Le flambeau des rois

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean VARIOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VOICI L’HISTOIRE du flambeau des Rois mages : quand ils arrivèrent dans Bethléem, l’étoile qu’ils suivaient descendit du ciel et se posa sur la toiture de l’étable où venait de naître Jésus-Christ. Sa lumière éclaira le réduit, chauffé par l’haleine de l’âne et du bœuf.

On sait qu’ils apportèrent force présents ; on sait que celui d’entre eux qui a la peau noire répandit sur les pieds de l’enfant la myrrhe, contenue dans une cassolette d’argile.

Quand ils eurent adoré le fils de Dieu, ils prirent congé avec beaucoup de révérences. Alors, un prodige frappa tous les hommes présents. L’étoile qui les avait conduits vers Bethléem se mit à parler et leur dit qu’elle voulait ne point les quitter, et voilà que toute sa lumière entra dans la cassolette d’argile qui avait contenu la myrrhe.

 

Ils partirent donc.

Coururent le monde pour annoncer qu’ils avaient vu naître le Maître des hommes.

Passèrent les mers ; gagnèrent l’Occident ; cherchèrent les villes dans la nuit de la terre ; battaient parfois le briquet afin de réveiller la lumière de l’étoile endormie dans la cassolette d’argile. La flamme s’élevait alors, incomparable flambeau qui éclairait à l’infini et la voûte céleste et les sommets des monts neigeux, et les forêts aux mille sombres recoins où se terrent les animaux sauvages.

La dernière fois qu’ils ont battu le briquet, ils ont aperçu le Rhin.

Comme ils étaient fatigués d’avoir foulé aux pieds toutes les contrées du monde, et comme leur temps était révolu ici-bas, ils firent creuser trois fosses dans le roc, au lieu où s’éleva Cologne.

Se couchèrent ; s’endormirent ; se réveillent chaque année au soir de Noël, et descendent sur Barr et Molsheim, ayant salué la fontaine de Sainte-Richarde, à Andlau ; et montent les sentiers du Hohwald, pour gagner le Champ-du-Feu. Là, ils purifient l’air infesté par les sombres pratiques des sorciers.

Celui qui a porté l’or le jette dans les étoiles qui s’éveillent des ombres de l’hiver et scintillent à nouveau.

Celui qui a porté l’encens le brûle au creux de sa main, et l’encens forme les nuages qui s’allongent l’année durant tout autour des hauts sommets.

Celui qui a la peau noire, celui qui a porté la myrrhe, la répand sur les herbages.

Puis, ils remontent vers Cologne, en traversant la ville de Strasbourg.

 

Un certain jour, lendemain d’un Noël, comme la foule assemblée les regardait passer avec force cris de joie et admiration, voilà que la fille du schoultheiss se mit à la fenêtre. Et le Roi, qui tenait en main la cassolette d’argile remplie de la lumière de l’étoile qu’on réveillait en battant le briquet, le Roi mage qui a la peau noire fut frappé d’admiration par la beauté de la fille du schoultheiss, et il la regarda avec une grande compassion.

« Fille si belle, dont le sourire rayonne alentour comme le soleil printanier ; fille si douce, ta beauté sera cause peut-être de ta perdition. Garde-toi des tentations mystérieuses qu’à tes oreilles murmurera le démon. Fille si douce, les habitants de la terre vivent dans la nuit. Il n’est qu’une lumière pour éclairer le chemin des hommes : celle de l’étoile qui a guidé nos pas quand nous marchions vers Bethléem. Je te prête pour un an la cassolette qui contient cette lumière. C’est le flambeau des Rois. Quand un désir germera dans ton cœur, bats le briquet, et les chemins du bien et du mal seront éclairés à tes yeux. Et tous tes désirs seront comblés. Mais puisses-tu choisir toujours le chemin du bien, fille si douce et si belle ! »

Il dit et disparut.

Or comme un grand tournoi devait se donner dans Strasbourg, la fille du schoultheiss battit le briquet, et dans l’éclat d’une lumière surnaturelle, un grand cortège de cavaliers couverts d’or et d’argent défila au son des fanfares. Celui qui s’avançait en tête, sur un cheval aux naseaux fumants et aux yeux de feux, leva ses regards vers elle. Il quitta le cortège, descendit de cheval, entra dans la chambre de la jeune fille. Elle s’abandonna aux baisers de l’inconnu. Alors, elle se rappela que le Roi mage lui avait dit de choisir entre les chemins du bien et du mal. Elle souffla sur la cassolette ; la lueur s’éteigftit. Elle se retrouva seule dans sa chambre, étroite et sombre. Plus tard, elle comprit qu’elle serait bientôt mère.

Elle s’enfuit, car son père le schoultheiss était un magistrat respecté. On crut qu’elle avait livré son corps aux eaux du Rhin.

Elle descendit vers les rives italiennes ; dans les ports, pour gagner son pain, se donna aux marins dont la peau sent l’écume de la mer. L’enfant naquit, et comme elle était seule au monde et trop pauvre pour acheter des langes, elle battit le briquet. Le monde alors resplendit à ses yeux.

Elle vit la Richesse et la Misère, que conduisait la Fortune aveugle. Et comme la Mort les suivait, elle lui fit signe d’approcher et lui dit :

« Prends l’enfant ! »

Puis elle cria :

« Richesse, viens vers moi ! »

Mais quand elle vit la Mort qui saisissait l’enfant, un amer sanglot sortit de sa gorge. Elle appela la Mort, mais la Mort avait disparu. La Richesse se tenait devant elle en souriant et agitait des perles dans le creux de ses mains. Une angoisse mortelle étreignit le cœur de la fille du schoultheiss. Elle souffla sur la cassolette et se trouva sur une plage où gémissait la brise.

Alors, elle partit à pied, en compagnie de rouliers qui faisaient la vente de la pacotille apportée par les gens de mer. Elle voulait regagner sa ville, et parfois battait le briquet. Derechef le flambeau des Rois illuminait le monde, mais sur la route du bien, la Fortune ne se montrait pas à ses yeux, tandis que le chevalier, qui lui avait fait connaître les extases de l’amour, chevauchait sur la route du mal, suivi par la Mort qui tenait l’enfant dans ses bras.

La fille du schoultheiss se prenait à trembler, et pour ne plus voir la vérité, soufflait sur la cassolette.

 

Après bien des jours et des mois d’une marche à travers plaines et gorges, entre les montagnes, elle aperçut le clocher de Strasbourg.

Elle entra dans la ville et gagna la maison de son père. La maison était abandonnée. Elle monta dans sa chambre où les rats faisaient carnaval. Elle battit le briquet.

Dans la rue, cris et chants se firent entendre. Les Rois mages, dans une lumière de gloire, traversaient la ville, car il y avait un an passé déjà qu’ils étaient venus.

Couchée sur son lit et presque sans souffle, la fille du schoultheiss aperçut soudain le chevalier, père de son enfant. Il souriait d’un méchant sourire, mais il s’enfuit lorsque entra dans la chambre le Roi mage qui a la peau noire.

Il avait demandé ce qu’était devenue la fille si belle du schoultheiss, et on lui avait répondu qu’elle était à ses derniers instants.

Il dit :

« Pourquoi, enfant si douce, préféras-tu le chemin du mal ? »

Et ce disant, il tendait un miroir et elle aperçut son visage qui était devenu le visage d’une vieille femme.

Alors, le Roi mage ouvrit la fenêtre et appela saint Jude, protecteur des causes désespérées, qui justement passait par-là.

Saint Jude posa sa main sur le front glacé de la fille, et lui montrant les chemins du vaste monde, éclairés par le flambeau des Rois, et couverts de foules innombrables qui suivaient leur destin, il dit :

« Tous les chemins mènent au ciel du Seigneur quiconque a souffert sur ce triste univers. »

Le Roi mage reprit la cassolette qui contenait la lumière du monde, songeant que, malgré tout l’éclat de cette lumière, les hommes restent aveugles.

Et aidé de saint Jude, il couvrit d’un linceul la fille si belle et si douce, dont le visage reprit toute jeunesse dans la mort.

Ils la portèrent aux carrières du Cronthal, où furent prises les pierres de la cathédrale de Strasbourg.

 

 

 

Jean VARIOT, L’Alsace éternelle,

Éditions des œuvres représentatives, 1929.

 

Recueilli dans :

Histoires et légendes de l’Alsace mystérieuse,

textes recueillis et présentés

par Pierre Schmitt,

Sand, 1987.

 

 

 

 

 

 

 

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