Le blessé

 

CONTE DE NOËL

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile VAILLIEZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au bon camarade Charles Curtelin.

 

Le canon s’est tu. Maintenant, sous le ciel lugubre, la plaine immense et blanche est devenue muette. Par instants, quelque coulée de lune s’épanche sur la terre, et cette clarté blafarde donne un aspect sinistre aux choses d’alentour. Oh ! l’affreux spectacle ! Partout, émergeant dans la neige, des cadavres épars, et d’autres en tas, la poitrine trouée, la tête fendue, les jambes broyées ; des canons sur le flanc, des caissons défoncés, des armes tordues et brisées, des chevaux éventrés. Une angoisse règne surtout cela. Et le vent glacé qui souffle ajoute son étreinte au frisson d’effroi qui saisit et vous poigne. La mort est là, toujours ; son œuvre est faite, mais elle reste, elle veille, et, comme de peur que sa proie lui échappe, elle attend que le dernier blessé ait rendu son dernier soupir. Et les râles, dans la nuit pâle, font un murmure qui va s’apaisant, tel qu’un chant de nourrice, quand l’enfant s’endort...

Mais voici que, là-bas, faibles et tremblotantes, des lueurs vont, viennent, s’éloignent, s’arrêtent, se rapprochent. Qu’est-ce donc ? Ce sont les ambulanciers qui enterrent les morts. Le groupe des travailleurs nocturnes, hâtivement parcourt la plaine silencieuse. Les trous se creusent, les corps s’entassent pêle-mêle ; et les tombes se referment, dont plus jamais on ne reconnaîtra la place...

Horreur ! D’un amas de décombre, un blessé s’est dressé ; son bras mutilé s’agite, il voudrait se lever ; mais, épuisé, il retombe. Un rayon de lune découvre l’uniforme tout inondé de sang. C’est un soldat français, si frêle, si doux qu’il semble un enfant. Une balle lui a troué la poitrine, et les chevaux, dans la charge, ont passé sur son corps...

 

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Sans doute, et il faut le croire, aux heures suprêmes, les facultés atteignent une acuité intense et surnaturelle ; car voici qu’aux yeux du blessé une vision surgit : Noël ! c’est Noël ! la nuit de Jésus, et la nuit d’allégresse ! Et tout le décor lumineux grandit, se précise. – Ciel fleuri d’astres, arbres verts chez le riche, arbres verts chez le pauvre, sabots mis dans l’âtre en l’attente du jouet rêvé, prières des petits enfants à genoux, près des aïeules, il voit tout cela. Une joie gonfle son cœur. La guerre est finie, bien finie ; guéri de ses blessures, il revient au pays. Il arrive tout juste pour suivre sa mère et ses sœurs à l’église. Il est sur la route et marche très vite. Déjà, voici, sur l’horizon blanchi, le clocher qui s’effile. Il arrive, il est tout proche du hameau. La maison qui le vit naître, la maison de l’enfance, la voici. Elle lui sourit, toute jolie dans la nuit claire. Oh ! l’accueil muet de cette humble retraite ; quelle émotion vient d’elle à lui, le pauvre enfant, qui tremble et dont le souffle s’arrête dans sa poitrine oppressée. Les arbres couverts de givre, eux aussi, ont l’air de lui tendre leurs bras amaigris. Écoutez ! dans l’apaisement de la nuit, le chant des cloches s’élève. Noël ! Noël ! Des gens, qui ne le reconnaissent pas, le croisent, s’en vont à l’office nocturne. Une langueur le saisit. Dans les hauteurs du Ciel, la nuit étend ses landes blêmes et ses prés sombres où scintillent des milliers d’étoiles.

Il est arrivé. Il frappe. La porte s’ouvre. Oh ! l’aveuglante lumière ! L’effusion première ! la longue étreinte des siens...

 

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Le soldat s’est réveillé ! La lueur du falot des ambulanciers le frappe au visage. On le soulève pour l’emporter. Ses yeux hagards regardent autour de lui. Il voudrait parler, ne peut pas. Un flot de sang jaillit de sa bouche. Sa tête roule sur ses épaules. On l’emporte.

Et tandis qu’il se meurt, le pauvre petit soldat de France, tandis que son âme remonte au Ciel de ses croyances, à cette même heure, où dans des temps très lointains, et sous de claires étoiles, le Sauveur du monde naquit dans l’étable de Bethléem ; alors que la nuit éternelle descend dans ses yeux où tantôt la vision d’un Noël en fêté s’illumina, il distingue encore la voix basse des hommes qui l’emmènent. Et l’un d’eux dit : « Je crois qu’on peut l’enterrer. Il est bien mort. »

 

 

Émile VAILLIEZ.

 

Paru dans La Sylphide en 1898.

 

 

 

 

 

 

 

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