Le comte de Gréiers
Rêveur sous les créneaux de sa châtellenie,
Le comte de Gréiers regardait un matin
Les Alpes déroulant cette chaîne infinie
De pics et de vallons à l’horizon lointain.
– Vertes Alpes, dit-il, que douce est votre vue !
Heureux tous vos enfants aux vermeilles couleurs !
Calme, je vous passais autrefois en revue,
Et voilà qu’aujourd’hui je sens couler mes pleurs.
Puis insensiblement montait à son oreille
La chanson des bergers cheminant vers le bourg :
Puis devant le château leur danse s’appareille,
Toute fleurie, au son du fifre et du tambour.
Svelte comme un rejet de mai, la plus hardie,
Prenant alors la main du comte tout surpris,
L’entraînait au milieu de la ronde étourdie,
En s’écriant : – Beau sire, enfin vous voilà pris ! –
Et la ronde tournait, et c’était un vertige,
Et les doigts se tenaient aux doigts bien cramponnés,
Et les arbres semblaient osciller sur leur tige,
Et l’on courait ainsi les hameaux étonnés.
Depuis trois jours, ni plus ni moins, que cela tourne,
Qu’est devenu le comte, et qu’a-t-on fait de lui ?
Pourtant, certes, il est bien temps qu’il s’en retourne,
Car l’éclair au front nu des montagnes a lui.
Tout crève... Le torrent comme un fleuve dévale.
La nuit s’embrase aux feux de l’éclair, et sur l’eau
Un homme presque mort surgit par intervalle,
Blême... et vient s’accrocher aux branches d’un bouleau !
– Où suis-je ? Par ces monts nous dansions, il me semble,
Quand sur nous est venu fondre cet ouragan ;
Dans les trous de rocher ils ont su fuir ensemble,
Et j’ai terminé seul ce bal extravagant !
Beaux jours, où l’on pouvait pour un berger me prendre,
Joyeuses gens, et vous, vertes Alpes, adieux !
Ce n’est point (ces éclairs me l’ont bien fait comprendre !)
Pour un tel paradis que m’avait créé Dieu.
À d’autres vos parfums, roses de la montagne ;
À moi l’âme et le front toujours voilés de noir !
À d’autres ces rondeaux que le fifre accompagne ;
À moi la solitude au fond de mon manoir !
Ludwig UHLAND.
Traduit de l’allemand par Max Buchon.