La prière des esclaves

 

SCÈNE DU BRÉSIL

 

 

C’était par un beau soir ; le soleil de sa flamme

              Dorait encore l’horizon,

Le Brésil étalait ses splendeurs, et mon âme

              Montait pour être à l’unisson.

 

Les nègres revenaient de leur rude journée,

              Chargés de fruits ou de bois mort,

Tandis que des grands bœufs la troupe ramenée

              Rentrait à la voix du pastor.

 

La nuit se fit soudain. Puis, dans ce grand silence

              Une cloche tinta deux coups,

Et le feitor, armé de son fouet immense,

              Cria : la prière ! ici, tous !

 

À ce lugubre appel, on vit surgir de l’ombre

              Comme des fantômes hideux,

Des nègres décharnés, presque nus, à l’œil sombre,

              Drapés dans des lambeaux affreux.

 

Hommes, femmes, enfants, bientôt s’agenouillèrent,

              Tous dans l’immense véranda :

La chapelle s’ouvrit, deux cierges y brillèrent,

              Éclairant seuls la fazenda.

 

L’autel demeura vide, il n’y vint pas de prêtre.

              Autrefois un vieux chapelain,

Quand l’esclave mourait, quand l’esclave, allait naître,

              Sur eux récitait du latin.

 

Mais, lui mort, on avait renfermé le calice

              Et le saint livre aux coins d’acier :

Depuis, les noirs venaient, parodiant l’office.

              Dans un latin sans nom, prier.

 

C’était vraiment lugubre encor plus que grotesque

              De les voir d’un ton solennel

Psalmodier, plein de foi, ce jargon pittoresque

              Qu’ils croyaient la langue du ciel !

 

Ah ! je ne riais pas de toutes ces misères,

              Je contemplais ces malheureux ;

Je voyais sur leurs corps la trace des lanières,

              La crainte et la haine en leurs yeux.

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Leur chant fut celui-ci d’abord : « Sainte Marie !

              » Mère de Dieu, notre sauveur,

» Pour nous qui t’implorons, ô Notre-Dame ! prie,

              » Intercède auprès du Seigneur ! »

 

Ce chant montait toujours plus large, plus sévère,

              Triste comme un de profundis ;

Puis ils jetèrent tous, au lieu d’une prière

              Ce cri : Miserere nobis !

 

Ce grand cri si poignant, je crois toujours l’entendre :

              C’était sauvage de douleur ;

Je crus qu’en l’écoutant, mon cœur allait se fendre.

              Et dis comme eux : Pitié, Seigneur !

 

Pitié pour ces maudits, pitié pour ces esclaves !

              Sont-ils condamnés sans retour ?

Rends-leur la liberté. Qu’ils brisent leurs entraves :

              Seigneur ! n’auront-ils pas leur jour ?

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

La prière finie, et la chapelle éteinte,

              La lugubre procession

Défila devant nous, murmurant avec crainte :

               « Maître ! la bénédiction ! »

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Quand tous furent passés, avec un froid sourire

              Leur maître vint : « Eh bien ! mes chœurs !...

» Qu’en dites-vous, madame ? ils vous ont fait bien rire !

              – » Beaucoup. » Et j’essuyai mes pleurs !

 

 

                                                            Août 1869.

 

 

Adèle TOUSSAINT,

Épaves, sourires et larmes, 1870.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net