La femme du chevalier

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean VARIOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA PESTE COURT dans Guebwiller, marquant les portes ou heurtant les fenêtres de ceux qui doivent mourir ; et sur la fin du jour elle s’assied, fatiguée, au seuil du chevalier. Alors la femme dudit chevalier se coucha dans le lit conjugal, se mit à trembler et dit :

« Mon cher mari, n’approchez pas de moi… Éloignez les enfants. Courez chercher un prêtre : la grande mort noire est dans mon corps. »

Et quand elle eut confessé ses péchés, elle baisa le crucifix et rendit l’âme.

À la nuit tombante, les fossoyeurs vinrent la chercher, et, après l’avoir enveloppée dans son linceul, la placèrent sur un chariot, avec beaucoup d’autres morts. Le chevalier suivit son épouse jusqu’à la fosse du charnier, et, quand les dernières prières eurent été dites à la lueur des torches, il revint seul vers sa demeure, souhaitant que le mal terrible le frappât à son tour, pour qu’il pût rejoindre, au séjour des élus, celle qu’il aimait.

Il s’enferma dans sa chambre, et, tenant en main le crucifix de la morte, il pleura longuement, regrettant les années pleines d’amertume de sa vie de soldat, les années où seul souffrait son corps. Le jour le surprit, triste et livide, à la même place. Et, durant des mois et des mois, le veuf pleura sa femme.

On ne le voyait plus jamais en tête de la compagnie d’archers ; ni jamais caracolant sur les routes ; ni jamais, aux grands jours, couvert de sa brillante armure et tenant son épée à double tranchant.

Il parlait à ses enfants de leur mère ; mais, le voyant pleurer, ils prenaient peur.

Que peut un homme seul, pensait-il, pour chérir comme il convient de petites âmes. La voix d’une mère vaut mieux que la force d’un père… Toujours, il restait enfermé, seul avec ses souvenirs.

Or un soir, comme sonnaient les onze heures, on heurta sa porte.

La servante alla pour ouvrir ; mais il l’entendit crier, fermer l’huis et monter l’escalier.

Toute pâle, et tenant sa lumière qui tremblait :

« Monsieur le chevalier, dit-elle, une blanche figure demande à vous parler… C’est votre femme !

– Êtes-vous folle ? répondit-il. Je croirais plutôt que c’est mon cheval blanc, qui est mort à la Saint-Michel ! »

Mais on heurta de nouveau. Il prit la chandelle des mains de la servante, descendit et cria :

« Qui frappe ici ?

– C’est votre épouse, chevalier ; ouvrez-lui. »

Or c’était un homme qui parlait.

Le chevalier se prit à trembler lui aussi…

D’une voix brève, il cria :

« Comment puis-je vous croire ? »

Sous la fente de la porte, il vit qu’on glissait un anneau – le propre anneau nuptial qu’il avait, jadis, donné à sa femme aux jours de leurs noces.

Alors, le chevalier ouvrit.

Celle qui avait été la compagne de ses jours se tenait enveloppée dans son suaire, et, les mains jointes en guise de supplication, elle s’agenouilla et dit :

« Mon cher mari, voulez-vous ne pas avoir crainte des morts… et me reprendre avec vous ? »

À côté d’elle, saint Joseph, tenant sa branche de lis dans la main gauche, et, sur son bras droit, l’Enfant Jésus, dit d’une voix douce :

« Chevalier, Dieu vous rend votre femme, parce que vous avez été loyal époux. »

Puis, il s’éloigna vers l’église et rentra dans sa chapelle. Le chevalier, le cœur battant, ne pouvait croire ses yeux.

« C’est une triste compagne, lui dit la femme, que celle qui revient du charnier. Mais vous étiez seul, malheureux, et il nous faut élever nos enfants. Je n’y retournerai qu’avec vous, chevalier, puisque telle est la volonté divine. »

Et voilà l’histoire de l’homme qui ne voulut point oublier sa femme morte et auquel Dieu rendit le bonheur, parce que rien au monde ne lui donne plus de joie que la fidélité.

 

 

 

Jean VARIOT,

Légendes et traditions orales d’Alsace,

Crès, 1919.

 

Recueilli dans :

Contes de la vieille Alsace,

textes recueillis et présentés

par Pierre Schmitt,

Tchou, 1969.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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