUPLE
Allons le reprendre !
KOUROUKOV
Levons-nous pour les Chouïski comme nous le fîmes sous Olena Vassilievna !... Le voici, orthodoxes ! Le voici, notre père, Ivan Petrovitch ! Le voici avec ses frères, il marche avec des fers aux pieds !
De la porte de la ville sortent des joueurs de tambourin. Derrière eux, le prince Tourénine, précédant les strelitz qui emmènent le prince Ivan Petrovitch et les autres Chouïski, à l’exception de Vassili, avec les fers aux pieds.
TOURÉNINE, au peuple
Faites place sur le pont ! Pourquoi barrez-vous le chemin ?
KOUROUKOV
Père, prince Ivan Petrovitch ! Je te disais : « Ne te réconcilie pas ! » Je te disais, cher : « Ne te réconcilie pas avec Godounov ! »
LE PEUPLE
Ta cause est juste, Ivan Petrovitch, et nous, nous sommes pour toi !
TOURÉNINE
Faites place, manants ! C’est par un ukase du tsar qu’on mène les Chouïski en prison !
LE PEUPLE
Du tsar ? Ce n’est pas vrai ! C’est par l’ordre de Godounov !
TOURÉNINE, aux strelitz
Dispersez la foule !
KOUROUKOV
Tenez tête courageusement, orthodoxes ! Criez : Vivent les Chouïski !
LE PEUPLE
Vivent les Chouïski ! Délivrons notre père !
KOUROUKOV
Eh bien ! maintenant suivez-moi, comme sous Olena Vassilievna ! Les Chouïski ! Chouïski !
Il se jette avec sa hallebarde sur les strelitz.
LE PEUPLE, se précipitant avec lui
Les Chouïski ! Chouïski !
TOURÉNINE, aux strelitz
Sabrez la canaille ! Jetez-les à l’eau !
Tumulte.
KOUROUKOV, en tombant du pont
Les Chouïski ! Dieu ! reçois mon âme !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Paix, enfants ! Écoutez-moi !
LE PEUPLE
Toi, notre père, nous ne te laisserons pas offenser !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Écoutez-moi, enfants, dispersez-vous ! C’est vraiment la volonté du tsar ! Ne risquez pas vos têtes !
TOURÉNINE
En avant !
LE PRINCE IVAN PETROVITCH
Attends, prince, laisse-moi dire un dernier mot au peuple. Pardonnez-moi, gens de Moscou, ne me gardez pas rancune ! Nous avons été pour vous jusqu’au bout, mais Dieu ne nous a pas favorisés ; une nouvelle ère commence. Soumettez-vous donc à la volonté de Dieu, obéissez aux ukases du tsar, ne vous levez point contre Godounov ! Vous n’avez maintenant plus personne avec qui vous lever contre lui, plus personne qui vous protège. Et moi, je laisse faire parce que je suis coupable. Je ne suis pas coupable pour avoir combattu Godounov, mais pour avoir suivi une voie injuste, pour avoir voulu divorcer la tsarine d’avec le tsar. Et ensuite, j’ai fait pire encore : je me suis levé contre le tsar lui-même ! Lui – il est un tsar saint, enfants ; lui – il est un tsar de Dieu, et sa tsarine est une sainte. Mon Dieu ! donne-leur vie et santé pour de longues années ! (À Tourénine :) Eh bien ! maintenant, prince, allons ! Pardonnez-moi, gens de Moscou !
LE PEUPLE
Père ! Notre père ! À qui nous confies-tu, nous, les orphelins !
TOURÉNINE
Battez les tambourins !
Les joueurs de tambourin battent aux champs. Le peuple fait place. On emmène les Chouïski. Par la porte de la ville sort en courant Chakovskoï, sans chapeau, un sabre d’une main, un pistolet de l’autre. Derrière lui accourent Krassilnikov et Goloub avec des épieux.
CHAKOVSKOÏ, hors de lui
Où es le prince Ivan Petrovitch ?
UN HOMME DU PEUPLE
Pourquoi demandes-tu cela ? Pour le délivrer, ou quoi ? Trop tard, boyard !
UN AUTRE, indiquant le fond de la scène
Voilà, tout à l’heure la porte de la prison s’est bruyamment refermée sur lui.
CHAKOVSKOÏ
Alors, suivez-moi, les braves ! Éventrons la prison à coups de poutres !
KRASSILNIKOV
Mais qu’avez-vous donc à demeurer perplexes ! Ne nous reconnaissez-vous pas ?
GOLOUB
C’est le prince Chakovskoï, et nous, vous nous connaissez bien !
BRUIT DANS LE PEUPLE
Eh bien ! enfants ! C’est vrai ! Nous sommes en nombre, comment ne pas le délivrer ? Allons, tous, suivons le prince !
CHAKOVSKOÏ
À la prison, enfants ! Vivent les Chouïski !
LE PEUPLE
Les Chouïski ! Chouïski !
Tous se précipitent à la suite de Chakovskoï.
ACTE CINQUIÈME
_________________________________________________
PREMIER TABLEAU
Une pièce du palais du tsar.
GODOUNOV et KLESCHNINE.
GODOUNOV
Les partisans des Chouïski sont-ils arrêtés ?
KLESCHNINE
Les Bikassov, les princes Ouroussov, et les Tatev, et les Kolitchev, tous sont déjà enfermés. Nous n’avons pas réussi à saisir le seul Golovine ; pas plus de trace que s’il n’existait pas. Quant à Mstislavski, tu as ordonné de ne point le toucher.
UN DOMESTIQUE, annonçant à Godounov
Par ton ordre, boyard, on amène VassiIi Ivanovitch Chouïski.
GODOUNOV
Qu’on le fasse entrer. (À Kleschnine :) Laisse-nous seuls.
Sortent Kleschnine et le domestique. Entre Vassili Chouïski.
GODOUNOV
Bonjour, prince. Je sais que tu dissuadais ton oncle de son complot criminel Je t’en félicite.
VASSILI CHOUÏSKI
J’ai juré, en baisant la croix, d’être fidèle au tsar.
GODOUNOV
Et de dénoncer les ennemis du tsar. Mais tu n’as pas dénoncé le prince Ivan.
VASSILI CHOUÏSKI
J’ai su, boyard, que tu avais appris tout par Starkov.
GODOUNOV
Et savais-tu que j’avais aussi connaissance de cette requête ?
VASSILI CHOUÏSKI
Je le savais.
GODOUNOV, lui montrant la requête
Est-ce que tu reconnais ta signature ?
VASSILI CHOUÏSKI
Non seulement je la reconnais, mais j’avoue, boyard, que cette requête, c’est moi qui l’ai suggérée. Pourquoi le nier ? Je voulais te servir ; quand mes oncles se liguèrent avec le chef de la famille, et que Moscou se déclara pour eux, chacun donna son avis. Il s’en trouva qui voulurent proclamer tsar Dimitri à Ouglitch. Pour conjurer le danger je leur proposai cette requête. Pourquoi ne l’as-tu pas laissé présenter ? Tu en étais averti ! Tu pouvais préparer le tsar, nous entendre et ensuite refuser, et tout se serait terminé tranquillement.
GODOUNOV
Tu parles avec aisance. Que je te croie ou non, il n’importe. Tu es un homme intelligent. Tu as compris qu’on ne peut pas me tromper facilement, et qu’il est assez malaisé de discuter avec moi. Tu es entre mes mains. Mais je ne t’inquiéterai pas pour le passé, et je ne te demande point de promesse pour l’avenir. Quel est ton avantage, d’être avec moi ou contre moi, c’est ce que tu décideras toi-même. Réfléchis à loisir.
VASSILI CHOUÏSKI
Boris Fédorovitch ! À quoi bon réfléchir ? Je suis ton serviteur !
GODOUNOV
Nous nous sommes compris l’un l’autre. Adieu maintenant ; je verrai par l’événement si tu as parlé avec franchise.
Sort Vassili Chouïski.
LE DOMESTIQUE, annonçant
Boyard, la tsarine vient chez ta seigneurie !
Entre Irina, accompagnée de quelques boyarines. Godounov s’agenouille devant elle.
GODOUNOV
Grande tsarine, je ne m’attendais pas à ta visite.
IRINA, aux boyarines
Laissez-nous. (Sortent les boyarines.) Frère, ce n’est pas toi, c’est moi qui devrais m’agenouiller devant toi.
GODOUNOV, se levant
Sœur, pourquoi es-tu venue me voir sans te faire annoncer ?
IRINA
Pardonne ; les instants sont précieux pour moi : je suis venue te supplier, frère !
GODOUNOV
De quoi ?
IRINA
Est-il possible que tu perdes le prince Ivan ?
GODOUNOV
Il a lui-même fait l’aveu de sa trahison.
IRINA
Il s’en est repenti ! Nous pouvons croire en sa parole. Il compte sur la clémence du tsar. Pourquoi as-tu peur ? Se peut-il que tu veuilles revenir aux jours du tsar Ivan, aux jours de la terreur ? Le terme en est passé. N’est-ce point par la seule clémence que Fédor est puissant ? Pour elle que le peuple l’aime ? Et la puissance de Fédor, c’est la tienne ! Dans ton propre intérêt, tu dois la ménager ! Par elle seule, aujourd’hui, rien que par elle seule nous avons obtenu des Chouïski ce que n’en eût pu obtenir, par la terreur de l’exécution, le tsar Ivan lui-même.
GODOUNOV
C’était une grande montagne, le tsar Ivan. Les convulsions souterraines secouaient la plaine ; ou bien une gerbe de flamme, jaillissant tout à coup de sa cime, envoyait sur la terre la mort et la désolation. Le tsar Fédor n’est pas ainsi ! Je pourrais plutôt le comparer à un éboulis en plaine. Les fentes et les cavités en sont dissimulées par l’herbe fleurie, mais en passant trop près, sans faire attention, dans le gouffre glissent et le troupeau et le berger.
» On trouve dans nos mirs cette croyance populaire : une église s’engloutit dans le sol, et à la place il se forma un étang ; et l’on raconte qu’au fond, par un temps calme, les cloches sonnent, et se répand le chant du chœur. Fédor est pour moi comme ce lieu saint, mais peu sûr. Dans son âme toujours ouverte à chacun, ennemi ou ami, vivent l’amour et la clémence et la prière, et comme un calme tintement sonne au fond d’elle. Mais à quoi bon toute clémence et toute sainteté, si elles n’offrent aucun point d’appui ?
» Sept ans se sont écoulés depuis que sur la terre russe a passé, impétueux comme la colère de Dieu, le tsar Ivan. Et voilà sept ans que moi, pierre à pierre, avec quels efforts ! j’édifie ce temple lumineux, ce puissant empire, cette nouvelle et intelligente Russie, cette Russie à qui je consacre toutes mes pensées et mes nuits sans sommeil Peines perdues ! Je suis sur un éboulis ! En un clin d’œil tout peut crouler. Il suffit au dernier, au plus infime de mes ennemis, il lui suffit de vouloir, pour attirer à lui le cœur du tsar, pour changer la volonté que j’ai suggérée au tsar. Et moi j’ai beaucoup d’ennemis ; tous ne sont pas infimes. Tu connais l’insolence des Naghoï, le caractère indomptable des Chouïski. –... Ne m’interromps pas, j’honore les Chouïski – mais leur bravoure est insensée et imprévoyante ; ils suivent les sentiers battus, s’embourbent dans les ornières de la routine, et sous un tsar comme le tsar Fédor, il n’y a point pour eux, il ne doit point y avoir de place !
IRINA
Tu as raison, Boris, le prince Ivan Petrovitch fut longtemps un obstacle pour toi ; mais déjà tu triomphes ; le remords qu’il a de sa faute est garant que Fédor n’a pas un serviteur plus fidèle !
GODOUNOV
Je le crois ; il ne déchaînera plus l’émeute, il n’ébranlera plus par trahison le trône du tsar ; mais crois-tu qu’il renoncera de même à me contrecarrer ?
IRINA
Tu l’as vaincu, tu l’as brisé ; il est en prison : est-il possible que tu écoutes la vengeance ?
GODOUNOV
J’ignore la vengeance ; je n’écoute ni l’amitié, ni la haine ; je ne vois devant moi que mon entreprise, et je perds, non mes ennemis, mais ceux de mon entreprise.
IRINA
Réfléchis à ses services, frère !
GODOUNOV
Il en a reçu de l’honneur !
IRINA
Contre les murs de Moscou s’avance avec sa horde le khan de Noghaï. Qui lui résistera ?
GODOUNOV
Ce ne sera pas la première fois que Moscou verra le khan.
IRINA
De Chouïski seul il attend le salut.
GODOUNOV
Il est aveugle aujourd’hui comme toujours. Plus dangereux que le khan est celui qui, à l’intérieur même, trouble le repos de l’État ; qui, sous l’ivraie ancienne, étouffe obstinément le bon grain du progrès nouveau, Irina ! J’ai appris à estimer en toi la haute intelligence, et le regard clair qui pénètre les affaires du gouvernement. Ne te laisse pas aveugler par une pitié malencontreuse. Je comptais sur toi, Irina. Jusqu’ici, tu m’as plutôt combattu qu’appuyé, tu croyais que Fédor apprendrait à gouverner lui-même ; cela te froissait, dans ton for intérieur, qu’il dût se laisser guider par moi ; mais tu vois sa faiblesse. Sois à présent mon aide, et non pas mon adversaire. Ce n’est pas pour rien que Dieu t’a placée auprès d’un tsar débile. Tu as une responsabilité bien lourde ! Tu dois être la tsarine, et non une femme ! Tu dois maintenant dissuader Fédor de défendre les Chouïski.
IRINA
Si je pouvais penser que leur perte importe au salut de l’État, alors peut-être trouverais-je en moi la force d’étouffer les sanglots de mon cœur ; mais je ne crois pas, frère, je ne crois pas qu’une effusion de sang puisse servir l’État, je ne crois pas que toi-même en deviennes plus fort. Non, ce sera un grief de plus contre toi !... T’aider ? Dieu préserve !... Non, je compte sur Fédor !
GODOUNOV
Tu veux de nouveau agir en dehors de moi ?
IRINA
Nos voies sont différentes.
GODOUNOV
Un jour viendra où tu comprendras, Irina, que nous suivons la même voie. (Il ouvre la porte et, parlant à la cantonade :) La tsarine appelle ses boyarines !
Entrent les boyarines.
IRINA
Frère adieu !
GODOUNOV, avec un profond salut
Adieu, grande tsarine !
DEUXIÈME TABLEAU
Une place devant l’église d’Arkhangelsk.
Des mendiants se pressent en foule à l’entrée. Au fond de la scène, on aperçoit le peuple.
UN MENDIANT
Est-ce que le tsar va sortir bientôt ?
UN AVEUGLE
Entends-tu, on célèbre une messe de requiem en l’honneur du feu souverain ; on a chanté déjà À la mémoire éternelle ; il va sans doute sortir tout à l’heure.
SECOND MENDIANT
Et qui a célébré la messe ?
L’AVEUGLE
C’est Iov de Rostov qui célèbre la messe. Le bruit court qu’il serait fait métropolite, que le révérend sera changé.
PREMIER MENDIANT
On changera Dionissi ?
L’AVEUGLE
Oui, on le changera. Et Dionissi, et Varlaam de Kroutitz aussi. Voyez-vous, ils n’agréent pas à Godounov ; ils prendraient le parti des Chouïski.
UN QUATRIÈME, s’avançant sur des béquilles
Enfants ! Avez-vous appris ce qui se passe sur la place Rouge ?
L’AVEUGLE
Et qu’est-ce qui peut bien se passer là ?
LE QUATRIÈME
On tranche la tête aux marchands.
LE PREMIER
Quels marchands ?
LE QUATRIÈME
À Noghaïev, à Krassilnikov, aux Goloub, le père et le fils. On en a amené encore d’autres.
TOUS
Dieu ! ta volonté ! Mais pourquoi est-ce ?
LE QUATRIÈME
Pour avoir pris le parti des Chouïski. Et les Chouïski eux-mêmes sont déjà emprisonnés.
LE PREMIER
Dieu ait pitié d’eux ! et le tsar ?
LE QUATRIÈME
Godounov a trompé le tsar !
TOUS
Place ! place ! La tsarine !
Les mendiants se rangent. Irina s’approche avec Mstislavskaïa ; puis, les boyarines. Le dapifer les précède et distribue des aumônes.
IRINA
Demeure ici, princesse. Le tsar va sortir ; jette-toi à ses pieds, et implore-le pour ton oncle.
LA PRINCESSE
Tsarine, Dieu te récompense pour m’avoir amenée.
IRINA
N’aie pas peur, le tsar vous est favorable. Pourquoi donc trembles-tu ? Laisse-moi arranger ta parure.
LA PRINCESSE
Tsarine mère, l’effroi me glace le cœur ; apprends-moi comment parler au tsar !
IRINA
Comme ton cœur s’inspirera, parle, enfant. Mais où est ton fiancé ? Il serait bon qu’il fût avec toi.
LA PRINCESSE
Je ne l’ai plus revu, tsarine, depuis cette nuit-là, depuis cette heure-là, où...
Elle se cache le visage dans ses mains et pleure.
IRINA
Pauvre enfant ! Et lui aussi, je crois qu’à cette heure il s’apprête à mourir pour racheter ses torts !
LA PRINCESSE
Sois récompensée par Notre-Dame pour avoir pitié de nous !
Carillon à toutes les cloches. Les boyards sortent de l’église. Deux d’entre eux distribuent des aumônes. Après eux, marche Fédor.
LA PRINCESSE, à demi-voix
À présent, tsarine ?
IRINA
Pas encore, attendons, enfant ; vois-tu, il va prier.
FÉDOR, s’agenouillant, le visage tourné du côté de l’église
Tsar père, toi qui, par tant de repentance, de pénitence et de souffrance, rachetas tes péchés ! Toi qui es maintenant avec Dieu. Toi qui savais régner ! Instruis-moi ! Insuffle en moi une parcelle de ta force et apprends-moi à être tsar !
Il se relève et va pour se retirer.
IRINA, à Mstislavskaïa
Maintenant, princesse !
LA PRINCESSE, se jetant aux pieds de Fédor
Tsar souverain, pitié !
FÉDOR
Que veux-tu, boyarichnia ? Relève-toi ! relève-toi !
LA PRINCESSE
Gracie mon oncle !
FÉDOR
Qui es-tu, qui est ton oncle ?
LA PRINCESSE
Ivan Petrovitch Chouïski.
FÉDOR
Alors tu es la princesse Mstislavskaïa ? Oui, oui, je te reconnais.
IRINA, s’agenouillant
Radieux souverain, elle t’implore avec moi pour le prince Ivan Petrovitch !
FÉDOR
Arina, toi, Arina ! Relève-toi ! Relevez-vous toutes les deux ! Je pardonnerai au prince Ivan Petrovitch, mais il faut qu’il reste quelque temps enfermé dans la prison.
IRINA
Radieux souverain, pardonne-lui tout de suite. Envoie-le chercher sur-le-champ. Ordonne-lui de défendre Moscou, comme jadis il défendit Pskov !
FÉDOR
Eh bien ! Arina, je voulais moi-même l’envoyer chercher, l’envoyer chercher un peu plus tard ; mais pour toi, Arina, j’enverrai tout de suite. (À Godounov :) Boris, envoie-le chercher.
GODOUNOV
Grand tsar, tu nous as permis toi-même de commencer auparavant l’interrogatoire des Chouïski. Il est commencé.
FÉDOR
Il doit cesser.
GODOUNOV
Mais, souverain...
FÉDOR
As-tu entendu mon ordre ?
GODOUNOV
Grand tsar...
FÉDOR
Tu choisis mal ton temps pour me tenir tête. Dès aujourd’hui, je serai le tsar. Tous les conseils, tous les avis, je suis prêt à les entendre, mais à les entendre seulement, sans les suivre. Où est le gardien du prince Ivan ? Où est le prince Tourénine ?
KLESCHNINE
Le voilà qui vient.
Tourénine s’approche.
FÉDOR, à Tourénine
Va tout de suite relâcher les Chouïski. Et Ivan Petrovitch, envoie-le-moi.
Tourénine demeure immobile.
FÉDOR
Entends-tu ? Qu’est-ce que tu attends ?
TOURÉNINE
Grand tsar...
FÉDOR
Comment oses-tu demeurer encore devant moi, lorsque je t’envoie ?
TOURÉNINE
Grand souverain, je ne suis pas maître d’accomplir ton ordre... Ivan Petrovitch...
FÉDOR
Eh bien ?
TOURÉNINE
Cette nuit, il...
FÉDOR
Cette nuit... quoi ? Parle ! Eh bien ?
TOURÉNINE
Cette nuit, il s’est étranglé !
LA PRINCESSE
Sainte Vierge !
TOURÉNINE
Souverain, on a commis la faute de ne point faire d’inspection. Nous avons veillé à ce que le peuple ne le délivrât point ; hier nous avons repoussé la foule ; c’est Chakovskoï avec les marchands qui la conduisait, et si je n’avais tué Chakovskoï, ils entraient par force !
La princesse tombe évanouie.
FÉDOR, jetant un regard terrible sur Tourénine
Le prince Chouïski s’est étranglé ? Ivan Petrovitch ?... Tu mens ! il ne s’est pas étranglé ; mais on l’a étranglé ! (Il saisit des deux mains Tourénine au collet.) C’est toi qui l’as étranglé ! Assassin ! Brute ! (À Godounov :) Est-ce que tu le savais ?
GODOUNOV
Dieu m’est témoin que je l’ignorais !
FÉDOR
Les bourreaux !... Qu’on apporte le billot, ici, devant le perron ! Ici, devant moi ? Tout de suite ! Trop longtemps je fus envers vous d’une excessive indulgence ! Le moment est venu de me rappeler quel sang coule dans mes veines ! Ce n’est pas d’un seul coup que mon père est devenu un souverain terrible. C’est son entourage qui l’a rendu tel !... Souvenez-vous !
Un courrier, tout couvert de poussière, avec une lettre à la main, se précipite vers Godounov.
LE COURRIER
D’Ouglitch, pour le boyard Boris Fédorovitch Godounov !
FÉDOR, arrachant la lettre au courrier
Quand le tsar en personne est devant toi, il n’y a pas ici de boyard Boris ! (Il jette les yeux sur la lettre et se met à trembler.) Arinouchka, ma vue se trouble, je n’y vois pas... il me semble que j’ai lu quelque chose de travers.., je vois trouble. Prends, toi, et lis mieux !
IRINA, parcourant la lettre
Dieu miséricordieux !
FÉDOR
Qu’y a-t-il là, Arina ? Quoi ?
IRINA
Le tsarévitch Dimitri...
FÉDOR
Est tombé sur un couteau, et s’est enferré ? Est-ce ainsi ?
IRINA
Oui, Fédor, oui !
FÉDOR
Dans une crise d’épilepsie, il est tombé sur un couteau ? Mais est-ce bien cela, Arina ? Peut-être n’as-tu pas bien lu ? Donne-moi la lettre. (Il parcourt la lettre et la laisse tomber de ses mains.) Jusqu’à en mourir ; oui..., à en mourir, il s’est enferré ! Je ne le crois pas ! N’est-ce point un rêve, tout cela ? Mon frère Dimitri était comme un fils pour moi, puisque nous n’avons pas d’enfants, Arina !
IRINA
Dieu a envoyé un malheur qui afflige toute la Russie.
FÉDOR
Je l’aimais comme un fils, lui. Je voulais le prendre auprès de moi, mais je l’ai laissé là-bas, là-bas, à Ouglitch. Ivan Petrovitch Chouïski m’avait bien dit de ne point l’y laisser ! Que va-t-il dire à présent ?... Oh ! mais il ne dira plus rien, on l’a maintenant étranglé !
GODOUNOV, qui vient de ramasser et de lire la lettre
Grand tsar !...
FÉDOR
Toi, il me semble que tu as dit : il s’est étranglé ! Et Mitia s’est enferré ? Arina ; ah ! quoi, si...
GODOUNOV
Souverain, tu dois envoyer tout de suite quelqu’un à Ouglitch...
FÉDOR
Pourquoi ? J’irai moi-même ! Je veux moi-même voir Mitia ! Moi-même ! Je ne me fie à personne !
Un soldat s’approche de Godounov.
LE SOLDAT
Sur la route de Serpouklov, on voit des fumées de torches.
GODOUNOV
Grand souverain, c’est le khan qui s’approche. Dans quelques heures, ses troupes vont bloquer Moscou. Tu ne peux pas partir à présent.
KLESCHNINE
Tsar souverain, envoie-moi, moi, ton serf. Moi, père, si simple que je sois, ce que je verrai, je le rapporterai.
GODOUNOV
Et l’enquête sur cette affaire pourrait se confier au prince Vassili Ivanovitch Chouïski. Qu’ils partent tous les deux, et examinent par la faute de qui ce malheur arriva à Ouglitch !
FÉDOR, avec perplexité
En effet ! Veux-tu en effet envoyer à Ouglitch Vassili Chouïski ? Envoyer le neveu de celui que tu... qu’eux... cette nuit... (Il se jette dans les bras de Godounov.) Beau-frère ! Pardonne-moi ! je suis coupable envers toi ! Pardonne-moi ; mes pensées se brouillent, je perds la tête, je ne peux pas distinguer la vérité de l’injustice !... Arinouchka, suis-moi. Kleschnine, pars avec le prince Vassili. Prince Vassili, que voulais-je donc te dire ? Je l’ai oublié ! Ah !... voilà ce que c’était : j’ai envoyé la semaine dernière des cadeaux à Mitia... (Il fond en larmes.) Je voudrais savoir... je voudrais savoir.., s’il a eu le temps ?... A-t-il eu le temps ?...
LA PRINCESSE, soutenue par les boyarines
Tout est fini ! Mon fiancé, tué... Mon oncle... étranglé !
IRINA
Enfant, je te prendrai auprès de moi ; dès à présent, tu seras pour moi comme une fille !
LA PRINCESSE
Tsarine, je voudrais prendre le voile.
FÉDOR
Oui, princesse, prends le voile ! Retire-toi du monde ! Il n’y a pas de vérité en lui ! Moi-même je voudrais bien le quitter, il m’est odieux... Arina ! sauve-moi... Arina !
Les boyarines emmènent la princesse.
IRINA
Radieux souverain, Fédor, implorons par nos prières la consolation de Dieu !
FÉDOR
Par nos prières ? Oui, Arina ! J’irai dans un monastère, je prierai, je prendrai là le froc !...
IRINA
Tu ne peux pas, cher Fédor ! Personne à qui remettre la couronne héréditaire !
FÉDOR
Oui, je suis le dernier de ma race, le dernier. Que dois-je faire alors, Arina ?
IRINA
Radieux souverain, tu n’as pas le choix : le seul Boris peut gouverner l’État, lui seul. À lui seul laisse tout le poids et la responsabilité du gouvernement !
FÉDOR
Oui, oui, Arina ! Je ne me mêlerai plus de rien.
GODOUNOV, à Irina, bas
Nos voies se sont rencontrées !
IRINA
Plût à Dieu qu’elles ne se fussent point rencontrées !
Sonnerie de trompettes. Entre Mstislavski avec l’armure et le casque. L’armurier de Godounov lui apporte ses armes.
MSTISLAVSKI, à Godounov
Les troupes t’attendent, boyard, dans leur camp.
GODOUNOV, s’armant
Tout le monde à son poste !
Sortent les boyards.
MSTISLAVSKI
Est-ce toi-même qui nous conduiras contre le khan ?
GODOUNOV
Boyard-prince Mstislavski ! Moi, je suis l’homme du conseil, et c’est toi l’homme de la guerre ! Dès à présent, sois le voïvode suprême. Pour l’honneur de la Russie, mène-nous, comme le chef, à la bataille : moi, comme un soldat, je te suivrai !
Il sort avec Mstislavski. Le peuple se précipite après eux. Il ne reste en scène que Fédor, Irina et les mendiants.
FÉDOR
Nous voilà sans enfants, Arina ! Par ma faute nous avons perdu mon frère ! Je suis le dernier descendant des princes Varègues, de la branche régnante. Ma race mourra avec moi. Si le prince Ivan Petrovitch était vivant, c’est à lui que je léguerais mon trône ; mais maintenant, Dieu sait, à qui reviendra-t-il ? Tout est arrivé par ma faute ! Et moi, je voulais le bien, Arina ! Je voulais accorder tout le monde, concilier tout... Dieu ! Dieu ! Pourquoi m’as-tu fait le tsar !
Alexis TOLSTOÏ, Le tsar Fédor Ivanovitch, 1868.
Traduction française de B. TSEYTLINE et E. JAUBERT.
Publié par les Éditions Rencontre en 1967.
1 Diminutif d’Irina.
2 Nom du fief du prince Chouïski.
3 Diminutif de Dimitri.
4 Terme de mépris, pour tsarévitch.
5 Goloub, en russe, signifie pigeon.
6 Monnaie d’or.
7 Ancien habitant des cavernes.
8 Boris Godounov était d’origine tatare.
9 Fameux canon de Moscou.
10 C’est-à-dire : qu’ils prêtent serment sur la croix à Dimitri.