Le témoignage du Loc-Men-Guen-Bras
par
Georges-G. TOUDOUZE
UN rocher appelé en justice... Oui, oui : un rocher – un caillou, quoi !... un caillou comme tous les cailloux de chez nous, donnant son témoignage par-devant les gens de la justice spécialement assemblés pour cette chose-là tout exprès... Voilà une affaire que vous n’avez jamais vue, vous autres tous qui êtes ici pour m’écouter !... Et moi non plus, bien sûr, dame non, j’ai jamais vu chose pareille. Mais le père de mon bisaïeul a vu, lui. Et tellement ça lui fit impression que, durant toute sa longue vie de vieillard, il aimait à redire l’histoire pour tout un chacun. Son fils, alors, l’a sue, et le fils de son fils qui fut mon aïeul paternel et à qui je l’entendis bien souventes fois conter les soirs à la veillée, quand il faisait plein noir dehors, et que personne ne pouvait mettre le fin bout de son nez au-devant du môle, vu la méchanceté de la mer et la hargnerie du vent de décembre.
Aussi, je peux vous la dire, moi, l’histoire du témoignage rendu par-devant les messieurs de la justice du Roi – car en ce temps, alors, c’était le royaume de France – par le Loc-Men-Guen-Bras lui-même.
Je dirai la chose tout comme mon aïeul la disait, la tenant de son aïeul à lui, tous pêcheurs de sardines comme nous sommes de père en fils dans notre pauvre petit village du Finistère en Bretagne...
Et ce Loc-Men-Guen-Bras, vous le connaissez bien, hein, les gars... ? C’est celui-là, caillou qui tient la tête de ce mauvais banc sous-marin de Ker-Goaranton – vous savez bien, la méchante pique à corne aiguisée comme couteau qui se voit au ras des plus basses mers deux fois par année, pas plus. Une sale bête de roche qui se montre surtout par le mouvement de l’eau au-dessus d’elle, et qui a sur la conscience des bateaux à la douzaine. Dame, ceux qui ne savent pas son gîte, à cette diablesse, ont vite fait, par mi-marée, de gratter leur quille sur ses tranchants... et alors, bonsoir ! il y a pas de cloison étanche qui tienne ; on va au fond tout droit... Et quel fond ! trente brasses au ras de la roche, cinquante brasses autour et cent tout alentour... Une vraie fosse au creux de laquelle plus d’un brave marin dort son dernier sommeil dans la carcasse éventrée de son bateau perdu...
Enfin, bref, en ce temps-là, qu’était, comme je l’ai dit, le temps des rois d’avant la République première, en notre village, il y avait un gars pas trop aimé, vu qu’on le savait grand coureur d’aventures, qu’on le pensait avoir été flibustier de la Grande Flibuste des Antilles, et qu’on le croyait capable de mauvais tout autant et plus que de bon... Job Gallouarec, qu’on le nommait tout haut devant lui, et hors de sa présence Fils-du-Diable, qu’on avait coutume de le désigner quand on était sûr qu’il n’entendait point.
Buveur, colère, hardi : voilà l’homme. Superbe matelot par ailleurs, jamais reculant devant rien, ni homme, ni bête, ni coup de vent, ni grosse houle... Un gars, quoi... Mais seulement fallait pas le heurter, sinon on pouvait être sûr que ça tournait mal... Pas toujours par ses poings... Non... Ni par son couteau, ni par une manière de gros pistolet qu’il promenait toujours avec lui, comme venant, disait-il, d’un pirate anglais tué par lui en combat singulier... Ses poings, on aurait bien trouvé les égaux, son couteau, on aurait mis des lames à contre d’elle, et son pistolet même on l’aurait bien bravé les jours où on aurait été un peu bu...
Mais ce Job Gallouarec, on le disait sorcier ; il y en avait qui l’avaient vu rôdailler, la nuit, autour des Pierres Levées au-dedans desquelles, comme chacun sait, aiment nicher les Invisibles de la lande... Moi, personnellement, je ne les ai jamais vus ces Invisibles, mais nos Anciens les ont vus, et il faut croire les Anciens. Or, ils accusaient Fils-du-Diable d’être au mieux avec tout ce petit peuple-là qu’est composé d’esprits malins, retors, malfaisants, et volontiers agaçant le pauvre monde. Et tout particulièrement, on savait que ce grand vilain, rocher pointu sous-marin de Loc-Men-Guen-Bras était, paraît-il, la demeure d’un Esprit matelot, tout-puissant sur le vent, la houle et le courant, un Esprit envoyé là de sa Pierre Grise en pénitence de quelque méfait commis vis-à-vis de ses frères en diablerie. Ce pourquoi, du temps de nos aïeux, jamais, au grand jamais, même pressé par la faim, aucun patron pêcheur n’aurait été jeter son filet ou son casier à moins de dix encablures de ce méchant coin-là.
Lui, ce Job Gallouarec, au contraire, il ricanait de cette chose-là. Il mettait sa ligne à toucher le caillou. Et il faisait là des pêches superbes. Ce que voyant, les autres pêcheurs se signaient, et lui, Fils-du-Diable, il s’amusait à dire sa bonne amitié avec l’Esprit du Loc-Men-Guen-Bras, son camarade, son collègue, son matelot, comme il l’appelait.
Ça faisait vilain effet dans le pays, bien sûr.
Or, voici qu’un jour, un de chez nous, qui tenait navigation hauturière depuis des années, nommé Hervé Le Goff, prenant retraite de voyage, revint au pays et s’installa pour faire la pêche.
Ce fut tout de suite entre Fils-du-Diable et lui une rivalité qui se transforma en une manière de haine. D’autant que Hervé Le Goff ne baissait point le nez devant Job Gallouarec comme avaient coutume de faire les autres. Bien au contraire, il lui tenait tête, il le bravait, il le provoquait, il le traitait en bandit de flibuste bon à mettre en pendant à quelque grand-vergue, comme avaient dû périr ses camarades pirates. Bref, un tas de gentillesses plus agaçantes les unes que les autres. Et il y eut des querelles, et il y eut des batailles entre eux, comme de juste.
D’autant qu’il se trouvait entre eux ceci de très excitant, que ce pauvre Hervé Le Goff était entré au pays gueux comme Misère elle-même, avait pris femme aussi pauvre que lui, et traînait la guenille – tandis que Job Gallouarec avait de l’or. De l’or volé, que disait Hervé, peut-être bien avec raison. De l’or espagnol et anglais en tout cas – et sans doute produit de flibuste et de boucane, ça c’était sûr.
Les choses allèrent si loin que, un jour entre autres, Fils-du-Diable cria devant tout le pays assemblé sur la grève au départ des barques :
– Si jamais je meurs, c’est ce failli chien-là qui m’aura tué... Et tous, tant que vous êtes, vous cacherez son crime, parce que vous êtes des fatras... et des riens du tout... Mais souvenez-vous : je serai vengé par mon collègue, l’Esprit du Loc-Men-Guen-Bras, qui viendra témoigner pour moi devant les gens du roi, s’il le faut...
Le premier jour, on fit ricane avec sa parole à Job Gallouarec.
Mais, dix fois qu’il répéta sa menace, dix fois qu’il attesta l’Esprit du méchant caillou. Et après chaque querelle, chaque beuverie, chaque bataille avec Hervé Le Goff toujours suant de misère, Job hurlait son appel à témoin avec un grand geste vers le rocher qu’on ne voyait point sous son remous d’eau, là-bas, où il est encore.
Et aussi, quand un jour vint où Fils-du-Diable disparut sans que personne ait pu dire où il était passé, ce fut toute une rumeur dans notre pays. Nul ne l’avait vu sortir de chez lui, le Job, nul ne l’avait vu embarquer sur son petit canot ; mais l’homme n’était plus chez lui, le canot n’était plus au corps-mort 1. Et au bout de huit jours, il y eut un bailli de ce temps-là qui vint, à la demande du recteur, regarder chez Job : tout était en place, les meubles, les hardes, tout, sauf la pierre du foyer qui était déplacée, laissant un trou au fond duquel il y avait une pièce d’or, un ducat d’Espagne, montrant que c’était là une cachette à trésor vidée précipitamment.
Le bailli chercha, tourna, vira, questionna. On parla du témoin, l’Esprit de Loc-Men-Guen-Bras. Le bailli se fâcha tout rouge et fit promesse de brûler sorcier le premier qui dirait sottise pareille. Et l’affaire en resta là.
Tout d’un coup une nouvelle arriva : Hervé Le Goff avait un héritage ! Vous parlez d’un vacarme !... De quoi ?... Pourquoi ?... Comment ?... De quelle somme ?... Les langues marchaient. Mais le gars se fit discret – il ne dit rien même à sa femme –, parla d’un sien parent décédé aux îles d’Amérique, s’en fut deux fois à Quimper, une fois à Rennes, et revint avec de l’argent. Moyennant quoi sa femme et ses petits eurent maison, nippes, meubles et pain tous les jours.
Ça commençait de s’apaiser, cette rumeur très grosse faite par l’héritage, quand un beau jour, Hervé, chez le marchand de filins, paya une glène 2 avec deux ducats d’or espagnols... Et tout un chacun de rapprocher cette monnaie de la pièce trouvée dans le trou du foyer de Job Gallouarec, disparu l’an d’avant si secrètement.
Huit jours après, Hervé payait un tonnelet de brandevin avec de l’or espagnol encore...
Pour le coup, tout le pays fut convaincu : c’était Hervé qui avait tué Job et vidé le trésor.
Évidemment, on n’allait pas l’accuser – parce qu’on ne savait pas. Mais on parla – les femmes surtout. Si bien qu’un beau jour, voilà reparaître ce bailli-là qui avait fait l’enquête. Il venait avec des gens de justice qui, tout droit, s’en furent prendre au collet Hervé Le Goff, malgré que sa femme et ses petits s’accrochaient après eux, et voulurent l’emmener à Quimper pour le juger et le pendre : un assassin que c’était.
Alors, lui, de se débattre, de jurer, de crier, de s’en prendre à nous tous. Seulement tous avions entendu, tous, Fils-du-Diable annoncer que si jamais il venait à périr de mort violente, il faudrait prendre Hervé Le Goff pour son meurtrier. Et nous ne pouvions pas dire le contraire. Et Hervé fut mené à Quimper.
Si bien que notre gars s’en venait tout droit à sa pendaison, sans un malin d’avocat qui eut connaissance du fameux témoignage invoqué par Job lui-même, celui du Loc-Men-Guen-Bras. Et, uniquement afin de tirer l’affaire en longueur, voilà cet avocat qui réclame une enquête par là sans bien savoir ce que c’était que Loc-Men-Guen-Bras. Les juges, qui n’en savaient pas davantage, décidèrent de requérir ce témoin si important et firent tous les papiers utiles pour cela.
Quand ils apprirent tous de nous que Loc-Men-Guen-Bras est un caillou sous la mer que l’on voit deux fois l’année, ils firent une figure très longue. Mais le malin d’avocat sauta sur le quiproquo, se remua, s’agita, et, les papiers étant en règle, il exigea que l’on interrogeât le rocher durant le moment qu’on pouvait le voir, cinq mois et demi après justement, car la marée venait de passer... C’était cinq mois et un morceau de gagnés pour Hervé Le Goff.
Comme la justice doit suivre son cours et que l’avocat s’entendait à la manœuvre, on espéra la marée d’équinoxe. Et voilà tout le cortège qui s’amène au jour voulu, montant en bateau, escorté par toutes les barques du pays pour aller voir le fameux rocher.
Justement, c’était bon vent pour faire baisser la mer tant et plus, et jamais on n’avait si bien vu ce triste caillou que les gars du pays n’approchaient jamais par crainte et superstition. L’avocat et les juges n’avaient point de ces superstitions-là. Ils approchèrent avec leur prisonnier, curieux de voir ce singulier témoin.
Vous le connaissez, vous tous, le caillou... Eux le découvrirent. Ils virent dessous cette manière de caverne profonde et étroite que vous vous rappelez et ousqu’il se trouve toujours des congres de belle taille. Si bien que tout soudain, Hervé Le Goff qu’était là, attaché, et qui regardait l’eau basse avec ses yeux de pêcheur, crie :
– Un bateau qui est dedans...
On se penche de tous les bords, on examine... Oui, vraiment un bateau que c’était, brisé bien entendu et forcé dans la grotte. Mais avec une marque telle que tous les pêcheurs autour se mettent à crier :
– La barque à Job Gallouarec !
Et, peur évanouie, les voilà tous à fouiller. C’était bien sa barque à Fils-du-Diable, coulée en plein, et Fils-du-Diable dedans... Mais oui, Job en personne, sous apparence de squelette bien entendu, mais avec sa ceinture de cuir et dedans la ceinture toute sa monnaie de flibustier, empilée autour de ses os rongés par les bêtes de la mer.
Loc-Men-Guen-Bras témoignait, c’était vérité vraie !
Seulement il témoignait au rebours de ce qu’avait prédit Job Gallouarec : il témoignait non pas contre Hervé Le Goff, mais pour Hervé Le Goff.
Pas besoin de vous dire si celui-là se sentait revivre, par exemple !...
Pourquoi Job était-il là noyé et mangé dans les débris de sa barque et avec son or dessus lui ?... Personne n’a jamais pu dire. Car lui seul savait pour quelle bizarre d’idée il était venu ainsi rendre visite à son collègue l’Esprit de Loc-Men-Guen-Bras. Mais il était là, voilà le certain. Et par conséquent Hervé ne l’avait point tué, ni volé, ce qui était la chose importante par-dessus tout. Et pour cela, il fut remis libre et jouit de son héritage qui était vrai aussi.
Par conséquent, mes gars, quand vous élongez Loc-Men-Guen-Bras dans son tourbillon d’écume, soyez respectueux. Ce rocher-là a tué du monde, c’est vrai, mais il a témoigné en justice pour sauver un innocent, et certainement il n’existe pas au monde deux cailloux marins qui aient fait aussi bonne chose que notre rocher à nous.
Georges-G. TOUDOUZE.