Les deux sapins de l’église Sainte-Aurélie de Strasbourg
par
Jean VARIOT
IL Y AVAIT un enfant pauvre, un orphelin, qui logeait dans une masure avec sa grand-mère ; et cette vieille femme se privait de tout pour que le petit mangeât quelquefois à sa faim.
À l’entour de Noël, voilà que des baraques toutes pleines de jouets et de gâteaux s’élevaient sur les places de Strasbourg, et les bonnes gens s’en allaient faire leurs commandes chez les pâtissiers, et tout le monde avait la mine réjouie, parce que Noël n’est pas seulement une fête splendide de l’Église, c’est aussi une fête où l’on mange très bien.
L’enfant pauvre savait que, depuis quelque temps, sa grand-mère se nourrissait à peine pour économiser de quoi acheter un gâteau – oh ! pas bien gros ! –, un de ces gâteaux où il n’y a pas beaucoup de sucre mais qui tout de même font plaisir à ceux dont les désirs ne sont jamais comblés. Et il eut l’idée de gagner un peu d’argent afin de pouvoir apporter quelque chose de bon, lui aussi, et de montrer à sa vieille grand-mère qu’elle pouvait compter sur lui.
Il partit vers le bois, et là il arracha de terre, bien doucement pour ne pas leur faire de mal, deux petits sapins, se promettant de les vendre, car beaucoup de gens achètent des petits sapins qu’ils illuminent au soir de Noël.
La nuit tombait. Il revint vers la ville. Il frappa contre une porte richement sculptée.
« Toc ! toc ! toc ! Voulez-vous mes petits sapins ? Vous y attacherez des boules d’or et des étoiles de papier. C’est bien amusant pour les enfants ! »
Mais une voix répondit de derrière la porte :
« L’arbre de Noël est acheté déjà ! Repassez dans un an. »
Et dans toutes les autres maisons, après le « toc, toc, toc » de l’enfant pauvre, on faisait la même réponse. C’était à des portes mystérieuse de belles maisons qu’il frappait. Il se désespérait, se disant que si l’on ne voulait pas ses sapins chez les riches, on les voudrait encore moins chez les pauvres.
Il avait grande envie de pleurer. Il s’était donné tant de fatigue, pour aller au bois, à l’heure où l’on entend la plainte lugubre des loups affamés.
Or il s’arrêta devant une petite maison dont les fenêtres étaient éclairées, et où l’on entendait des rires et des cris de joie. Il frappa.
« Toc ! Toc ! Toc ! »
Les rires s’arrêtèrent. Une grosse voix cria :
« Qui frappe à la nuit tombée ? »
L’enfant n’osa répondre.
« Mais qui donc frappe chez moi, quand je veux être en paix ? » répéta la grosse voix et des sabots claquèrent sur le plancher.
Un grand diable d’homme ouvrit la porte brusquement. Il était barbu jusqu’aux yeux, ce qui lui donnait un air pas commode du tout. Le petit bonhomme, serrant ses deux sapins contre sa poitrine, baissa les yeux humblement, non sans avoir aperçu un arbre magnifique, tout ruisselant de fils d’argent, tout rutilant de lumière, tout chargé de richesses ; et trois gentils enfants, garçons et filles, dansaient en rond, et chantaient un hymne à la gloire de ma mère l’oie qui rôtissait dignement et superbement, en répandant une odeur dont aucun parfumeur en vogue n’a encore trouvé le secret.
« Que veut ce béjaune ? fit l’homme. Le froid entre chez moi. Parle vite ou je te ferme la porte au nez ! Que veux-tu ? »
L’enfant murmura :
« Sire, je voulais vous vendre mes petits sapins, mais le vôtre est bien plus beau. Je rentrerai donc à la maison sans argent… »
Le grand barbu éclata de rire :
« Tu viens proposer des sapins à maître Heidel, syndic des pépiniéristes ? Es-tu fou ? Autant porter de l’eau à la mer ! Tes sapins ne vaudront jamais les miens. J’en ai vendu plus de cent aux plus riches bourgeois de la ville, et j’ai gardé pour nous le moins beau ; pourtant, il touche mon plafond ! »
Tandis qu’il parlait, son chien noir, à poil ras, à pattes rouges, avec des oreilles coupées et l’air pas très poli, reniflait l’enfant qui avait grand-peur. L’homme siffla. Le chien rentra. La porte claqua. Maître Heidel, syndic des pépiniéristes, entendit le pas hésitant du pauvre petit homme qui s’éloignait. Or, il sembla à maître Heidel qu’une voix secrète lui disait :
« Mon ami, si le Seigneur ne t’avait donné la force et la santé, et aussi la chance, Heidel, car tout est chance en ce bas monde, tes enfants s’en iraient peut-être, ce soir, proposer des sapins rabougris dont personne ne voudrait. »
C’était un homme qui avait le ton bourru, ce maître Heidel : autant dire qu’il était bon. Il se gratta le bout du nez, ce qui est, comme chacun sait, la marque extérieure d’un grand trouble de conscience. Il rouvrit la porte et cria dans la nuit :
« Eh ! mon petit bonhomme, apporte-moi tes sapins ! À la réflexion, je trouve qu’ils ont bonne tournure ! »
Il entendit l’enfant revenir vers lui, et vit sa petite silhouette qui se détachait, toute mince, sur la blancheur de la neige.
« Entre chez moi. Tu es aussi petit que le roi David, mais ce soir Goliath sera ton ami. C’est le surnom que je me donne, étant aussi laid que Goliath ! »
Il ouvrit un tiroir et tendit un beau lys d’or, un de ces lys d’or, chefs-d’œuvre des fondeurs de Strasbourg, et qui valait autant que le lys du roi de France.
« Sire, fit le petit bonhomme, il ne faut pas se moquer de moi ! Voici de quoi vivre un an…
– Tu exagères, répliqua maître Heidel. Il y a de quoi vivre un peu. C’est mon cadeau. Prends donc, béjaune ! »
Comme le cœur bat fort quand un bonheur inattendu vous arrive ! Et ne voilà-t-il pas que Mme Heidel vous coupe un morceau de dinde à vous faire frémir, et vous le donne au petit marchand ? Et ne voilà-t-il pas que les enfants vous enveloppent dans du beau papier d’argent un demi-gâteau qui sentait si bon que ça vous chatouillait l’intérieur des narines au point de vous faire éternuer d’aise ? On n’a pas idée à quel point cette famille Heidel était une famille de braves gens ! Comment remercier, quand on est sur le point de pleurer parce qu’on est trop content ?
Révérence à la dame de la maison, révérence au syndic des pépiniéristes, et on embrasse les bons enfants qui ont partagé leurs gâteaux. Le chien rend politesse pour politesse. Il vous tend la patte, il pleure d’attendrissement, il est tout à fait ce qu’il faut que l’on soit pour une scène aussi touchante. Mais il est temps de rentrer chez la grand-mère. Dieu vous bénisse ! Dieu vous le rende ! La nuit est noire. Alors, le chien accompagne le petit bonhomme, crainte des mauvaises rencontres.
Cependant, maître Heidel jeta dans un coin les deux petits sapins et se mit à table.
Le lendemain matin, jour de Noël, Mme Heidel balaya soigneusement sa maison, car les jours de fête sont jours où l’on combat le désordre, et elle poussa les deux sapins rabougris dans la rue. Ses enfants se battaient dans la neige, en attendant l’heure de l’office divin ; ils s’emparèrent des deux petits sapins et, par jeu, pour imiter leur père dans son métier, s’en furent les planter derrière l’église Sainte-Aurélie à deux pas de la maison.
Voici les cloches qui sonnent et qui appellent la foule, laquelle emplit bientôt l’église. Maître Heidel, le syndic des pépiniéristes, est assis au premier banc. Il a revêtu une superbe redingote.
On voyait jadis, sur un vitrail de Sainte-Aurélie, une jolie colombe. Au grand étonnement de tous, elle se détacha du vitrail et vola droit vers Heidel. Elle se posa sur sa poitrine et parla :
« Pendant que vous chantez la gloire du sauveur des hommes, dit-elle, regardez celui qui s’est souvenu qu’il faut avoir des trésors de bonté pour les enfants des pauvres, car celui qui nous a sauvés était le fils d’un pauvre, et il naquit dans une étable parce qu’on ne voulait de lui nulle part ailleurs ! »
Puis la colombe s’envola, sortit par le portail et cria :
« Venez voir, bonnes gens, les deux sapins derrière Sainte-Aurélie ! »
Quand l’office fut dit, la foule dehors cria au prodige. Deux sapins, hauts comme deux clochers, aux troncs tout droits comme des mâts de navires, aux branches vastes et lourdes, s’élevaient au ciel. Et les oiseaux, dans l’air froid et pur de Noël, chantaient la gloire des charitables… La colombe avait repris sa place au vitrail.
Et le petit bonhomme, dira-t-on, qu’est-il devenu ? L’histoire est simple : avec le lys d’or qu’Heidel lui avait donné, il acheta de la pacotille qu’il vendit à bon compte. Avec l’argent de cette vente à bon compte, il acheta un fonds de commerce un peu plus grand. Sa grand-mère était très bien habillée… Elle avait un chapeau avec des brides. Enfin, les affaires prospérant, il de s’associa avec maître Heidel. Même, il épousa une de ses filles.
Ces jeunes gens furent très heureux en ménage. Ils avaient tant d’enfants qu’on était assourdi quand on entrait chez eux. Tous les ans, à Noël, les enfants pauvres savaient qu’on leur ferait des présents et qu’on leur donnerait d’excellents gâteaux chez le syndic des pépiniéristes, car le petit bonhomme était devenu, lui aussi, syndic – et il portait la bannière de la corporation avec beaucoup d’autorité et de fierté. Pensez donc !… un homme qui avait eu tant d’enfants !
Jean VARIOT, L’Alsace éternelle,
Éditions des œuvres représentatives, 1929.
Recueilli dans :
Histoires et légendes de l’Alsace mystérieuse,
textes recueillis et présentés
par Pierre Schmitt,
Sand, 1987.