Le forgeron d’Ostheim
par
Jean VARIOT
IL Y AVAIT à Ostheim un forgeron qui était le pire mécréant que la terre eût jamais porté. Pendant la messe, on entendait ses jurons, ses cris, ses blasphèmes, son rire impie, et sa forge jetait des lueurs infernales.
Il s’obstinait à ferrer le dimanche, mangeait du cochon et du bœuf le vendredi, et buvait comme un trou. Tel était Springer, le forgeron d’Ostheim.
Un certain dimanche, il lui arriva de manquer de fer, et il voulut aller en chercher à Ribeauvillé. Or le courrier de la poste qui s’appelait Engel (un bien joli nom qui signifie ange) vint à passer et Springer lui dit :
« Mon petit ange, veux-tu me rendre un service ?
– Ça dépend, répondit le courrier ; de quoi s’agit-il ?
– Prends-moi en croupe sur ton cheval et emmène-moi jusqu’à Ribeauvillé. Je veux travailler aujourd’hui, pour faire plaisir au diable ! »
Engel accepta et les voilà partis tous deux. Le cheval trotte gentiment puis, peu à peu, sentant l’écurie sans doute, il accélère l’allure et prend le galop.
« Hop ! Hop ! » cria Springer, piquant la croupe du cheval avec ses ongles.
La bête chassa du feu par ses naseaux et tout son corps s’enveloppa de vapeurs de soufre. Le pauvre Engel, courrier de la poste, garçon bien rangé et très comme il faut, regretta bien sa complaisance et se plaignit amèrement à Springer de cette course infernale.
« Hop ! Hop ! » cria de nouveau le forgeron.
Le cheval s’envola soudain, comme un grand oiseau de feu, et passa comme la foudre au-dessus de Ribeauvillé. Soudain, Engel aperçut une caverne lumineuse, au fond de la vallée de Sainte-Marie. Des diables entretenaient là un feu que nous oserons qualifier de feu d’enfer.
Pas de doute possible. L’horrible Springer portait son âme, son âme d’ange au diable. Heureusement il se souvint qu’en récitant un Pater et un Ave, on est plus fort que le malin. Du mieux qu’il put, il récita les prières et se trouva soudain assis sur son derrière, près de la chapelle de Mariakirch. Son cheval broutait tranquillement l’herbe, au bord de la route.
Il revint très tard à Ostheim, tout abruti, tout courbatu, et sa famille le croyait mort. Il raconta que Springer avait changé son cheval en une bête inconnue qui volait sans ailes et qui se dirigeait vers la demeure du diable. De méchantes gens prétendirent alors qu’Engel avait trop bu de vin de Riquewihr : or, quand on alla dans la forge maudite, on trouva le corps calciné de Springer.
Alors les fossoyeurs vinrent pour le mettre en bière, puis ils creusèrent pour lui un trou dans un coin de champ abandonné.
Or, comme on le transportait à travers les rues du village, un rire strident retentit dans la forge et l’on aperçut Springer, les yeux flambants !… Par une lucarne, il invectivait les gens d’Ostheim.
Les porteurs effrayés laissèrent tomber la bière qui s’ouvrit avec fracas : elle était vide. On se précipita dans la maison. Springer n’y était pas. On ne sut jamais ce qu’il était devenu.
Jean VARIOT,
Légendes et traditions orales d’Alsace,
Crès, 1919.