La sorcière de Kästlach
par
Jean VARIOT
À KÄSTLACH, village situé au nord-ouest de Ferrette-la-Vieille, il y avait une vieille sorcière ; elle avait à son service une jeune fille merveilleusement belle. Elle la menait durement, si bien que celle-ci lui avait déjà plus d’une fois annoncé son départ ; mais la méchante femme savait la retenir par des flatteries et des promesses.
Quand la pauvre servante avait fini le travail du ménage, elle était obligée, durant la nuit, de filer, de tricoter, de raccommoder ; il était bien rare qu’elle pût se coucher avant minuit ; et le lendemain il lui fallait se relever avec le jour. Elle ne fut donc pas peu étonnée qu’un certain soir sa maîtresse l’envoyât au lit aussitôt après le souper.
Certes, elle fut contente d’obéir ; mais elle ne put s’endormir, car elle éprouvait un sentiment de malaise étrange.
À un certain moment elle crut entendre du bruit dans la grande chambre en face de la sienne ; elle se dressa, écouta un instant et perçut nettement un bourdonnement de rouets.
« Ma maîtresse a de la visite, pensa-t-elle. Elle me trouve assez bonne pour travailler, mais pour une fois qu’il y a quelque chose de bon dans la maison, elle m’envoie au lit. »
Elle écouta encore quelques instants ; puis la curiosité la fit lever ; elle regarda par le trou de la serrure de la grande chambre. Alors, que vit-elle ? Il y avait là, assis en rond, de grands bouchons de paille surmontés de têtes humaines dodelinantes.
Ces choses bizarres filaient du lin, tant qu’elles pouvaient ; de là ce bourdonnement qui faisait peur. La servante poussa un cri et courut se remettre au lit. Elle eut la fièvre toute la nuit.
Le lendemain, elle déclara à sa maîtresse qu’elle ne resterait pas davantage à son service. Elle réclama ses gages et sa liberté. La vieille lui donna de bonnes paroles, commença par des flatteries et finit par des menaces. Mais cette fois la servante tint bon et noua le paquet de ses hardes. Au moment de la séparation, la vieille la prit par le bras et lui dit :
« Écoute, si tu dis à qui que ce soit quelque chose de ce que tu as vu hier, je t’en ferai repentir. Je saurai te retrouver partout où tu seras. »
La servante promit de tenir sa langue et elle sut en effet ne rien dire pendant deux années. Au bout de ce temps, elle se dit :
« Ma maîtresse ne doit plus penser à cette affaire, voilà longtemps que je garde ce secret qui me pèse et, si j’en décharge ma conscience, qu’est-ce qu’elle en saura ? »
Elle confia donc à quelques amies ce qu’elle avait vu de la réunion mystérieuse des sorcières dans la nuit. Mais le lendemain matin, quand elle voulut se lever, elle ne put faire un mouvement. Ses pieds et tous ses membres étaient enflés : elle avait l’air d’une vessie de cochon.
Quelques semaines plus tard, il arriva qu’un garçon de Kästlach, qui avait été à l’étranger, rentra chez ses parents. Il prit au plus court, en passant par le plateau des sorcières ; c’était une lande entourée de forêts, au milieu de laquelle poussait l’arbre des fées. Il entendit des voix et des pas qui sortaient de la forêt ; il prit peur ; tout troublé, il grimpa sur l’arbre, aussi haut qu’il put monter, et se dissimula dans le feuillage.
Et voilà qu’il voit accourir, venant du village et des environs, une foule de femmes jeunes et vieilles ; parmi elles, il y avait la méchante vieille femme qui avait ensorcelé la jolie servante. Elles dansèrent quelques rondes autour de l’arbre, faisant voir d’affreux mollets tout décharnés, puis s’assirent en cercle, en poussant des rires stridents. Chacune à son tour fut invitée à raconter ce que, depuis la dernière réunion, elle avait fait de mal aux troupeaux et aux hommes.
La sorcière, avec force détails, raconta ce qu’elle avait fait à son ancienne servante pour la punir d’avoir bavardé et raconté leur réunion mystérieuse dans la nuit ; toutes ses pareilles la complimentèrent de lui avoir joué un si bon tour. L’une d’elles dit :
« Si cette fille savait qu’elle retrouverait la santé en prenant un bain de pieds dans le lait des trois plus vieilles vaches noires du village, elle n’aurait pas besoin de se tourmenter davantage. Mais ce qui lui arrive est bien fait pour elle ! »
Quand l’aube pointa, les coqs chantèrent au loin et les sorcières se dispersèrent comme chassées par le vent.
Notre garçon ne s’était guère trouvé à l’aise au milieu de cette sinistre réunion ; il n’avait cessé de craindre d’être découvert. Il descendit de son arbre. Il connaissait bien la jolie servante qu’il aimait depuis l’enfance.
Il courut au village. Aussitôt que l’heure lui sembla convenable, il alla trouver les parents de la jeune fille et leur indiqua le remède, qui agit aussitôt, et la malade retrouva toute sa santé et toute sa belle fraîcheur.
Les parents demandèrent au jeune homme ce qu’ils devaient lui donner pour le récompenser. Il répondit :
« Rien ne me ferait tant de plaisir que si vous me donniez votre fille elle-même. »
Celle-ci voulait du bien à son ancien camarade de jeu, devenu son sauveur, et consentit.
On ne tarda pas à célébrer leurs noces.
La vieille sorcière en creva de dépit.
Jean VARIOT,
Légendes et traditions orales d’Alsace,
Crès, 1919.