La chronique

de la dame de Houngerstein

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean VARIOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CUNÉGONDE, fille de Rodolphe de Gielsperg, épousa le vieux sire de Houngerstein, resté veuf et sans enfant. Elle était d’une grande beauté et son regard subjuguait les hommes. Son air doux cachait de grands vices.

Elle dépensait beaucoup, menait une vie débauchée, et ruinait peu à peu le vieux Houngerstein, qui en appela au comte de Ribeaupierre, alors landvogt de haute Alsace. Thibalt Lockmann, intendant, fut chargé par le comte de gérer les affaires de Houngerstein ; mais il fut lui-même l’objet de menaces de la part des deux frères de Cunégonde. Il courut avertir le landvogt, et revint avec pleins pouvoirs de se saisir des frères de la dame. Ce qu’il fit, sans se soucier des protestations et des murmures.

Thibalt Lockmann était un gros petit homme un peu borné, au front bas, fort comme un taureau, et qui n’était pas d’humeur à se laisser piper par une femme. Cunégonde essaya de le séduire, mais elle se heurta à l’indifférence de Thibalt, et même à sa brutalité, car il lui réduisit sa garde-robe à deux robes : une d’apparat et une de promenade ; à trois chemises aux points hongrois ; à six souliers, dont trois à clous ; à une camisole de bonne laine à se garantir du serein, et un manteau d’hiver bien chaud à grand col de poil de chèvre.

« Tout cela est bien suffisant, disait-il, pour vêtir un seul corps ! »

La dame de Houngerstein fut mortifiée, et, de ce jour, décida un crime. Elle soudoya les valets, en leur livrant son corps, et obtint d’eux ce qu’elle voulut.

Un jour que Lockmann était à la chasse, deux valets se présentèrent devant le vieillard avec des armes ; ils le forcèrent d’écrire une lettre où il déclarait qu’il partait en pèlerinage. Le pauvre chevalier obéit, et Cunégonde parut, un lacet à la main ; c’était un signal. Ils étranglèrent le vieux sire, et allèrent l’enterrer dans un chemin creux, recouvrant son corps avec des branchages et des feuilles mortes. Deux jours après, on avait ouvert la lettre, mais comme aucun deuil ne se manifestait au château, on conçut des doutes, dans le pays, sur le pèlerinage, et on enferma Cunégonde dans une chambre basse.

Guillaume de Ribeaupierre ordonna à une commission composée de nobles et de bourgeois de Guebwiller de rechercher les criminels. On appréhenda au corps un valet qui, mis à la question, avoua tout.

On retrouva le cadavre qui fut reconnu solennellement par les juges de la régence d’Ensisheim, et enterré solennellement à Guebwiller. Selon l’usage, un héraut brisa les armes des Houngerstein sur la tombe, pour montrer que celui-là qui mourait était le dernier de sa race et qu’avec lui le nom descendait aussi dans la tombe.

Cunégonde fut convaincue d’adultère, de traîtrise et de meurtre, et condamnée « qu’elle se prosternerait à genoux et demanderait pardon à Dieu et à l’Empereur, ses officiers, ses justiciers et à tous ceux qu’elle pouvait avoir offensés, et mise après quoi entre les mains du bourreau pour périr par submersion ».

Le juge, brisant sa baguette d’osier, déclara :

« Dieu ait son âme ! »

Mais la mort était encore loin pour elle. Pendant la marche au supplice, un seigneur traversa la foule des manants et promit au bourreau trente florins d’or s’il voulait lui livrer Cunégonde. Le chroniqueur Luck 1 déclare qu’il ne nommera pas ce seigneur pour ne pas entacher le blason d’une famille illustre. Le bourreau accepta. Il lia Cunégonde et la précipita de sa barque dans le fleuve. Il la suivit avec le courant, cependant que le peuple s’en allait content. Le jeune seigneur attendait plus bas avec des chevaux et Cunégonde s’enfuit en Suisse avec lui.

Le landvogt Guillaume de Ribeaupierre apprit sa fuite, fit mettre à mort le bourreau coupable et engagea la justice de Suisse à lui livrer cette femme criminelle et adultère. Après trois années seulement, elle fut arrêtée. Le landvogt lui fit grâce de la vie, mais l’enferma dans la tour de Haut-Ribeaupierre.

Vingt ans après, elle était encore belle, car elle obtint de son geôlier, Philippe de Bacharach, qu’il la délivrerait et qu’ils fuiraient ensemble. Mais tout fut découvert. Le « serpent de Houngerstein », comme l’appelait le populaire, fut gardé plus étroitement. Philippe de Bacharach devait périr sur l’échafaud, mais des nobles intervinrent et il ne fut qu’exilé à vie.

À partir de ce jour, la chronique est muette à son sujet.

Les précautions prises à son égard furent extraordinaires. Guillaume de Ribeaupierre menaçait de mort quiconque regardait seulement l’enclos qui entourait le donjon de Haut-Ribeaupierre. Ses fils reçurent défense de se diriger vers ce lieu. Cependant, en 1498, Sébastien, l’un d’eux, fut mis en basse-fosse par ordre paternel. Il devint fou, fut transporté à Wittersdorff, près d’Altkirch, pour être exorcisé, mais il y périt de froid, et Pierre d’Andlau, qui rapporte le fait, dit que sa dépouille repose encore là en la puissance de Dieu.

 

 

Le chroniqueur dit que cette punition fut pour une dette de jeu. Mais la légende prétendit qu’il avait rencontré le regard de la dame de Houngerstein.

 

 

 

Jean VARIOT,

Légendes et traditions orales d’Alsace,

Crès, 1919.

 

Recueilli dans :

Contes de la vieille Alsace,

textes recueillis et présentés

par Pierre Schmitt,

Tchou, 1969.

 

  

 

 



1 1575-1653 (?) Cf. R. Reuss, De scriptoribus, etc., p. 147. (N.D.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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