Une légende
par
Henriette VALCOURT
C’était le soir, un soir de novembre pluvieux et sombre ; de grands nuages gris couraient dans le ciel comme des oiseaux de mauvais augure. Au dehors, tout respirait la tristesse, mais dans la salle à manger d’une jolie maison du village de C…, le tableau que l’on apercevait par les fenêtres brillamment éclairées reposait le regard attristé par les sombres horreurs de cette nuit d’automne.
Auprès d’une table deux personnes étaient assises ; l’homme lisait à haute voix le journal du jour, et la femme, jeune, gracieuse créature, interrompait de temps en temps son ouvrage pour sourire à son compagnon, ou se pencher affectueusement sur un joli berceau dans lequel dormait, ses petits poings posés sur ses yeux, le plus charmant bébé du monde.
Près du poêle, la grand-maman, assise dans un vaste fauteuil, faisait réciter la prière du soir à trois enfants agenouillés près d’elle.
La prière terminée, l’aînée des enfants, Marie, délicieuse petite brune, vint appuyer sa tête sur l’épaule de sa grand-mère.
– Nous avons été bien sages, bonne maman, dit-elle, avant de nous coucher, voulez-vous nous conter une histoire ?
– Un conte plutôt, dit Joseph, charmant espiègle de quatre ans, un conte de fée, bonne maman, tu sais une fée, avec une robe couleur de la lune, et une grande… grande baguette toute dorée.
– Je ne veux pas d’un conte de fée, murmura Marie, c’est bon pour les petits enfants.
– Mademoiselle se croit une grande fille parce qu’elle a dix ans, dit Éva la blonde ; mais n’en déplaise à votre majesté, continua le joli lutin en entourant de ses bras le cou de sa sœur, nous aurons un conte, et un beau encore, n’est-ce pas, bonne maman ?
Celle-ci sourit en caressant le gentil museau rose levé vers elle.
– Je veux bien vous conter quelque chose, mes enfants ; mais il faut que vous soyez sages, asseyez-vous là, près de moi.
Les enfants obéirent ; alors la grand-maman, ouvrant sa tabatière, y prit une prise de tabac qu’elle aspira lentement, puis croisant ses deux mains sur ses genoux, elle commença le récit suivant :
– Ce n’est ni un conte de fée, ni une histoire, que je vais vous conter mes chers petits, c’est une vieille légende que maman me disait quand j’étais à votre âge. Au temps où les Français étaient les seuls possesseurs de notre beau pays, il y avait, dans une paroisse voisine de la nôtre, un brave habitant qu’on appelait le père Charlot, il vivait seul avec sa femme ; mais à l’époque des récoltes il prenait à gage deux ou trois hommes pour l’aider dans ses rudes travaux.
Une année où la main-d’œuvre était rare dans la paroisse, il résolut de se rendre dans un village voisin où on lui avait dit qu’il trouverait de solides travailleurs. Ce village situé dans les montagnes avait un aspect sinistre lorsque notre voyageur y pénétra ; quoique très brave par nature, il hésita quelques secondes avant de frapper à la porte d’une petite maison qui se trouvait sur la route ; mais il se dit qu’après tout il était en pays chrétien et qu’il portait sur lui une branche de cormier coupée pendant la Passion ; avec cela qu’avait-il à craindre ? Il frappa donc résolument. Ne recevant pas de réponse, il souleva le loquet de bois qui fermait l’entrée du pauvre réduit et se trouva dans une pièce basse dont tout le mobilier se composait d’une table et de quelques chaises, une porte ouvrant au fond de cette pièce laissait voir un mauvais lit sur lequel un homme était couché tout habillé. Au bruit que fit le père Charlot en refermant la porte, l’homme sauta à bas de son lit. C’était un beau garçon d’une trentaine d’années, mais dont les traits exprimaient une profonde tristesse.
– Bonsoir, monsieur, dit le père Charlot, excusez-moi de vous avoir dérangé ; mais je cherche un homme à engager pour les travaux, et on m’a dit que j’en trouverais un ici.
– C’est moi-même répondit le jeune homme, et je suis prêt à vous suivre ; quelles sont vos conditions ?
– Je vous donnerai trente sous par jour, vous serez nourri, blanchi et logé.
– C’est bien, demain matin je serai chez vous.
Le père Charlot retourna chez lui enchanté de son nouvel engagé. Ce dernier fut fidèle au rendez-vous ; le lendemain de bonne heure, il était à l’ouvrage ; ses compagnons de travail essayèrent de le faire jaser ; mais il ne leur répondit que par monosyllabes, et d’un ton si triste qu’on prit le parti de le laisser tranquille ; seule la brune Catherine, la nièce du père Charlot, continua ses avances auprès de ce beau garçon dont la tristesse lui faisait de la peine ; elle fut récompensée de sa persévérance, car bientôt un sourire vint éclairer la figure du jeune homme, chaque fois qu’il rencontrait les yeux rieurs de la jeune fille, de sorte qu’à la fin de cette première journée, ils causaient ensemble comme deux vieux amis.
Les choses marchèrent de la sorte pendant huit jours ; le nouveau était un habile ouvrier qui faisait à lui seul l’ouvrage de deux hommes ordinaires ; aussi il était cité pour modèle par le père Charlot, qui disait en riant qu’il lui donnerait sa nièce Catherine, ce qui amenait un joyeux sourire sur les lèvres de cette dernière ; car elle ne cachait pas son amour pour José (c’était le nom du jeune homme).
Un matin, José ne se trouva pas à table à sa place habituelle ; on le chercha partout, mais inutilement. Ce ne fut que bien tard dans la matinée qu’on le vit arriver, pâle, les yeux rouges ; il se mit à l’ouvrage et personne ne l’interrogea ; mais après le dîner, quand tout le monde fut assis, Catherine l’attira à l’écart et lui demanda où il avait passé la nuit. Le jeune homme cacha son visage dans ses mains.
– Ne me demandez pas cela, Catherine, s’écria-t-il, si vous le saviez, vous me repousseriez avec horreur, priez plutôt… oh ! priez pour moi.
Et il s’enfuit laissant la pauvre jeune fille en proie à une douleur immense. Les jours suivants, même manège : José partait à la nuit pour ne revenir que le lendemain matin, et, toujours de plus en plus sombre, il évitait de rencontrer Catherine, dont la gaieté n’animait plus le travail des moissonneurs.
Un soir, José sortit, comme à l’ordinaire, la nuit était sombre, pas une étoile au ciel, où passaient de temps en temps d’immenses éclairs suivis de sourdes détonations.
– J’allons avoir d’la pluie, dit un des moissonneurs, m’est avis que José n’aura pas beau à courir le loup-garou ce soir.
Tout le monde se signa avec un frisson.
– Je saurai à quoi m’en tenir, dit le père Charlot, venez, mes enfants, toi, Catherine, prends ton chapelet, et ne pleure pas, nous serons bien vite de retour.
On se dirigea vers la grange qu’on explora en tous sens ; de guerre lasse, on allait s’en retourner à la maison quand, à la lueur d’un éclair, le père Charlot aperçut le malheureux José étendu sur le dos, la bouche grande ouverte et pâle à faire peur ; il lui prit la main, cette main était glacée comme celle d’un cadavre.
– Il est mort, dit le père Charlot, il faut l’emporter à la maison et, donnant l’exemple, il souleva le corps par les épaules, tandis qu’un autre s’emparait des pieds.
Ils prirent le chemin de la maison ; mais, à peine eurent-ils fait quelques pas, qu’une lumière rouge se mit à voltiger au-dessus du corps ; au même instant, un violent éclair accompagné d’un coup de tonnerre épouvantable vint effrayer les porteurs du cadavre, qui le lâchèrent et s’enfuirent ; toute la nuit, on vit la petite lumière tourner autour de l’endroit où gisait le corps du malheureux José, et, lorsque les premières lueurs de l’aube vinrent blanchir l’horizon, on entendit un grand cri, et tout disparut… Le pauvre José fut retrouvé la face contre la terre raide mort ; car son âme qui laissait son corps toutes les nuits pour courir le loup-garou n’avait pu reprendre sa place comme elle le faisait auparavant ; il fut enterré le lendemain dans le terrain réservé aux enfants morts sans baptême.
Le chagrin et la terreur d’avoir aimé un loup-garou conduisirent Catherine aux portes du tombeau ; quand sa jeunesse triompha enfin de la maladie, elle dit un éternel adieu au monde et entra au couvent.
Tel fut le récit de la grand-mère, les petits enfants lui souhaitèrent le bonsoir et se retirèrent.
Moi, amis lecteurs, je vous souhaite le courage de lire jusqu’au bout, sans dormir, cette histoire du temps passé.
AZILIA (Henriette VALCOURT).
Paru dans La Sentinelle en août 1892
et repris dans Contes et légendes de la Côte-du-Sud,
anthologie publiée sous la direction de
Gaston Deschênes et Pierrette Maurais,
Septentrion, 2013.