Les sabots d’or

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Monique VALOIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’ÉTAIT l’hiver 1749. Aux Forges, tout marchait avec entrain. Le fer se trouvait en grande abondance. Autour de cette activité, un groupe de gens honnêtes et naïfs s’y étaient établis et puisaient là leur bonheur et leur subsistance. Qui n’aurait pas aimé ce pays mauricien avec sa rivière merveilleuse, ses forêts peuplées de mystères et de légendes ?

Non loin d’un moulin, se dressait une maison blanchie à la chaux ; la plus coquette du village. C’était la demeure de Jean-Baptiste Poulin, directeur des Forges. Ce bonhomme avait des qualités de maître, sachant encourager ses hommes aussi bien que les amuser. Sa bonne vieille figure brunie par le soleil, éclairée par un sourire amical, était pour ainsi dire le flambeau des Forges. Poulin possédait de plus un grand trésor... une fille de dix-huit ans, belle comme le jour, bonne comme la vie. Des cheveux plus blonds que les fleurs de châtaigniers au mois de mai, des joues rouges comme des grenades, une peau de velours, des yeux frangés de longs cils reflétaient le bleu de mer à l’horizon. Les vieux du village la considéraient comme une sorte de déesse. Plusieurs disaient : « Ha ! la fille à Baptiste, qui l’aura donc comme épouse ? » Il va sans dire que tout le monde l’aimait et que les jeunes garçons se disputaient sa main.

Un jour d’hiver, Poulin déclara entre deux parties de cartes : « Je choisis le “marieux” de ma fille. Celui qui, à Noël, lui apportera les plus beaux sabots aura sa main et nous ferons les épousailles en mai. » Cette réflexion frappa deux cœurs rivaux : François Beauchemin et Cressé Brunet.

François, âgé de vingt ans, simple ouvrier et orphelin depuis sa tendre enfance, aimait Rosine de tout cœur. Cressé, lui, n’éprouvait aucun amour envers la fille de Poulin ; mais par jalousie et vengeance, il s’était promis de conquérir sa main.

Les jours passèrent... la nuit de Noël arriva. Cette nuit divine que dix-huit siècles avaient célébrée avec un cœur d’enfant, apportait de nouveau la joie aux gens des Forges.

La neige, la belle neige blanche avait coiffé d’un bonnet blanc tous les monts mauriciens. La rivière St-Maurice, comme surprise dans sa course, restait là, gelée et immobile. À toutes les demeures, les fenêtres s’animaient, petits yeux d’or dans la sérénité de cette nuit de Noël, cette nuit qui revenait avec son espérance nouvelle...

François Beauchemin, ce soir-là, en avait besoin d’espérance. Une angoisse étreignait son cœur ; cependant il sifflotait des cantiques de Noël. Était-ce pour cacher son chagrin ? Polissant ici les talons, piquant des clous menus, arrondissant le gros bec des sabots de bois, il oubliait toute notion du temps. Quelquefois, relevant la tête, il regardait une vieille crèche installée dans un coin de son atelier et laissait échapper une prière : « Jésus, donnez-moi Rosine ; faites que mes pauvres sabots soient les plus jolis. »

Soudain, quelqu’un frappa à sa porte. François tressaillit. « Entrez ! » – Un vieillard ridé et courbé apparut dans le cadre de la porte. Ses gros yeux noirs exprimaient quelque chose d’implorant. Sa bouche qui essayait de sourire provoquait à sa figure mille et mille petites rides.

– Joyeux Noël, mon garçon, puis-je entrer dans ta demeure ?

– Oui, sois le bienvenu, ma maison est ouverte à ceux qui souffrent.

Le vieillard prit place près du foyer d’où s’échappait une chaleur bienfaisante.

– Pour qui ces sabots de bois ? Ne pourrais-tu pas me les donner ; regarde les miens, ils ont de mauvaises semelles, je ne pourrai pas me rendre au bout de mon chemin avec de telles galoches.

En entendant ces mots, François avait pâli. Devait-il donner les sabots ou refuser l’aumône ; car son espérance de conquérir Rosine s’évanouissait en faisant cette charité. Ses yeux fixèrent encore l’Enfant-Dieu de la crèche.

– Tiens, vieillard, les voici, j’en fais le sacrifice.

– Tu as une âme généreuse, mon fils ; mais prends ces vieilles semelles en échange. Rosine les préférera aux plus riches, je te le promets. Tu sais, ces sabots ont vu Bethléem.

À ces mots, le mendiant avait disparu dans un nuage. François rêvait-il ? Non, car les vieux sabots étaient bien devant lui. Alors, qui donc était cet homme à barbe blanche qui savait tant de choses, cet homme prometteur de miracle ? Le jeune homme se leva donc, prit les pauvres souliers et se dirigea vers l’église pour la messe de minuit.

Pendant ce temps, que faisait Cressé ? Gobelet au poing, les yeux écarquillés, le nez enluminé d’un rouge vif qui semblait jeter des étincelles comme un fer sortant de la forge, Cressé, dans son gîte solitaire, ruminait son plan.

– Maudit quêteux... Il voulait que je lui donne mes sabots ; j’ai plus confiance au diable qu’à ce vieux qui a la berlue, c’est certain !... ses sabots ont vu l’Enfant de Bethléem ! Ha ! Ha ! Le diable aurait été devant moi et je l’aurais préféré. Au moins, lui, il aurait pu me venir en aide au sujet de Rosine.

Il était bien facile d’appeler Satan, car la fameuse côte des Forges dénommée « la vente au diable » était son repaire. C’est là que le démon arrêtait les voitures, qu’il se faisait la barbe en plein hiver en fixant un petit miroir sur un pin, et qu’il jouait des tours malins aux gens des Forges.

À peine Cressé avait-il dit que le diable pouvait l’aider, qu’un coup épouvantable ébranla sa porte. Satan en personne était devant lui.

– Tu as besoin de moi, me voici !

– Donne-moi deux sabots d’or afin d’avoir Rosine dès ce soir.

– À condition que tu me livres ton âme en retour.

Marché conclu, le diable disparut avec un bruit de chaînes. Cressé, moitié ivre et mort de peur, tomba sur sa paillasse et s’endormit.

À la vieille chapelle, minuit sonnait. Les occupants du village se hâtaient pour la belle cérémonie. La nuit s’était faite plus belle avec un ciel où naissaient les étoiles pareilles aux pâquerettes sur les coteaux mauriciens. Une lune ronde jouant à travers les nuages, jaunissait de ses rayons la neige fraîchement tombée. Les carrioles chargées de gais promeneurs découpaient sur le sol blanc leurs silhouettes fantastiques.

Dans la vieille église des Forges, l’autel ruisselait de lumières, le petit Jésus qui fait rêver les anges et les hommes, souriait entre Marie et Joseph. Le vieux chantre, Pierre Beaupré, entonnait d’une voix grave les cantiques émouvants : Minuit, chrétiens ; Il est né le Divin Enfant.

Dans un coin retiré, tout près de la crèche, François priait avec une ferveur qu’il n’avait jamais connue, les deux vieux sabots serrés contre son cœur.

La messe était finie ; alors les chevaux garnis de pompons rouges aux oreillères s’en allaient trottant vers la maison de Poulin. Le réveillon chez ce bonhomme n’avait rien de banal. De plus, cette année-là, Jean-Baptiste choisissait le « marieux » de sa belle Rosine. C’est dire que rien n’y manquait. Au milieu du salon, un sapin arraché aux flancs des collines mauriciennes dressait son tronc robuste et droit. Ses hautes branches alourdies de jouets, d’angelots roses aux cheveux d’or, scintillaient à la lumière d’une multitude de bougies. Les rires fusaient de tous côtés et les taquineries allaient bon train. « Hein ! la Rosine, qui désires-tu pour ton mari ? » – « Rosine, as-tu hâte de connaître ton époux ? » – « Pour Rosine, il faudrait des sabots d’or », s’écria Marchand.

Le repas était commencé quand tout-à-coup, comme un ouragan, Cressé rebondit dans la salle. Il alla tout droit à Rosine et dit :

– Tiens, prends ces sabots, tu m’appartiens maintenant.

Tous les assistants félicitaient Cressé de sa trouvaille.

– Je savais bien qu’il fallait des souliers comme ceux-là pour Rosine, cria de nouveau Marchand.

Mais à peine la jeune fille eût-elle mis son pied dans l’une des galoches dorées que celles-ci se changèrent en charbons brûlants.

– Sabots damnés, rageait Cressé, c’est bien lui, le quêteux, qui m’a jeté un sort.

Saisissant les deux charbons, il les lança dans le ruisseau près des moulins. Et c’est depuis cette nuit que l’eau à cet endroit ne gèle plus durant l’hiver ; parce qu’au fond, deux sabots du diable brûlent continuellement.

Le méchant Cressé était parti comme le vent, courant, courant toujours. On ne le revit plus au village. Un bûcheron qui se trouvait en haut du lac Mékinac vit, un soir, une ombre humaine roulée comme une poche au fond d’un grand trou creusé dans le roc appelé le « Chemin du diable ». Voici comment était mort Cressé Brunet, l’homme qui pour deux sabots d’or avait vendu son âme à Satan une nuit de Noël.

Dans la maison de Poulin, la vue de spectacle avait ébranlé tout le monde, surtout la douce Rosine qui, soutenue par son père, était pâle et tremblante. Cependant ses yeux cherchaient quelqu’un...

François crut comprendre. S’approchant doucement, il lui baisa la main.

– Rosine, je t’apporte ceux-ci, les veux-tu ?

La jeune fille resta stupéfaite devant de si vieilles galouches. Mais pour ne pas le contrarier, elle les accepta et les mit. Sitôt qu’elle eut fait un pas, ces dernières se métamorphosèrent en splendides sabots d’or. On aurait dit des morceaux de soleil tant ils brillaient. La musique donna les premiers accords et, dans un tourbillon de danse, Rosine Poulin disparut aux bras de François Beauchemin.

Jamais histoire ne fit plus de bruit au village des Forges. Tout le monde grava bien dans sa mémoire le souvenir du fameux réveillon du Noël 1749.

Les épousailles se firent en mai comme l’avait promis Jean-Baptiste Poulin. Sa fille était ravissante sous ses longs voiles blancs et ses yeux reflétaient l’amour qu’elle éprouvait pour François. Ses pieds chaussés des sabots d’or étaient si fins qu’une princesse les eût enviés. Partout où Rosine foulait le sol de ses pieds, des fleurs en forme de cloches roses et blanches poussaient et embaumaient les coteaux mauriciens. C’est pour cela qu’aujourd’hui, dès la fonte des neiges, nous pouvons cueillir la fleur de mai.

Les Forges ont disparu. Les époux Beauchemin sont morts. Mais le souvenir de leur amour s’est immortalisé dans cette fleur délicate.

Ainsi s’achève l’histoire merveilleuse des « sabots d’or » qui permirent à François de conquérir la main de la belle Rosine.

 

 

 

Monique VALOIS.

 

Paru dans Contes et légendes des Vieilles Forges,

Éditions du Bien Public, Trois-Rivières, 1954.

 

 

(Ce conte a été publié dans l’édition spéciale de Noël du journal Le Nouvelliste le 24 décembre 1951, et a valu à Mlle Valois le deuxième prix du concours de contes de Noël.)

 

 

 

 

 

 

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