Las Serenas

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henry-Paul TOUZET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avec lui, sait-on jamais ? Il faut toute la rigueur du calendrier taurin pour qu’il fasse ce qu’il doit faire et hors les toros, il n’y a rien de fait. En principe, on rentre à Madrid. La cuadrilla fourbue s’en félicite. Quelques grasses matinées, d’oisives après-midi au Paseo de Colon, d’orageuses nuits rappelleront aux toreros qu’ils ne sont pas des bureaucrates en congé. S’ils l’étaient, Carlos Martinez les auraient-ils à sa solde ?

Morales vient de confirmer le retour à Madrid. D’aise, la cuadrilla pianote sur les verres d’anis, répand la fumée des campeones en spirale. Alors, Carlos : « Rien de fait, amigos. On boucle pour San Lucar, d’où on filera sur Cadix. » Paraît que les olives du patron mûrissent et ont besoin de lui. Moralès qui s’attend à la bordée la laisse déferler, trop habitué à ses tempêtes affolant l’aiguille de la boussole pour s’en émouvoir. Et puis, après tout, si Martinez est capricieux, il commande. Au fond, ils sont tous trop heureux d’être à lui et s’ils gueulent, c’est pour décharger leurs nerfs mis à rude épreuve par la versatilité du patron. Mais ils ne lui marchandent pas leur muscles et à Cadix, chacun les bandera au mieux de la temporada où d’une seule voir la plazza criera à s’égosiller : « Carlos ! » Ils savent tous cependant que Carlos sous-entend les autres qui font la courte échelle pour qu’il cueille le fruit doré. La cuadrilla boucle ses valises havane que happe la grosse Hispano où déjà au volant Pépito débraie.

L’après-midi de juin, lourde comme un toro mort, s’accroche de toutes ses lumières au vernis et aux chromes de la voiture. L’auto fonce, si prompte, qu’au crépuscule, c’est San Lucar, et le jour est si long que de loin apparaît l’agglomération. Pépito ne se crispe plus au volant. L’aiguille du compteur marque une chute. Par les glaces baissées entre l’odeur de la campagne ; terre cuite, herbe mûre, parfum continu sur lequel tranche, bref et violent, un arôme de fleur. La ferme de Carlos Martinez est de l’autre côté et invisible encore. Il faut traverser le bourg, le contourner plutôt. Nul ne parle. La cuadrilla apprécie diversement le séjour forcé à San Lucar : bonne chère et les à-côtés. Gonzalès n’est pas le seul à aimer les filles et ces ninas rustiques ont une saveur de fondante pastèque. Carlos intime brusquement à Pépito l’ordre de s’arrêter. Une petite sœur de l’Assomption de Santa-Maria, en bure moutarde, son cabas de paille à ses pieds quasi nus et poudreux, a l’air d’attendre quelqu’un sur le bord de la route.

La voiture immobilisée à sa hauteur, Martinez descend et lui demande : « Sor, quoi pour votre service ? Vous aumôner bien sûr, mais vous porter aussi ? À la disposition de usted. » La petite fait : « Si señor, si. » Et le torero prend la double affirmation pour double acceptation, ramasse le bagage, ordonne place à la cuadrilla qui se serre de bonne grâce et l’auto repart avec la nonne. Elle explique, gentille : « Je quête pour le couvent avec la Sor San Agostino. Et nous avons trouvé qu’en nous séparant pour demander, nous obtenions davantage. On donne autant à une qu’à deux. La madre fait comme si elle ne savait pas à cause des statuts. Alors on se débrouille, quoi, et à la fin de la semaine, on se rejoint pour rentrer avec la Sor Agostino et on compte la recette. Même que la Madre rit, ce qui ne lui arrivait pas depuis longtemps ». Carlos Martinez rit aussi et Dominguo, et Pepito, et Morales et la cuadrilla.

« Par le Christ, en dehors du patron qui fera facilement davantage que nous tous, chacun apportera sa poignée de pesetas à la Sor. » Et comment se nomme-t-elle, la Sor ? Et Dominguo qui ne dit plus « Thomassa, Thomassa... » et cesse de penser à la niña de Gonzalès le lui demande.

« Sor Santa Lucia, Señor », et la bouche du picador redit : « Santa Lucia » avec un air confit d’ora pro nobis, drôle sur ces lèvres mâcheuses de jurons à l’adresse indistincte des femmes et des toros. La petite, nichée entre les hommes, s’enhardit à les questionner : « Vous allez plus loin que San Lucar ? J’emporte une longue liste de prières pour la communauté et un fonds de bourse pour la Madre. Mais de vous qui me portez, je ne veux rien. C’est comme si vous me donniez. »

Le torero l’assure : « On vous donnera quand même, Sor, pour que les toros de Cadix ne soient pas mansos. Vous savez mieux parler que nous à la Paloma. » Elle fait un cri : « Vous ! des toreros ! Dios mio, que dirait la Madre qui nous enseigne que ce sont des caballeros qui ne croient ni à Dieu ni au diable ! Pourtant, vous êtes bien comme il faut. Je lui dirai qu’il y a des vôtres qui sont des hidalgos et elle le croira. Je prierai dès ce soir pour vous. Que vos mères, vos femmes et vos fiancées doivent avoir tant peur quand vous rase l’encornure ! Et vous, señores, vous n’avez pas peur ! Quand vous passez le costume de lumière à l’hôtel, je pense que vous n’oubliez pas de mettre dans la poche du cœur l’image de la Vierge del Pilar, aussi utile que le chirurgien. Santa Madre de Dios, qu’il faut que vous soyez braves pour faire ce métier ! »

Les banderillos se sentaient fraternels envers cette niña dont la bure et peut-être le cilice secret, la robe passée au soleil des mendicités pieuses et les sandales racornies aux chemins de la pénitence meurtrissaient une chair qu’ils ne désiraient pas. Ce fut alors le regard à terre que Carlos Martinez découvrit un chiffon à la cheville de Sor Santa Lucia et s’émut davantage de ce sang virginal deviné. Il le désigna du doigt et dit :

« Ce n’est pas le toro. » Elle fit : « Non, señor. Des épines traversées ; les sandales ne protègent que la plante du pied. Un peu d’eau à la fontaine, un bout d’étoffe, le mal offert au Christ pour les plaies de la Croix. » Il insista :

« Et l’infection ? » Elle le rassura : « Un signe de Croix est la meilleure pommade. La Madre nous prêche toujours qu’il ne faut pas nous écouter et que si nous mourons sans être allées au devant de la mort, c’est ce qui peut nous arriver de mieux. Vous, vous allez au devant de la mort et vous ne la rencontrez pas forcément. C’est une infante gracieuse, vous savez. Elle épargne les palombes comme nous et les matadors comme vous et ceux et celles qu’elle prend, elle a ses raisons. » Le torero se tut, la Sor aussi et les autres.

Pepito rompit le silence, annonçant : « Las Serenas. » Alors la Sor reprit : « Je croyais que vous alliez plus loin, à Muñoz où j’aurai couché à la cure ? Vous m’étalerez une botte de foin dans un réduit et je partirai au matin. » Carlos l’interrompit : « Vous allez souper avec nous et vous coucherez entre des draps, Sor. » L’Hispano franchit la grille ouverte, fila entre les platanes fleuris d’étoiles.

Martinez, devant la longue façade basse de Las Serenas, dit un mot à Morales qui le transmit aux gens accourus, lesquels firent comme s’ils ne voyaient pas Sor Santa Lucia. Mais le torero vit que, descendue, elle boitait et la soutint de son bras jusqu’à la salle à manger. La table se couvrit rapidement de vaisselles et de verreries, de touffes d’eucalyptus et de compotiers de pèches. Et s’il fallut un peu attendre, c’est parce que les gens de la cuisine ne pouvaient être aussi prompts que ceux de la salle, encore qu’aux lanternes ils eussent cueilli des fleurs et des fruits dans les jardins et déménagé dans la maison des vaisseliers en forme de cage aux barreaux taillés en plein cœur de l’acajou ; où les faïences ont l’air galbées, luisantes, hautes en couleurs, d’oiseaux des îles pris au piège sous le couvert des frangipaniers.

Enfin, l’on servit. Des agonies de chapons avaient auparavant claironné dans le lointain des communs, volailles promises aux poêles expéditives, débordantes de l’huile fumante de l’oliveraie. Sor Santa Lucia présidait une agape qui tranchait sur le maigre cocido à la cebada de son réfectoire de nonne où le piment n’était que mystique, retiré des extases Thérésiennes lues à table d’une voix monocorde faite pour endormir. Le maître, en face d’elle, se bornait au rôle d’ordonnateur et la cuadrilla mangeait à gestes élégants et propos retenus sans qu’une gêne planât parce que la Sor souriait en becquetant et formulait de naïfs étonnements sur la force de l’alicante et la succulence des filets.

Des phalènes entrèrent pour donner un ballet. Le café arabe ne débrida pas les instincts par la grâce de cette Marie de l’Évangile qui était Marthe aussi, ainsi qu’il apparut à Carlos Martinez.

Et ce fut le coucher. Carlos mena la Sor au Gynécée. Sur quoi les cartes sortirent mais l’ombre que tal fut le plus osé des jurons autour de la dame de pique abattue. Et nul ne demanda au Maître ce qu’il pensait de la présence à Las Serenas de Sor Santa Lucia. Elle appela. Sa blessure lui faisait mal et il lui revenait à l’esprit les paroles de crainte du torero. Martinez posa son jeu et s’y rendit pour revenir chercher Joselito, un peu docteur, passé de l’amphithéâtre à l’arène. Il se munit d’iode et de bandes et rejoignit le matador. Le banderillo décolla le mauvais chiffon tamponné d’eau bouillie, aseptisa la plaie, banda la cheville. Carlo Martinez tout cousu qu’il était de cicatrices de coups de corne avait mal au cœur de l’estafilade. Sor Santa Lucia pansée, gémissante et remerciante, s’endormit en laissant choir son rosaire d’olives qui fit un petit bruit de grains semés dans une Vega du ciel. Elle dormait, paisible et ils la laissèrent. Sur une chaise, son rigide froc bourru la veillait. Alors ils reprirent la partie pour la finir et se couchèrent à leur tour.

Mais Carlos revint dans la chambre de Sor Santa Lucia et y fit dépôt d’une robe de chambre à lui en satin réséda, semée de pivoines jonquilles, d’un madras de tête et de mules en maroquin carminé qu’il substitua, magnifiques, aux pauvretés de la vêture liturgique.

Il rêva que la Sœur préférait l’homme de douleurs de l’arène à l’homme de douleurs du Calvaire. Il dormit longtemps comme si tout devait s’accomplir selon ses vœux. Mais à l’aube, la Sor ouvrait les yeux et les emplissait de ces merveilles vestimentaires. Pour l’ancilla domini cette vêture de señora ? Oh non. Vite la bure baisée avant de la passer, les sandales lacérées. Pourtant ce foulard... comme il draperait harmonieusement la Notre-Dame de Guadalupe du cloître ! Le prendre, oui puisqu’il est donné, mais dire pour qui. Un mot donc de gratitude et d’explication : « Merci pour Sor Santa Lucia refaite par le repas et par le repos, remise par le pansement. Merci pour la Virgin qui sera belle. » Plier le papier et fuir à tire d’aile comme une palombe de l’oasis tentateur de Las Serenas la laissant sous la garde du Christ du Grand Pouvoir.

 

 

Henry-Paul TOUZET.

 

Paru dans Ecclesia en 1953.

 

 

 

 

 

 

 

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