Le diable à Hugstein
par
Jean VARIOT
À UN QUART DE LIEUE de Guebwiller, sur un coteau peu élevé descendant jusque vers la route, se trouvent les ruines du château de Hugstein.
Ses anciens possesseurs étaient deux frères, chevaliers pillards, menant une vie de débauche. Ils s’étaient donnés au diable corps et âme.
Ils guettaient les marchands et les voyageurs qui se rendaient de France en Allemagne ; ils se saisissaient d’eux, exigeant de grosses sommes de bon argent sonnant, et, si les marchands et voyageurs n’étaient pas assez riches pour les satisfaire, ils les enfermaient dans une fosse et les laissaient mourir de faim. On disait que cette fosse était pleine d’ossements.
Un soir, les deux sires de Hugstein aperçurent au loin une voiture lourdement chargée. Ils se mirent en embuscade, avec leurs gens, derrière une haie et s’emparèrent facilement du pauvre marchand qu’ils enfermèrent dans une des pièces les plus noires de leur château, en attendant que fût fixée sa rançon.
Les richesses que contenait la voiture était si nombreuses que les deux frères passèrent la nuit à les dénombrer.
Au matin, un valet vint leur dire :
« Le voyageur ne veut ni manger le pain sec que je lui porte, ni boire l’eau. Il dit qu’il est assez riche pour mieux manger, et qu’il est prêt à vous donner dix fois plus que ce que vous lui demanderez, à condition qu’il dîne et soupe avec vous. » Ce qui fut accepté.
Le voyageur entra et, jovialement, il embrassa les deux sires. Il avait un visage tout rose et se mit à chanter de si bon train que tout le monde au château en était réjoui. On dressa la table et l’on but tous les vins que contenait sa voiture, vins de France, d’Espagne et d’Italie. Puis, il fit mille bons tours, changeant en eau le vin des buveurs, prenant les dents de l’un pour les placer dans la bouche d’un autre, faisant pousser de la barbe au menton d’une servante, enfin mille plaisanteries gracieuses qui faisaient plaisir à tous.
La nuit tomba et le festin continuait encore. Il déballa de riches manteaux, des soies merveilleuses, des fleurs qui ne se fanent jamais, des vases précieux, des pierreries qui jetaient des feux aveuglants.
Minuit sonna, à Guebwiller, dans la nuit calme.
Le voyageur sortit alors d’une petite caisse une bouteille qu’il agita en riant plus fort. Dans la fumée des vins, les deux Hugstein crurent voir des cornes lui pousser sur le front et son corps flamboyer. Il déboucha le flacon d’où s’échappa une petite flamme. Dans une détonation formidable qui réveilla tous les échos de la nuit, le château vola en éclats.
Ce voyageur était le diable qui venait prendre sa proie.
Jean VARIOT,
Légendes et traditions orales d’Alsace,
Crès, 1919.