Sous le joug

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ivan VAZOV

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

1     UNE VISITE

 

 

Par une fraîche soirée de mai, le tchorbadji 1 Marko, nu-tête et enveloppé de sa robe bordée de fourrure, soupait en plein air, entouré de sa famille.

La table du maître était, comme à l’ordinaire, dressée sous la treille, entre la fontaine qui versait nuit et jour, en gazouillant comme une hirondelle, l’eau claire et froide du ruisselet, et les grands buis touffus, verts en toute saison, qui se découpaient en noir sur le mur. Accrochée à un rameau de lilas dont les fleurs odorantes s’inclinaient amicalement sur les têtes de la famille, la lanterne répandait sa clarté.

La famille de Marko était nombreuse.

Autour de lui, de sa vieille mère et de sa femme, armés de couteaux et de fourchettes, un essaim d’enfants, grands et petits, incarnations parfaites du pittoresque mot turc samoun douchmanlara 2, engloutissaient à vue d’œil les victuailles servies sur la table.

Le père jetait de temps à autre un regard débonnaire à ces travailleurs haletants, aux dents tranchantes et à l’estomac vigoureux et, souriant, guilleret, les encourageait :

– Allez-y, mes petits ! mangez pour devenir grands ! Péna, remplis encore la jatte !

La servante allait à la fontaine où le vin pétillant était mis au frais, remplissait la jatte de faïence et l’offrait à son maître. Marko la passait aux enfants en disant avec bienveillance :

– Allons, buvez, polissons !

Et la jatte passait à la ronde. Les yeux prenaient de l’éclat, les joues s’enflammaient, tout ce petit monde se pourléchait avec délices. Comme sa femme prenait un petit air réprobateur et renfrogné, Marko dit d’un ton bref :

– Laisse-les boire chez moi, qu’ils ne soient pas avides de vin... Je ne veux pas les voir ivrognes quand ils auront grandi !

Marko avait de l’éducation une conception pratique et bien à lui. Homme du passé, peu instruit, grâce à son bon sens inné, il ne se méprenait pas sur la nature humaine et savait que le fruit défendu est particulièrement désiré. Ainsi, pour préserver ses enfants de toute inclination au vol, leur confiait-il la clef du coffre où il tenait son argent.

– Gotcho, va ouvrir le bahut et apporte-moi la bourse aux mintz 3.

Ou bien il disait à un autre :

– Tiens, mon enfant, va compter dans le panier aux pièces d’or vingt roubés 4, tu me les donneras quand je rentrerai.

Et il sortait.

Malgré l’usage de la plupart des pères de ce temps-là, qui voulait que les enfants se tiennent debout pendant le repas, pour leur apprendre à vénérer les personnes âgées, Marko, lui, asseyait toujours les siens à sa table. De même, lorsqu’il y avait des visites, il exigeait la présence de ses fils.

– Qu’ils acquièrent des manières de maître, expliquait-il, je ne les veux pas sauvages et timides comme Anko le Défroqué.

En effet, un simple accoutrement à l’européenne intimidait celui-ci qui, à la seule vue d’un quidam portant un pantalon de drap noir, pataugeait, interdit.

Toujours absorbé par ses affaires, Marko ne voyait ses enfants réunis qu’à table ; il complétait alors leur éducation d’une manière peu banale :

– Dimitri, ne te sers pas avant ta grand-mère, franc-maçon 5, va !

– Ilya, pourquoi tiens-tu donc ton couteau comme un boucher ? Tu n’as pas besoin d’égorger le pain, coupe-le comme il faut !

– Gotcho, qu’est-ce que cette manière de te déboutonner comme un Turc ? Et puis, enlève ton fez avant de te mettre à table. Tes cheveux sont de nouveau longs comme ceux d’un Toutrakanois 6. Va chez Ganko, qu’il te les coupe à la cosaque !

– Vassil, retire tes guibolles, fais de la place aux autres. Tu t’étendras à ton aise quand nous serons à la campagne.

– Avram, dis-moi, tu te lèves de table sans faire le signe de croix, espèce de protestant !

Mais Marko ne parlait sur ce ton que lorsqu’il était de bonne humeur. Était-il fâché : un silence sépulcral régnait à sa table.

Profondément croyant et pieux, Marko avait grand soin d’inspirer des sentiments religieux à ses fils. Le soir, pendant qu’il priait devant l’iconostase, les aînés étaient obligés de se tenir à ses côtés. Le dimanche et les jours de fête, la famille au grand complet devait aller à l’église. C’était une loi inviolable et toute entorse qu’on lui donnait déchaînait l’orage sur la maison.

Lors d’un carême, à la veille d’une communion, il avait envoyé son fils Kiro se confesser. Celui-ci rentra très vite, il n’avait même pas vu le pope.

– Tu t’es déjà confessé ? lui demande le père avec méfiance.

– Oui, papa, répondit le fils.

– À qui ?

Kiro se troubla mais répondit avec aplomb :

– Au pope Enyo.

Il mentait, car le pope Enyo, trop jeune, ne confessait pas.

Marko devina le mensonge et se fâcha ; dressé d’un bond, il attrapa son fils par l’oreille et l’emmena ainsi dans la rue. Puis il le fit marcher devant lui jusqu’à l’église où il le remit au père Stavri avec ces mots :

– Père pénitencier, faites confesser cet âne !

Et lui-même attendit sur un prie-Dieu.

Il était plus sévère encore envers ceux qui manquaient l’école. Resté lui-même inculte, Marko aimait l’instruction et les personnes cultivées. Il était de la trempe de ces patriotes zélés, avidement soucieux de voir réussir le nouveau mouvement intellectuel, et par les soins desquels, en peu de temps, la Bulgarie fut parsemée d’écoles. Il avait une notion assez vague de l’avantage pratique que le savoir pouvait procurer à son peuple d’agriculteurs, d’artisans et de commerçants, et même il observait avec inquiétude que la vie n’assurait guère le gagne-pain à ceux qui sortaient de l’école, mais il sentait que dans la science se cachait une force mystérieuse qui allait changer le monde. Il croyait à la science comme en Dieu, sans raisonner. Et c’est justement pourquoi il s’appliquait à la servir dans la limite de ses moyens. Il ne nourrissait qu’une ambition : être élu au comité d’école de sa petite ville natale, Biala-Tcherkva 7. Et il y était, en effet, toujours élu, car il jouissait de l’estime et de la confiance générales. Dans l’exercice de cette modeste fonction sociale, Marko n’épargnait ni son labeur ni son temps, mais il en fuyait toutes les autres distinctions, fussent-elles accompagnées d’autorité et de bénéfices et, surtout, il fuyait le konak 8.

La table desservie, Marko se leva. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, de taille gigantesque, légèrement voûté, mais svelte encore. Son visage couperosé, un peu hâlé et gercé par le soleil et les vents de ses fréquents voyages à travers champs et foires, gardait une expression grave et froide, même quand il souriait. Les gros sourcils tombant sur ses yeux bleus renforçaient l’aspect sévère de sa physionomie. Mais la bonhomie, l’honnêteté et la franchise de l’expression, forçaient la sympathie.

Marko s’assit de nouveau sur la couverture à longs poils qui recouvrait le petit divan niché au pied du grand buis, et alluma son chibouk 9. Sa famille à son tour s’installa plus à l’aise sur le tapis à côté du ruisselet, et la servante apporta le café.

Ce soir-là, Marko était de bonne humeur. Il suivait avec intérêt les ébats de ses enfants rassasiés, aux joues roses, et dont les rires sonores fendaient l’air. À chaque instant ils formaient un nouveau groupe pittoresque d’où fusaient bruyamment des piailleries, des éclats de rire, des cris fâchés de petites voix ; on aurait dit une bande d’oiseaux folâtrant dans les branches. Tout à coup le jeu innocent prit un caractère plus violent : les menottes s’agitèrent plus vivement et un pugilat s’engagea ; les cris devinrent menaçants, un tumulte s’éleva : le concert d’oiseaux se changeait en bataille... Vainqueurs et vaincus se précipitèrent vers le père pour porter plainte ou demander justice. L’un confiait sa défense à sa grand-mère, l’autre nommait sa mère procureur. De spectateur neutre Marko se voyait changé par surprise en juge : de par ces fonctions autant que de droit, il devait examiner l’affaire. Mais le juge, malgré les normes judiciaires, rendit son verdict sans avoir voulu entendre accusation ni plaidoyer : aux uns il caressa la tête, aux autres il tira les oreilles, enfin, il embrassa les plus petits, les souffre-douleur.

Et le petit monde se calma.

Tout à coup le dernier-né, qui dormait dans les bras de grand-mère Ivanitsa, réveillé par le bruit, se mit à pleurer.

– Dors, mon petit, dors, sinon les Turcs viendront t’enlever, disait Ivanitsa en le berçant sur ses genoux.

Marko fronça les sourcils.

– Mère, dit-il, tu n’en finiras pas de faire peur aux enfants avec tes Turcs ? Cette peur restera à jamais dans leur cœur.

– Ah ! que veux-tu..., répondit Ivanitsa, nous aussi on nous faisait peur avec les Turcs... Que le bon Dieu les foudroie ! Ne sont-ils pas à faire peur ? Je suis une femme de soixante-dix ans et je mourrai, comme on dit, les yeux ouverts de n’avoir pas vu l’arrivée des Russes, les croyants.

– Grand-mère, s’écria le petit Pètre, quand nous serons grands, moi, mon frère Vassil et mon frère Guéorgui, nous prendrons notre sabre et nous tuerons tous les Turcs.

– Épargnez-en au moins un, mon trésor ! fit l’aïeule.

– Comment va Assen ? demanda Marko à sa femme qui sortait de la maison.

– La fièvre a baissé, il dort maintenant, répondit-elle.

– Pourquoi avoir regardé ces horreurs ? dit Ivanitsa inquiète, le voilà malade à présent.

Marko fronça les sourcils, mais ne répondit rien. Le petit Assen avait pris la fièvre dans la journée : il avait vu, en effet, par les fenêtres de l’école, le cadavre décapité de l’enfant de Guentcho qu’on venait d’amener de la campagne dans la cour de l’église. Marko s’empressa de changer le sujet de la conversation et dit aux enfants :

– Restez tranquilles maintenant, nous allons entendre ce que votre frère aîné va nous raconter. Puis vous chanterez tous une chanson. Voyons, Vassil, raconte-nous ce qu’on vous a enseigné aujourd’hui.

– L’histoire générale.

– Bon, va pour l’histoire ; qu’est-ce que c’était ?

– La guerre de succession d’Espagne.

– Les Espagnols ? Laisse ça ! Ça ne nous regarde pas... Dis-nous plutôt quelque chose sur la Russie.

– Quoi donc ? demanda Vassil.

– Parle-nous, par exemple, d’Ivan le Terrible, de Bonaparte qui incendia Moscou...

Marko n’eut pas le temps d’achever la phrase. Du fond obscur de la cour parvint le bruit d’une chute ; des tuiles tombèrent avec fracas du chaperon du mur. La volaille se mit à caqueter, s’envolant vers la maison, le plumage hérissé. La servante en train de ramasser le linge étendu poussa des cris d’effroi : « Au voleur ! Au voleur ! »

Un désordre affreux s’ensuivit. Les femmes effrayées s’enfuirent dans les chambres, les enfants décampèrent subitement. Marko, qui était courageux, jeta un coup d’œil vers le lieu d’où venait tout ce bruit et disparut par une porte pour reparaître sous peu par une autre ouverture, près de l’écurie, deux pistolets à la main.

C’était aussi audacieux qu’imprudent, mais le geste fut si rapide que la femme de Marko n’eut même pas l’idée de le retenir. Dès qu’il sortit, on entendit la voix étouffée de sa femme mêlée aux aboiements furieux du chien qui restait, effrayé, près de la fontaine.

En effet, il devait y avoir quelqu’un dans l’ombre, entre le poulailler et l’écurie, là où l’obscurité était si profonde qu’on ne pouvait rien distinguer. Quand Marko sortit de la lumière projetée par la lanterne, l’obscurité lui parut plus opaque encore.

Alors, à pas de loup, il entra dans l’écurie, caressa la croupe du cheval pour le rassurer, et regarda entre les barres de bois de la petite fenêtre. S’était-il déjà habitué ou se l’imaginait-il, mais il lui sembla distinguer, dans un coin obscur du côté de la petite fenêtre, quelque chose qui ressemblait à une forme humaine immobile.

Marko braqua son pistolet sur l’inconnu, se pencha et cria en turc, d’une voix terrible :

– Davranmna 10 !

Il attendit un instant, le doigt sur la gâchette.

– Baï 11 Marko ? chuchota une voix.

– Qui est là ? demanda Marko en bulgare.

– Ne craignez rien, baï Marko, je suis des vôtres !

Et l’inconnu se planta devant la fenêtre, si bien que Marko distinguait nettement sa silhouette.

– Qui es-tu ? demanda-t-il avec méfiance et brusquerie, abaissant son pistolet.

– Je suis Ivan, fils de Manol Kralitch de Vidine.

– Je ne te connais pas..., que fais-tu ici ?

– Je vais te le dire, baï Marko, répondit l’intrus en baissant la voix.

– Je ne peux pas te voir... D’où viens-tu ?

– Je vous le dirai, baï Marko... de loin.

– D’où ? de quel endroit ?

– De très loin, baï Marko, souffla le visiteur.

– Mais réponds-moi enfin !

– De Diarbékir 12.

Marko se souvint. Manol avait un fils déporté à Diarbékir. Manol était son vieil ami, lui aussi faisait le commerce et lui avait rendu un grand service.

Marko sortit alors de l’écurie, s’approcha dans l’obscurité du visiteur nocturne, le prit par la main et l’emmena au fenil.

– Est-ce toi, Ivan ? Je te connais depuis le temps où tu étais encore tout petit. Tu vas passer la nuit ici et demain nous verrons, lui dit Marko tout bas.

– Je vous remercie bien, baï Marko... je ne connais personne ici à part vous..., lui chuchota Kralitch.

– Ne t’en fais pas ! je suis le meilleur ami de ton père. Tu es ici comme chez toi. Quelqu’un t’a-t-il vu venir ?

– Je ne crois pas... Il n’y avait personne dans la rue quand je suis entré.

– Entrer ? Est-ce comme ça qu’on entre, mon petit ? Par le toit, à l’assaut ? Mais cela ne fait rien. Le fils de mon ami Manol est toujours le bienvenu chez moi, surtout lorsqu’il vient de si loin. As-tu faim, Ivan ?

– Non, je vous remercie, baï Marko.

– Allons, voyons, il faut te mettre quelque chose sous la dent. Je m’en vais tout d’abord rassurer la famille, je viendrai ensuite pour causer un peu... et pour arranger cette affaire-là. Que Dieu te bénisse, mon enfant ! Qu’allais-je donc faire ! dit Marko en désarmant son pistolet.

– Excusez-moi, baï Marko, c’est une grande bêtise que j’ai faite.

– Patiente un peu jusqu’à mon retour.

Et Marko sortit en fermant derrière lui la porte de l’écurie.

Il trouva sa femme et sa mère en proie à la plus grande frayeur. Le voyant rentrer sain et sauf, elles poussèrent des cris de joie, le saisissant par les mains comme si elles avaient peur qu’il leur échappât de nouveau. Marko prit un air tranquille et n’hésita pas à les tromper en leur affirmant qu’il n’avait rien trouvé dans la cour ; que probablement un chien ou un chat aurait fait tomber les tuiles, cette sotte de servante avait donné l’alarme pour rien.

– Nous n’avons réussi qu’à réveiller le quartier, dit-il en fourrant les pistolets dans leurs fontes accrochées au mur.

Et la famille se calma.

Grand-mère Ivanitsa appela la servante :

– Au diable tes visions, Péna ! Tu nous as fait une belle frousse. Va-t’en vite faire pisser les enfants sur une pierre bleue 13.

Juste à ce moment, on cogna fortement à la porte cochère. Marko sortit dans la cour et demanda :

– Qui est là ?

– Tchorbadji, ouvre ! cria-t-on en turc

– L’onbachi 14 ! murmura Marko inquiet. « Il faut cacher l’autre ailleurs ! »

Et, sans prendre garde aux coups redoublés frappés à la porte, il se précipita à l’écurie :

– Ivan ! appela-t-il dans le fenil.

Pas de réponse.

– Il a dû s’endormir. Ivan ! appela-t-il plus haut.

Personne ne répondit.

– Ah ! le pauvre, il a dû se sauver ! s’exclama Marko en se rappelant qu’il avait trouvé la porte de l’écurie ouverte. Puis il ajouta anxieusement : Que lui arrivera-t-il maintenant, à ce pauvre garçon ?

À tout hasard, il l’appela encore plusieurs fois et, n’ayant pas obtenu de réponse, revint à la porte cochère qui vibrait sous les coups comme si elle allait être enfoncée.

 

 

 

2     L’ORAGE

 

En effet, dès qu’on eut heurté à la grande porte, Ivan Kralitch, sans savoir au juste comment il s’y prenait, enjamba de nouveau le mur et tomba dans la rue où il resta un moment tout étourdi. Regardant attentivement autour de lui. Il ne vit que ténèbres. Le ciel était couvert de nuages orageux ; la fraîcheur du soir s’était changée en un vent froid qui soufflait tristement dans les rues désertes.

Kralitch enfila au hasard la première rue, marchant vite et à tâtons le long des murs, pataugeant dans les ruisseaux. Toutes les portes, les volets, les fenêtres étaient fermés et muets. Pas une lueur à travers les fentes, aucun signe de vie : la ville semblait morte – comme d’ailleurs toutes les villes de province bien avant minuit.

Il erra ainsi longuement à l’aveuglette, cherchant à sortir de la ville. Tout à coup, il tressaillit et s’arrêta net sous un large porche : il venait d’apercevoir des silhouettes inquiétantes. Kralitch resta sur place et s’appuya avec précaution à la porte contre laquelle il s’était arrêté. Mais un grognement sourd, suivi d’aboiements menaçants, le fit reculer. Il venait de réveiller un chien de garde, assoupi derrière la porte. Son mouvement et l’aboiement le trahirent. La patrouille qui faisait une ronde de nuit, alertée, prit les armes : un « Halte-là ! » en turc se fit entendre. Kralitch n’avait qu’à faire un pas en arrière, et l’obscurité aurait aussitôt mit une barrière infranchissable entre lui et la patrouille, mais en de tels moments de danger imminent, le bon sens s’émousse ; l’aveugle instinct de conservation se substitue aux facultés mentales et, comme l’on dit, une fois qu’on a perdu la tête il ne reste plus que les bras pour se défendre et les jambes pour se sauver.

Aussi Kralitch fonça-t-il droit sur la patrouille, passa comme un tourbillon au milieu des seïmens 15 et réussit à prendre quelque distance. La garde s’était naturellement mise à sa poursuite et la rue retentissait de cris et de bruits de pas. Au milieu du tumulte, on entendait la voix stridente du pandour 16 bulgare :

– Halte-là, le gars, sinon on tire !

Mais Kralitch courait à toutes jambes sans un regard en arrière. Des coups de fusil crépitèrent derrière lui, l’obscurité aidant, il resta indemne. Pourtant, il n’était pas léger à la course, aussi, à un moment donné, il sentit quelqu’un l’attraper par la manche. D’une secousse il se dégagea de sa veste et la laissa entre les mains du poursuivant.

Deux coups de fusil retentirent encore derrière lui. Kralitch continuait à fuir sans savoir où il allait et, le souffle coupé, il avait peine à mettre un pied devant l’autre ; harassé, ses jambes se pliaient sous lui ; à chaque pas il était prêt à tomber pour ne plus se relever. Soudain, un éclair éblouissant illumina l’obscurité ; Kralitch s’aperçut qu’il se trouvait en pleine campagne et qu’on ne le poursuivait plus. Alors, il s’affala, éreinté, pour reprendre haleine, au pied d’un noyer. Le vent soufflait plus fort de la montagne et se faisait plus froid. Son bruit se mêlait au frémissement des feuilles et au grondement du tonnerre. Bientôt la foudre éclata au-dessus de la tête du fugitif, puis s’évanouit dans l’espace infini.

Le bref repos et l’air pur réconfortèrent un peu le fugitif. Il flaira la pluie et se remit à marcher à grands pas pour chercher un abri. Autour de lui les arbres se lamentaient tristement. Les grands ormes se courbaient sous la rafale, les herbes et les chardons s’agitaient, la nature entière semblait sur le qui-vive et se déchaînait avec furie. De grosses gouttes éparses commencèrent à rebondir sur la terre comme des projectiles. Les éclairs léchèrent en zigzag la crête du Balkan et le tonnerre galopa bruyamment dans le ciel, comme s’il voulait le faire écrouler. Une pluie battante, pourchassée par la tempête furieuse, s’abattit sur la campagne. Les éclairs sillonnaient les nuages, déchiraient les ténèbres et leur éclat bleuâtre donnait un aspect fantastique aux arbres et à la montagne. Ces lueurs magiques et rapides, succédant subitement aux profondes ténèbres, composaient une féerie prodigieuse et effrayante. Une étonnante beauté naissait de cette lutte des éléments, de ce dialogue des horizons, de cette illumination infernale des abîmes ; le choc monstrueux du mystérieux et de l’infini produisait une harmonie démoniaque. Peut-être est-ce dans l’orage que la nature atteint son plus haut degré de poésie.

Kralitch, trempé jusqu’aux os, ébloui par les éclairs, assourdi par le tonnerre, continuait sa marche à travers fourrés, taillis et meulons, qui ne lui offraient aucun abri. Cependant, parmi tout ce fracas, le bruit d’une chute d’eau parvint à son oreille. Ce devait être le canal d’un moulin. Un nouvel éclair lui fit d’ailleurs distinguer le toit du moulin lui-même, blotti dans les branches des saules. Kralitch s’arrêta sous la gouttière. Il poussa doucement la porte qui s’ouvrit, entra. Le moulin était obscur et désert. Dehors l’orage se calmait, la pluie cessa subitement. La lumière argentée de la lune éclairait les bords des nuages dispersés. Et, par un de ces brusques retirements si fréquents au mois de mai, la nuit s’éclaircit.

Bientôt des pas venant du dehors s’approchèrent et Kralitch se fourra entre le grenier et le mur.

– Tiens, le vent qui a ouvert la porte, dit une voix rude dans l’obscurité et, en même temps, on alluma une petite lampe à pétrole.

Kralitch, caché dans son coin, leva la tête et aperçut le meunier, grand paysan maigre, et près de lui une jeune fille, pieds nus, vêtue d’une courte jupe mauve passementée, probablement sa fille, qui fermait la porte et s’efforçait de mettre le loquet. Elle avait l’air encore très enfantin, bien qu’elle parût avoir déjà treize ou quatorze ans et, sous ses longs cils, coulait de ses yeux noirs un regard innocent. Son costume négligé laissait deviner la taille svelte d’une beauté à venir.

Tous deux rentraient sans doute d’un moulin voisin, puisque leurs vêtements étaient secs. Le meunier reprit :

– Nous avons bien fait d’arrêter la roue, autrement le torrent l’aurait cassée ; les histoires du vieux Stantcho ne tarissent jamais. Heureusement que personne n’est venu nous voler. Le meunier regarda autour de lui : – Marika, va te coucher. Je me demande pourquoi ta mère t’a envoyée ici ? Rien que pour me causer du tracas, pour sûr, ajouta le meunier tout en clouant une planche qui pendait à la trémie et fredonnant un air.

Marika, sans se le faire répéter, alla au fond du moulin, prépara un lit pour elle et pour son père, fit quelques génuflexions accompagnées de signes de croix, se roula sur la carpette de poil de chèvre et, avec l’insouciance de son âge, s’endormit sur l’heure.

Kralitch regardait avec un intérêt ému cette scène rustique. Le visage plutôt rude mais bienveillant du meunier lui inspirait confiance. Il était impossible qu’une figure aussi honnête cachât une âme de traître. Il se décidait à se confier à cet homme et à lui demander aide et assistance, quand le meunier cessa de fredonner et se redressa, prêtant l’oreille à des voix qui venaient du dehors. Aussitôt la porte retentit sous des coups redoublés :

– Ouvre, meunier ! criait-on en turc.

Il s’approcha de la porte, la verrouilla de son mieux et se retourna tout blême.

On frappa de nouveau et la même injonction, suivie cette fois d’un jappement de chien, se répéta.

– Des chasseurs, murmura le meunier, ayant reconnu l’aboiement d’un lévrier. Qu’est-ce qu’ils viennent chercher ici, les maudits ! C’est Emexis Pechlivan 17 !

Emexis Pechlivan, le plus farouche scélérat qu’on eût jamais connu, avait semé la terreur dans toute la contrée. Deux semaines auparavant, il avait massacré toute la famille de Guentcho Daali au village d’Ivanovo. On disait, non sans raison, que c’était lui encore qui avait décapité l’enfant dont on avait la veille ramené le cadavre en ville.

La porte craquait sous les coups.

Le meunier resta un moment à réfléchit et se prit la tête entre les mains, ne sachant quelle résolution prendre. De grosses gouttes de sueur perlaient à son front. Tout à coup, il se pencha sous une étagère poussiéreuse, en sortit une hache et se dressa près de la porte qui menaçait d’être enfoncée sous la poussée des survenants. Mais son audace l’abandonna dès qu’il eut regardé sa fille et son visage refléta un désespoir et une souffrance cruels. Le sentiment paternel fit taire sa révolte. Se rappelant le proverbe : « Mieux vaut plier l’échine que de se rompre le cou », au lieu de résister, il se décida à demander grâce aux impitoyables. Glissant vite la hache derrière le grenier où était caché Kralitch, il recouvrit bien Marika et ouvrit enfin la porte.

Deux Turcs armés, carnassières au dos, apparurent sur le seuil. L’un d’eux tenait un lévrier en laisse. L’autre, qui était en effet le sanguinaire Emexis Pechlivan, jeta avant d’entrer un regard scrutateur à l’intérieur. Il était grand, voûté, maigre, décharné et imberbe. Dans sa physionomie, moins terrifiante que ne l’étaient ses méfaits et sa réputation, seuls ses petits yeux gris incolores et chargés d’une ruse simiesque furetaient, d’un regard mauvais. Son compagnon, trapu, musclé, boiteux, au visage bestial où se lisaient la cruauté et les instincts les plus bas, entra après lui avec le lévrier et ferma la porte. Ils enlevèrent leurs houppelandes trempées.

Emexis Pechlivan regarda le meunier d’un air courroucé :

– Pourquoi n’ouvrais-tu pas, meunier ? demanda-t-il.

Le meunier marmotta confusément une excuse, en se courbant humblement jusqu’à terre, et jeta un regard inquiet vers le fond où dormait Marika.

– Es-tu seul ici ? et Emexis se retourna.

– Oui, répondit le meunier mais, après avoir réfléchi, il trouva le mensonge inutile et ajouta : – Et l’enfant qui dort là-bas.

À ce moment Marika se découvrit et tourna son visage de leur côté, la lueur pâle de la lampe tomba sur sa petite gorge blanche et arrondie. Les Turcs dévorèrent de regards avides la jeune fille endormie. Une sueur froide couvrit le front du meunier. Emexis se tourna vers lui d’un air d’amitié feinte :

– Tchorbadji, veux-tu bien te donner la peine d’aller nous acheter une bouteille de raki 18 ?

– Mais Pechlivan-aga 19, il est minuit, tous les cabarets sont fermés en ville, répondit le meunier tremblant à la pensée de laisser sa fille seule avec ces brutes.

Le boiteux riposta :

– Va, va, on aura bien la veine que tu trouves quelque part une boutique ouverte. On veut trinquer ici avec toi, c’est comme ça que se nouent les amitiés.

Le boiteux prononça ces paroles d’une voix railleuse, assuré qu’il était de sa victoire. Il ne voulait même pas dissimuler au malheureux père ses mauvaises intentions.

Emexis couvait des yeux la jeune fille, si séduisante dans son abandon insouciant. Remarquant que le meunier ne bougeait pas, il se rembrunit mais feignit encore la douceur et fit sur un ton débonnaire :

– Tchorbadji, tu as une jolie fille, machalla 20 ! Ça tombe bien, elle servira tes hôtes... Allons, va donc nous chercher du raki et l’on aura soin de ton moulin. Puis il ajouta d’un ton menaçant : – Tu connais Emexis Pechlivan, n’est-ce pas ?

Le meunier avait dès le début compris quelle mauvaise intention se cachait sous cette ruse facile à percer. Son âme simple et honnête se révolta. Mais il était pris au piège ; seul contre deux brigands armés, lutter eût été insensé ; sa perte même, dont à présent il ne se souciait guère, n’eût pu sauver sa fille. Il essaya encore d’apitoyer ces bourreaux en les priant.

– Agas, ayez pitié d’un homme malade, de ma vieille carcasse... Je suis éreinté par ma journée de travail... Laissez-moi me reposer, ne me couvrez pas d’opprobre !

Mais il parlait à des sourds. Le boiteux grogna :

– Allons, allons ! mon bonhomme, on a soif... Tu bavardes trop... On voit bien que tu perches dans un moulin... Va donc chercher du raki !

Et il le poussa vers la porte.

– À cette heure-ci, je ne vais nulle part, laissez-moi ! fit d’une voix sourde le meunier.

Les Turcs jetèrent alors leur masque de douceur. Leurs regards sauvages percèrent le meunier comme des flèches.

– Ah ! hanzar-érif 21 ! Il montre les dents. Vois-tu ça ? fit Emexis en tirant son yatagan. (Ses yeux s’injectèrent de sang.)

– Tuez-moi, si vous voulez, je ne laisse pas mon enfant seule ! dit le meunier humblement mais d’un air résolu.

Emexis se leva :

– Topal-Hassan 22 ! Mets-moi ce chien dehors – je ne veux pas souiller mon poignard !

Le boiteux se jeta sur le meunier, le secoua et le jeta à terre devant la porte puis, pour le mettre dehors, il l’accabla de coups de pied. Le meunier se releva et se précipita à l’intérieur en criant :

– Grâce ! Grâce !

Marika, réveillée par le bruit, s’était levée. À la vue du yatagan que brandissait Emexis, elle poussa un cri et courut vers son père.

– Aman 23 ! Pitié, aga ! criait le malheureux père, serrant dans ses bras la tête de sa fille.

Sur un signe d’Emexis, le robuste Topal-Hassan bondit comme un tigre derrière le meunier, attrapa celui-ci par les mains et lui tordit les bras.

– Bien, Topal-Hassan, allons attacher ce vieux rat de moulin ; qu’il reste ici si cela lui fait plaisir... On lui en fera voir bien d’autres... Il ne l’aura pas volé, l’imbécile ! Quand on mettra le feu au moulin, on aura, nous aussi, de quoi rigoler.

Les deux brigands, sans faire attention aux cris du meunier, le poussèrent vers un poteau et se mirent en devoir de l’y attacher.

À la pensée de ce qui allait encore se passer devant ses yeux, le meunier éperdu de peur rugissait comme une bête féroce, implorant une aide qu’il ne pouvait s’attendre à trouver dans cette solitude.

Marika ouvrit la porte, criant désespérément, mais l’écho seul répondit à ses cris entrecoupés de sanglots.

– Reste ici, meunière ! Nous aurons bientôt besoin de toi ! fit Emexis et, pour qu’elle ne fuie pas, il la ramena à l’intérieur du moulin. Puis il rejoignit Topal-Hassan.

– Miséricorde ! criait désespérément le meunier ! Au secours ! Il n’y a donc personne pour m’aider ? Marika, viens donc ! criait-il, appelant inconsciemment cette frêle enfant à son secours.

Kralitch avait jusqu’alors suivi la scène qui se déroulait devant lui, immobile, les jambes flageolantes, les cheveux hérissés, frissonnant.

Il croyait rêver, tant ce qu’il avait éprouvé et vu ce soir, depuis la maison de Marko jusqu’au moulin, avait été inattendu et horrible. Le sifflement des balles puis le grondement du tonnerre résonnaient encore à ses oreilles. Ses pensées s’embrouillaient. D’abord, il crut que les Turcs venaient pour lui et que son sort était décidé. Sa volonté croula sous le poids du sentiment qu’il avait de son entière impuissance ; le peu d’énergie qui lui restait ne pouvait plus lui servir que pour aller se livrer aux mains des Turcs et épargner ainsi au meunier de lourdes responsabilités. Mais, lorsqu’il devint clair qu’il allait assister à quelque chose de plus horrible encore, et surtout quand il entendit le meunier appeler Marika à son secours, son sang bouillonna d’une colère folle. Et, bien qu’il n’eût jamais versé de sang, les Turcs lui apparurent aussi peu redoutables que des mouches. Fatigue, faiblesse, tout s’évanouit. D’un geste d’automate sa main avança vers la hache, la saisit ; il sortit machinalement de sa cachette, se glissa courbé derrière les sacs de blé et, blême comme la mort, surgit d’un bond derrière Emexis et lui enfonça la hache dans la nuque. Ce qu’il venait de faire, il l’avait exécuté comme en rêve.

Le Turc culbuta sans un râle.

Topal-Hassan fit face à cet ennemi inattendu, lâchant la corde avec laquelle il ligotait le meunier, il brandit son pistolet et le déchargea sur Kralitch. Le moulin se remplit de fumée. La lampe s’éteignit sous l’effet de la détonation et tous furent subitement plongés dans l’obscurité la plus complète. Alors une lutte enragée à coups de poing, d’ongles, de pied et de dents s’engagea dans les ténèbres. Les combattants, d’abord deux, ensuite trois, roulèrent ensemble à terre ; leurs vociférations sauvages, leur halètement et leurs gémissements se mêlaient à l’aboiement féroce du lévrier. Topal-Hassan, fort comme un taureau, résistait désespérément à ses deux adversaires qui devaient vaincre à tout prix ou périr.

Quand la lampe fut rallumée, Topal-Hassan se tordait tans les soubresauts de l’agonie. Au milieu de la mêlée, son poignard était tombé par hasard sous la main de Kralitch qui le lui avait enfoncé dans la gorge. Les cadavres des deux Turcs gisaient dans la mare de leur sang

Alors le meunier se redressa et contempla, étonné, cet inconnu dont l’aide lui était venue de façon si inattendue. Il vit un grand jeune homme brun, aux yeux noirs et perçants enfoncés dans un visage mortellement pâle, aux cheveux longs ébouriffés et pleins de poussière ; sa veste trempée, couverte de boue, était en loques ; son gilet sans boutons laissait voir qu’il n’avait pas de chemise ; le pantalon était en lambeaux et ses grosses chaussures défoncées. En un mot son aspect était celui de quelqu’un qui vient de s’évader de prison ou qui va bientôt y entrer, ainsi du moins le meunier en jugea-t-il. Son regard, pourtant, était plein de compassion lorsque, fort ému, il lui dit :

– Mon bon monsieur, je ne sais qui tu es, ni comment tu es ici. Mais je sais que, tant que je vivrai, je ne pourrai te rendre tout le bien que tu m’as fait. Tu m’as sauvé d’une mort certaine, mais aussi tu as sauvé mon enfant et mes vieux jours d’une chose pire encore – de l’infamie. Que Dieu te bénisse et te récompense ! Et tout le pays te sera reconnaissant ! Le connais-tu celui-là ? (Il montra Emexis.) C’est celui qui a fait pleurer les enfants dans les entrailles de leur mère. Le monde est maintenant débarrassé de ce monstre. Sois béni, mon fils !

Kralitch écouta, les larmes aux yeux, ces simples paroles empreintes de sincérité. Puis, tout haletant encore, il répondit :

– Ce n’est pas beaucoup ce que j’ai fait, grand-père ; nous n’en avons tué que deux, mais des monstres pareils il y en a encore des milliers et des milliers. Le peuple bulgare ne s’en débarrassera et ne jouira de la liberté que lorsque tout entier il brandira les haches pour exterminer ces oppresseurs. Mais, dis-moi, grand-père, où enfouir ces deux cadavres. C’est qu’il ne faut pas laisser de traces !

– J’ai une fosse toute prête pour les infidèles, donne-moi un coup de main pour les traîner jusque-là, dit le vieillard.

Alors les deux hommes, que cette sanglante nuit avait liés à tout jamais, emportèrent les cadavres dans les buissons derrière le moulin et les enfouirent dans une vieille fosse qu’ils nivelèrent pour qu’il ne reste aucune trace. Quand ils revinrent avec la pelle et la pioche, une forme blanche glissa à côté d’eux.

– Ah ! le lévrier ! s’écria Kralitch. Il va rôder par-là et nous trahir.

Il le guetta et lui assena un coup de pioche sur la tête. L’animal, hurlant lamentablement, se traîna sur le ventre au bord de l’eau. Kralitch l’y poussa de sa pioche et l’eau l’engloutit aussitôt.

– Ah ! il fallait enfouir ce chien-ci auprès des deux autres, remarqua le meunier.

Ils nettoyèrent le sang de leurs vêtements et recouvrirent la fosse de terre fraîche.

– Qu’est-ce que c’est ? Tu saignes ? demanda le meunier, voyant le sang couler du bras de Kralitch.

– Rien, il m’a mordu, le salaud ! quand je l’étranglais.

– Viens vite que je te fasse un pansement, dit le meunier, et il le banda avec un mouchoir déchiré. Puis, lâchant le bras, il le regarda dans les yeux et lui demanda : Excuse-moi, mon fils, mais de quel côté viens-tu ?

Et de nouveau il enveloppait l’étranger d’un regard curieux.

– Je te le dirai tout à l’heure, grand-père. Pour le moment, sache que je suis Bulgare, et un bon Bulgare. Ne doute pas de moi.

– À Dieu ne plaise ! Est-ce que je ne le vois pas ? Tu es des nôtres, mon bon monsieur, et pour des frères comme toi je suis prêt à donner ma vie.

– Où trouverai-je maintenant, grand-père, d’autres vêtements et un gîte pour la nuit ?

– Viens, nous irons au monastère, chez le diacre Vikenti. C’est un parent à moi. Que de bien il a fait à des gens comme toi !... Lui aussi, c’est un bon Bulgare fidèle, mon bon monsieur. Allons, nous y passerons tous la nuit. C’est bien que personne ne nous ait vus.

Le père Stoïan se trompait : car près du tronc d’un noyer la lune éclairait la forme d’un homme qui, immobile et inaperçu, avait suivi l’ensevelissement des deux Turcs.

Peu après, le meunier, Kralitch et Marika qui, pendant la lutte, s’était enfuie et sanglotait éperdument au pied d’un orme, se dirigeaient vers le monastère dont les hautes murailles blanches éclairées par la lune surgissaient à travers l’enchevêtrement noir des noyers et des peupliers.

La forme inconnue leur avait emboîté le pas.

 

 

 

3     LE MONASTÈRE

 

Ils traversèrent une clairière parsemée de grosses pierres, sous les branches de noyers centenaires aux troncs éventrés par l’âge, et bientôt leur apparurent les hautes murailles du monastère qui, à la lueur mystérieuse de la lune, rappelait la silhouette d’un château gothique aux créneaux fantastiquement dessinés.

Quelques années auparavant, un sapin gigantesque abritait l’église de son feuillage touffu retentissant du chant de milliers d’oiseaux ; il faisait l’orgueil du vieil édifice. Mais un orage survint qui déracina le sapin, et le père supérieur fit construire une nouvelle église. Celle-ci, avec sa haute coupole moderne qui se découpe sur l’ensemble des bâtiments comme un bout de papier neuf collé sur un vieux parchemin, jure étrangement avec les vestiges du passé. La vieille église et le vieux sapin tombés sous les coups du destin, le monastère semblait s’être assombri : le gigantesque sapin qui jadis se perdait dans les nues ne réjouissait plus la vue ; et, sur les murs remontés, les pieuses images des saints, archanges, Pères de l’Église et martyrs, aux yeux crevés par des Kardjalis 24 et des Délibachis 25, n’émouvaient plus l’âme de la même piété.

Nos trois amis contournèrent le couvent et l’abordèrent par-derrière ; la muraille y était plus accessible et plus proche de la cellule du diacre Vikenti. De ce côté on n’avait pas non plus à craindre les chiens, ni les garçons de ferme du monastère.

Tout auprès, les cascades qui tombaient de la montagne avec un bruit de tonnerre remplissaient les alentours de leurs échos sauvages.

L’un des compagnons devait franchir la muraille pour chercher une échelle et la passer aux deux autres. Kralitch, qui avait commencé la soirée par un assaut de ce genre, s’acquitta fort bien de cette tâche. Bientôt tous les trois franchissaient la muraille, en danger d’ailleurs d’être criblés de balles par le belliqueux igoumen 26, qui les aurait mis en joue s’il les avait aperçus de sa fenêtre. Ils se trouvèrent dans une petite cour qui communiquait avec une autre plus vaste par une porte verrouillée du dedans. La cellule du diacre donnait, au rez-de-chaussée, sur la petite cour. Ils s’avancèrent vers la fenêtre éclairée.

– Vikenti est encore occupé à lire, dit le meunier, se levant sur la pointe des pieds pour regarder par la fenêtre à laquelle il frappa.

La petite fenêtre s’ouvrit ; quelqu’un se pencha, regarda et demanda :

– Est-ce toi, oncle Stoïan ? Qu’est-ce que tu viens chercher ici ?

– Passe-moi ta clef, je te le dirai tout à l’heure. Es-tu seul ?

– Oui, tout le monde dort. Tiens : la clef !

Le meunier disparut dans l’obscurité. Deux ou trois minutes plus tard, il revint et introduisit Kralitch et sa fille dans la cour intérieure, prenant bien soin de refermer la porte.

La cour où ils pénétrèrent était silencieuse et lugubre : le glouglou monotone et somnolent de la fontaine faisait songer à quelque psalmodie chantée pour le repos des âmes ; des vérandas sombres, silencieuses et désertes régnaient tout au long des bâtiments, et les cyprès noirs inclinaient leurs cimes comme des spectres gigantesques.

La porte de la cellule du diacre s’ouvrit pour laisser passer les hôtes nocturnes.

Vikenti, un tout jeune homme, au visage éveillé, aux yeux noirs, intelligents, à la barbe naissante, reçut amicalement Kralitch qu’il connaissait déjà d’après ce que son oncle venait de lui dire sommairement. Il regardait avec respect et admiration ce héros qui ayant tué deux scélérats comme de simples poulets, avait sauvé le vieillard et sa fille ; le cœur honnête du diacre devinait chez son hôte un homme à la fois généreux et brave. Le père Stoïan, très ému, répétait à la hâte ce qui venait de se passer dans le moulin et bénissait son sauveur. Vikenti, voyant l’extrême fatigue et la pâleur de celui-ci, lui proposa de l’emmener dans la cellule où il devait passer la nuit. Ils sortirent, le diacre en tête, un paquet de vêtements et de nourriture sous le bras, et traversèrent la cour endormie. Arrivés au pied de l’escalier desservant les trois étages de vérandas du bâtiment opposé, ils montèrent jusqu’au dernier.

Dans le vide de cette construction en bois, et bien qu’ils eussent pris soin de marcher tout doucement, leurs pas faisaient sonner toute la bâtisse. Vikenti alluma un cierge et éclaira la cellule où ils entrèrent. Elle était quasi vide et d’un aspect fort triste : un matelas, une couverture et une cruche d’eau formaient tout son ameublement. Ce refuge ressemblait plutôt à une prison mais, pour le moment, Kralitch ne pouvait désirer mieux.

Après avoir parlé encore de l’aventure du moulin, Vikenti souhaita bonne nuit à son hôte :

– Vous êtes éreinté et vous avez besoin de repos, je ne veux donc pas vous accabler de questions... D’ailleurs à quoi bon ?... Votre courage de ce soir en dit long. Nous nous reverrons demain mais, rassurez-vous, dorénavant vous n’avez plus à vous inquiéter, le diacre Vikenti est tout à votre disposition... Bonne nuit !

Et il lui tendit la main. Kralitch la prit et la retint dans la sienne.

– Non, dit-il, attendez : vous me donnez l’hospitalité aveuglément et vous vous exposez ainsi au danger. Vous devriez au moins savoir qui je suis. Je m’appelle Ivan Kralitch.

– Ivan Kralitch, le déporté ? Quand vous a-t-on libéré ?

– Libéré ? Je me suis évadé de Diarbékir ! Je suis un fugitif.

Vikenti lui serra la main avec effusion :

– Soyez le bienvenu, baï Kralitch ! Vous êtes maintenant pour moi un hôte encore plus cher, et un frère. La Bulgarie a besoin de ses fils fidèles. Il y a beaucoup à faire à présent, beaucoup. La tyrannie des Turcs est insupportable et le mécontentement du peuple sera bientôt porté à son comble. Il faut nous préparer. Restez chez vous, gospodin 27 Kralitch, ici personne ne vous reconnaîtra ; travaillons ensemble, voulez-vous ? disait avec enthousiasme le jeune diacre.

– Telle est en effet mon intention, frère Vikenti.

– Demain nous reparlerons plus longuement... Ici vous êtes en sûreté. J’ai caché Levski 28 dans cette même cellule. Personne n’y vient... On y aurait plutôt peur des revenants que des humains. Bonne nuit ! fit allègrement le diacre en sortant.

– Bonne nuit, frère ! répondit Kralitch en fermant la porte.

Il s’empressa de changer de vêtements et d’apaiser sa faim. Puis il se coucha, éteignit la bougie, mais s’agita longtemps sur sa couche sans trouver le sommeil. Des images sanglantes troublaient son esprit. Il revoyait dans leur horrible et répugnante netteté les scènes affreuses de la soirée. Cet état pénible dura longtemps, mais enfin la nature l’emporta et ses forces physiques et morales cédèrent au sommeil ; il s’endormit. Soudain, il se réveilla en sursaut et ouvrit les yeux dans l’obscurité. Quelqu’un marchait à pas mesurés dans le corridor. Puis un chant pareil à un hululement se fit entendre. Les pas s’approchaient, le chant devenait de plus en plus fort ; il ressemblait à un chant funèbre, à une lamentation. Kralitch crut qu’il venait de loin et que le silence profond du lieu le répercutait en le dénaturant, pourtant il distinguait nettement les pas sur le plancher du corridor. Tout à coup, une figure sombre apparut à la fenêtre. Kralitch, stupéfait, fixa son regard sur l’ombre et remarqua qu’elle gesticulait et semblait l’appeler. La vague lueur de la nuit permettait de la voir distinctement. Kralitch ne quittait pas la fenêtre du regard ; il lui semblait que la figure mystérieuse avait les traits de cet Emexis Pechlivan qu’il avait tué. Rêvait-il ? Il se frotta les yeux, regarda de nouveau : la figure le fixait toujours.

Kralitch n’était pas superstitieux, mais cette bâtisse déserte, son calme désolé, son silence de mort, étaient assez effrayants : il se rappela l’allusion faite par le diacre aux revenants ; et, tout à coup, il se sentit mal à l’aise, saisi par une peur incompréhensible. Honteux de lui-même, il se ressaisit, chercha son revolver à tâtons, ouvrit doucement la porte et sortit nu-pieds. Une grande forme arpentait le plancher, poursuivant son étrange mélopée. Kralitch s’approcha hardiment. Le spectre, au lieu de disparaître, comme il arrive toujours dans les histoires de revenants, poussa un cri de terreur car, vêtu du linge blanc que le diacre lui avait prêté, Kralitch ressemblait lui-même beaucoup à un spectre.

– Qui es-tu ? demanda le nouveau fantôme à son collègue en l’attrapant par la veste.

Le malheureux, bouche béante de frayeur, multipliait les signes de croix et roulait de gros yeux en tournant la tête comme un idiot. Kralitch comprit qu’il avait affaire à un être dénué de raison et le lâcha.

Vikenti avait oublié de prévenir son hôte des habitudes nocturnes du pauvre Mountcho, un idiot inoffensif qui, depuis de nombreuses années, habitait le monastère. C’était lui l’inconnu qui avait assisté à l’enfouissement des deux Turcs...

 

 

 

4     CHEZ LE TCHORBADJI MARKO

 

Lorsque, après la fuite de Kralitch, Marko ouvrit la porte cochère, l’onbachi s’y rua suivi de ses zaptiés 29, tous sur le qui-vive.

– Que se passe-t-il ici, tchorbadji Marko ? demanda-t-il.

Avec calme, Marko expliqua qu’il n’y avait pas là de quoi s’inquiéter et que sa servante trop peureuse s’était alarmée d’un rien. L’onbachi se hâta d’accepter ces explications, content de pouvoir donner à l’incident une solution exempte d’imprévu désagréable.

Marko allait refermer la porte quand son voisin apparut :

– À la bonne heure, baï Marko, vous l’avez échappé belle.

– Tiens, Ivantcho 30, viens donc prendre le café !

– Bonsoir, baï Marko ! Assen va-t-il mieux ? dit en accourant du milieu de la rue un jeune homme de haute taille.

– Venez, docteur, venez !

Et Marko les introduisit dans la chambre qu’éclairèrent soudain deux belles bougies fixées à des candélabres en bronze étincelants.

Cette pièce de petites dimensions, mais d’un aspect calme et gai, était destinée aux visiteurs. Elle était nattée et ornée selon ce goût naïf de l’époque qui, de nos jours, règne encore paisiblement sur certaines villes de province. Le plancher était recouvert de tapis bariolés et les deux divans de grosses couvertures rouges, le tout tissé à la maison. Près d’un des murs se trouvait un poêle de fonte qui servait de meuble en été et qu’on allumait en hiver. Sur le mur opposé, on voyait, à la lueur vacillante de la veilleuse, des icônes derrière lesquelles apparaissaient des images venues du mont Athos, pieux cadeaux de pèlerins. Les Images saintes étaient de très vieilles peintures à l’huile, ce qui leur donnait, aux yeux de la grand-mère Ivanitsa, une valeur encore plus considérable – de même que les armes anciennes ont, pour les amateurs de panoplies, une valeur exceptionnelle. Une de ces images, très ancienne, jouissait entre toutes de la vénération particulière d’Ivanitsa. Elle aimait à raconter, avec fierté, que le révérend père hadji 31 Arséni, son bisaïeul, avait exécuté cette merveilleuse peinture avec son pied, assertion que nul n’avait l’idée de démentir tant elle était péremptoire. Une touffe de basilic bénit et une branche de saule apportée le dimanche des Rameaux, et qui toutes deux devaient assurer la santé et la prospérité de la maison, ornaient l’iconostase. Sur les murs se trouvaient des étagères garnies de faïences, décoration inévitable de toute maison qui se respecte et, dans les coins, des consoles triangulaires supportant des jardinières. Depuis belle lurette la vieille mode des murs ornés de chibouks aux jaunes embouchures d’ambre et de pipes aux fourneaux vernis était passée. Sacrifiant à la tradition, Marko en avait gardé un seul pour son usage personnel. Le mur faisant face aux fenêtres jouait le rôle important de galerie d’art. C’était là « l’ermitage » de la maison de bal Marko. Il était doté de six lithographies, aux cadres dorés, venant du pays des Valaques. Leur choix bizarre témoignait du peu de prétention de ce temps-là au goût artistique. Certains représentaient des scènes de vie de famille allemandes, un autre le sultan Abdul-Medjid à cheval avec sa suite. Le reste offrait des épisodes de la guerre de Crimée : la bataille de l’Alma, la bataille d’Eupatoria, la levée du siège de Silistrie en 1852. Ce dernier tableau portait en roumain l’inscription inexacte « Rasboiul Silistru 32 » et une main servile avait traduit en bulgare et placé en sous-titre : « La bataille de Silistrie ». Le sixième représentait les chers militaires russes de la guerre de Crimée debout, mais à mi-corps, ce qui, ayant fait dire au pope Stavri que les obus des Anglais leur avaient emporté les pieds, suggéra à grand-mère Ivanitsa de les appeler « les martyrs » : « Qui a encore touché aux martyrs ? » demandait-elle aux enfants d’un air fâché. Une pendule dont les chahuts et les poids retombaient jusqu’aux coussins du divan était accrochée au-dessus du tableau des martyrs. Cette vieille pendule avait depuis longtemps droit à la retraite : les rouages en étaient usés, les ressorts détendus, l’émail du cadran fêlé, et les aiguilles déformées et relâchées ; ce n’était plus qu’une ruine vivante, mais Marko soutenait son reste d’existence avec beaucoup de zèle et d’art. Il la réparait lui-même, la démontait, la remontait, la nettoyait avec une petite plume trempée dans de l’huile d’olive, enveloppait l’axe des petites roues dans du papier et ainsi lui redonnait vie pour quelque temps, en attendant un nouvel arrêt. Marko l’appelait pour rire : « Ma pauvre poitrinaire », mais lui et les siens s’étaient tellement habitués à cette malade que lorsque son pouls, c’est-à-dire son balancier, s’arrêtait, la maison semblait étrangement vide. Et quand Marko saisissait les chaînes pour la remonter, les poumons de « ma pauvre poitrinaire » exhalaient des ronflements grondeurs et courroucés qui faisaient déguerpir le chat.

Sur le même mur, deux photographies de famille complétaient la galerie d’art dont l’antique pendule faisait en même temps un musée.

Le Dr Sokolov était un jeune homme de vingt-huit ans, de belle prestance, aux cheveux blonds luisants, aux yeux bleus, au visage franc, empreint de bonté. C’était un homme bizarre, de tempérament fougueux, de caractère insouciant ; ayant servi comme aide-chirurgien dans un camp turc à la frontière du Monténégro, il s’était fait à la langue et aux habitudes des Turcs, buvait du raki et fraternisait le soir avec l’onbachi qu’il terrorisait la nuit en tirant des coups de pistolet dans la cheminée ; en outre, il faisait l’éducation d’une ourse ! Mal vu des notables qui avaient plus de confiance dans le médecin grec qu’en lui, le Dr Sokolov était sympathique aux jeunes à cause de son tempérament gai et franc et de son ardent patriotisme. Âme des divertissements et des conjurations, il leur consacrait tout son temps. Bien qu’il n’eût jamais fait aucune étude dans une école de médecine, la jeunesse le gratifiait du titre de docteur contre lequel il ne jugeait pas nécessaire de protester : c’était une marque de considération dont le médecin grec ne jouissait pas. Quant au traitement des malades, Sokolov en laissait le soin à deux aides éprouvés : le sain climat de ce pays montagneux et la nature. Il avait rarement recours à la pharmacopée dont il ne comprenait pas les formules latines. Toutes ses drogues tenaient sur une petite étagère. Il n’était pas étonnant qu’il l’eût vite emporté sur son rival !

Sokolov était le médecin habituel de la famille de Marko ; ce jour-là, il venait voir le petit Assen.

L’autre visiteur, Ivantcho, surnommé Iotata, était venu en bon voisin rassurer Marko et faire un brin de causette.

La conversation roula un certain temps sur l’aventure du soir tandis qu’Ivantcho décrivait fort éloquemment ses impressions et ses inquiétudes.

– Et comme je vous le disais, poursuivait Iotata, juste au moment où notre Lala desservait le dîner, etc., j’entendis l’agitation chez vous, baï Marko. Le chien donnait aussi étonnamment de la voix. J’ai pris peur, c’est-à-dire que je n’ai pas pris peur mais j’ai dit à Lala : « Dis, Lala, que se passe-t-il chez baï Marko ? De la véranda jette donc un coup d’œil dans leur cour. » Mais après j’ai pensé : « Ça n’est pas une affaire pour des femmes. » Je monte vaillamment à la véranda et je regarde dans votre cour – des ténèbres... « Qu’est-ce que c’était alors que cette agitation ? me suis-je dit mentalement, qu’est-ce qui met le quartier en éveil ?... » Et Lala qui reste derrière moi, me tenant par le pan de la veste... « Où vas-tu ? qu’elle dit... tu ne vas pas sauter chez baï Marko ?... – Mais non, il n’y a rien, que je lui dis, va verrouiller la porte du côté de chez Marko. »

– Ce n’était pas la peine, Ivantcho, il n’y avait rien, fit observer Marko, un sourire aux lèvres.

– Alors, continua Iotata, je me suis dit mentalement : « Faut prévenir le konak ; M. baï Marko est notre voisin et on ne peut pas le lâcher dans la sécurité... » Je dégringole les escaliers et Lala qui toujours piaille après moi... « Ferme-la », lui dis-je hardiment... Je vais à la porte cochère, je regarde – silence universel.

– Assen dort-il maintenant, baï Marko ? demanda le docteur pour tenter de mettre un terme à la faconde d’Ivantcho. Mais celui-ci se hâta de continuer :

– Comme je vois le silence universel dans la rue, je me suis dit : « Voilà de quoi te méfier, Ivantcho » ; alors, je fais demi-tour, je passe par la porte de derrière, c’est-à-dire je me trouve dans l’impasse, de l’impasse je vais par le portillon de baï Nedko, par chez les Mahmoudkine puis, à travers le fumier du cousin Guenko, directement au konak. J’entre, je regarde et instantanément je rapporte vaillamment à l’onbachi qu’il y a des brigands chez vous et que les poules volent à travers la cour.

– Mais je te dis qu’il n’y avait personne. Tu t’es donné de la peine pour rien, Ivantcho, dit Marko.

La tempête faisait rage au-dehors.

– Ah ! baï Marko, dit soudain le docteur, j’ai oublié de te demander : un jeune homme t’a-t-il trouvé ce soir ?

– Quel jeune homme ?

– Un étranger, assez mal habillé.., mais à l’air intelligent autant que j’ai pu remarquer... il demandait ta maison.

– Où l’as-tu vu ? Personne ne m’a cherché, répondit Marko visiblement embarrassé – mais ses hôtes n’avaient aucune raison de s’en apercevoir.

Le docteur poursuivit tranquillement :

– Un jeune homme m’a joint ce soir près de la roseraie de hadji Pavli et m’a demandé poliment : « Monsieur, pouvez-vous m’indiquer la maison de Marko Ivanov ? Je veux le trouver, qu’il disait, je viens pour la première fois ici... » Comme je venais de ce côté-ci je lui ai proposé de l’accompagner. Chemin faisant je l’observais – le pauvre garçon était presque nu... autant que j’ai pu distinguer dans l’obscurité : il n’avait sur lui qu’une mince veste déchirée... et, avec cela, maigre, faible, tenant à peine sur ses jambes... par le temps qui fraîchissait... Je n’osais pas lui demander d’où il venait et pourquoi il était dans cet état, mais j’avais pitié de ce malheureux... J’ai regardé mon pardessus – un pardessus tout râpé, ne tenant pour ainsi dire plus : « Permettez-moi de vous offrir ce vêtement... vous allez prendre froid ! – Merci », a-t-il dit en le prenant. Nous sommes arrivés ainsi devant chez vous et je l’ai quitté. Je voulais vous demander qui c’était.

– Je vous ai déjà dit que personne n’est venu me chercher.

– Tiens, c’est bizarre ! fit le docteur.

– Cet homme-là, n’était-ce pas le brigand qui escaladait votre mur ? demanda Ivantcho. Cette agitation-là n’était pas pour rien alors.

– Impossible que cet homme soit un brigand... On reconnaît ces gens-là à leur physionomie, observa le docteur.

Pour changer la conversation qui prenait mauvaise tournure, Marko demanda au docteur :

– Docteur, tu as lu le journal ? Où en est l’insurrection d’Herzégovine 33 ?

– Elle est à l’agonie, baï Marko. Ce peuple de héros a fait des merveilles ; mais que peut-il contre de telles forces ?

– Parbleu ! une poignée d’hommes, mais quelle résistance ! Si on pouvait faire autant nous aussi, hein ? dit Marko.

– Avons-nous seulement essayé ? rétorqua le docteur. Nous sommes cinq fois plus nombreux que les Herzégoviniens, mais nous ne sommes pas encore conscients de notre force.

– N’en parle même pas, docteur, dit Marko. Les Herzégoviniens et nous cela fait deux, nous sommes aux entrailles de l’enfer ; si nous bougeons seulement, on nous égorgera comme des moutons. Et personne pour nous prêter main-forte !

– Je vous le demande : avons-nous seulement essayé ? répéta le docteur qui s’animait. On nous égorge et on nous massacre sans aucune raison. Plus nous nous tenons comme des moutons et plus on nous assomme. Quelle faute avait commise l’innocent petit de Guentcho qu’on a ramené hier, décapité ? Dès que nous élevons la voix contre la tyrannie, on nous menace de la corde, mais les Emexis Pechlivan, eux, peuvent impunément accomplir leurs méfaits. Quelle est cette justice ! Le plus endurci pourrait-il supporter ces horreurs ? Les pierres mêmes en seraient émues.

Ivanitsa entra.

– Savez-vous, demanda-telle, que peu avant l’averse, Péna a entendu des coups de fusil ?... Qu’est-ce que cela peut signifier ? Sainte Vierge ! c’est encore, pour sûr, quelque chrétien qu’on aura tué...

Marko tressaillit et changea de couleur. Un sinistre pressentiment l’assaillait : il pensait à Kralitch. Le cœur gros, il ne put cacher tout à fait son émotion.

– Qu’avez-vous donc, baï Marko ? lui demanda le docteur, remarquant son visage troublé.

La pluie avait cessé. Les hôtes s’apprêtèrent à partir. La nouvelle apportée par Ivanitsa les avait troublés.

– Bah ! ça ne peut être que des volets qui claquent, la servante a dû se tromper encore... N’ayez pas peur... hardiment ! plastronnait Ivantcho Iotata. – Mère Ivanitsa, le portillon du côté de chez nous est-il ouvert ?

Et tandis que Marko reconduisait le docteur par la porte cochère, Ivantcho se sauva par le portillon que lui avait ouvert sa femme.

 

 

 

5     LA SUITE DE LA NUIT

 

Sokolov frappa à la porte de sa maison. Une vieille femme vint lui ouvrir. Il entra et demanda vivement :

– Comment va Cléopâtre ?

– Elle est inquiète de toi, répondit la vieille souriante.

Le docteur traversa une longue cour et entra dans sa chambre. Cette pièce spacieuse, qui était à la fois son cabinet de travail, sa pharmacie et sa chambre à coucher, était à peu près nue, le mur était garni de placards, une cheminée profonde occupait un coin. Les drogues tenaient toutes sur une seule étagère ; sur le guéridon, un mortier, quelques livres de médecine épars, un revolver. Au-dessus de son lit étaient accrochés un fusil à double canon, une carnassière. Un seul tableau décorait la pièce : l’image du prince Nicolas de Monténégro et, au-dessous, la photographie d’une actrice. Tout avait un air de désordre et de liberté, l’air qui convenait au célibataire un peu loufoque qui habitait là.

Au fond de la pièce bâillait la porte d’un cellier : trois ans plus tôt Levski, depuis disparu, y avait trouvé refuge.

Le docteur jeta négligemment son fez et sa veste, s’approcha du cellier, battit des mains et appela :

– Cléopâtre ! Cléopâtre !

Pas de réponse.

– Cléopâtre, viens, ma colombe !

Un murmure bizarre parvint du cellier. Le docteur s’assit sur une chaise au milieu de la pièce et appela de nouveau :

– Ici, Cléopâtre !

Un ours apparut, ou plutôt un ourson – une femelle.

Traînant ses grosses pattes sur le plancher, l’ourse s’approcha, poussant des grognements de joie ; puis elle se dressa, appuya ses pattes de devant sur les genoux du docteur et ouvrit toute grande sa gueule garnie d’une double rangée de dents blanches et acérées, se laissant caresser comme un chien. Le docteur enfonça ses doigts dans le poil duveteux de la tête et donna à la bête la main qu’elle lécha et prit ensuite tout entière dans sa gueule.

Ce fauve, capturé tout petit dans la Sredna-Gora 34, était le cadeau d’un paysan chasseur dont Sokolov avait sauvé le fils d’une grave maladie. Le docteur s’était pris d’un grand attachement pour la bête et veillait tout particulièrement à son éducation. Sous sa douce tutelle, Cléopâtre, en grandissant à vue d’œil, profitait à merveille des leçons de gymnastique de son maître, et son attachement pour lui augmentait chaque jour.

Déjà Cléopâtre pouvait danser la polka, tenir le chapeau du docteur et monter la garde comme un chien. C’était là un vrai a « service d’ours 35 », puisque sa présence dans la maison du docteur en chassait les patients. Mais le docteur ne s’en souciait guère.

Arrivée au point culminant de sa danse, Cléopâtre l’accompagnait de rugissements terrifiants et le voisinage était alors averti. À ce moment, n’y tenant plus, le joyeux Sokolov dansait avec elle.

Ce soir-là il était animé de sentiments particulièrement bienveillants à l’égard de l’aimable Cléopâtre. Il lui offrit de la viande qu’elle mangea dans sa main.

– Mange, ma colombe ! « Ours affamé, dit-on, ne danse point 36 », pourtant j’aimerais qu’au rythme de ma voix tu danses comme une princesse.

L’ourse comprit sans doute, elle rugit, ce qui voulait dire : « Me voilà ! » Et le docteur, battant la mesure sur une tourtière, entonna une ronde joyeuse :

 

            Dimitra, ma belle fille blonde,

            Va dire, Dimitra, à ta maman,

            Qu’elle ne mette plus au monde

            Une seconde fille comme toi...

 

Cléopâtre, enthousiaste, se dressa et, tout en grondant, dansa sur ses pattes de derrière. Tout à coup, avec fureur, elle se précipita vers la fenêtre et le docteur, stupéfait, vit que la cour était pleine de monde. Il saisit son revolver.

– Qui est là ? cria-t-il, faisant taire Cléopâtre.

– Docteur, donnez-vous la peine de nous suivre au konak.

– Est-ce toi, chérif-aga ? Pourquoi, diable ! m’appelez-vous à cette heure-ci ? Qui est malade ?

– Enferme d’abord l’ourse.

Sur un signe du docteur, Cléopâtre, mécontente, regagna sa chambrette en grognant. Il ferma vite la petite porte sur elle.

– Nous avons l’ordre de t’emmener au konak ! Tu es arrêté, proféra d’un ton sévère l’onbachi.

– Pourquoi arrêté ? Qui m’arrête ?

– Tu le sauras tout à l’heure. Allons, je t’en prie !

Et l’on emmena le docteur profondément troublé et pressentant quelque malheur. En sortant il entendit le grognement navrant de Cléopâtre ; on aurait dit qu’elle pleurait.

Le konak était agité. Sokolov fut introduit chez le bey 37.

Celui-ci était, comme toujours, assis devant l’âtre. Près de lui, Kiriak Steftchov compulsait des papiers sur lesquels le conseiller Netcho Pironkov jetait de temps à autre un coup d’œil.

Le bey, un vieillard d’une soixantaine d’années, reçut le docteur froidement, mais l’invita cependant à s’asseoir : c’était la tactique employée par les Turcs pour encourager les prévenus à parler ; de plus, Sokolov était le médecin de la famille du bey et celui-ci avait de l’estime pour lui.

Le docteur jeta un coup d’œil autour de lui et grand fut son étonnement quand il aperçut sur le divan le pardessus qu’il avait donné le soir même à Kralitch. Cette découverte lui fit tout de suite comprendre de quoi il s’agissait,

– Docteur, ce pardessus est-il à toi ?

Le docteur ne pouvait nier l’évidence et n’y pensait même pas. Il répondit donc affirmativement.

– Et pourquoi n’est-il pas chez toi ?

– Je l’ai donné ce soir à un pauvre.

– Où ça ?

– Dans la rue Hadjichadova.

– À quelle heure ?

– Vers neuf heures.

– Connaissais-tu cet homme ?

– Non, mais il était en loques et j’ai eu pitié de lui.

– Comme il ment, le malheureux ! ricana Netcho.

– Que veux-tu, Netcho !... Un noyé s’accroche même à un brin de paille, lui chuchota Kiriak Steftchov.

Le bey sourit avec malice comme s’il venait de percer à jour un mensonge grossier. Il était convaincu que le pardessus avait été arraché du dos du docteur par la patrouille et c’est ce qu’affirmaient les hommes qui la composaient.

– Kiriak-efendi 38, passe-moi les papiers... Et ces papiers-là, les connais-tu ?

Le docteur aperçut un numéro de l’Indépendance 39 et une proclamation révolutionnaire. Il nia.

– Alors, qui les a mis dans ta poche ?

– Je vous ai déjà dit que j’avais donné mon pardessus à un autre. Peut-être ces papiers lui appartiennent-ils ?

Le bey sourit de nouveau. Sokolov sentait que l’affaire tournait mal pour lui : on l’accusait bel et bien d’entretenir des relations avec un rebelle.

Ainsi l’inconnu de ce soir était un rebelle ! Si seulement il l’avait su, il aurait pu épargner ce malheur à tous deux.

– Faites entrer le blessé Osman, ordonna le bey.

Un zaptié entra. Il avait le bras pansé au-dessus du coude. C’était le même qui avait arraché le pardessus du dos de Kralitch et c’est à ce moment qu’il avait été atteint par une des balles tirées par l’un de ses camarades. Mais, soit de parti pris, soit par erreur, il prétendait avoir été blessé par le rebelle poursuivi.

Osman s’approcha du docteur :

– C’était bien lui, efendi.

– C’est à lui que tu as arraché le pardessus ? Le connais-tu bien ?

– Oui, c’est celui-là qui m’a blessé dans la rue Petkantchova.

Le docteur le regarda, abasourdi. Devant cette calomnie le sang lui monta à la figure.

– Ce zaptié ment sans vergogne ! cria-t-il.

– Tu peux disposer, Osman-aga ! Tchélébi 40, reprit le bey d’un air grave, peux-tu nier tout cela ?

– C’est un mensonge ! Je ne porte pas de revolver sur moi et ce soir je ne suis même pas passé par la rue Petkantchova.

L’onbachi s’approcha de la bougie, examina le revolver qu’il avait pris sur la table du docteur et dit en pesant chaque mot :

– Quatre balles y sont, la cinquième manque.

Le bey fit un signe de tête significatif.

– Vous vous trompez cette fois encore. Ce soir je n’ai pas porté de revolver...

– Tchélébi, ce soir, vers dix heures, quand tout cela se passait, où étais-tu ?

Cette question inattendue tomba sur le docteur comme un coup de foudre. Il répondit pourtant avec aplomb :

– Ce soir à dix heures, j’ai été chez Marko Ivanov, son enfant est malade.

– Il était presque onze heures quand tu es entré chez le tchorbadji Marko. Nous en sortions justement, riposta l’onbachi qui avait rencontré le docteur quand celui-ci se rendait chez Marko.

Le docteur se taisait. Tout concourait à le perdre. Il se rendait compte qu’il s’empêtrait.

– Eh bien ! dis-nous alors où tu es allé après avoir donné ton pardessus, rue Hadjichadova, avant de te rendre chez Marko Ivanov ? demanda le bey.

Cette question catégorique appelait une réponse claire, mais le Dr Sokolov n’en donna aucune. Son visage ouvert trahissait une forte lutte intérieure, il décelait la souffrance.

Ce trouble et ce silence étaient plus éloquents que des aveux et venaient s’ajouter aux preuves qui déjà l’accablaient. Le bey croyait bien tenir le coupable. Cependant il lui demanda une fois de plus :

– Dis, tchélébi, où étais-tu pendant ce temps-là ?

– Je ne peux pas vous le dire, répondit d’un ton ferme le docteur.

Cette réponse tomba dans un silence consterné. Netcho cligna de l’œil à Steftchov comme pour lui dire : « Le malheureux est tombé dans le piège. »

– Réponds, tchélébi, où étais-tu ?

– Il m’est absolument impossible de vous le dire. C’est un secret que mon honneur d’homme et de médecin m’interdit de vous révéler. En tout cas je peux vous dire que je ne suis pas allé rue Petkantchova !

Le bey insistait, rappelant au docteur les conséquences funestes que pouvait avoir son mutisme. Celui-ci demeurait impassible comme un homme qui n’a plus rien ajouter.

– N’as-tu rien à dire ?

– J’ai tout dit.

– Alors, tchélébi, en ce cas tu seras notre hôte cette nuit... Emmenez-le en prison, dit sévèrement le bey.

Abasourdi, le docteur sortit, écrasé par cette avalanche d’accusations qu’il lui était impossible d’écarter, car il l’avait lui-même reconnu, il ne pouvait à aucun prix indiquer l’endroit où il s’était trouvé la veille vers dix heures.

 

 

 

6     LA LETTRE

 

Marko, troublé par les évènements de la soirée, dormit mal. Au matin il se rendit bien avant son heure habituelle à l’estaminet de Ganko, où il prenait sa tasse de café. Le patron venait d’ouvrir sa boutique et d’allumer le feu, Marko était son premier client.

Après les plaisanteries de rigueur qu’il débita en servant le café, Ganko se hâta de faire part à Marko de l’aventure du docteur dans la rue Petkantchova et de ses suites, prenant soin d’enjoliver son récit d’un ramassis d’insanités, et débitant le tout avec beaucoup d’animation.

Le malheur d’autrui suscite immanquablement dans une âme vulgaire trois sentiments nés des plus profonds instincts de l’âme humaine : la surprise, la satisfaction que le malheur se soit abattu sur une autre tête et, enfin, une secrète joie maligne. Quant à Ganko, il avait en outre une bonne raison d’en vouloir au docteur : celui-ci n’avait-il pas rabattu de son compte la valeur de douze tasses de café comme prix d’une visite ? Ganko ne pouvait lui pardonner ce comportement inouï.

Marko n’en revenait pas. La veille, quand il avait causé avec le docteur, ni la physionomie ni les paroles de celui-ci n’avaient laissé deviner une aventure pareille. De plus, Sokolov ne la lui aurait certainement pas cachée.

À ce moment, l’apparition de l’onbachi dans l’estaminet permit à Marko de se renseigner. Il comprit d’un trait que le docteur était victime d’une épouvantable erreur de la police et, d’autre part, que Kralitch avait réussi à échapper à ses griffes. Le visage rasséréné, il se tourna vers l’onbachi

– Je parierais, sur ma tête, que le docteur est innocent.

– Plaise à Dieu ! fit l’onbachi, mais je me demande comment il pourrait se tirer d’affaire.

– Il le pourra mais, en attendant, on lui en fera voir de toutes les couleurs. Quand le bey viendra-t-il au konak ?

– Dans une heure. Il ne vient jamais tard.

– Il faut mettre le docteur en liberté, je me porte garant pour lui. J’y engage ma maison et mes enfants. Il est innocent.

L’onbachi le regarda, étonné :

– Ce n’est plus la peine. On l’a déjà emmené.

– Quand ? Où ? s’écria Marko.

– Cette nuit même nous l’avons envoyé à K... sous bonne escorte.

Marko bouillonna d’une indignation qu’il ne pouvait pas dissimuler.

L’onbachi avait du respect pour Marko, il lui conseilla amicalement mais sur un ton suggestif :

– Tchorbadji Marko, vous ferez mieux de ne pas vous mêler de cette sale affaire. À quoi bon ! Par les temps qui courent, mieux vaut ne pas se connaître les uns les autres. L’onbachi but son café et ajouta : – Je pars, moi aussi, dans une demi-heure porter la lettre du bey contenant les papiers révolutionnaires du docteur. Si vous voulez mon avis, il n’y a d’important que les papiers. C’est à cause d’eux qu’il est perdu... Parce que le reste... la blessure d’Osman, il paraît que le docteur n’y est pour rien... C’est notre faute à nous, à ce qu’il paraît. Ça s’est vu à la plaie. Enfin, cela regarde les chefs. Ganko, passe-moi un bout de papier pour cette lettre, je vais l’envelopper pour qu’elle ne se froisse pas.

Il sortit alors de sa veste une grande enveloppe cachetée et l’enveloppa dans le papier que le cafetier lui avait donné ; puis, après avoir fumé encore une cigarette, l’onbachi serra la main de Marko et sortit.

Marko demeura un moment pensif. Le patron, qui lui tournait le dos, faisait la barbe de Petko Basouniak. Marko se leva et sortit à son tour.

– Au revoir, Marko ! Pourquoi te dépêches-tu ? criait le barbier, tout en savonnant énergiquement la figure de son client. Il ne faut pas te faire de mauvais sang pour le docteur. « Comme on fait son lit on se couche. » Pourquoi ne vient-on pas prendre Petko Basouniak ? Qu’est-ce que tu en dis, Basouniak ?

La tête savonneuse marmotta quelque chose qui se perdit dans la mousse. Le lavage fini, le cafetier essuya la tête et le visage de Basouniak avec une serviette de propreté douteuse et lui tendit un miroir fêlé en lui souhaitant une bonne santé. Il allait à la porte pour jeter les rinçures au-dehors quand il rencontra Marko qui revenait très vite.

– J’ai oublié ma tabatière, dit celui-ci, en se précipitant vers le divan où il avait laissé l’objet.

Basouniak posa une pièce de quatre sous sur le miroir et sortit. Ganko rentra.

– Dis donc, Ganko ! Pendant que nous y sommes, fais-moi l’addition. J’aime payer à la fin du mois.

Ganko désigna du doigt le plafond recouvert de traits tracés à la craie :

– Voilà le livre, compte et paye !...

– Je n’y vois pas mon nom !

– Chez moi, c’est comme cela. À la bonne franquette !

– Tu n’iras pas loin avec cette comptabilité-là !... plaisanta Marko en sortant son porte-monnaie. Oh ! tiens, regarde ! l’onbachi a oublié sa lettre, ajouta-t-il en désignant l’étagère.

– Bon sang ! C’est bien la lettre, s’écria Ganko étonné et il jeta un coup d’œil interrogatif à Marko comme s’il voulait savoir son avis.

– Il faut la lui envoyer au plus vite, dit Marko en fronçant les sourcils. Tiens, voilà vingt-huit groches 41. Tu m’as dépouillé !

Ganko le regarda tout éberlué ; il se disait : « Curieux bonhomme, ce baï Marko. Il engagerait sa maison pour ce dompteur d’ours et ne pense pas à jeter cette lettre au feu. Un instant et le tour était joué. »

De nouveaux clients entrèrent, le café se remplit vite de fumée et les conversations sur l’infortune du docteur allèrent bon train.

 

 

 

7     HÉROÏSME

 

Le soleil, déjà haut, dardait ses rayons sur les vignes grimpantes qui étendaient leur vert feuillage sur la cour du monastère. Cette cour si sombre et si effrayante la nuit, où chaque objet prenait un aspect fantomatique, était maintenant pleine de gaieté sereine, de calme et de lumière. Les oiseaux remplissaient l’air de gazouillements joyeux. Le clapotement des eaux limpides de la source était gai. Les cyprès et les peupliers élancés frémissaient délicieusement sous le souffle du vent matinal venu de la forêt. Tout était fête et clarté. Même les vérandas et leurs cellules sombres avaient pris un air plus avenant et retentissaient des cris des hirondelles qui voltigeaient autour de leurs nids.

Au milieu de la cour, sous la treille, s’avançait un noble et digne vieillard en robe ouatinée de couleur violette, tête nue, la barbe blanche tombant jusqu’à la ceinture. Âgé de quatre-vingt-cinq ans, le père Iéroteï était une relique du siècle dernier, presque une ruine, mais une ruine imposante et qui inspirait le respect. Il vivait les derniers jours de sa longue existence dans le calme et la simplicité. Tous les matins, il faisait sa promenade, respirait l’air frais de la montagne et se laissait réjouir par le soleil et le ciel vers lequel il s’acheminait peu à peu. Un peu plus loin, vivant contraste de ce monument du passé, se tenait debout, un livre à la main, le diacre Vikenti. Il préparait son examen d’admission au séminaire russe. La jeunesse et l’espérance émanaient de son visage candide, la force et la vie brillaient dans son regard rêveur. Ce jeune homme personnifiait l’avenir vers lequel il regardait avec cette même confiance que le vieillard éprouvait en face de l’éternité.

La méditation ne pouvait trouver un terrain plus propice que cette enceinte monastique.

Sur les marches de pierre de l’église était installé le père Guédéon, à l’embonpoint sphérique ; d’un air absorbé, il contemplait avec attendrissement les dindons qui se pavanaient dans la cour, la queue déployée en éventail ; il les comparait à l’orgueilleux pharisien du Nouveau Testament et leur glouglou lui rappelait le sage Salomon, qui comprenait le langage des oiseaux. Plongé dans ces pieuses réflexions, le père Guédéon attendait tranquillement l’appel béni de la cloche annonçant le déjeuner qu’il savourait, d’avance, en respirant les agréables parfums qui s’échappaient de la cuisine.

À la porte de celle-ci se chauffait au soleil le louchon idiot du couvent, le camarade de Mountcho. Du même regard philosophique il contemplait lui aussi la vie domestique des dindons. « Contempler » pourtant n’est peut-être pas le vrai mot, en réalité, la vue de l’idiot embrassait non seulement la famille des dindons, mais l’horizon tout entier, un œil regardant à l’est et l’autre à l’ouest.

À côté de lui, Mountcho, debout, se tordait les mains, tournant la tête et jetant des regards craintifs vers la véranda de l’étage supérieur ; lui seul savait pourquoi.

À part le supérieur, absent pour le moment, et quelques valets de ferme, nous avons ainsi dénombré tous les occupants du couvent.

Justement le supérieur arrivait, au petit trot de son cheval. Il mit pied à terre, laissa la monture au louchon et dit à Vikenti, d’un air sombre :

– J’apporte de mauvaises nouvelles de la ville. (Et il raconta dans tous ses détails l’infortune de Sokolov.) Pauvre Sokolov ! termina-t-il en soupirant.

Le supérieur Natanaïl était grand, velu, robuste et agile. Du moine il n’y avait guère chez lui que le froc. Les murs de sa cellule étaient ornés de fusils ; excellent tireur, il jurait comme un troupier, s’entendait à guérir les blessures causées par les armes et n’était pas moins habile à les infliger. C’était par hasard qu’il était devenu supérieur d’un monastère, au lieu d’être voïvode dans le Balkan 42. D’ailleurs, le bruit courait qu’il l’avait été et que, maintenant, il faisait pénitence...

– Où est le père Guédéon ? demanda le supérieur en le cherchant des yeux.

– Me voilà ! s’écria d’une voix aiguë le père Guédéon, sortant de la cuisine où il était allé s’informer du déjeuner.

– Tu t’es de nouveau glissé dans la cuisine, père Guédéon, la gourmandise est un péché capital, tu le sais, n’est-ce pas ?

Et il lui ordonna d’aller faire à dos d’âne le tour des prairies du couvent où des faucheurs coupaient l’herbe, du côté de Voyniagovo.

Le père Guédéon était ventripotent, rond comme une outre pleine d’huile. Le peu de mouvements qu’il venait de faire avait amené une sueur abondante sur son visage qui s’attristait. À aucun prix il ne voulait accomplir ce voyage à travers un monde damné, aussi dit-il, d’une voix suppliante, haletant, les mains sur le ventre :

– Père, ne vous serait-il pas possible de dispenser votre humble frère de ce calice d’amertume ?

Et il s’inclina jusqu’à terre.

– Quel calice d’amertume ? Penses-tu que je songe à t’y envoyer à pied ? Tu monteras l’âne et toute la peine que tu te donneras sera de tenir la bride d’une main et de donner des bénédictions de l’autre.

Et le supérieur le regarda en souriant.

– Père Natanaïl, ce n’est pas la peine que je crains. Nous sommes dans ce lieu saint pour cela, et pour y mener une vie d’apostolat, mais les temps sont mauvais.

– Est-ce qu’il ne fait pas beau temps aujourd’hui ? Se promener au mois de mai est bon pour la santé.

– Les temps, père, les temps !... dit vivement le père Guédéon. Tenez, on a arrêté Sokolov et qui sait ! il y va peut-être de la vie du malheureux chrétien ! Les infidèles sont sans pitié !... Que Dieu me préserve ! si l’on me soupçonnait d’avoir agité le peuple, le couvent en pâtirait. Danger immense, vous dis-je, immense !

Le supérieur partit d’un rire tonitruant :

– Ha ! ha ! ha ! (Il éclatait, les poings sur les hanches, en jaugeant l’embonpoint de Guédéon.) Est-ce que tu crois que les Turcs vont te juger suspect ? Le père Guédéon, agitateur politique ! C’est bien le cas de dire le proverbe : « Qu’un paresseux t’apprenne ce que c’est que la fatigue. » Tu m’as fait rire quand je n’en avais pas envie ! Diacre Vikenti ! Diacre Vikenti ! Viens écouter ce que dit le père Guédéon... Mountcho, va chercher le diacre Vikenti, je vais étouffer de rire. (En effet, ses éclats de rire faisaient retentir tous les échos des alentours.)

À cet ordre, Mountcho roula encore plus affreusement ses yeux terriblement écarquillés, empreints d’une peur obtuse.

– Rus-si-an ! cria-t-il, tremblant et montrant du doigt la véranda où venait de disparaître le diacre Vikenti. Et, pour ne pas recevoir un nouvel ordre, il partit du côté opposé.

– Russian ! Qu’est-ce que ce Russian-là veut dire ?

– Il veut dire un loup-garou, révérend, fit le père Guédéon.

– Depuis quand Mountcho est-il devenu si poltron ? Lui qui vivait comme un hibou dans les bois !

En vérité, père Natanaïl, un esprit des ténèbres se promène sur la véranda de l’étage supérieur. Cette nuit même, Mountcho, mort de peur, est venu me trouver. Il aurait vu un fantôme habillé de blanc sortir de la cellule vitrée. Il m’a raconté d’autres choses encore, mais le diable lui-même n’y pourrait rien comprendre... Il faudra asperger d’eau bénite la véranda du haut.

Mountcho, planté à bonne distance de là, regardait vers la véranda d’un air épouvanté.

– Qu’est-ce qu’il a bien pu voir ? Viens, père Guédéon, faire un tour, dit le supérieur, qui pensa que peut-être des voleurs s’étaient introduits pendant la nuit.

– Dieu m’en garde ! fit le père Guédéon se signant vite plusieurs fois.

Le supérieur se dirigea seul vers les vérandas.

Vikenti était entré chez Kralitch au moment même où le supérieur le cherchait.

– Qu’y a-t-il de nouveau, frère ? demanda Kralitch. Il avait lu l’inquiétude sur le visage du diacre.

– Rien de grave..., s’empressa de dire Vikenti. Seulement la nouvelle que le supérieur a apportée de la ville est très désagréable. Cette nuit on a arrêté Sokolov et on l’a emmené à Karlovo.

– Qui est ce Sokolov ?

– Un médecin de la ville. Un brave jeune homme. On aurait trouvé dans son pardessus des papiers subversifs... Qui sait ? Je le connais pour un bon patriote, dit le diacre, soucieux, qui reprit peu après : – Hier au soir, il a fait feu sur la garde qui le poursuivait, et il a blessé un zaptié qui lui a arraché son pardessus... Le pauvre docteur, il est fichu !... Dieu soit loué ! vous vous en êtes tiré... On n’entend pas parler de vous en ville.

À peine le diacre avait-il fini que Kralitch se mit à arpenter comme un fou la chambre, de long en large, la tête dans les mains, évidemment saisi par une détresse poignante à laquelle Vikenti ne pouvait rien comprendre. Il s’écria :

– Mais que fais-tu, sapristi ? Il n’y a rien, Dieu soit loué !

Kralitch s’arrêta devant lui ; le visage décomposé par la douleur, il cria furieusement :

– Il n’y a rien ! Il n’y a rien ! C’est facile à dire ! et Kralitch se frappa le front. Pourquoi me regardes-tu, Vikenti ? Il paraît que tu n’y comprends rien ! Ah ! mon Dieu, j’ai oublié de te dire ce matin que le pardessus était sur moi. Un jeune homme très aimable, voyant mes habits en lambeaux, m’en avait fait cadeau hier soir, à l’entrée de la ville. Il m’avait indiqué aussi la maison de Marko Ivanov. Or, j’ai mis dans la poche un numéro du journal l’Indépendance, et une proclamation qu’on m’avait donnée dans un hameau où j’avais passé la nuit... On l’accuse par-dessus le marché d’avoir fait feu contre la garde quand je n’ai même pas touché à mon revolver !... Ah ! les maudits !... Maintenant tu y es ? Cet homme est accusé à ma place... Le Destin m’a maudit en me condamnant à porter malheur à ceux qui me font du bien.

– Quel terrible malheur ! murmura Vikenti affligé. Le pis c’est qu’il est impossible de lui venir en aide... Tu vois où on en est.

Kralitch se retourna, le visage cramoisi :

– On ne peut pas lui venir en aide ? Crois-tu que je laisserai périr pour moi un homme si généreux et, par-dessus tout, un bon patriote, à ce que tu dis. Ce serait une lâcheté !

Le diacre regardait Kralitch, tout ébahi.

– Non, je l’arracherai à ce malheur, fût-ce au prix de ma tête !

– Comment faire, reprit Vikenti, dis ? Je suis prêt à tout.

– C’est moi qui le sauverai et pas un autre !

– Toi ?

– C’est moi qui le délivrerai... C’est mon devoir, et il n’y a que moi qui puisse le sauver, criait furieusement Kralitch courant par la cellule, le visage empreint d’une résolution farouche. Veux-tu alors qu’on attaque la prison ?

Le diacre regardait Kralitch d’un air étonné, même effrayé, se demandant s’il n’avait pas perdu la raison.

– Monsieur Kralitch, de quelle façon crois-tu délivrer le docteur ?

– Tu ne devines pas ?

– Non.

– Je me livrerai à la police.

– Comment ? Te livrer toi-même ?

– Comment faire autrement ? charger quelqu’un d’autre ? Écoute, frère Vikenti, je suis un honnête homme et je ne veux pas racheter ma vie au prix du malheur d’autrui. Je n’ai pas marché pendant six cents heures pour venir commettre une lâcheté. Si je ne peux offrir ma vie à la gloire de ma patrie, je peux au moins la sacrifier honnêtement... Tu comprends ? Si je ne me présente pas aujourd’hui même devant les autorités turques, si je ne déclare pas : « Cet homme-là est innocent, il n’a aucune relation avec moi, le pardessus m’a été enlevé, les papiers m’appartiennent, c’est moi le coupable et même c’est moi qui ai tiré sur la garde, faites ce que vous voudrez de moi », le Dr Sokolov est perdu, surtout s’il n’a pas pu, ou n’a pas voulu, se justifier. Y a-t-il un autre moyen ? Dis-le-moi !

Le diacre gardait le silence. Il sentait au plus profond de son âme honnête que Kralitch avait raison : ce renoncement à lui-même était imposé par la justice et par l’humanité. Et l’homme lui parut désormais plus noble, plus digne d’admiration. Sur son visage se répandit une lueur céleste, reflet du sublime élan de vertu dont il était le témoin. Les paroles ardentes et passionnées de Kralitch résonnaient délicieusement et solennellement dans son âme : il aurait voulu être à sa place, prononcer ses paroles, agir comme lui. Les larmes lui vinrent aux yeux.

– Montre-moi le chemin de K..., dit Kralitch.

Soudain la grande figure barbue du supérieur parut à la fenêtre. Emportés par la conversation, ils n’avaient pas entendu ses pas dans la véranda.

Kralitch tressaillit et jeta un regard interrogateur au diacre. Celui-ci sortit aussitôt, emmena le supérieur vers la balustrade et lui parla longtemps avec animation et en gesticulant : il jetait de temps en temps un coup d’œil vers la cellule où Kralitch attendait, impatient et troublé. La porte livra enfin passage à Vikenti et à Natanaïl. Kralitch s’empressa de baiser la main du supérieur.

– Attendez, je ne mérite pas que vous me baisiez la main ! fit le supérieur, les larmes aux yeux ; et donnant l’accolade à Kralitch, il l’embrassa chaleureusement, tel un père retrouvant son fils après une longue absence.

 

 

 

8     LA FAMILLE DE IORDAN

 

Le vieux tchorbadji Iordan offrait un déjeuner auquel il avait invité des parents, des amis de sa famille et les gens de sa clientèle.

D’un âge déjà avancé, maladif, maussade et grincheux, Iordan Diamandiev était un de ces notables bulgares qui avaient rendu odieux le titre de tchorbadji. Son bien augmentait sans cesse, sa progéniture était à l’aise, et sa parole avait du poids, mais personne ne l’aimait. Ses injustices et ses indélicatesses envers les pauvres gens, aussi bien que son entente continuelle avec les Turcs, l’avaient fait détester, et l’on continuait à le haïr, bien qu’il ne fît ou ne pût plus faire du mal. C’était tout à fait un homme du passé.

Malgré l’air maussade de Iordan, le repas était gai. Guinka, la fille mariée, encore jolie, bavarde et taquine qui, de temps en temps, attaquait son timide mari, amusait les invités par son badinage et par les agaceries que sa langue infatigable distribuait à droite et à gauche. Les trois religieuses du couvent riaient plus encore que les autres et, parmi elles, Mme hadji Rovoama, la sœur de Iordan, boiteuse, bilieuse et intrigante, prenait le ton de Guinka pour lancer des méchancetés aux dépens des absents. Hadji Smion, gendre du maître de céans, éclatait souvent de rire, la bouche pleine. Hadji Pavli, le beau-père, emporté lui aussi par le rire, mangeait avec la fourchette de Mikhalaki « Alafranga 43 ».

Ce dernier, quelque peu choqué par une telle méprise, regardait d’un air renfrogné autour de lui. Mikhalaki méritait bien son sobriquet « À la française », car il avait été, trente ans auparavant, le premier, dans toute la ville, à porter un pantalon de coupe européenne, et c’était encore lui qui y avait prononcé les premiers mots de français. Mais il en était resté là. Sa veste était toujours de l’époque de la guerre de Crimée, et pas un mot n’était venu s’ajouter à son maigre vocabulaire français. Néanmoins une renommée d’érudit lui restait acquise, en même temps que son sobriquet. Mikhalaki le savait et il en était fier : il faisait l’important, parlait posément et ne permettait à personne de l’appeler « baï Mikhal », de peur d’être confondu avec le pandour Mikhal. En effet, Mikhalaki était très pointilleux quant à son titre ; il avait même poursuivi d’une haine tenace son voisin Ivantcho Iotata qui, par deux fois, dans une réunion, l’avait appelé « Malafranza » au lieu de « Alafranga », croyant en toute bonne foi qu’il n’y avait pas là de différence.

En face de notre Français se tenait Damiantcho le Crigor, un homme sec d’une cinquantaine d’années, brun, au visage long et au regard malin et rusé, aux lèvres ironiquement pincées, à l’air très grave. Il était beau parleur et son répertoire d’histoires de toutes sortes était profond comme un puits et enrichi par l’imagination de tous les trésors des Mille et une Nuits. D’une goutte d’eau il pouvait faire une mer et d’un grain de sable une montagne. Il pouvait même se passer des grains de sable ! L’essentiel était que Damiantcho crût lui-même à ce qu’il disait : c’était évidemment le meilleur moyen d’y faire croire les autres. À part cela, l’un des premiers commerçants de la ville, patriote et homme de bon conseil.

Le mari de Guinka mangeait modestement, sans lever la tête, car, dès qu’il osait dire un mot ou rire un peu fort, sa femme lui jetait des regards farouches : il n’avait pas le droit de prendre cette liberté devant elle. Faible et sans caractère, il s’était effacé devant sa femme au point de se laisser appeler Guenko Guinkine, alors qu’au contraire c’était sa femme qui, devant prendre le nom de son mari, aurait dû s’appeler Guinka Guenkova.

À côté de Guenko Guinkine, Netcho Pironkov, le conseiller, se penchait toutes les deux minutes à l’oreille de Kiriak Steftchov. Celui-ci, tiré à quatre épingles, inclinait la tête sans écouter et coulait des regards souriants à Lalka, l’autre fille du tchorbadji Iordan. Cette irrévérence porta son châtiment en elle-même : Netcho, ayant eu l’idée de trinquer, répandit le contenu de son verre sur le pantalon blanc de Steftchov.

Ce dernier, jeune homme que nous avons déjà rencontré chez le bey, et qui tiendra un rôle important dans notre récit, était empreint de l’esprit et imbu des idées des tchorbadjis ; c’était le fils d’un notable du même acabit que Iordan Diamandiev. Jeune encore, mais pliant déjà sous le faix de notions périmées, il restait inaccessible au souffle généreux des idées nouvelles de liberté. Aussi, bien vu des Turcs, il était détesté par les jeunes gens, qui voyaient en lui un mouchard. Son orgueil, l’envie, la haine et la perversité qui emplissaient son âme le faisaient détester encore davantage. Malgré tout cela, ou peut-être à cause de tout cela, le tchorbadji Iordan avait pour Steftchov une faiblesse qu’il se gardait de cacher. Aussi la rumeur faisait-elle de Steftchov, à tort ou à raison, le futur gendre du tchorbadji Iordan.

La table desservie, le café fut apporté par une svelte jeune fille brune aux joues roses qui, dans sa petite robe noire, n’attira l’attention de personne. Les conversations commencées à table et qu’animait la volubile vivacité de Guinka allaient leur train. Bientôt, et sans s’en apercevoir, on tomba sur l’évènement du jour : la mésaventure du docteur. D’emblée, ce sujet capta toute l’attention : il donnait un agréable regain d’animation au moment qui précède la sieste.

– Il serait curieux de savoir ce que fait maintenant madame la doctoresse, disait sœur Séraphima.

– Quelle doctoresse ? demanda sa belle-sœur.

– Cléopâtre, pardi !

– On devrait aller lui faire un brin de causette, la consoler et lui dire d’écrire au docteur, qui doit s’ennuyer sans sa dame, fit Guinka.

– Cléopâtre ? qu’est-ce que cela veut dire, Cléopâtre ? demanda la belle-sœur à Mikhalaki Alafranga. Grand-mère ne peut pas prononcer ce nom-là ; elle dit : « patatras ».

Mikhalaki fronça les sourcils, parut un moment tout absorbé, puis dit en traînant sur les mots :

– Cléopâtre, c’est un mot hellénique, c’est-à-dire grec ; il veut dire : pleurer après..., verser des larmes pour...

– Dis tout simplement : pleurer après le docteur, commenta en souriant hadji Smion ; et il enfonça ses mains dans les poches de sa veste.

– Dame ! elle ne l’aura pas volé, ce nom, dit sœur hadji Rovoama. Mais quelqu’un d’autre pleurera davantage encore le docteur, et se penchant à l’oreille de la femme de hadji Smion et puis à celle d’une autre commère, elle y chuchota des choses qui les firent éclater d’un rire malicieux qui se communiqua à tous les invités.

– Est-il possible, Guinka ! Serait-ce toujours la femme du bey ? demanda la femme de Netcho.

– Sois tranquille : brebis comptées, le loup les mange..., fit Guinka.

Et les rires d’éclater de nouveau.

– Dis, Kiriak, quels papiers a-t-on trouvés sur le docteur ? demanda le tchorbadji Iordan, qui ne saisissait pas la cause de la gaieté de ses invités.

– Révolutionnaires d’un bout à l’autre ! Le bey m’a fait appeler au beau milieu de la nuit pour les lui traduire. C’étaient des insanités et des ordures que seuls les imbéciles peuvent inventer. La proclamation du Comité révolutionnaire central de Bucarest nous invitait à mettre plutôt tout en cendres, mais à nous libérer, coûte que coûte.

– Mourez tous et on sera libres !..., insinua ironiquement Netcho Pironkov.

– Ces chenapans veulent mettre tout à feu et à sang, mais pas leurs biens à eux, évidemment. D’ailleurs, ils n’en possèdent guère. Réduire en cendres, c’est facile à dire ! Espèces de vauriens ! dit d’un air outré le tchorbadji Iordan.

– Scélérats ! grogna hadji Smion.

Damiantcho le Grigor qui, jusqu’alors, avait en vain cherché l’occasion de placer une de ses longues histoires amusantes, s’accrocha aux dernières paroles de hadji Smion et dit :

– Des scélérats, dis-tu, hein ? Mais il y a scélérats et scélérats... Moi, il m’a fallu me rendre un jour à Chtip 44... C’était en 1863, au mois de mai, comme à présent, le vingt-deux, à trois heures du matin, un samedi. Le ciel était couvert...

Et baï Damiantcho plaça enfin son histoire de brigands, longue à n’en pas finir, où étaient mêlés l’aubergiste de Chtip, deux pachas, un capitaine grec et la sœur du prince valaque Cuza.

Chacun prêtait toute son attention, sinon toute sa confiance, au récit alléchant de Damiantcho, tout en sirotant avec délices son café.

– Alors, s’ils veulent tout brûler, notre couvent y passera-t-il aussi ? demanda sœur hadji Séraphima.

– Que le feu du Ciel leur tombe dessus, proféra sœur hadji Rovoama.

– Pensez-y, continua Steftchov, n’est-ce pas scandaleux de répandre des idées pareilles ? Cela corrompt la jeunesse, la rend fainéante et la conduit au gibet. Tenez, comme Sokolov, par exemple, c’est dommage, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est dommage, en effet ! confirma hadji Smion.

Mikhalaki Alafranga prit alors la parole :

– Hier encore, j’ai compris, par une conversation que j’ai eue avec le docteur, ce qu’il avait en tête. Il regrettait que nous n’ayons pas chez nous des Lubobratitchis 45.

– Et que lui as-tu répondu ?

– Je lui ai répondu que si nous n’avons pas de Lubobratitchis, nous ne manquions pas de gibets...

– C’est bien répondu ! dit le tchorbadji Iordan.

– Qu’est-ce que c’est que ces Lubobratitchis ? demanda la curieuse belle-sœur.

Guenko Guinkine, qui lisait régulièrement le journal Pravo et se tenait au courant de la politique, entrouvrait la bouche pour répondre, mais sa femme le foudroya du regard et répondit à sa place :

– C’est un voïvode herzégovinien, grand-mère. Si nous avions un Lubobratitch... je me ferais son porte-drapeau et nous irions couper les choux...

– Diantre ! s’il y avait des Lubobratitchis, alors, c’est différent... Je me rangerais, moi aussi, sous leur étendard ! dit hadji Smion.

Le tchorbadji Iordan fronça les sourcils :

– On ne dit pas de choses pareilles, même en plaisantant, ma fille. Hadji, tu parles à tort et à travers. Puis, se tournant du côté de Mikhalaki, il questionna : Et que va devenir le docteur maintenant ?

– Selon la loi, répondit Steftchov, tout attentat contre un fonctionnaire impérial entraîne la peine de mort ou la déportation à perpétuité à Diarbékir.

Et il jeta tout autour des regards triomphants.

– Il ne l’a pas volé ! marmotta hadji Rovoama, qu’a-t-il donc à vouloir mettre le feu au couvent ?

– C’est lui-même qui l’aura cherché ! fit Netcho. La pétarade d’hier soir n’a pas été pour rien.

– À propos de pétarade... Cela me rappelle... Dieu me vienne en aide ! Un jour de la guerre de Crimée où moi et Ivan Bochnakov nous nous dirigions vers la Bosnie... Je me rappelle comme si c’était aujourd’hui..., c’était un jour ou deux avant la Saint-Nicolas. La nuit était tombée lorsque l’orage nous surprit au-delà de Pirote, mais quel orage !...

Et Grigor raconta comment la foudre était tombée au-dessus de leurs têtes, incendiant un noyer, foudroyant une cinquantaine de brebis et emportant la queue de son cheval bai, qu’il avait ensuite vendu pour presque rien.

Grigor débita son récit avec tant de minutie et d’éloquence que l’auditoire ne put s’empêcher d’en suivre jusqu’au bout les péripéties avec une attention soutenue. Steftchov et le conseiller Netcho se regardaient en souriant. Mikhalaki avait pris un air grave, cependant que hadji Smion, bouche bée, semblait foudroyé par la force destructive de la foudre de Damiantcho, tombée, chose étrange, en plein hiver.

Là-dessus Guinka chercha du regard Lalka.

– Dis-donc, Rada, où a disparu Lalka ? Va la chercher ! dit d’un ton impérieux hadji Rovoama à la jeune fille vêtue de noir.

Lalka, la fille cadette du tchorbadji Iordan, ayant entendu les paroles proférées avec tant de calme cruauté par Steftchov, s’était retirée doucement dans sa chambre, toute voisine ; elle s’était jetée sur le divan, la figure cachée dans la couverture et pleurait à haute voix comme une enfant ; un flot de larmes longtemps retenues coulait de ses yeux, les sanglots l’étouffaient, la souffrance et la pitié se lisaient sur sa figure. Ces gens qui se moquaient avec tant de cruauté du malheur du docteur mettaient son âme en révolte et leurs propos avivaient sa souffrance... « Mon Dieu, ils n’ont donc aucune pitié ! » pensait-elle.

Les larmes soulagent même les chagrins inconsolables, et le sort du docteur, encore incertain, n’interdisait pas tout espoir. Lalka se leva, essuya son clair et joli visage, et s’assit près de la fenêtre grande ouverte pour sécher plus vite les traces de ses larmes. Elle regardait distraitement la rue, sans faire attention aux passants qui poursuivaient leur chemin, indifférents et insouciants. Ce monde cruel n’existait pas pour elle car son cœur était rempli d’une seule image : elle ne voulait voir ni entendre personne.

Tout à coup le trot d’un cheval attira son attention et elle resta stupéfaite en voyant le Dr Sokolov qui, la figure épanouie, rentrait en ville, monté sur un cheval blanc. Il la salua poliment et s’éloigna. Dans sa joie, elle oublia de répondre à son salut et, irrésistiblement poussée par son allégresse, elle se précipita vers les invités en criant :

– Le Dr Sokolov est de retour !

Une expression de désagréable surprise parut sur les visages de la plupart des convives. Steftchov pâlit mais, feignant l’indifférence, il dit :

– Sans doute on l’a fait venir pour un nouvel interrogatoire. Il n’échappera pas facilement à Diarbékir, ou à la corde !

À ce moment il rencontra le regard dédaigneux de Rada qui le blessa cruellement ; son visage s’enflamma de colère.

– Taisez-vous, Kiriak ! Plaise à Dieu qu’il s’en tire, le malheureux ! Je plains sa jeunesse, dit avec chaleur Guinka.

Les railleries lancées contre le docteur étaient au fond sans malice. L’étincelle divine, pourvu qu’elle s’y trouve, est toujours prête à jaillir du cœur humain. Il faut dire à l’honneur de hadji Smion que lui aussi se réjouissait sincèrement du retour du docteur, bien qu’il n’osât pas le dire en présence du tchorbadji Iordan, comme l’avait fait cette folle de Guinka, sa fille.

 

 

 

9     EXPLICATIONS

 

Aussitôt arrivé chez lui, Sokolov repartit pour aller chez Marko Ivanov. Il passa vite devant l’estaminet de Ganko où plusieurs personnes le saluèrent avec un : « Vous l’avez échappé, belle 46 ! » et, parmi eux, le patron se faisait remarquer par son zèle. Comme il entrait chez Marko, il vit Steftchov sortir de chez le tchorbadji Iordan.

– Mes hommages, monsieur l’interprète, lui dit-il, un sourire méprisant aux lèvres.

Marko, qui venait de se lever de table, savourait son café sur le divan placé entre les grands buis. Il reçut le docteur avec enthousiasme. Celui-ci, après avoir répondu joyeusement aux félicitations de Marko et de sa famille, raconta son histoire :

– Et maintenant, je vais te dire de drôles de choses, baï Marko...

– Qu’est-ce qui s’est passé, bon sang ?

– Je n’y comprends rien... Il me semble avoir rêvé. Cette nuit, à peine rentré de chez vous, voilà qu’on vient me chercher pour m’emmener au konak. Tu as déjà entendu de quoi on m’accusait. Qui aurait pu supposer que mon vieux pardessus râpé allait provoquer tant d’histoires ! On m’emprisonne. Une heure environ après, je vois entrer deux zaptiés : « Préparez-vous, docteur, qu’ils me disent. – Pourquoi ? – On va à K... Ordre du bey. –Très bien.

« Aussitôt, nous nous mettons en route, l’un des zaptiés devant moi, l’autre derrière, tous deux armés jusqu’aux dents. À K... nous arrivons de bon matin. On me met sous les verrous, car le tribunal n’était pas encore ouvert. Je passe ainsi quatre heures qui me paraissent de longues années. Enfin, on m’introduit auprès du magistrat et de quelques notables qui me lisent un procès-verbal auquel je n’ai rien compris. Et puis des questions et des bêtises à n’en pas finir au sujet de mon malheureux pardessus qui, lui, reposait sur le tapis vert de la table et me regardait plutôt tristement. Le magistrat ouvre une lettre, probablement celle de notre bey, en tire des papiers et me demande : « Ces papiers sont-ils à vous ? – Je ne les ai jamais vus ! – Alors, comment se fait-il qu’ils aient été dans votre poche ? – Ma main n’y a jamais touché ! » Alors il continue à lire la lettre. Baï Tinko Baltoolou prend le journal et le déploie : « Efendi, dit-il à voix basse au magistrat, dans ce journal il n’y a rien de compromettant, il paraît à Constantinople. » Et il me regarde en souriant. Décidément, je n’y comprenais rien et je restais planté là comme une bûche. « N’est-ce pas le journal des komitadjis en Valachie ? demande le kadi 47. – Pas du tout, efendi, il n’y a pas de politique, on n’y parle que religion, c’est un journal protestant. » Moi-même je n’en croyais pas mes yeux : c’était le journal Zornitsa 48 de Constantinople. Tinko Baltoolou prend la proclamation, lit et rit de nouveau : « Efendi, c’est un prospectus, et il lut à haute voix : Manuel de médecine pratique du Dr Ivan Bogorov 49. » Le kadi reste abasourdi, les autres se mettent à rire, le juge rit aussi, et moi de même. Que faire ? Pas moyen de s’en empêcher... Mais l’essentiel, c’est que je ne comprends rien au miracle par lequel les papiers avaient été changés ! Quoi qu’il en soit, après un court conciliabule avec les notables, le kadi me dit : « Docteur, il y a là une erreur. Excusez-nous de vous avoir causé toute cette peine ! » Il appelait « peine » les heures que j’ai passées en prison et le trimbalement pendant la nuit d’un konak à l’autre. « Présentez un répondant et vous êtes libre ! » J’en étais complètement étourdi.

– A-t-il été question du zaptié blessé ? fit Marko.

– Pas un mot. À ce que j’ai compris, quelqu’un a dû parler au bey, ou bien il aura lui-même mieux approfondi la question car, finalement, il a ajouté dans sa lettre qu’il ne me tenait pas pour coupable de la blessure du zaptié. Celui-ci aurait-il reconnu avoir menti ?

Le visage de Marko s’éclaira. Il avait cru que le fils de son ami Manol avait réellement tiré sur la garde et s’inquiétait des conséquences possibles de cet acte.

– Dieu merci, tu es libre à présent.

– Comme tu le vois ! Mais, attends, il y a une chose encore plus curieuse, ajouta le docteur en regardant si personne n’était là pour l’entendre. Baï Nikoltcho, qui s’était porté mon garant, m’avait aussi donné son cheval pour rentrer. Comme je sortais de la ville, à peine arrivé au cimetière juif, voilà que j’aperçois deux personnes qui venaient du côté de la montagne. L’un était le diacre Vikenti qui me fait signe de m’arrêter. « Où allez-vous, monsieur Sokolov ? demanda-t-il, comme étonné de me voir libre. – Je m’en vais, c’est fini. » Il avait l’air tout ahuri. Je lui explique la chose et il se jette alors à mon cou, m’embrasse et me serre dans ses bras. « Mais qu’y a-t-il donc, frère Vikenti ? – Tu permets que je te présente monsieur Boïtcho Ognianov ? et il me désigne son compagnon. Je le regarde. – Ah ! ça y est, je le reconnais. » C’était le même à qui j’avais donné le pardessus la veille.

– Comment ? le fils de Manol Kralitch ? s’écria involontairement Marko Ivanov.

– Tu le connais ? demanda le docteur étonné.

Marko, remis de sa surprise, bien qu’encore ému, éluda la question :

– Voyons la suite !

– Nous nous sommes serré la main et nous avons fait connaissance. Il me remercia pour le pardessus et, d’une voix où perçait le désespoir, commença à s’excuser. « Ce n’est rien, monsieur Ognianov, je ne me repens jamais lorsque je réussis à faire un peu de bien. Et vous, où allez-vous ? – M. Ognianov venait vous chercher ici, répond Vikenti. – Moi ! – Oui, il voulait vous délivrer. – Me délivrer ?... – Oui, en se livrant à la police et en reconnaissant tout. – Est-ce vraiment pour cela que vous veniez ? Ah ! monsieur Ognianov, qu’alliez-vous faire ? m’écriai-je. – C’était mon devoir ! » fit-il simplement. Je ne pus retenir mes larmes et je l’embrassai là, au beau milieu de la route, comme un frère. Ah ! quelle âme noble, baï Marko ! Quel héroïsme ! Voilà, c’est de tels hommes que la Bulgarie a besoin !

Marko ne répondit rien. Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. Il était heureux que son ami Manol eût de quoi être fier.

Le docteur se tut un moment puis continua :

– Nous nous sommes séparés. Ils ont pris par les champs, moi je suis venu directement ici. Mais je suis tout bouleversé par cette rencontre et encore plus par la substitution des papiers. Je te dis que j’ai vu ici de mes propres yeux le journal l’Indépendance et une vraie proclamation. Et puis, là-bas, tout d’un coup on vous sort le journal protestant Zornitsa et le prospectus de Bogorov. Comment cela a-t-il pu arriver ? Qui a fait l’échange ? Est-ce une erreur du bey ? Je ne fais que me tourmenter la cervelle sans rien y comprendre. Qu’est-ce que tu en penses, baï Marko ?

Et, croisant les bras, le docteur attendit la réponse.

Marko tira gravement sur son chibouk et dit avec un sourire à peine perceptible :

– Ne comprends-tu pas que c’est un ami qui a dû faire tout cela ? Il ne peut pas être question d’une erreur ! Comment, d’ailleurs, y aurait-il chez le bey des journaux protestants et des prospectus de Bogorov ?

– Mais qui peut bien être ce bienfaiteur inconnu qui m’a sauvé d’un si grand danger, et a sauvé Ognianov de la mort ? Aide-moi à le découvrir. Je veux le remercier, lui baiser les mains et les pieds.

Marko se pencha à l’oreille du docteur et lui dit tout bas :

– Écoute, docteur ! Le secret que je vais te confier, nous devrons le garder jusqu’à la tombe.

– Ma parole d’honneur !

– C’est moi qui ai changé les papiers.

– Toi, baï Marko ! s’écria le docteur en se levant d’un bond.

– Du calme, assieds-toi... Écoute maintenant, que je te raconte. J’entre ce matin de très bonne heure à l’estaminet de Ganko et j’apprends la nouvelle de ton arrestation de la bouche même du patron. Je n’en revenais pas. À ce moment-là, voilà l’onbachi qui arrive et me dit que l’on t’avait envoyé à K..., où il devait se rendre sous peu, avec la lettre du bey renfermant les papiers compromettants. Je ne savais plus que faire ! Peu après l’onbachi sort et je m’aperçois qu’il avait oublié la lettre ! Ganko était occupé à laver la tête d’un client. J’hésite un moment. Prendre cette lettre et la jeter au feu ? Cela n’avancerait à rien. Le soupçon subsisterait et l’on te traînerait d’une prison à l’autre. Le temps pressait. Alors j’ai pensé à faire une chose dont je ne me serais jamais cru capable... Tel que tu me vois, docteur, blanchi par les longues années de commerce, je n’ai jamais ouvert une lettre adressée à autrui. Que Dieu me pardonne ! j’y ai pensé toujours comme à la pire des infamies, mais je l’ai fait ce matin pour la première fois, et je ne recommencerai jamais. Je cours donc chez moi, je m’enferme dans mon bureau, j’enlève soigneusement le cachet rouge et je glisse dans l’enveloppe les premiers papiers qui me tombent sous la main. Les Turcs ne sont pas très méticuleux, tu les connais... Puis je remets la lettre à sa place, sans que le patron s’en aperçoive. Dieu merci, tout s’est bien passé et, à présent, je n’ai plus autant de remords !

Le docteur, qui avait écouté, tout ébahi, dit d’une voix émue :

– Oh ! baï Marko, je t’en serai reconnaissant toute ma vie. Tu appelles cela une infamie ! Mais c’est un acte glorieux, un exploit ! Tu t’es exposé afin de sauver deux compatriotes de l’abîme. Un père n’aurait pas fait davantage pour son fils...

L’émotion lui coupa la parole.

Marko reprit :

– Le fils de Manol Kralitch est en effet venu me trouve hier soir ; seulement, ayant passé par le toit, il avait fait tout le tapage qui amena ensuite la police.

– Boïtcho Ognianov ?

– Est-ce comme cela que vous l’appelez ? Oui, c’est bien lui. Son père est mon meilleur ami et lui, le malheureux, ne connaissant personne d’autre, essayait de trouver un asile chez moi. C’est toi qui l’avais amené, mais je ne voulais pas t’en parler hier soir devant Ivantcho. D’ailleurs, il s’est enfui presque aussitôt.

– D’où venait-il ? demanda le docteur, qui déjà se sentait sous le charme de ce personnage extraordinaire.

– Il ne te l’a pas dit ? C’est un évadé de Diarbékir.

– De Diarbékir ?

– Mais attends, où vas-tu comme ça ?

– Je file au couvent chez le diacre qui cache Kralitch. Je dois m’entretenir avec lui. Me permets-tu de lui faire part du secret ? Il doit savoir à qui il doit la vie car, sans toi, si l’on ne m’avait pas relâché, il se serait livré.

– Non, je t’en conjure. Garde ce secret tant que tu vivras et même tâche, à la longue, de l’oublier. Je te l’ai dit à toi seul, comme à un confesseur, pour me soulager. Dis seulement un bonjour au fils du vieux Manol. Qu’il passe chez moi si cela lui fait plaisir, mais par la grande porte...

 

 

 

10   UN COUVENT DE FEMMES

 

À l’opposé du monastère des moines qui, isolé au pied de la montagne, demeurait toujours morne et désert, le couvent des religieuses de Biala-Tcherkva était très animé. Soixante à soixante-dix nonnes, jeunes et vieilles, allaient et venaient à longueur de journée dans la cour et sous les vérandas, faisant retentir de leur babillage le vaste enclos qui les protégeait contre la vaine agitation du monde des pécheurs.

Ce couvent se piquait d’être la plus productive fabrique de nouvelles de toute la ville, le berceau de tous les commérages qui, allant leur petit bonhomme de train, troublaient les foyers des laïques pécheurs. C’est ici qu’on prédisait et qu’on préparait les fiançailles, ici que l’on faisait rater les mariages. C’est d’ici que partaient tous les échos badins qui, après avoir fait le tour de la ville, revenaient aisément, mais démesurément grandis ; ils y entraient pas plus grands que des fétus, ils en ressortaient imposants comme des montagnes. Un milieu aussi bruyant attirait surtout aux jours de fête, quantité d’hôtes laïques que les pieuses femmes s’empressaient de régaler d’anecdotes sur la ville et de confiture de griottes.

Sœur hadji Rovoama, dont nous avons déjà fait la connaissance chez son frère, le tchorbadji Iordan, passait pour la plus habile devineuse de secrets de toute la ville : une infatigable potinière. Autrefois supérieure du couvent, elle avait été destituée à la suite d’une mutinerie dans la république des nonnes. Néanmoins, elle gardait la haute main sur les esprits. On la consultait sur toutes choses ; elle confirmait les commérages fondés ou, tout aussi bien, donnait sa bénédiction aux calomnies. Guidée par son caprice, elle répandait des cancans qui servaient quelque temps de pâture aux âmes de la communauté, et ensuite franchissaient l’enceinte.

Or, ces jours-là, sœur Rovoama, très mécontente de ce qu’on eût relâché le docteur, ce dangereux ennemi du couvent, distillait partout le poison, cherchant à découvrir d’où était venue l’aide qu’avait reçue Sokolov. Qui donc avait osé la priver du plaisir d’entendre et même de forger de nouvelles histoires sur l’infortune du docteur ? Le fait était inouï ! Elle n’en dormait plus depuis quatre ou cinq jours. Elle se torturait l’esprit à deviner quelle raison avait empêché le docteur de dire au bey l’endroit où il se trouvait, à onze heures, le fameux soir de son arrestation. Et puis, qui avait changé les journaux ?

Tout à coup, pendant sa prière du soir, un éclair illumina sa pensée, de joie elle battit des mains, tel Archimède découvrant son fameux principe. Elle se rendit aussitôt chez sœur Séraphima, qui s’était déjà déshabillée et, d’une voix frémissante, lui dit :

– Sœur Séraphima, sais-tu où était le docteur le soir de son arrestation, sais-tu pourquoi il n’a pas voulu le dire au bey ?

Sœur Séraphima devint tout oreilles.

– Chez la femme du bey, pardi !

– Pas possible !

– Mais si, et c’est pour cela qu’il n’a pas voulu répondre au bey. Il n’est pas si bête ! Sainte Vierge ! étais-je nigaude de n’avoir pas deviné tout cela plus tôt ! disait sœur Rovoama tout en se couvrant de signes de croix devant l’iconostase. Et sais-tu qui a fait mettre le docteur en liberté ?

– Mais non, ma sœur.

– Voyons, ma sœur, c’est encore la femme du bey.

– Non, vraiment, ma sœur ?

– Mon Dieu, où avais-je la tête ? Sainte Vierge !

Après avoir donné libre cours à son émotion, hadji Rovoama regagna sa cellule, finit sa prière interrompue et se mit au lit, l’âme en paix.

Le lendemain matin, le couvent tout entier n’était préoccupé que d’une seule et même question : l’histoire du docteur et de la femme du bey s’amplifiait et prenait des proportions inquiétantes. Chacune demandait :

– D’où vient la nouvelle ?

– Mais, de hadji Rovoama !

Ce nom désarmait tous les Thomas incrédules. Et l’on se précipitait chez elle pour avoir de plus amples détails. Au bout de deux heures la nouvelle avait fait le tour de la ville.

Mais toute nouvelle, même la plus piquante, vieillit au bout de trois jours. La communauté, en quête d’une nouvelle pitance, commençait à s’ennuyer de nouveau. L’apparition subite de Kralitch, que personne ne connaissait en ville, donna un regain d’animation à la vie du couvent qui se remit à bourdonner. Qui est-il ? D’où vient-il ? Pourquoi est-il venu ? On l’ignorait. Les sœurs les plus curieuses se rendirent en ville. Mais, sauf en ce qui concerne le nom, elles rapportèrent des nouvelles contradictoires.

Sœur Sofia disait qu’il était venu pour rétablir sa santé. Sœur Ripsimie assurait qu’il était marchand d’essence de roses 50. Sœur Niphidore affirmait qu’il allait être nommé instituteur. Sœur Solomona et sœur Parachkéva, rejetant toutes les versions, affirmaient qu’il était venu demander une jeune fille en mariage ; elles savaient même laquelle...

Enfin, sœur Apraxie jurait que c’était un prince russe travesti, venu pour examiner l’ancienne forteresse, et qui allait offrir des présents à leur chapelle. Mais on ne croyait pas beaucoup ce que disait sœur Apraxie car, sans relations avec les familles en vue de la ville, elle s’approvisionnait de nouvelles auprès de la compagne de Petko Basouniak et des belles filles de Fatcho l’Animal. Et puis, surtout, elle était dure d’oreille.

Sœur Rovoama écoutait tous ces bavardages et riait sous cape. Elle en savait long, disposant même de deux versions, mais elle voulait tourmenter un peu les sœurs. C’est vers le soir qu’enfin l’oracle parla... Le lendemain, le couvent tout entier savait que cet inconnu, cet Ognianov, n’était qu’un espion turc...

Le fait qu’Ognianov n’avait pas encore honoré hadji Rovoama de sa visite – ce qu’elle considérait comme un outrage flagrant à sa dignité – était peut-être l’unique raison qui avait poussé celle-ci à répandre cette rumeur hostile. Ognianov s’était fait là une ennemie dangereuse.

C’était dimanche. L’office touchait à sa fin et l’église du couvent regorgeait de femmes ; elles s’entassaient dans la cour, le long des fenêtres, sous le poirier touffu. Une partie de ces fidèles aux costumes bigarrés étaient de pimpantes jeunes femmes, parées comme des poupées ; elles bavardaient joyeusement et regardaient la porte pour examiner la parure des nouvelles représentantes du beau sexe qui arrivaient sans cesse. Il y avait là aussi les sœurs du couvent, des jeunes pour la plupart, qui, tout comme les autres, chuchotaient entre elles et souvent riaient de bon cœur. De temps à autre elles se précipitaient par volées sous l’arbre pour y ramasser, en jouant des coudes, une poire mûre et dorée qui venait de tomber. Puis, la figure empourprée, elles revenaient sur leurs pas en se signant avec piété.

L’office prit fin. Un flot de fidèles sortit de l’église, se dispersa et fut englouti par les cellules.

La petite cellule douillette, et assez richement meublée, de hadji Rovoama pouvait à peine contenir les hôtes. Un sourire aux lèvres, la nonne les recevait et les reconduisait. Rada, dans une jupe noire neuve, avec une coiffe de même couleur, servait la confiture et le café sur un plateau rouge.

Au bout d’une heure les allées et venues diminuèrent. Hadji Rovoama jetait de temps en temps un coup d’œil avide par la fenêtre, comme si elle attendait des visiteurs de marque. De nouveaux hôtes entrèrent en effet et, parmi eux, Alafranga, Steftchov, le pope Stavri, Netcho Pironkov et un petit instituteur. Alors la figure de sœur Rovoama s’éclaira : c’étaient eux, sans nul doute, qu’elle avait attendus. Elle serra les mains qui se tendaient vers elle et vers Rada. Mais le clignement d’œil et la poignée de main significative de Steftchov mirent subitement la jeune fille en colère ; elle devint rouge comme une pivoine.

– Kiriak, dit sœur Rovoama, je vais te demander encore une fois comment s’est passée cette affaire du docteur. Sais-tu qu’on en glose ?

–Et que dit-on ?

– On dit que tu as présenté exprès les journaux comme révolutionnaires pour perdre le docteur.

Steftchov s’emporta :

– Qui dit cela ? C’est un âne ! C’est un lâche ! Le numéro 30 de l’Indépendance et une véritable proclamation se trouvaient dans la poche du pardessus. Voilà, demandez donc aussi à baï Netcho.

Netcho confirma les faits avec empressement.

– Quel besoin de le demander à Netcho ? Qu’est-ce qu’il en sait, lui ? s’écria le père Stavri. Nous autres, on sait mieux de quoi il retourne. Qui ne sait que, partout où il va, le docteur porte sa corde avec lui ? C’est ce que je disais avant-hier à Séliamsas, chez qui j’étais allé déguster sa nouvelle eau-de-vie : il s’y connaît ! L’anis est à point ! Et toi, ma sœur, ça va bien ?

– Comme tu le vois, mon père, je me fais jeune avec les jeunes, répondit sœur Rovoama. Et, s’adressant de nouveau à Steftchov : – Je vois que tu ne sais pas qui a changé les papiers.

– La police le découvrira.

– Votre police ne vaut rien... Veux-tu que je te le dise ?

Et elle lui souffla un nom à l’oreille. Mais le secret fut dit si haut que tous l’entendirent. Netcho jeta son chapelet en l’air en riant, le visage tourné vers le plafond ; le jeune instituteur échangea des regards significatifs avec un des assistants, et le père Stavri marmotta :

– Dieu nous garde des tentations impies !

Rada, pudique, s’était réfugiée dans le cellier.

– Regardez-le donc ! Mais regardez-le donc ! s’écria Steftchov, montrant Sokolov qui traversait la cour, accompagné de deux personnes. L’une était Vikenti, l’autre Kralitch, vêtu d’un costume neuf de bure grise, coupé à l’européenne.

Tous se précipitèrent à la fenêtre. C’est ce qui donna à sœur Rovoama le prétexte attendu pour divulguer sa deuxième découverte :

– Le connaissez-vous, celui-là ?

– L’étranger ? C’est un nommé Boïtcho Ognianov, répondit Steftchov. Lui aussi, paraît-il, trempe dans les conspirations.

Hadji Rovoama fit de la tête un signe de dénégation.

– Pas vrai ? demanda Steftchov.

– Non, ce n’est pas ça... Parions !...

– C’est un agitateur.

– Non, c’est un espion ! dit sœur Rovoama, martelant ses mots.

Steftchov la regarda, bouche bée.

– C’est un secret de polichinelle, et tu n’en sais encore rien !

– Anathème ! proféra le père Stavri.

Sœur Rovoama, intriguée, épiait méchamment l’endroit où les trois personnes allaient entrer.

– Ils sont entrés chez sœur Christine, s’écria-t-elle.

Sœur Christine avait mauvaise réputation. Elle passait pour une patriote et s’intéressait aux affaires des comités révolutionnaires. Le diacre Levski avait autrefois passé une nuit chez elle.

– Les diacres l’aiment bien, cette Christine, ajouta sœur Rovoama, en souriant malicieusement. Savez-vous que Vikenti veut jeter le froc ? Et il fera bien, le pauvre garçon ! Il a reçu la tonsure trop jeune.

– Il a bien fait. Il faut être jeune aussi bien pour se marier que pour prendre l’habit, répliqua le père Stavri.

– Mon père, il me semble qu’il prendra le premier parti.

– Dieu nous en garde !

– Il va demander en mariage la fille d’Orliank ; dès qu’elle l’aurait accepté, il jetterait son froc aux orties et irait se marier en Roumanie..., mais je crois qu’il en sera pour ses frais.

Et sœur Rovoama jeta un regard protecteur au petit instituteur à qui elle destinait cette jeune fille. Le jeune homme, confus, rougit. De nouveaux visiteurs apparurent.

– Ah ! voilà mon frère qui vient ! s’écria sœur Rovoama, et elle se précipita à la rencontre du tchorbadji Iordan Diamandiev.

Les hôtes se levèrent et sortirent derrière elle. Steftchov resta un moment en arrière puis, en prenant congé de Rada, appliqua effrontément un baiser sur sa joue rose. Rada lui allongea un soufflet en s’échappant.

– Vous n’avez pas honte ! balbutia-t-elle, la voix étouffée et les yeux pleins de larmes, et elle s’enfuit dans le cellier.

Steftchov, aussi impudent envers les femmes qu’il était bouffi d’orgueil à l’égard des hommes, arrangea son fez qu’avait déplacé la gifle de Rada et sortit, la rage au cœur et la menace à la bouche.

 

 

 

11   LES ÉMOTIONS DE RADA

 

Rada Gospojina 51 était une grande jeune fille, svelte et jolie, au regard ingénu, au visage plein de bonté et au teint pur dont sa coiffe noire accentuait encore la blancheur.

Orpheline dès l’enfance, elle vivait depuis de nombreuses années chez hadji Rovoama qui l’avait adoptée. Plus tard sa protectrice la fit admettre comme novice au couvent où elle prit le vêtement noir de rigueur. Pour le moment, Rada était institutrice, aux modeste appointements de mille groches par an, à l’école de jeunes filles : elle enseignait aux enfants de la première classe primaire.

Le sort des orphelines est dur. Privées dès leur plus tendre enfance de l’amour et de la protection de leur père et des soins maternels, laissées à la merci de la pitié, et aussi de la dureté de cœur d’autrui, elles grandissent parmi les indifférents, sans que jamais un sourire vivifiant vienne les réchauffer. Ce sont des fleurs de jardin d’hiver, sans parfum, mais il suffit d’un rayon de lumière bienveillant pour qu’aussitôt leur charme capiteux s’épanouisse.

Rada avait grandi dans l’atmosphère étouffante des cellules, sous la surveillance sans tendresse d’une vieille intrigante : jamais il n’était venu à l’esprit de hadji Rovoama qu’un peu plus de douceur humaine pouvait nuancer sa conduite envers la pauvre orpheline ; et elle ne pouvait pas davantage sentir combien son despotisme devenait insupportable pour Rada à mesure que se développaient l’esprit et l’amour-propre de celle-ci.

Ceci nous explique pourquoi, bien que déjà institutrice, nous avons vu Rada il y a quelques jours, servir à la table du frère de hadji Rovoama. Les jours précédents, Rada avait été très absorbée par l’approche des examens de fin d’année. Le jour fixé pour ceux-ci ne tarda pas à arriver. Dès le matin les petites filles habillées, peignées et parées par leurs mères comme des papillons, commencèrent à remplir l’école. Répétant leurs leçons pour la dernière fois, elles bourdonnaient sur leurs livres comme un essaim d’abeilles.

À la sortie de la messe, le public, comme c’était la coutume, entra à l’école pour assister aux examens de fin d’année. Des couronnes de fleurs ornaient les portes, les fenêtres et les chaires. L’image des saints Cyrille et Méthode 52 regardait à travers un magnifique cadre de roses et de fleurs fraîches, de rameaux de sapin et de buis. Bientôt les premiers bancs furent occupés par les élèves, les autres par le public. Les notables occupaient les premières places ; certains même s’étaient assis sur des chaises. Parmi l’assistance on aurait pu trouver des personnes de notre connaissance. Des chaises étaient réservées aux notables retardataires.

Rada mettait timidement ses élèves en rang dans les bancs et leur donnait des conseils à voix basse. Son gentil visage, animé par l’émotion de ce moment solennel, et éclairé par le regard humide de ses grands yeux châtains, prenait un attrait charmant. Le rose qui errait sur ses joues trahissait le frémissement de son cœur timide. Se sentant l’objet d’une centaine de regards curieux, Rada perdait contenance. Quand l’institutrice principale commença son allocution, déviant ainsi vers elle l’attention du public, la jeune fille se sentit plus à l’aise, son âme se rasséréna et elle regarda autour d’elle avec plus d’assurance ; constatant avec joie l’absence de Kiriak Steftchov, elle reprit courage. L’allocution prit fin au milieu d’un silence solennel. (On n’avait pas encore pris l’habitude d’applaudir.) L’examen commença, selon le programme, par la première classe. Le visage bienveillant du directeur et sa douce parole inspiraient confiance aux petites filles. Rada suivait les réponses avec une attention tendue. Chaque hésitation des fillettes se reflétait douloureusement sur sa figure. Ces voix sonores et limpides, ces petites bouches roses, gentilles à croquer, allaient décider de son sort. Elle les enveloppait de son doux regard lumineux, elle les encourageait de son sourire céleste, elle mettait toute son âme sur leurs lèvres frémissantes.

À ce moment, l’encombrement de la porte livra passage à deux retardataires qui prirent place en silence sur deux chaises réservées. Rada leva la tête et les vit. L’un d’eux était le tchorbadji Mitcho, membre du comité scolaire, l’autre Kiriak Steftchov. Elle pâlit légèrement, mais s’efforça d’ignorer cette présence déplaisante qui la troublait et l’effrayait.

Kiriak Steftchov fit quelques signes de tête, sans toutefois saluer son voisin Sokolov qui, d’ailleurs, semblait ne pas le voir ; croisant les jambes et fronçant les sourcils, il se mit à regarder autour de lui avec arrogance. Il écoutait distraitement et, le plus souvent, regardait vers le groupe où se trouvait Lalka Iordanova. Une ou deux fois seulement, il toisa Rada des pieds à la tête d’un regard fur et dédaigneux. Son visage n’exprimait que sécheresse d’âme et dureté de cœur ; de temps en temps, il se mettait sous le nez un œillet qu’il tenait à la main, et puis regardait de nouveau autour de lui, l’air froid et hautain.

Le directeur Klimeinte, un livre à la main, s’adressa à Alafranga, lui proposant d’interroger les élèves, mais ce dernier déclina cet honneur, disant qu’il ferait passer l’examen de français. Le directeur se tourna alors à droite et fit la même proposition à Steftchov. Celui-ci accepta et avança sa chaise.

Un frémissement confus passa dans la salle. Tous les regards se dirigèrent vers lui. On en était à l’histoire des Bulgares, le cours abrégé. Steftchov mit le livre sur la table, se frotta la tempe, comme s’il voulait réveiller sa mémoire et posa une question à haute voix. La fillette ne répondit pas. Ce regard froid et malveillant la glaçait ; confuse, elle oublia même la question. Elle jeta à Rada des regards de détresse, implorant du secours. Steftchov répéta la question. La fillette se taisait toujours.

– Cela suffit, dit-il sèchement à l’institutrice. À la suivante !

Une autre élève sortit des rangs. Steftchov lui posa une question. Elle n’y comprit rien et resta muette. Le public, saisi de malaise, était également muet. La fillette restait clouée sur place, et des larmes qu’elle s’efforçait de refouler inondaient ses yeux. Elle essaya de répondre, bégaya quelque chose et se tut. Steftchov dirigea un regard glacé vers Rada et marmotta :

– Cet enseignement a été bien négligé. Appelez une autre élève !...

Rada prononça sourdement un autre nom.

La troisième élève répondit à rebours. Elle n’avait pas compris ce qu’on lui demandait. Lisant la désapprobation dans le regard de Steftchov, elle s’étonna et, désespérée, regarda autour d’elle. Steftchov lui posa une autre question. Cette fois l’enfant ne répondit rien. Le trouble voila son regard, ses lèvres pâles tremblèrent et, tout à coup, elle éclata en sanglots et courut se cacher près de sa mère. L’assistance tout entière ressentit plus lourdement encore le poids du malaise qui déjà pesait sur elle. Les mères dont les enfants n’étaient pas encore interrogées fixaient devant elles des regards perplexes et craintifs. Chacune tremblait à la pensée d’entendre le nom de sa fille.

Blême, Rada restait atterrée ; des frémissements douloureux parcouraient ses joues pâles ; sur son front, où tout à l’heure l’on pouvait deviner tant de sentiments délicats, perlaient de grosses gouttes de sueur qui mouillaient les mèches folles de sa chevelure. Elle n’osait pas lever les yeux. Elle aurait voulu rentrer sous terre. La poitrine oppressée, elle retenait à grand-peine ses larmes.

Le public, incapable de supporter davantage cette atmosphère tendue, remua avec inquiétude. Les spectateurs, échangeant des regards ahuris, semblaient se demander : « Qu’est-ce que tout cela veut dire ? » Chacun aurait voulu sortir de cette situation intenable. Seul, le visage de Steftchov reflétait le triomphe et la satisfaction. Le bruit et le vacarme s’enflaient. Mais soudain un grand silence se fit dans la salle, les regards s’orientèrent : Boïtcho Ognianov qui, jusqu’alors, était resté à l’écart, sortait du public et, s’adressant à Steftchov, lui dit d’un ton ferme :

– Monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître mais vous aurez la bonté de m’excuser. Vos questions, confuses et abstraites, auraient embarrassé même des élèves de cinquième. Ayez pitié de ces enfants sans expérience ! Puis, s’adressant à Rada, il demanda : Mademoiselle, permettez-vous ?

Et, restant debout, il pria qu’on appelât une des élèves déjà interrogées.

La salle se sentit allégée du poids qui l’oppressait. Une rumeur de sympathie et d’approbation accueillit la démarche d’Ognianov. En un clin d’œil, il fixa tous les regards, gagna toutes les sympathies. La calomnie montée par hadji Rovoama s’effondra. Son noble visage d’une pâleur de martyr, qu’éclairait un regard martial, gagnait irrésistiblement les cœurs. Les visages des spectateurs se rassérénèrent ; les poumons se dilatèrent. On se rendit compte qu’Ognianov dominait la situation et l’on en était content.

Boïtcho Ognianov répéta le plus simplement possible les questions de Steftchov. Cette fois l’élève répondit. Les mères respirèrent de soulagement et gratifièrent l’étranger de regards reconnaissants. Son nom, étrange et inconnu, faisait le tour de toute la salle et s’imprimait dans les cœurs.

On appela la seconde fillette. Elle aussi répondit de façon satisfaisante eu égard à son âge. Dès lors toutes ces enfants, terriblement effrayées tout à l’heure, fixèrent des regards de sympathie sur Ognianov. Remontées, elles se disputaient à qui sortirait la première du rang pour s’entretenir avec cet homme si aimable qu’elles aimaient déjà.

Rada ne revenait pas de cette nouvelle surprise ; éperdue, ahurie, émue jusqu’aux larmes, elle contemplait avec reconnaissance l’homme généreux qui s’était porté à son secours dans un moment aussi critique. C’était, et venant d’un inconnu, le premier sentiment cordial et fraternel qu’on lui témoignait. Était-ce donc là le mouchard que dénonçait sœur Rovoama ? Cet homme qui écrasait Steftchov comme un ver, était maintenant son ange gardien ! Rada triomphait ; elle redressa la tête, regarda autour d’elle, fière et heureuse, le cœur rempli de gratitude émue et les yeux envahis par les larmes, et elle rencontra de tous côtés des regards bienveillants.

À la troisième élève, Ognianov demanda :

– Raïna, dis-moi sous quel roi les Bulgares sont devenus chrétiens, se sont convertis au christianisme ?

Et il plongeait son regard amical chargé de douceur dans les yeux, humides encore des larmes versées, tournés innocemment vers lui.

La fillette réfléchit un moment, remua les lèvres et répandit d’une voix claire, sonore et filée, comme celle de l’alouette qui chante au vol le matin :

– C’est le roi bulgare Boris 53 qui fit baptiser les Bulgares.

– Très bien, bravo, Raïna... Dis-moi à présent qui inventa notre alphabet ?

Cette question embarrassa quelque peu la petite. Elle cligna des yeux pour trouver la réponse, ouvrit la bouche, sans souffler mot, hésitante, prête à perdre pied.

Ognianov vint à son aide :

– Notre A, B, C, Raïna, de qui nous vient-il ?

Le regard de l’enfant s’illumina. Raïna tendit son bras nu jusqu’au coude sans mot dire. Elle montrait du doigt l’image des saints Cyrille et Méthode, qui dardaient vers elle leurs regards affectueux.

– C’est ça ! C’est ça ! s’écrièrent plusieurs voix des premiers bancs.

– Bonne santé, Raïna ! Plaise aux saints Cyrille et Méthode que tu deviennes princesse ! égrena le pope Stavri.

– Bravo, Raïna, va-t’en à ta place, dit gentiment Ognianov.

Raïna, rayonnante, l’air vainqueur, courut auprès de sa mère qui la prit dans ses bras et la couvrit follement de baisers et de larmes.

Ognianov rendit le livre au directeur Klimeinte.

– Monsieur, interrogez aussi, je vous prie, ma fille Sebka, dit le tchorbadji Mitcho à Ognianov.

Une fillette blonde, à l’air éveillé, s’était déjà plantée devant lui et le regardait avec confiance. Ognianov réfléchit un moment et lui demanda :

– Sabka, dis-moi le nom du roi qui délivra les Bulgares du joug grec ?

– Les Bulgares furent délivrés du joug turc..., commença l’enfant...

Le tchorbadji Mitcho s’écria :

– Attends, Sabka ! Dis, ma fille, le nom du roi qui les a délivrés du joug grec, quant au joug turc, il y a bien un tsar qui les en délivrera...

– Ce qui est arrêté de par la volonté de Dieu arrivera toujours, dit le pope Stavri.

L’allusion naïve du tchorbadji Mitcho provoqua le sourire approbateur de plusieurs personnes. Un murmure mêlé à des éclats de rire se fit entendre dans la salle.

La voix de Sabka retentit comme une clochette :

– C’est le roi Assen 54 qui délivra les Bulgares du joug grec et le tsar Alexandre de Russie les délivrera du joug turc.

Elle avait mal compris les paroles de son père.

Un silence profond suivit la réponse de l’élève. La perplexité et l’inquiétude apparurent sur plusieurs visages. Tous les regards – les uns approbateurs, les autres désapprobateurs – se dirigèrent machinalement vers Rada qui rougit et baissa les yeux. Sa poitrine se souleva d’émotion. Le malaise plana de nouveau sur la salle. Steftchov, jusqu’à présent anéanti, releva la tête et, de nouveau, regarda triomphalement autour de lui. On connaissait ses étroites attaches avec le bey et les sentiments affectueux qu’il vouait aux Turcs, et l’on s’efforçait de lire sa pensée sur son visage. Le sentiment de sympathie éprouvé tout à l’heure pour Rada et Ognianov se refroidit, fit place à un certain mécontentement. Les partisans de Steftchov ricanaient et s’indignaient à haute voix, les autres se taisaient. Le pope Stavri était très embarrassé. Il eut peur de ce qu’il venait de dire et se mit à réciter mentalement son missel. Quant aux femmes, elles eurent moins d’hésitation à montrer de quel côté elles se rangeaient. Hadji Rovoama surtout, furieuse de l’affront infligé à Steftchov, jetait des regards farouches à Rada et à Ognianov et s’indignait à haute voix. Elle traita Ognianov d’insurgé, oubliant complètement qu’elle-même l’avait appelé espion turc quelques jours auparavant. Certains, pourtant, osaient proclamer leur sympathie pour Rada et Ognianov.

Guinka criait à qui voulait l’entendre :

– De quoi avez-vous l’air ! L’enfant n’a pas crucifié le bon Dieu ! Elle a dit la vérité. Moi aussi, je dis que c’est le tsar Alexandre et pas un autre qui nous apportera la liberté.

– Tu es folle ! Tais-toi ! soufflait sa mère.

Sabka restait interdite. Elle avait entendu tous les jours son père et ses invités raconter les choses qu’elle venait de dire et ne comprenait pas pourquoi on faisait tout ce bruit.

– Messieurs, on répand ici des idées révolutionnaires dirigées contre l’État de Sa Majesté le Sultan ; je ne peux plus rester et je me retire...

Netcho Pironkov avec encore trois ou quatre personnes suivirent Steftchov. Mais leur exemple ne fut pas suivi.

Le premier moment de frayeur passé, on comprit qu’il ne fallait pas prendre au sérieux cette affaire. Une enfant sans discernement avait prononcé quelques mots inopportuns mais vrais, et après ? Le silence se rétablit et simultanément le sentiment de sympathie pour Ognianov regagna le public qui lui lança des regards d’amitié. Ognianov était le héros du jour ; il avait pour lui tous les cœurs honnêtes et toutes les mères.

L’examen continua et finit sans autre incident.

Les élèves chantèrent un chœur et le public satisfait commença à s’en aller. Quand Ognianov aborda Rada pour prendre congé, celle-ci lui dit, émue :

– Monsieur Ognianov, je vous remercie de tout cœur pour moi et pour mes élèves. Je n’oublierai jamais le service que vous m’avez rendu.

Son regard brillait d’un attendrissement passionné.

– Mademoiselle, moi aussi j’ai été instituteur et j’ai compris votre position. Voilà tout. Je vous félicite des progrès de vos élèves, dit-il, en serrant sa main avec effusion.

Après le départ de Boïtcho, Rada ne sembla plus voir les personnes, qui venaient prendre congé d’elle.

 

 

 

12   BOÏTCHO OGNIANOV

 

Kralitch avait adopté ce nom de Boïtcho Ognianov sous lequel Vikenti, lors de leur rencontre près du cimetière de Karlovo, l’avait présenté à Sokolov. Son apparition dans la ville, qui avait très vite attiré l’attention de tout le monde, fut décidée au cours d’une délibération qu’il tint avec ses nouveaux amis, Vikenti, le Dr Sokolov et le supérieur du couvent. Au début, ils n’approuvaient pas son projet, mais Ognianov réussit facilement à vaincre leurs appréhensions. Il les assura qu’à Vidine, sa lointaine ville natale, où les habitants de Biala-Tcherkva, à l’exception de Marko Ivanov, ne se rendaient presque jamais, personne ne le connaissait, aussi ne courait-il aucun risque d’être reconnu. Du reste, pendant les huit ans qu’il avait passés au bagne d’Asie, les souffrances subies et l’effet du climat l’avaient fait beaucoup vieillir !

L’exil et ses peines, au lieu de refroidir en lui l’amour de la cause pour laquelle il avait souffert, le ramenaient en Bulgarie plus enthousiaste encore, audacieux jusqu’à la folie, épris de sa patrie jusqu’au fanatisme, et convaincu jusqu’au sacrifice. Il ne rentrait en Bulgarie que pour y travailler à la libération du pays. Un homme tel que lui, forçat en rupture de ban, vivant sous un faux nom, sans parents et sans liens sociaux, constamment exposé à être dénoncé et repris, menant sans avenir une vie sans lumière, ne pouvait être attiré en Bulgarie que par cette idée sublime ; elle seule pouvait l’y retenir après les deux meurtres... Comment allait-il se rendre utile ? Quel était le terrain ? Que pourrait-il faire ? Son but était-il accessible ? Il n’en savait rien. Il savait seulement qu’il allait à la rencontre de grandes difficultés, voire de graves dangers. D’ailleurs, ils ne tardèrent pas à l’assaillir et dès ses débuts.

Mais ces natures chevaleresques trouvent dans les obstacles et les périls l’élément même où leurs forces se retrempent. L’adversité les fortifie, la persécution les attire, le danger les encourage, car chaque lutte ennoblit et rend plus viril. La lutte du ver de terre, qui redresse la tête pour se défendre contre le pied qui l’écrase, est belle ; elle peut être héroïque quand l’homme combat pour sa conservation ; elle devient divine lorsqu’elle est menée dans l’intérêt de l’humanité.

Pendant les premiers jours, le bruit qu’avait fait courir sœur hadji Rovoama éloigna d’Ognianov les personnes avec qui ses amis voulaient lui faire faire connaissance. Sa noble intervention à l’examen, provoquée par la bassesse de Steftchov, arrêta du coup toute calomnie, elle lui ouvrit portes et cœurs. Ognianov devint un hôte que tous désiraient. Avec plaisir, il accepta le poste d’instituteur que Marko Ivanov et Mitcho Beïzédéto lui offrirent et qui donnait une raison plausible à son séjour dans la ville. Il avait pour collègues : Beltchev, le directeur Frangov, le suppléant Popov et le chantre et professeur de langue turque Merdévendjiev. Le premier était un séminariste russe, débonnaire, enthousiaste et d’esprit peu pratique. Quand les membres de la commission scolaire se rendaient chez lui, il leur récitait des vers de Khomiakov 55 et de Derjavine 56. Mais Marko Ivanov préférait qu’il leur parlât de la Russie et de Bonaparte. Popov, jeune homme d’un caractère turbulent, ami de Levski, rêvait, même éveillé, de comités révolutionnaires, de rébellion et de bandes d’insurgés. Il accueillit avec enthousiasme son nouveau collègue et s’attacha passionnément à lui... Merdévendjiev seul se rendait antipathique par sa vénération pour le psautier et son amour de la langue turque. La première de ces inclinations trahissait un esprit arriéré ; la seconde, l’admirateur de la cravache. Car, pour qu’un Bulgare pût aimer la langue turque, il lui eût fallu aimer les Turcs eux-mêmes, ou espérer d’eux des faveurs. Évidemment, c’est cette affinité de goûts qui le liait à Kiriak Steftchov.

Ognianov s’était engagé à professer aussi à l’école de jeunes filles, de sorte qu’il voyait Rada tous les jours et, chaque fois, il découvrait de nouveaux attraits dans l’âme de cette jeune fille. Un beau jour, il se réveilla épris d’elle. Faut-il dire que, de son côté, elle l’aimait déjà en secret ? Du jour où il avait si généreusement pris sa défense, elle avait été saisie par cet irrésistible sentiment de reconnaissance qui, chez la femme, se change vite en amour. Ce pauvre cœur, assoiffé de caresses et de sympathie, se prit pour Ognianov d’un amour ardent, pur et sans bornes. Rada avait fixé en lui l’idéal jusqu’alors diffus de ses rêves et de ses espérances ; ce sentiment vivifiant l’embellissait, elle s’épanouissait comme une rose de printemps. Il ne fallut pas un temps bien long ni beaucoup d’explications, pour que ces deux cœurs sincères et honnêtes arrivent à se comprendre. Tous les jours Ognianov quittait Rada un peu plus enchanté et un peu plus heureux que la veille ; cet amour l’épanouissait lui aussi, il embaumait son âme. L’un à côté de l’autre, le sapin gigantesque qui attendait les tempêtes orageuses et la tendre fleur avide de soleil et de rosée croissaient sur le même sol, mais deux soleils différents les éclairaient.

Souvent des pensées accablantes tombaient sur Ognianov comme une chape de plomb. Que deviendrait cet être innocent qu’il attachait à un sort incertain ? Où la conduirait-il ? Où allaient-ils tous les deux ? Lui, le combattant, l’homme qui courait les hasards et les dangers, il entraînait sur son terrible chemin cette enfant aimante qui commençait à peine à vivre sous les rayons bienfaisants de l’amour. Rada désirait, attendait de lui, un avenir heureux et lumineux, des jours joyeux et sereins sous le nouveau ciel qu’elle s’était créé. Pourquoi cette jeune fille devait-elle endurer les coups que le destin avait réservés pour lui seul ? Non, il devait lui avouer tout, déchirer le voile de son aveuglement, lui dire à quel homme elle s’attachait.

Ces pensées pesaient trop sur son cœur honnête, il décida de se soulager par un aveu, par une noble confession. Il se dirigea vers la demeure de Rada.

Depuis quelque temps, elle avait quitté le couvent et habitait, dans le bâtiment de l’école, une pièce meublée on ne peut plus modestement. Le seul ornement qu’on pouvait y voir était Rada elle-même.

Ognianov poussa la porte et entra.

Rada le reçut avec un sourire, mais son visage gardait des traces de larmes.

– Tu as pleuré, Rada ? Pourquoi ces larmes, ma chérie ? Et de son bras il entoura tendrement la tête de la jeune fille, en caressant ses joues incarnates.

Rada s’écarta de lui en essuyant ses larmes.

– Pourquoi ? demanda Ognianov, déconcerté.

– Sœur hadji Rovoama était ici tout à l’heure, répondit Rada, d’une voix entrecoupée.

– Elle t’a offensée, cette religieuse ? Elle essaie de te tyranniser ? Tiens, mes poèmes par terre, on dirait que quelqu’un les a foulés aux pieds !... Explique-moi, Rada.

– Vols-tu, Boïtcho, sœur hadji Rovoama les a trouvés sur la table et les a piétinés. « Poèmes révolutionnaires ! » s’est-elle écriée, et elle a vociféré quantité de choses cruelles sur toi... Comment veux-tu que je ne pleure pas ?

Ognianov prit un air sérieux :

– Qu’a-t-elle pu dire sur moi ?

– Mais tout ; elle t’a traité de rebelle, de brigand, d’assassin !...

– Mon Dieu ! cette femme est impitoyable !

Pensif, Ognianov regarda Rada et reprit :

– Écoute, Rada, nous ne nous connaissons pas encore ou, plutôt, tu ne me connais pas. C’est ma faute. M’aimerais-tu si j’étais vraiment tel que l’on me dépeint ?

– Non, Boïtcho. Je te connais bien, tu as l’âme noble, et c’est pourquoi je t’aime.

Et elle lui sauta au cou, le regardant de l’air câlin d’une enfant. Ognianov, touché par cette naïve confiance, sourit amèrement.

– Tu me connais aussi, n’est-ce pas ? Autrement nous ne nous serions pas aimés, chuchota Rada, le fixant de ses yeux ardents.

Ognianov les baisa tendrement.

– Ma petite Rada, mon enfant, dit-il, pour que je sois une âme noble, comme tu viens de le dire, je dois te révéler des choses que tu ne connais pas. Mon amour voudrait m’empêcher de te faire du chagrin, mais ma conscience exige le contraire. Tu dois connaître l’homme auquel tu te lies. Je n’ai pas le droit de me taire plus longtemps...

– Tu peux tout me dire, tu seras toujours le même pour moi, dit Rada.

Ognianov la fit asseoir et s’installa près d’elle.

– Ma chère Rada, hadji Rovoama dit que je suis un révolutionnaire : elle n’en sait rien, elle baptise ainsi tout jeune homme honnête.

– Mais oui, Boïtcho, c’est une très méchante femme se hâta de dire Rada.

– Mais je suis vraiment un révolutionnaire, Rada.

Rada le regarda, surprise.

– Oui, Rada, révolutionnaire et pas seulement en paroles, je prépare l’insurrection.

Il se tut, et Rada demeura silencieuse.

– Nous nous préparons pour le printemps prochain, reprit-il. C’est pour cela que je suis venu dans cette ville.

Rada se taisait toujours.

– Voilà mon avenir, il est plein d’incertitude et de dangers...

Elle le regardait, stupéfaite et sans voix. Ce silence prolongé paraissait au jeune homme pénible comme une sentence. Il avait l’impression que chacune de ses paroles ébranlait les sentiments de Rada. Faisant effort sur lui-même, il poursuivit sa confession :

– Cela, c’est mon avenir ; à présent je vais te dire mon passé.

Le regard de Rada se fit plus inquiet.

– Mon passé est plus sombre encore, sinon plus orageux. Sache que j’ai été pendant huit ans déporté en Asie pour des raisons politiques... et que je me suis évadé de Diarbékir, Rada !

Celle-ci ne bronchait pas.

– Dis-moi, Rada, la religieuse t’a-t-elle parlé de cela aussi ?

– Je ne sais rien, répondit sèchement Rada.

Ognianov resta un moment pensif et sombre ; puis il continua :

– Elle m’a appelé aussi assassin. De cela aussi elle ne sait rien, Rada ; il y a quelque temps elle m’appelait espion !... Mais écoute...

Cette fois Rada, pressentant quelque chose d’effroyable, pâlit.

– Écoute : j’ai tué, il n’y a pas longtemps, deux hommes.

Rada recula involontairement.

Ognianov n’osait plus la regarder. Il parlait tourné vers le mur ; il lui semblait que son cœur, tenaillé, allait se déchirer.

– Oui, j’ai tué deux Turcs, moi qui n’avais jamais fait de mal à une mouche... Il fallait que je les tue cal ils allaient violer une jeune fille devant moi et devant son père qu’ils avaient ligoté. Oui, je suis un assassin menacé par le bagne de Diarbékir ou par la corde.

– Oh, parle ! parle ! dit-elle, réunissant ses forces.

– J’ai tout dit. Maintenant tu sais tout de moi, ajouta Ognianov, d’une voix tremblante.

Il attendait la terrible sentence qu’il croyait lire sur son visage. Mais Rada se jeta à son cou.

– Tu es à moi, tu es l’homme le plus noble qui soit, s’écria-t-elle. Tu es mon héros, mon beau chevalier.

Et tous deux, soulevés par un élan passionné, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en sanglotant d’amour et de bonheur.

 

 

 

13   LA BROCHURE

 

Des pas lourds retentirent dans l’escalier. L’allure de l’homme qui montait était si violente et si rapide qu’il ébranlait toute la bâtisse de bois. Les deux amoureux desserrèrent leur douce étreinte. Boïtcho prêta l’oreille :

– Cet ouragan-là ne peut être que le docteur.

Rada s’approcha de la fenêtre et appuya son front brûlant contre la vitre pour dissimuler son émotion.

Le docteur arriva et, comme toujours, en trombe.

– Lisez ! dit-il en tendant une brochure à Ognianov. C’est du feu, mon vieux, du feu !... Il y a de quoi devenir fou !... Je voudrais baiser la gentille petite main qui a écrit cela !

Ognianov ouvrit la brochure, publiée par les soins des émigrés bulgares en Roumanie. Comme la plupart des écrits de ce genre, celui-ci était médiocre, d’une rhétorique fade mal relevée par des phrases patriotiques usées, des exclamations exaspérées et des invectives contre les Turcs. Mais justement elle enthousiasmait l’âme des Bulgares, avides de paroles neuves. L’état pitoyable de ses feuilles maculées, presque usées par les doigts des lecteurs, prouvait que la brochure avait passé par des centaines de mains et que sa flamme patriotique avait nourri des milliers d’âmes.

Sokolov était enivré par sa lecture. Ognianov lui-même, dont le goût était un peu mieux formé, subissait le charme et ne pouvait arracher ses yeux de la plaquette.

– Attends, attends, je vais te la lire moi-même ! s’écria le docteur.

Il commença, en effet, à lire à haute voix et bientôt s’enflamma tout à fait ; sa main gauche fendait l’air tandis que, du pied, il ponctuait les phrases fulminantes. En même temps, il lançait des regards fulgurants à Boïtcho et à Rada dont les âmes, se détachant des émotions délicieuses de l’instant précédent, se laissèrent gagner par l’enthousiasme guerrier de Sokolov dont la voix parcourant l’octave, résonnait dans la pièce et même à travers toute l’école. Déjà il avait lu la plus grande partie de la brochure et arrivait au long poème qui la terminait. Haletant, inondé de sueur, il s’arrêta et dit à Ognianov :

– C’est du feu, mon vieux, du feu... Tiens, lis-moi ça ! Moi, je n’en peux plus... Non, pas toi, tu lis les vers comme le pope Stavri son Pater. Tu vas gâter le poème. Lis, toi, Rada !...

– Prends, Rada, tu lis très bien ! dit Ognianov.

Rada se mit à lire.

Comme la prose, la poésie péchait par trop de grandiloquence, par des exclamations oiseuses, par un manque de talent trop évident. Mais Rada sut y faire passer le souffle de son âme : sa voix frémissante donnait à chaque vers un surplus de vigueur et de vie.

Le docteur dévorait chaque mot, frappant le plancher en cadence. Au moment le plus pathétique, quelqu’un poussa la porte sans frapper. La sacristine apparut :

– M’appelez-vous ? demanda-t-elle.

Sokolov lui jeta un regard furieux, la poussa violemment dehors et donna un coup de pied à la porte qu’il verrouilla derrière la bonne femme. La pauvre vieille descendit toute confuse vers son rez-de-chaussée et imposa silence aux enfants du sacristain : « L’institutrice, leur dit-elle, donne des leçons à l’instituteur et au docteur. »

– Qui diable vient de nouveau ? fulmina le docteur. Je vais le jeter par la fenêtre.

Une petite fille entra, tenant une lettre à la main.

– Pour qui ça ? lui demanda-t-il sur un ton sévère.

La fillette s’approcha de Rada et lui remit la missive.

Rada examina l’adresse ; l’écriture lui était inconnue. Un peu surprise, elle ouvrit la lettre et se mit à la lire.

Boïtcho, debout devant elle, la regardait, étonné lui aussi. Une rougeur monta au visage de Rada, puis un sourire y apparut.

– Qu’y a-t-il ? demanda Boïtcho.

– Tiens, lis !

Boïtcho prit la lettre. C’était une lettre d’amour de Merdévendjiev.

Boïtcho éclata de rire :

– Ah, ce Merdévendjiev ! Le voilà mon rival, et un rival redoutable ! Je me demande comment cette tête fêlée a pu fabriquer cette lettre. Il a dû pêcher dans un manuel d’art épistolaire.

Rada déchira la lettre en riant.

– Pourquoi la déchirer ? Réponds-lui, dit Sokolov.

– Comment lui répondre ?

– Écris-lui : « Ô rossignol à la voix enchanteresse ! ô canard au gosier musical ! ô huppe au cœur tendre ! j’ai eu l’insigne honneur, aujourd’hui, à six heures... », poursuivit Sokolov en regardant la pendule. Puis s’adressant à Ognianov : – Vois-tu à présent que cet imbécile est aussi un lâche ?... Reconnais-tu le sale petit intrigant, le mouchard ? Écoute, quand tu iras aujourd’hui à l’école, crache-lui à la figure ! À ta place même, je le giflerais.

– Laisse cet imbécile en paix !

– Pas du tout, il ne suffit pas de détester les lâches, il faut les punir... Laisse-moi faire ! dit le docteur d’un ton menaçant.

– Qu’importe ! Qui touche à la poix s’y empêtre !

– Un moment ! s’écria le docteur et il se prit le front entre les mains comme s’il voulait retenir une idée qui lui était venue.

– Quoi ?

– J’ai une idée ! et il éclata de rire.

Ognianov le regardait sans comprendre.

– Rien !... adieu. Demain, n’oublie pas, on se réunit sur le chemin de Silistra

– De nouveau ! Voilà qui devient sardanapalesque !

– À demain !...

Et le docteur sortit vivement. Rentré chez lui, il se mit à écrire à Merdévendjiev en imitant une écriture de femme :

« Merci. Au lieu de vous écrire, je préfère vous attendre dans le jardin de la mère Iakimtchina. Je laisserai la petite porte ouverte. Bien à vous. 28 septembre 1875. »

Le chantre fut exact au rendez-vous. Mais au lieu d’y trouver Rada, il fut accueilli par le terrible grondement de Cléopâtre, que Sokolov tenait en laisse dans un coin sombre du jardin, voisin de sa demeure.

 

 

 

14   LE CHEMIN DE SILISTRA

 

On appelait ainsi une belle prairie qui s’étendait dans le vallon du monastère, baignée par la rivière, entourée de saules touffus, de grands ormes et de noyers. Dans l’automne déjà avancé, ce coin charmant gardait intactes sa verdure et sa fraîcheur, comme une île de Calypso au perpétuel printemps. De cette heureuse prairie, on entrevoyait, à travers les branches épaisses, deux cimes du Balkan : Krivini et Ostro-Barko, séparées par une gorge aux versants raides et aux rochers à pic, au fond de laquelle chantait la rivière. Le souffle frais de la montagne berçait doucement les feuillages, apportant l’odeur des bois et le bruit sourd des cascades. Au-delà de la rivière commençaient à s’élever des éboulis de pierres blanchâtres, ébréchées par le ruissellement. Le soleil presque au zénith faisait tomber sur le gazon, à travers le feuillage, une pluie de rayons scintillants Une fraîcheur délicieuse et une paix parfaite régnaient.

Ce coin si poétique portait pourtant un nom prosaïque et d’ailleurs impropre car, en réalité, nul chemin, et le chemin de Silistra moins que tout autre, ne passait par cette prairie isolée, nichée au pied du Balkan, inaccessible en cet endroit. Elle devait ce nom à des raisons plus historiques que géographiques. Son isolement, son charme et sa fraîcheur l’avaient fait, depuis quelques années, choisir pour théâtre de festins et de réjouissances, voire de quelques orgies. Ainsi, dans cette Capoue de Biala-Tcherkva, maints commerçants s’étaient ruinés. Ils avaient été ensuite obligés d’aller refaire fortune aux environs de Silistra où tout était arriéré, mais où l’abondance régnait et qui offraient donc un terrain très propice aux affaires. La réussite dans cette terre promise, des premiers Jasons de Biala-Tcherkva, avait attiré à eux d’autres frères déchus et Silistra comme ses alentours comptaient alors, grâce à cela, parmi leurs habitants, de nombreux émigrés de Biala-Tcherkva. Ils y jouaient le rôle de pionniers de la civilisation : entre autres ils donnèrent une dizaine de prêtres et vingt-deux instituteurs. Pour les habitants de Biala-Tcherkva, la fameuse prairie était bien le vrai « chemin de Silistra ».

Sa fatale renommée ne ternissait pas la gloire du chemin de Silistra et il attirait toujours les amateurs de festins et de réjouissances ; or ils étaient nombreux. Car le joug qui pèse sur les peuples, s’il a de mauvais côtés, possède au moins un privilège remarquable : il rend ces peuples gais. Une société à laquelle est interdite tout activité politique et spirituelle, où rien ne peut exciter l’appétit du gain, où les grandes ambitions ne peuvent entrer en compétition, cette société, qui dépense ses forces à des cancans mesquins ou à de menues intrigues locales, trouve son plaisir dans les jouissances les plus faciles de la vie. Une baklitsa 57 de vin vidée à l’ombre fraîche des saules au bord d’un ruisseau turbulent et limpide fait oublier le servage ; un guvetch 58 fait de persil odorant, de poivrons succulents et de tomates vermeilles, mangé sur l’herbe, sous les branches à travers lesquelles transparaît le haut ciel bleu, remplace fort bien la souveraineté politique et, si des violons s’y ajoutent, on atteint au comble du bonheur humain. Les peuples asservis ont leur philosophie à eux, qui les réconcilie avec la vie. Un homme ruiné finit souvent par se faire sauter la cervelle ou se passer une corde au cou. Un peuple esclave, même sans espoir, ne se suicide jamais ; il mange, boit et fait des enfants. Il s’amuse. Prenez la poésie populaire, où se reflètent si bien l’âme, la vie et les conceptions du peuple. Là, aux souffrances subies, aux lourdes chaînes portées, aux sombres prisons, aux plaies horribles, se mêlent des agneaux gras cuits à la broche, des vins rouges pétillants, de la bonne eau-de-vie, des noces plantureuses, des rondes endiablées, des forêts vertes et des ombres épaisses : les sources de chansons innombrables.

Quand Sokolov et Ognianov arrivèrent, la gaieté des convives faisait déjà retentir les échos du chemin de Silistra. Il y avait là, entre autres, Nikolaï Nedkovitch, jeune homme intelligent et instruit ; Kandov, étudiant d’une université russe, qui avait beaucoup lu, mais idéologue outré, séduit par les utopies du socialisme ; Fratiou ; le professeur Frangov, une tête chaude ; Popov, patriote exalté ; le pope Dimtcho, patriote et ivrogne, et Koltcho l’aveugle. Ce dernier, un jeune homme de petite taille privé complètement de la vue, et dont le visage était émacié par la souffrance, jouait de la flûte d’une façon remarquable, appréciée dans toute la Bulgarie ; conteur amusant, prompt à la bouffonnerie, il était indispensable à tous les festins.

Le repas était servi sur une nappe bariolée, étendue sur l’herbe. Deux seaux, l’un de vin rouge et l’autre de vin blanc, avaient été mis au frais dans le ruisseau qui longeait la prairie. Les tziganes tiraient l’archet de leurs rebecs et chantaient à plein gosier des airs turcs. Une clarinette et deux tambourins au cliquetis métallique complétaient cet orchestre assourdissant. Le repas était très gai. Les toasts se succédèrent, selon la coutume de l’époque, sans que personne se levât.

Ilytcho le Curieux fut le premier à lever son verre :

– À ta santé, belle compagnie ! Que Dieu exauce tous tes souhaits ! Que Dieu punisse ceux qui nous en veulent et que ceux qui nous haïssent rampent à plat ventre sur terre !

Les verres se vidèrent d’un trait.

– Je bois au chemin de Silistra et à ses adorateurs, proclama le pope Dimtcho.

Popov leva son verre :

– Mes frères, je bois au lion 59 du Balkan !

Les musiciens, qui avaient cessé de jouer, reprirent de plus belle et mirent fin aux toasts. Mais Fratiou, qui n’avait pas encore porté le sien, arrêta d’un signe les tziganes, se leva, regarda autour de lui et s’écria, d’un air extasié, le verre en main :

– Messieurs, je porte un toast à la Liberté bulgare, vivat !

Il prononça ces dernières paroles en français et vida son verre.

Les convives, n’ayant pas compris son discours, gardaient toujours leurs verres pleins : à le voir si exalté, ils s’attendaient à ce qu’il leur fît un discours. M. Fratiou s’étonna de n’avoir pas été applaudi et s’assit tout penaud.

– Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda froidement Kandov qui lui faisait face.

Fratiou se renfrogna :

– Je crois avoir parlé assez clairement, monsieur. J’ai bu à la Liberté bulgare. (Il prononça ces dernières paroles à voix basse, en lançant un regard méfiant vers les tziganes.)

– Qu’entendez-vous par le mot liberté ? demanda de nouveau l’étudiant.

Sokolov intervint :

– Il me semble que tu aurais dû boire à l’esclavage bulgare ; la liberté bulgare n’existe pas.

– Elle n’existe pas, mais nous la gagnerons, mon ami.

– Comment ?

– En buvant ! plaisanta quelqu’un.

– Mais non ! En combattant ! répondit Fratiou ardemment.

– Fratiou, fais attention ! Il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, dit malicieusement Ilytcho le Curieux.

– Oui, par le glaive, messieurs ! cria Fratiou, enflammé, en montrant le poing.

– Alors, je bois à la gloire du glaive, le dieu des esclaves ! fit Ognianov en levant son verre.

Ces paroles excitèrent la compagnie.

– Agouche, cria quelqu’un, jouez : Le désir de Nicéphore le fier 60.

Cet air était alors la Marseillaise bulgare.

La musique retentit et tout le monde se mit à chanter en chœur. Lorsqu’on arriva au vers : « Massacrez, égorgez pour la liberté de la Patrie », l’excitation fut à son comble et l’on brandit couteaux et fourchettes.

M. Fratiou, armé d’un long couteau, fendait furieusement l’air. Dans un de ses gestes, il brisa une grande carafe de vin rouge que portait le garçon ; le liquide se répandit sur Fratiou et tacha son costume d’été.

– Quel âne ! cria Fratiou.

– Monsieur Fratiou, inutile de te fâcher ; du moment qu’il y a massacre, le sang doit couler, cela va sans dire.

Tout le monde parlait en même temps sans qu’on pût rien comprendre, car l’orchestre venait d’entamer une marche turque et les tambourins faisaient un bruit assourdissant.

Ognianov et Kandov s’étaient retirés sous un arbre et discutaient ardemment. Nikolaï Nedkovitch alla les rejoindre.

– Vous dites, poursuivait Kandov, qu’il faut entreprendre cette lutte car elle a pour but la liberté. La liberté ? Quelle est cette liberté : d’avoir de nouveau un prince, c’est-à-dire un petit sultan, des fonctionnaires qui nous volent, des moines et des prêtres qui s’engraissent à nos dépens et une armée qui suce la sève du peuple ! C’est ça votre liberté ? Pour elle, je ne verserai pas la moindre goutte de sang.

– Écoutez, monsieur Kandov, répondit Nedkovitch. Je respecte vos principes, mais ils n’ont rien à faire ici. Nous avons besoin avant tout d’une liberté politique, c’est-à-dire, nous voulons être maîtres de notre terre et de nos destinées.

Kandov hocha la tête :

– Mais vous venez de m’expliquer à l’instant une tout autre chose. Vous élevez de nouveaux seigneurs à la place des anciens. Puisque vous ne voulez pas du Cheikulislam 61, vous embrassez la cause d’un autre qui porte le titre d’exarque 62, c’est-à-dire que vous troquez les tyrans contre des despotes. Vous imposez au peuple des chefs et vous annihilez toute idée d’égalité. Vous consacrez le droit d’exploitation du faible par le fort, du travail par le capital. Donnez à votre lutte un but plus moderne, plus humanitaire ; faites-en une lutte non seulement contre le joug turc, mais aussi pour le triomphe des principes actuels, c’est-à-dire pour l’abolition de ces formes stupides consacrées par des préjugés séculaires : le trône, la religion, le droit de propriété et le droit du plus fort, que la bêtise humaine a érigés en principes inviolables. Messieurs, lisez Herzen, Bakounine, Lassalle... Débarrassez-vous de ce patriotisme étroit au point d’être animal, et levez l’étendard de la raison humaine contemporaine et de la science éclairée par la raison... Alors je suis avec vous...

– Les idées que vous avez exprimées, répliqua vivement Ognianov, sont celles d’un homme qui a beaucoup lu, mais elles en disent long sur votre ignorance de la question bulgare. Vous serez seul sous votre drapeau. Le peuple ne vous comprendra pas. Notez bien, monsieur Kandov, que nous ne pouvons lui proposer qu’un seul but possible et raisonnable : briser le joug turc. Nous n’avons, pour le moment, qu’un seul ennemi – les Turcs – et nous nous insurgeons contre eux. Quant aux principes dont vous voulez bien nous régaler, ils ne sont pas pour notre estomac ; le bon sens bulgare ne les accepte pas ; ils ne trouvent et ne trouveront jamais un terrain propice en Bulgarie. Vos principes grandiloquents, l’étendard de la raison humaine contemporaine et de la science éclairée par la raison, autant de mots sonores qui vous sont chers, ne font qu’estomper le but poursuivi. Il s’agit avant tout de défendre notre foyer, notre honneur et notre vie contre le premier zaptié venu. Avant de résoudre des questions propres à toute l’humanité ou, pour mieux dire, des théories nébuleuses, il nous faut nous débarrasser de nos chaînes... Ceux dont vous lisez les théories ne s’inquiètent pas de nous et ne soupçonnent même pas notre existence ni nos malheurs. Nous ne pouvons nous appuyer que sur le peuple, et les tchorbadjis, le clergé en font également partie : ils représentent une force que nous saurons utiliser. Supprimez le zaptié et le peuple atteindra son idéal. Si vous en avez un autre, ce n’est pas le sien.

Entre-temps, l’orchestre avait cessé de jouer, le bruit s’apaisait. L’aveugle se mit à jouer de sa flûte dont les sens mélodieux planaient dans l’air.

– Qu’avez-vous à philosopher là-bas ? Venez par ici ! criait-on aux trois interlocuteurs.

Mais, tout à leur conversation animée, ceux-ci ne répondirent pas.

L’aveugle joua quelques minutes au milieu d’un silence recueilli ; malgré l’ivresse ambiante, chacun jouissait de la suave mélodie.

– Savez-vous ce que je vois en ce moment ? dit l’aveugle.

– Tout le monde sourit.

– Devinez ! fit Koltcho.

– Qu’est-ce que tu nous donnes si nous devinons ?

– Je vous donnerai mon télescope astronomique.

– Où est-il maintenant ?

– Dans la lune.

– Eh bien ! tu vois les joues roses de Milka Todoritchkina, dit le pope Dimtcho.

– Ce n’est pas ça. Je préférerais les mordre que de les voir.

– Tu vois M. Fratiou, dit Popov, car celui-ci agitait à ce moment-là ses mains devant les yeux de l’aveugle.

– Pas du tout. Est-ce qu’on peut voir le vent ?

– Le soleil ?

– Non. Vous savez bien que je me suis brouillé avec lui. J’ai juré que je ne le verrais plus de ma vie.

– Tu vois la nuit, dit le docteur.

– Ce n’est pas cela non plus. Je vois un verre de vin qu’on m’offre. Vous m’avez oublié, sapristi !

Plusieurs verres de vin se tendirent vers l’aveugle.

– À la vôtre, fit Koltcho et il vida son verre.

– Et puisque vous n’avez pas deviné, qu’est-ce que je gagne, moi ?

– Le reste des verres remplis.

– Combien ?

– Sept.

– Moi, je pourrais en boire davantage, remarqua le pope Dimtcho.

– À la vôtre !

– Vivat !

– Vive la Bulgarie, vive la république du Balkan ! s’écria Fratiou.

Koltcho entama le cantique des religieuses. Là-dessus, on se leva pour rentrer en ville.

– Messieurs, n’oubliez pas demain la répétition à l’école ! s’écria Ognianov.

– Quelle pièce allez-vous jouer ? demanda Kandov.

Geneviève.

– Pourquoi avez-vous choisi cette vieillerie ?

– Pour deux raisons : d’abord, elle n’a pas un caractère excitant – c’est le désir des tchorbadjis ; deuxièmement, tout le monde l’a lue et désire la voir sur la scène. Il fallait contenter tous les goûts. L’essentiel, n’est-ce pas, c’est de faire une bonne recette ? Car nous avons besoin de journaux et de livres pour la bibliothèque, ainsi que « d’autre chose ».

La bruyante compagnie se dirigea gaiement vers la ville. Bientôt elle disparut entre les jardins potagers sur lesquels tombait le crépuscule. Un quart d’heure après, elle entrait victorieusement dans les rues sombres en chantant à pleine gorge des chansons révolutionnaires. Le passage de ce cortège bruyant attroupait les femmes et les enfants devant les portes.

Seul Ognianov manquait. Dans la prairie une gamine lui avait soufflé quelques mots à l’oreille et il s’était éloigné, inaperçu.

 

 

 

15   UNE RENCONTRE INATTENDUE

 

Ognianov se dirigea vers le nord, du côté de la gorge du Balkan.

Le soleil s’était couché, calme et majestueux. Ses derniers rayons, après avoir doré la crête de la Vieille Montagne, s’évanouirent. Seuls, vers l’ouest, quelques petits nuages rutilants souriaient encore au soleil, de très haut. Le val entier était dans l’ombre. À l’ouest, les éboulis de pierres blanches disparaissaient dans le crépuscule qui, peu à peu, envahissait aussi les prairies du couvent, les rochers, les ormes et les poiriers, dont les contours s’estompaient. Pas un chant d’oiseau, pas un gazouillement La gent ailée qui, pendant le jour, égayait le val, restait muette, nichée dans les branches ou dans les tuiles des murs du couvent. Avec l’obscurité s’installait le silence mélancolique et enchanteur de la nuit. Seul le fracas des cascades rompait le silence. De temps à autre, la brise apportait le tintement lointain des clochettes de troupeaux attardés qui rentraient. Bientôt la lune apparut qui acheva l’enchantement. Une clarté argentée baignait la prairie et les arbres qui projetaient des ombres fantastiques. L’éboulis de pierres blanches se dessina plus net, telle une muraille de ruines antiques, et la coupole neuve de l’église se détacha en blanc au-dessus des toits et des peupliers du couvent ; derrière elle, les cimes du Balkan s’élevaient, vers le ciel où elles se perdaient dans l’azur devenu couleur de plomb.

Ognianov passa derrière le couvent et pénétra dans le val désert. Après quelques minutes de chemin par le terrain pierreux, il s’approcha d’un moulin. Devant la porte, l’oncle Stoïan l’accueillit.

– Qu’y a-t-il ? demanda vivement Ognianov.

– Un ami est arrivé.

– Quel ami ?

– Un des nôtres, pardi !

– Un des nôtres ?

– Un patriote, tu comprends ?

– Qui est-ce ?

– Je ne le connais pas. Il est descendu ce soir du Balkan et il est venu droit chez moi. Je l’ai pris tout d’abord pour un brigand et j’ai eu peur. Si tu voyais sa tenue !... Il a des jambes comme des flûtes. Il s’est trouvé que c’est un des nôtres. Je lui ai donné à manger.

– Eh bien, conduis-moi près de lui !

– Je l’ai mis dans une cachette, suis-moi !

Et l’oncle Stoïan fit entrer Ognianov dans le moulin. À l’intérieur il faisait sombre. Le meunier alluma une lampe et fit passer Boïtcho entre le mur et les meules puis entre deux greniers ; ils s’arrêtèrent devant une petite porte où pendaient des toiles d’araignée récemment déchirées, ce qui témoignait qu’elle était restée longtemps fermée.

– Comment, il est enfermé dedans ?

– Que veux-tu ? Lait bien couvert, les chats ne le mangent pas !

L’oncle Stoïan frappa à la porte et cria :

– Monsieur, sortez, s’il vous plaît !

La porte s’ouvrit et livra passage à un jeune homme blond, de petite taille, au visage aminci, à la barbe négligée, au regard vif et aux mouvements légers. L’uniforme blanc des insurgés moulait son corps décharné. Garni des brandebourgs traditionnels au dos, à la poitrine et aux genoux, tout en loques, l’habillement laissait voir la chair meurtrie du vagabond.

Au premier coup d’œil lui et Ognianov poussèrent des cris de surprise.

– Mouratliiski !

– Kralitch !

Ils se serrèrent les mains et s’embrassèrent.

– C’est toi ? D’où viens-tu ? demandait Ognianov qui avait reconnu en Mouratliiski un camarade de son bataillon d’insurgés.

–  Oui, c’est moi ! Et toi, où étais-tu et comment est-ce possible que je te revoie ici ? Est-ce vraiment toi, Kralitch ?

Ce dernier se retourna brusquement en regardant autour de lui ; l’oncle Stoïan tenait toujours la lampe devant eux.

– Oncle Stoïan, éteins la lumière et ferme la porte... Mais non, nous serons mieux dehors. Ici on ne peut rien entendre à cause du bruit du moulin.

L’oncle Stoïan sortit le premier avec la bougie et ferma la porte derrière eux, en leur disant :

– Eh bien ! allez causer à votre aise ! Moi je vais me coucher. Quand le sommeil vous gagnera, revenez ici et débrouillez-vous pour dormir.

Dans le val, il faisait nuit. Un seul versant restait éclairé par la lune. Ognianov et son camarade cherchèrent le coin le plus obscur et s’installèrent enfin sur une grosse pierre au bord de la rivière qui murmurait doucement.

– Embrassons-nous encore une fois, mon frète, dit Ognianov tout ému.

– Dis-moi, Kralitch, qui diable t’amène ici ? Je te savais au paradis de Diarbékir !

– Et toi, Dobri, on ne t’a pas encore passé la corde au cou ? dit en riant Boïtcho.

Ils retrouvaient leur ton familier... Un destin et des souffrances semblables rapprochent les êtres les plus étrangers l’un à l’autre, or, Boïtcho et Mouratliiski étaient déjà frères d’armes et animés par le même idéal.

– Eh bien ! parle maintenant ! dit Mouratliiski. Tu viens de plus loin, donc tu as la priorité. Depuis quand es-tu de retour de Diarbékir ?

– Tu veux dire depuis quand je me suis évadé ?

– Comment, tu t’es évadé ?

– Oui, au mois de mai !

– Et tu as réussi à arriver ici sans encombre ? Par où es-tu passé ?

– J’ai marché à pied jusqu’à l’Arménie russe et, de là, par le Caucase jusqu’en Russie, à Odessa, toujours aidé par les Russes ; d’Odessa, en bateau jusqu’à Varna et, de là, à travers les montagnes, jusqu’aux chaumières voisines de Troyan. Puis, par le Balkan, à Biala-Tcherkva.

– Et pourquoi as-tu choisi cette ville ?

– J’avais peur d’aller où je ne connaissais personne. Là où je connaissais des gens, je ne savais ce qu’ils étaient devenus et je ne voulais pas les déranger. Mais je me suis rappelé qu’à Biala-Tcherkva habitait le meilleur ami de mon père, un homme digne de confiance, et j’étais sûr qu’ici, personne ne me reconnaîtrait. Lui-même ne m’aurait pas reconnu si je ne lui avais pas dit qui j’étais.

–  Et moi qui t’ai reconnu tout de suite ! Tu restes ici ?

– Oui, grâce à cet ami de mon père, j’ai été nommé instituteur. Dieu merci, jusqu’à présent tout va bien.

– Alors tu es instituteur pour de bon, Kralitch ?

– Officiellement, oui, secrètement je fais mon ancien métier.

–  L’apostolat ?

–  Oui, la révolution...

– Et comment cela va-t-il chez vous ? Quant à nous autres, nous avons gâté l’affaire.

– Pour le moment tout va bien. Les esprits sont fortement agités, le terrain est volcanique : Biala-Tcherkva a été un des foyers de Vassil Levski.

– Et quel est votre plan ?

– Nous n’en avons pas. Nous nous préparons théoriquement, pour ainsi dire, en vue de l’insurrection, et nous attendons que le temps vienne et nous montre la voie à suivre. Entre-temps, l’effervescence augmente d’un jour à l’autre, en ville et aux alentours : tôt ou tard, nous aurons l’insurrection....

– Bravo ! superbe ! Tu es brave, Kralitch !

– À toi de raconter maintenant tes aventures, dit Ognianov.

– Tu connais l’affaire. À Stara-Zagora 63 nous avons lamentablement échoué et nous n’osons plus relever la tête...

– Non, non, commence dès le début, depuis la défaite du bataillon et notre séparation. Pendant les huit années que j’ai passées à Diarbékir, je n’ai rien appris ni de toi, ni des autres camarades.

Mouratliiski s’étendit de tout son long sur la pierre et, les mains croisées sous la tête, raconta sa longue histoire. Il avait pris part à la conspiration de Sofia et au pillage du trésor d’Orkhanié conduit par Dimitar Obchti 64. Dénoncé, il avait été jeté en prison et c’était par miracle qu’il avait échappé au bagne de Diarbékir ou à la corde. Puis, il s’était rendu en Roumanie et, après un an et demi de vie errante, dans une misère noire, il était revenu en Bulgarie, chargé d’une mission pour laquelle il affrontait de nouveau le danger. Au printemps dernier, il était allé à Stara-Zagora où il avait travaillé à préparer l’insurrection. Après l’issue malheureuse du mouvement, légèrement blessé par les Turcs au cours d’une escarmouche près d’Elkhovo, il avait gagné la Vieille Montagne, poursuivi par des escouades de milice et par les montagnards bulgares à qui il avait demandé du pain et des habits pour se défaire de son costume d’insurgé. Il avait erré ainsi pendant une dizaine de jours. La faim l’avait forcé à descendre du Balkan, décidé à demander du pain en braquant son revolver sur la première personne qu’il allait rencontrer. Heureusement, ç’avait été l’oncle Stoïan ! Il était très touché par l’accueil cordial que lui avait fait le meunier, le premier homme qui l’eût traité en frère depuis qu’il errait dans la Vieille Montagne.

Ognianov suivait avec émotion le récit des dangereuses aventures de Mouratliiski. Il ressentait profondément les inquiétudes, les souffrances, les déceptions amères de son camarade, aussi bien que la lâcheté de certains individus, la lâcheté qui accueille la défaite. Avec une fraternelle sympathie, il pensait à l’avenir de Mouratliiski.

Celui-ci se tut. La rivière murmurait à leurs pieds. Autour d’eux, le silence planait sur la solitude. Sur la crête des rochers muets, le souffle de la nuit agitait légèrement les lilas sauvages.

 

 

 

18   LE TOMBEAU PARLE

 

Le lendemain, Ognianov regagna la ville. Laissant derrière lui la gorge, il s’approcha du couvent. Le supérieur Natanaïl, nu-tête, se promenait sous les noyers centenaires. Respirant à longs traits l’air frais et vivifiant de la montagne, il goûtait la beauté du matin, le charme de l’automne, l’or des feuillages, le velouté roux des flancs de la montagne, toute la délicieuse mélancolie de la nature.

Ognianov et le supérieur se serrèrent la main.

– Bel endroit, mon père ! Que vous êtes heureux d’avoir la nature si près de vous et de pouvoir jouir en toute tranquillité de ses charmes divins. Si jamais je décidais de me faire moine, je le ferais uniquement par amour de cette nature toujours belle.

– Prends garde, Ognianov, tu risques de t’abaisser de plusieurs degrés si, étant « apôtre 65 », tu te fais moine. Reste en paix. Et puis, je ne t’accepterais pas au couvent. Athée comme tu l’es, tu rendrais incrédule le père Iéroteï lui-même ! dit en plaisantant le supérieur.

– Quel genre d’homme est-ce, ce vieillard ? demanda brusquement Ognianov.

– Un frère très pieux et très honnête qui fait penser à Dieu le Père, tel qu’on le représente ; il a malgré tout un défaut : celui de mettre son argent en terre, où il moisit. Toutes les fois qu’on lui laisse entendre qu’il faut débourser, il fait la sourde oreille... Il en est devenu proverbial ; et nous disons de quelqu’un : « Il fait la sourde oreille comme le père Iéroteï. » Mais d’où viens-tu de si bon matin ?

– J’ai passé la nuit au moulin, chez l’oncle Stoïan.

Le supérieur le regarda quelque peu surpris :

– As-tu des ennuis ?

– Pas du tout, mais un ami est arrivé.

Et Ognianov raconta brièvement sa rencontre avec Mouratliiski.

– Et pourquoi n’êtes-vous pas venus au couvent ? dit le supérieur sur un ton de reproche. Vous avez passé la nuit sur des sacs de blé...

– À la guerre comme à la guerre !

– Que Dieu vous bénisse !... Et comment as-tu baptisé ton ami ?

– Iaroslav Barzobégounek, Tchèque autrichien et photographe à Biala-Tcherkva.

Le père Natanaïl éclata de rire :

– Vous autres, apôtres, vous êtes très hardis, mais prenez garde qu’à la fin la cruche ne se casse !

– Ne t’inquiète pas, il y a un Dieu pour les révolutionnaires ; comme il y en a un pour les haïdouks, fit Boïtcho, souriant d’un air qui en disait long. Tiens, tu as apporté ta carabine ? ajouta-t-il en apercevant le fusil appuyé un saule.

– L’idée m’est venue ce matin de l’essayer. Il y a longtemps que je n’y ai pas touché. Tu as mis en branle les jeunes gens et voilà que maintenant tous les jours j’entends la fusillade autour du couvent. Quelle ardeur ! Non seulement un vieux pécheur comme moi, mais les morts eux-mêmes y prendraient goût.

Marchant ensemble, ils s’étaient approchés du moulin funeste. À sa vue, le front d’Ognianov se couvrit de rides profondes. Le moulin était fermé ; le meunier Stoïan, l’ayant abandonné, en avait loué un autre situé sur la rivière du couvent ; comme on le sait déjà, Ognianov et son ami y avaient passé la nuit.

Sur ces entrefaites, Mountcho s’était approché à la dérobée et observait Ognianov. Un sourire bizarre effleurait la figure de l’idiot. Dans ce regard privé de raison on lisait l’amitié, la peur et l’admiration que la présence de Boïtcho soulevait dans l’âme de Mountcho. Quelques années auparavant, Mountcho avait blasphémé Mahomet devant un caporal turc qui l’avait battu presque à le tuer. Depuis lors, il n’avait gardé dans sa conscience assombrie qu’un seul sentiment : une rancune démoniaque contre les Turcs. Témoin involontaire du meurtre des deux Turcs dans le moulin et de leur enfouissement dans la fosse, il avait conçu pour Ognianov un sentiment d’admiration et de vénération infinies. Ce sentiment tenait du culte. Il l’appelait « Russian ! », on ne saurait dire exactement pourquoi. Il avait tout d’abord eu peur de lui au cours de la fameuse nuit puis, peu à peu, il s’était habitué à la présence d’Ognianov qui fréquentait le couvent. Il le regardait en écarquillant tout grands les yeux et le considérait comme son protecteur. Lorsque les valets de ferme du couvent l’offensaient, il les menaçait de son Russian : « Je d’rai à Rus-si-an qu’il vous é-gorge au-ssi. » Et il faisait le geste de se couper la gorge avec le doigt. Mais personne ne comprenait ce qu’il voulait dire, heureusement, car il parlait en ces termes même en ville, quand il s’y rendait.

Le supérieur et Boïtcho ne firent aucune attention à Mountcho qui ne cessait de tourner la tête et de ricaner amicalement.

– Tiens ! l’onbachi qui vient par ici ! fit le supérieur.

En effet, l’onbachi apparut, fusil en bandoulière et gibecière au dos. Il allait à la chasse. C’était un homme de trente-cinq ans, au visage boursouflé, au teint jaunâtre, au front bombé, dont les petits yeux gris avaient le regard languissant et terne de l’homme qui s’adonne à l’opium. Après avoir échangé saluts et remarques sur la récolte de l’année, l’onbachi prit la carabine du supérieur, l’examina en connaisseur et en chasseur, et dit :

– Une bonne carabine ! Où vas-tu tirer ?

– Justement, je me le demandais, chérif-aga... Il y a au moins un an que je ne l’ai pas touchée, et j’ai envie de la décharger...

– Quelle cible choisis-tu ? demanda l’onbachi, ôtant son fusil de l’épaule dans l’intention manifeste de démontrer son adresse.

– Tiens, vois-tu là-bas, sur la pente en face, une touffe d’herbes qui ressemble à un chapeau, tout près de l’endroit où l’on a cherché de l’argile ? lui dit simplement le supérieur.

L’onbachi le regarda tout étonné :

– Sapristi, mais c’est très loin !

Toutefois, il s’agenouilla derrière un rocher, appuya son fusil et visa un moment. Le coup partit ; un petit nuage de poussière s’éleva à quelques pas du but.

Un léger dépit se peignit sur le front empourpré du chérif-aga.

–  Encore une fois ! dit-il, se mettant de nouveau derrière le rocher, mais prenant cette fois tout son temps pour viser.

Lorsque le coup partit, l’onbachi se redressa et fixa la touffe d’herbes. La poussière apparut cette fois beaucoup plus loin sur la pente.

– Pas de veine, dit-il, l’air fâché. Voyons, efendi, on ne choisit pas un but aussi éloigné ! À ton tour maintenant ! je t’avertis que ce sera pour rien !... Tâche au moins d’atteindre la pente, ajouta-t-il, d’un ton sarcastique.

En un clin d’œil, le supérieur leva son fusil, visa et fit feu. La touffe d’herbes se couvrit de poussière.

– Ce fusil m’obéit encore, sacrebleu ! fit le supérieur.

– Dis donc, encore une fois ! s’écria l’onbachi.

Le supérieur visa encore et tira. La balle retrouva la touffe d’herbes.

L’onbachi pâlit et dit, d’un air fâché :

– Efendi, tu as l’œil juste, mais tu ne me feras pas croire que tu n’as pas tiré depuis un an... Cela vaut la peine de donner des leçons aux jeunes qui s’exercent tous les jours par ici... Puis il ajouta, d’un ton méchant :

– Ces jeunes gens sont possédés du démon, quelque chose les démange...

Son regard, devenu furieux et plein de haine, se reposait sur Ognianov...

Mountcho se tenait toujours à distance respectueuse, mais son expression avait tout à fait changé... Une terreur folle et une haine farouche avaient subitement décomposé les traits de son visage. Bouche béante et les bras levés, il lançait à l’onbachi des regards menaçants, comme s’il avait l’intention de se jeter sur lui. L’onbachi se retourna machinalement et le regarda avec dédain. Le regard de l’idiot devint alors encore plus féroce. Il cria, en bavant de rage :

– Rus-si-an, t’tuera toi aussi ! et lui lança des injures.

L’onbachi comprenait mal le bulgare et ne saisit rien des mots incohérents de Mountcho.

– Qu’est-ce qu’il radote cet animal ? demanda-t-il.

– Oh ! il est sans malice, efendi, ne vois-tu pas ?

– Pourquoi Mountcho est-il en colère ? Je l’ai toujours vu très doux en ville, fit Ognianov.

– Ne sais-tu pas que chacun ne se sent libre que chez soi ?

À ce moment un beau lévrier aux flancs tachés de noir, un collier de cuir au cou, accourut à travers le gazon, traînant sa laisse.

Tout le monde se tourna vers lui.

– Voilà un lévrier qui a dû s’échapper. Il y a probablement des chasseurs par-là, dit le supérieur.

Ognianov tressaillit instinctivement.

Le lévrier s’approcha du moulin, s’arrêta pour flairer la porte puis se mit à rôder en hurlant tristement. Ognianov sentit des frissons le parcourir.

– Ah ! mais c’est le lévrier d’Emexis Pechlivan, le disparu ! s’écria l’onbachi.

Le lévrier qu’Ognianov avait tout de suite reconnu courait çà et là autour du moulin, grattait le seuil, fouillait l’herbe et hurlait de nouveau. Puis il leva son long museau humide comme s’il voulait attirer l’attention sur lui et se mit à aboyer d’un air méchant. Cet aboiement troubla profondément Ognianov, il échangea un coup d’œil stupéfait avec le supérieur. L’onbachi, étonné, observait avec attention ce qui se passait.

Le lévrier ne cessait d’aboyer et de hurler, en regardant le groupe. Tout à coup, il se jeta sur Ognianov. Celui-ci pâlit et recula, car l’animal avait bondi comme un loup avec des glapissements de désespoir.

Machinalement il sortit son poignard pour se défendre contre l’animal furieux que le supérieur, ne trouvant pas de pierre à sa portée, essayait de chasser en gesticulant.

L’onbachi assistait silencieusement à cette scène étrange. Il lançait des regards sinistres et méfiants sur Ognianov et son poignard étincelant. Mais lorsqu’il vit qu’Ognianov, en se défendant, pourrait atteindre le chien qui évitait adroitement le poignard et attaquait d’un côté et de l’autre, il intervint et puis, s’adressant à Ognianov, tout rouge et essoufflé :

– Efendi, pourquoi ce chien t’en veut-il ainsi ?

– Un jour, je ne me rappelle pas où, je l’ai frappé d’une pierre, répondit-il avec un sang-froid forcé.

L’onbachi le scrutait avec méfiance. Évidemment il n’était pas satisfait de cette réponse. Un vague soupçon lui vint à l’esprit, mais il voulait prendre son temps pour réfléchir. Il dit :

– Cette espèce de chien est très rancunière.

Saluant le supérieur, il se dirigea vers la gorge du Balkan où bientôt il disparut.

Le lévrier, la queue en l’air, s’éloigna à son tour à travers la prairie pour aller rejoindre son nouveau maître.

– Vous l’aviez pourtant tué, tonnerre de Dieu ! s’exclama le supérieur étonné.

– Je l’ai jeté à demi mort dans l’eau pour le noyer, mais le voilà de nouveau en vie. C’est un vrai malheur, balbutia Ognianov soucieux. L’oncle Stoïan avait raison. Il aurait fallu enterrer ce chien avec les deux autres. Et pourquoi cet imbécile de chérif s’est-il trouvé ici ? Un malheur ne vient jamais seul.

– Les avez-vous au moins bien tués, eux ? Pourvu que l’un d’eux ne ressuscite pas un beau jour, comme le chien ! Quand on commence une affaire pareille, il faut la pousser jusqu’au bout... tu es encore un novice dans ce métier. Dieu veuille que cela n’aille pas plus loin ! Le bruit que nous avons fait courir a tranquillisé les Turcs. En tout cas, il faut se tenir sur ses gardes.

Entre-temps, Ognianov, jetant les yeux sur l’endroit où avaient été ensevelis les Turcs, vit avec étonnement qu’on y avait amoncelé des pierres ; or ni lui ni le meunier n’avaient rien mis. Il le fit remarquer au supérieur. Ce dernier le rassura en lui disant que c’était là un simple hasard. L’un et l’autre ignoraient que Mountcho était allé tous les jours jeter des pierres sur la tombe des deux Turcs en vociférant des insultes. Ce faisant, il avait bel et bien ramassé toutes les pierres d’alentour.

Ognianov tendit la main au supérieur.

– Où vas-tu !

– Adieu, je suis pressé, j’ai beaucoup à faire avec cette représentation. Ce maudit chien m’a fait oublier mon rôle.

– Quel rôle as-tu ?

– Celui du comte.

– Comte ! et quel est ton comté ? plaisanta le supérieur.

– C’est le fort Diarbékir... et j’en fais cadeau à qui en voudra, dit Ognianov en s’éloignant.

 

 

 

17   LA REPRÉSENTATION

 

Les lecteurs d’aujourd’hui ne connaissent plus ce drame : Le Martyre de Geneviève 66, qui devait être joué ce soir-là à l’école des garçons. Cependant, il y a une trentaine d’années, ce drame avait formé le goût de toute la génération d’alors et faisait son admiration, en même temps que Alexandrie, Le rusé Berthold, Michel et autres pièces oubliées.

Siegfried, un comte allemand, s’en va guerroyer contre les Maures d’Espagne, laissant sa jeune femme, la comtesse Geneviève, plongée dans une inconsolable douleur. Le mari à peine parti, son intendant Golo tente de séduire la comtesse qui repousse avec indignation ses avances. Le vindicatif Golo tue Drako, le fidèle serviteur de la dame, et la jette elle-même en prison. Il réussit à la calomnier aux yeux de son époux en l’assurant qu’il l’a surprise avec Drako. Furieux, le comte lui envoie l’ordre de faire périr l’épouse infidèle. Pourtant, les bourreaux auxquels Golo a confié cette besogne ont pitié de la comtesse et l’abandonnent – elle et son enfant – dans une grotte de la forêt, au hasard du sort, tandis qu’ils font croire à Golo qu’ils l’ont bel et bien exécutée.

Sept ans après, le comte revient de la guerre, profondément malheureux. Une lettre laissée par sa femme lui apprend l’innocence de celle-ci. Alors il pleure amèrement sa mort prématurée. Il jette en prison Golo qui devient fou de remords. Un jour, pour se distraire, le comte s’en va à la chasse dans la forêt où le hasard lui fait retrouver la comtesse et son enfant dans la grotte, ainsi qu’une biche qui les nourrissait de son lait. Ils se reconnaissent et rentrent joyeux au palais.

Cette œuvre naïve et touchante avait fait pleurer les jeunes et les vieilles femmes de la ville. Aussi beaucoup se souvenaient-elles de la pièce et même quelques-unes de ces dames la connaissaient par cœur.

Voilà pourquoi, depuis plusieurs jours, la représentation de ce soir agitait toute la société. On l’attendait avec impatience comme un grand évènement qui devait apporter une diversion à la vie monotone de Biala-Tcherkva. Tout le monde s’apprêtait à aller au théâtre. Les dames riches préparaient leurs atours et les pauvres vendaient au marché leurs écheveaux de fil et s’empressaient de se procurer des billets, de peur que leur argent ne s’en allât payer du sel et du savon. On ne parlait que du spectacle qui avait supplanté tous les potins et cancans privés et publics.

À l’église, les commères se demandaient entre elles : « Guéna, iras-tu voir ce soir Geneviève ? » et se préparaient à verser des larmes sur le sort de la comtesse martyre. Dans les familles on s’informait avec curiosité de la distribution des rôles et on apprenait avec satisfaction qu’Ognianov jouerait celui du comte. M. Fratiou, qui aimait les sensations fortes, avait pris le rôle du perfide Golo... qui finirait par perdre la raison. Pour produire plus d’effet, M. Fratiou avait laissé pousser exprès ses cheveux depuis un mois. Ilytcho le Curieux était le fidèle serviteur Drako et il avait répété aujourd’hui plus de vingt fois comment il devait mourir de l’épée de Golo. Il était aussi chargé d’imiter l’aboiement du chien de chasse du comte et s’y exerça avec la même persévérance. Pour le rôle de Geneviève, quelques-uns avaient d’abord proposé le diacre Vikenti, à cause de sa belle et longue chevelure, mais lorsqu’on apprit qu’il était interdit aux gens d’église de monter sur les planches, ce rôle, avec une boîte de pommade blanche pour dissimuler la moustache, fut donné finalement à un autre. Les rôles secondaires furent également distribués.

Les décors donnèrent bien plus de peine car il fallait procurer tout à peu de frais. Le rideau seul absorba presque tout l’argent disponible. On le fit d’andrinople rouge ; quant à sa décoration, on recommanda à un artiste d’y peindre une lyre et l’on obtint quelque chose qui ressemblait vaguement à une fourche à remuer le foin. Pour former dignement le palais du comte, on dut emprunter tous les meubles convenables de la ville. À hadji Gourla on prit les rideaux avec des dessins de peupliers ; à Kara-Guiozoglou on emprunta deux petits tapis de prière venant d’Anatolie ; Mitcho Beizédéto fournit de beaux vases à fleurs en cristal ; Mitcho Saranov prêta son grand tapis, Nikolaï Nedkovitch mit à la disposition des acteurs ses tableaux représentant des batailles de la guerre franco-allemande. Un vieux canapé troué, unique dans la ville, venait de chez Bentchoolou et, de chez Marko Ivanov, la grande glace qu’il avait apportée de Bucarest et un tableau : les Martyrs. Le couvent des femmes avait fourni des coussins ; l’école, la carte d’Australie et un globe, et l’église, un petit lustre qui éclairait cette exposition universelle. Même la prison du konak avait prêté les chaînes pour Golo. Quant aux costumes, ils étaient simplement ceux qui avaient servi trois ans auparavant, pour mettre en scène la Princesse Raïna 67. De sorte que le comte s’affubla de la robe du prince Svétoslav et que Geneviève prit celle de Raïna. Golo ajouta à son costume des espères d’épaulettes et des bottes à l’écuyère. Gantcho Popov, qui jouait le rôle de Houns (un des bourreaux), mit à sa ceinture le long poignard qu’il préparait pour l’insurrection. La tête de Drako s’orna du haut-de-forme bosselé de Mikhalaki Alafranga. Ce fut en vain que Boïtcho Ognianov voulut protester contre ce mélange hétéroclite : comme la plupart des acteurs ne pensaient qu’à faire plus d’effet sur la scène, il les laissa faire.

Le soleil à peine couché, le public commença à affluer. Les premiers rangs étaient occupés par les notables au milieu desquels trônait le bey, spécialement invité. À ses côtés s’était assis Damiantcho le Grigor, chargé de le distraire comme il savait le faire. À toutes les autres places grouillait un monde disparate qui bourdonnait en attendant le lever du rideau. Parmi les femmes, Guinka était celle qui faisait le plus de bruit ; elle savait le drame par cœur et racontait à droite et à gauche ce qu’allait dire le comte. Hadji Smion, sur un autre banc, faisait remarquer combien le théâtre de Bucarest était plus grand et expliquait la signification de la fourche qui ornait le rideau. L’orchestre était composé de tziganes de la ville, joueurs de rebec, qui interprétaient l’hymne autrichien, probablement en l’honneur de la comtesse allemande.

Enfin l’instant solennel arriva ! L’hymne autrichien s’arrêta et le rideau se leva avec des grincements affreux. Le comte apparut le premier. Un silence absolu se fit.

Puis le comte parla tandis que, depuis sa place, Guinka lui soufflait à mesure son rôle ; s’il lui arrivait d’oublier ou de changer un mot, elle s’écriait : « T’as fait une faute ! »

Mais voilà que le cor sonne annonçant l’arrivée des envoyés de Charlemagne qui invitent le comte à prendre part à la guerre contre les Maures. Le comte fait ses adieux à Geneviève. Elle tombe évanouie tandis qu’il s’en va. Quand la comtesse revient à elle et ne trouve plus son mari à ses côtés, elle pleure. Mais ses pleurs font rire tout le monde. Et de nouveau c’est Guinka qui jette :

– Pleure donc comme il faut ! Ne sais-tu pas comment on pleure ?

La comtesse se mit à hurler de plus belle et la salle lui répond par un rire à pleine gorge ! Mais c’est le rire de Guinka qui tonne le plus fort. Elle crie :

– Faut-il que je monte là-haut pour te montrer comment on doit pleurer ?

Hadji Smion fait alors remarquer au public que pleurer est un art et qu’en Roumanie on paye des femmes pour pleurer les morts. Quelqu’un lui crie « Chut ! » pour le faire taire, mais il s’en prend à ceux qui l’écoutaient.

Cependant l’apparition de Golo change la situation. Il cherche à séduire Geneviève qui lui répond par le mépris et appelle Drako pour l’envoyer porter une lettre au comte. Drako entre et tout le monde de pouffer de rire à la vue de son tube ; cela trouble Drako. Guinka lui lance :

– Drako, enlève vite cette espèce de marmite ! Nu-tête !

Obéissant, il enlève son haut-de-forme. Le public rit de nouveau. Cependant la scène prend un caractère tragique. Golo, furieux, tire son épée pour transpercer Drako. Mais avant même d’être touché, Drako tombe tout d’une pièce, mort et immobile. Le public n’est pas du tout satisfait de cette stupide façon de mourir et quelques spectateurs crient à Drako de gigoter un peu. Là-dessus, les serviteurs tirent le cadavre par les jambes tandis que sa tête traîne par terre. Mais Drako supporte héroïquement la douleur et tient pour de bon son rôle de mort.

On jette la comtesse en prison.

L’acte finit et l’hymne autrichien se fait de nouveau entendre. La salle retentit de critiques et de rires. Les vieilles femmes ne sont pas contentes de Geneviève qui, d’après elle, ne joue pas avec assez de sentiment. Par contre Golo rend bien son rôle ingrat et s’attire la haine méritée de quelques commères. L’une d’elles s’approche de la mère de Fratiou et lui dit :

– Dis donc, Tana, ce n’est pas bien beau la conduite de ton Fratiou ! Quel mal lui a donc fait la petite femme !

Au premier rang, Damiantcho le Grigor expliquait au bey, en grand détail, l’action du premier acte. Il se laissa entraîner par son éloquence et lui raconta l’histoire d’un consul français qui avait abandonné sa femme à la suite d’une intrigue semblable. Le bey l’écoutait fort attentivement et finalement comprit que le comte était un consul français et il le tint pour tel jusqu’à la fin.

– Ce consul-là est bien bête, dit-il sévèrement. Comment peut-il ordonner la mort de sa femme avant de faire une enquête détaillée ? Moi, par exemple, je ne fais pas coffrer même un simple ivrogne de la rue avant de lui avoir fait souffler son haleine à la face des gendarmes.

– Bey-efendi, dit Damiantcho, cela a été écrit ainsi pour rendre la pièce plus amusante.

– Dans ce cas l’auteur est un imbécile et le consul en est un autre plus grand !

Assis tout près, Steftchov critiquait aussi le comte.

– Ognianov, disait-il avec emphase, n’a jamais vu un vrai théâtre, même à travers une claie.

– Mais pourquoi donc ? Il joue très bien, riposta hadji Smion.

– Très bien comme un vrai singe qu’il est. Il n’a aucun respect pour le public.

– C’est vrai ça ! Je vois aussi qu’il ne respecte pas le public. As-tu vu sa façon de s’asseoir sur le canapé de Bentchoolou ? Comme s’il était le propre frère du prince Cuza ! dit avec sévérité hadji Smion.

– Il faut le siffler ! ajouta Steftchov avec colère.

– Il le faut, il le faut, acquiesça hadji Smion.

– Qui veut siffler ? se fit entendre une voix partant du même groupe.

Steftchov et hadji Smion rencontrèrent en se retournant le regard étincelant de Kablechkov 68. Celui-el n’était pas encore « apôtre ». Il se trouvait par hasard à Biala-Tcherkva, en visite chez des parents.

Hadji Smion se troubla sous l’œil de feu du futur révolutionnaire. Il recula un peu pour laisser voir le coupable Kiriak Steftchov.

– C’est moi ! riposta Steftchov.

– Vous êtes libre, monsieur, seulement il vous faut aller dans la rue pour siffler.

– De quoi vous mêlez-vous ?

– C’est un spectacle de bienfaisance. Les acteurs sont des amateurs. Si vous pouvez jouer mieux, vous n’avez qu’à monter sur la scène ! dit vivement Kablechkov.

– J’ai payé ma place et je n’ai pas besoin de leçons !

Kablechkov s’enflamma. La querelle allait s’envenimer. Mais Mitcho Beizédéto se hâta d’y mettre un terme :

– Voyons, Kiriak, tu es un homme raisonnable. Et toi, Todor, reste tranquille !

L’hymne autrichien s’arrêta ; le rideau se relevait.

Cette fois-ci la scène représente une prison éclairée par un lampion. Geneviève, l’enfant dans les bras, cet enfant qu’elle a eu en prison, égrène des mots touchants et des pleurs. Elle est maintenant plus naturelle. La nuit, la sinistre prison, les gémissements de la malheureuse mère que personne ne vient secourir – tout cela touche profondément les cœurs. Des larmes roulent sur la face de plusieurs femmes. Les larmes, comme le rire, sont contagieuses. Le nombre des spectateurs qui pleuraient alla en augmentant, et même quelques hommes fondirent en larmes quand la comtesse écrivait la lettre à son mari. Kablechkov, ému, applaudit un passage pathétique. Son applaudissement résonna solitaire dans ce silence profond et il expira sans écho. Des regards furibonds criblèrent le trouble-fête qui faisait du bruit au moment le plus poignant. Ivan Séliamsas, qui reniflait en pleurant, lui iota un regard sanguinaire.

On emmène Geneviève dans la forêt pour la faire périr. Le rideau tombe. Kablechkov applaudit encore une fois, mais ne trouve personne pour l’imiter. L’habitude d’applaudir n’avait pas encore pénétré à Biala-Tcherkva.

– Il devait y avoir de mauvais sujets dans ce pays-là, chuchota le bey à l’oreille de Damiantcho. Voyons, où se passe tout cela ?

– En Allemagne.

– En Allemagne ? Je n’ai pas encore vu de ces giaours-là 69...

– Comment donc, bey-efendi, nous avons un Allemand dans notre ville !

– Serait-ce cet homme sans moustaches, aux favoris et aux lunettes bleues ?

– C’est bien cela, le photographe.

– C’est donc celui-là ? Un bon giaour... Il me salue comme on salue en France. Je le prenais pour un Français.

– Non, pas du tout, c’est un vrai Allemand, de Drandabour 70...

On en était au troisième acte. La scène se passe de nouveau au palais. Le comte, revenu de la guerre, est soucieux et sombre, n’ayant plus retrouvé Geneviève. Une servante lui remet la lettre de sa femme, écrite en prison la veille de sa mort. Elle lui dit qu’elle est victime de l’infamie de Golo, qu’elle meurt innocente et qu’elle lui pardonne... Le comte lit tout cela à haute voix, en sanglotant. Il pleure, il est au désespoir. Les spectateurs vivent avec lui sa douleur, ils pleurent aussi, quelques-uns sanglotent bruyamment. Le bey pleure de son côté, il n’a pas besoin des explications de Grigor. L’émotion est à son comble lorsque le comte donne l’ordre de lui amener Golo, coupable de ses malheurs. Golo s’avance échevelé, hideux, en proie aux plus affreux remords, les pieds rivés aux chaînes du konak. Un bourdonnement hostile du public l’accueille. On lui lance des regards furieux. Le comte lui lit la lettre de la comtesse qui pardonne aussi à Golo. Le comte éclate de nouveau en sanglots, s’arrache les cheveux, se frappe la poitrine. De nouveau le public sanglote sans pouvoir se contenir.

Guinka, qui pleure aussi, tâche de consoler les autres :

– Ne pleurez pas, voyons, Geneviève est vivante, dans la forêt, criait-elle.

– Est-ce vrai, Guinka ? Mais alors il faut le dire à ce malheureux pour qu’il cesse de se lamenter, dit grand-mère Petkovitsa.

Et là-dessus, grand-mère Pavlovitsa, ne pouvant plus se retenir, crie, à travers ses larmes, au comte :

– Ne pleure pas, mon petit, ta petite femme est vivante !...

Pendant ce temps, Golo se démène. Les yeux écarquillés, le regard effrayant, les cheveux hérissés en désordre, il gesticule, se tord et grince affreusement des dents. Il est en proie aux plus atroces remords. Mais ses souffrances apportent un soulagement au public. Les visages sont malveillants.

– Bien fait ! disent les femmes.

Elles en veulent même à Geneviève d’avoir pardonné à Golo dans sa lettre. La mère de Fratiou, voyant le triste état de son fils succombant sous le poids des fers et de l’indignation générale, ne savait où donner de la tête.

– Mon garçon ! On l’a perdu ! On l’a déshonoré ! s’écria-telle, se préparant à aller le tirer hors de la scène, mais on la retint.

Cet acte eut un succès fou. L’Ophélie de Shakespeare n’a jamais fait verser tant de larmes en une seule soirée.

Le dernier acte se passe dans la forêt. Là une grotte, à l’entrée de laquelle apparaissent Geneviève, habillée de peaux de bêtes sauvages, et son enfant. Une chèvre, devant laquelle on avait mis des branches tendres pour qu’elle ne se sauvât pas de la scène, représentait la biche qui les nourrit de son lait. Geneviève parle tristement à l’enfant, de son père. Elle entend les aboiements des chiens de chasse et se cache dans la grotte avec son enfant en tirant après elle la chèvre par les cornes. Les aboiements deviennent plus forts et le public trouve qu’Ilytcho le Curieux est plus habile dans ce rôle-ci. Il fait plus de zèle, et son aboiement éveille celui de quelques chiens du voisinage. Enfin, voilà le comte en habit de chasse qui s’avance avec sa suite. Le public retient sa respiration. Il est tout yeux et tout oreilles pour ne rien perdre de la rencontre du comte avec sa femme.

La grand-mère Ivanitsa, craignant qu’il ne passe outre, propose de l’avertir que sa femme est là.

Pourtant le comte l’a déjà aperçue. Il se baisse et crie dans la grosse :

– Toi qui es ici, homme ou bête, sors !

Mais au lieu de la grotte, ce fut de la salle qu’on lui répondit : un mince coup de sifflet se fit entendre. Tous se tournèrent vers Steftchov. Il était devenu écarlate !

– Qui est-ce qui se permet de siffler ? s’écria avec fureur un spectateur.

Un murmure de mécontentement remplit le théâtre. Ognianov chercha du regard le siffleur. En apercevant Steftchov qui le fixait avec impertinence, il lui souffla :

– Je t’arracherai tes longues oreilles !

Nouveau coup de sifflet, plus fort cette fois. Le public est scandalisé. Un brouhaha d’indignation éclate.

– Attrapez-le, ce protestant-là, jetons-le par la fenêtre, hurle avec férocité Anguel Iovkov, un géant de deux mètres.

D’autres voix firent chorus :

– Hors d’ici, celui qui siffle ! Steftchov hors d’ici !

– Nous ne sommes pas venus ici pour entendre siffler et battre des mains, criait Séliamsas qui avait mal compris tout à l’heure les applaudissements de Kablechkov.

– Kiriak, je n’accepte pas cela ! s’écria Guinka, assise à côté de Rada qui avait le visage mouillé de larmes.

Hadji Smion soufflait à l’oreille de Steftchov :

– Je te l’ai bien dit, tout à l’heure, vois-tu qu’il ne faut pas siffler... Ici les gens sont simples, tu le vois bien, disait hadji Smion.

– Pourquoi ce monsieur siffle-t-il ? demanda le bey.

Damiantcho haussa les épaules. Alors le bey dit quelque chose à l’oreille d’un zaptié qui s’approcha de Steftchov.

– Kiriak, lui dit-il, le bey te fait dire d’aller fumer dehors une cigarette, si tu es mal à l’aise.

Steftchov, content d’avoir gâté la bonne impression produite par le jeu d’Ognianov, sortit, un sourire fier sur les lèvres.

Aussitôt la salle se calma et le spectacle continua.

Le comte avait enfin retrouvé la comtesse. Des embrassements, des exclamations, des larmes...

Nouvelle émotion du public... Le bien triomphait du mal... Le comte et la comtesse se racontent leurs souffrances et leurs joies. La mère Petkovitsa leur dit :

– Rentrez chez vous, mes enfants, et vivez en paix. Gardez-vous bien de croire à ces maudits Golos.

– C’est toi qui es maudite ! siffla, derrière elle, la mère de Fratiou.

Le bey donna le même conseil, mais d’une façon discrète. Un sentiment général de joie et de satisfaction se répandit dans la salle. Le comte rencontrait partout des regards de sympathie.

Dans la scène finale, le comte, la comtesse et leur suite entonnèrent la chanson :

            Ô Siegfried, et toi, ville natale,

            Réjouis-toi à présent !...

Mais lorsque les deux premiers couplets de cette chanson vertueuse eurent été exécutés, on entendit sur la scène le chant révolutionnaire :

      Brûle, brûle en nous, ô toi, amour sacré !

      Donne-nous la force de résister aux Turcs...

Ce fut comme un coup de foudre dans la salle. Une seule voix avait commencé, une partie de la troupe avait suivi, puis toute la troupe et enfin le public. Une extase patriotique subite avait saisi les assistants. L’enthousiasme anima tout le monde. Le vigoureux motif de ce chant afflua comme une vague invisible, emplit la salle, inonda la cour et déborda dans la nuit. Le chant retentissait dans l’air, enflammait et enivrait les cœurs. Ces sons puissants firent vibrer chez le public une nouvelle corde. Tous ceux qui connaissaient la chanson – jeunes gens et jeunes filles – se mirent à la chanter. Elle fit fondre toutes les âmes en une seule, réunit la salle à la scène et s’éleva vers le ciel comme une prière...

– Chantez, les gars ! Que Dieu vous garde ! criait Mitcho en extase.

Mais d’autres, parmi les vieux, trouvaient déplacé cet enthousiasme insensé.

Le bey qui n’y comprenait pas un mot, écoutait lui aussi le chant avec plaisir. Il demandait à Damiantcho le Grigor de lui expliquer chaque strophe. Tout autre à sa place aurait été embarrassé, mais Damiantcho n’était pas de ceux qui ne savent pas répondre aux questions épineuses : c’était là une trop belle occasion d’essayer ses facultés. De la manière la plus naturelle, il fit prendre au bey les vessies pour des lanternes ; d’après lui, le chant exprimait l’amour tendre du comte pour la comtesse. Le comte disait : « Je t’aime à présent cent fois plus », et elle répliquait : « Je t’aime mille fois plus... » Il dit qu’il fera construire une église commémorative à l’endroit où se trouvait la grotte ; elle répond qu’elle vendra tous ses bijoux pour faire des aumônes aux pauvres et pour faire ériger cent fontaines de marbre.

– Cela fait trop de fontaines ! Elle fera mieux de construire aussi des ponts ! interrompit le bey.

– Non, non, des fontaines, car en Allemagne l’eau manque et les gens y boivent plutôt de la bière, fut la réponse de Damiantcho.

Le bey approuva de la tête.

– Et où est Golo ? demanda-t-il de nouveau en cherchant en vain Fratiou parmi les acteurs.

– Il n’a pas à paraître dans cette scène.

– C’est vrai... Mais, cet animal-là, on aurait mieux fait de le pendre. Si l’on joue encore une fois, dis au consul qu’on ne le laisse pas vivant. Ce serait mieux.

En effet, Fratiou n’était plus parmi ses camarades. Sans attendre les lauriers du public, il s’était prudemment éclipsé dès qu’on avait entonné le dangereux chant révolutionnaire.

Le chant cessa et le rideau tomba au milieu des bravos. L’hymne autrichien retentit de nouveau pour saluer le public quittant rapidement la salle.

Les acteurs changeaient de costume derrière le rideau et causaient gaiement avec leurs amis accourus pour les féliciter.

– Dis donc, Kablechkov, que le diable t’emporte !  disait Ognianov, tout en enlevant les bottes du prince Svétoslav. Quelle était cette folie ? Sans crier gare, tu te trouves derrière moi et tu commences à chanter à tue-tête notre chant révolutionnaire ! Sacré jeune homme, va !

– Je n’ai pas pu y tenir, mon vieux, j’en avais assez de tous ces soupirs et de ces larmes pour « la grande martyre ». Il fallait secouer le public. Alors j’ai eu l’idée de me faufiler sur la scène... Tu as vu quel effet nous avons produit !

– Je me retournais tout le temps pour voir si quelque zaptié ne me mettait pas la main au collet, plaisantait Ognianov.

– Ne vous inquiétez pas, Steftchov avait déguerpi bien avant, dit Sokolov.

– C’est le bey qui l’a fait mettre dehors ! dit l’instituteur Frangov.

– Mais le bey est resté, dit un autre. Et avec quelle attention il écoutait ! Demain nous aurons des embêtements.

– N’ayez pas peur ! Damiantcho le Grigor n’était-il pas auprès de lui ? Il a certainement su se tirer d’affaire. S’il ne l’a pas fait, on va lui retirer son diplôme...

– Je l’avais invité exprès et placé à côté du bey, qui aime les blagues. Ne vous inquiétez de rien, tout sera pour le mieux, remarqua Nikolaï Nedkovitch qui enlevait la soutane du pope Dimtcho, dans laquelle il avait joué son rôle de père de Geneviève...

Il avait compté sans la trahison. Le lendemain matin Ognianov fut appelé au konak.

Il entra chez le bey qu’il trouva fort sombre.

– Consul-efendi, dit-il, hier au soir vous avez chanté des chansons révolutionnaires. Est-ce vrai ?

Ognianov protesta.

– Jamais !

– L’onbachi me l’a affirmé.

– Il est mal informé. Vous-même vous étiez dans la salle.

Le bey fit venir l’onbachi :

– Chérif-aga, à quel moment a-t-on chanté ces chansons, en ma présence ou après ?

– C’est devant vous qu’on a chanté des chants révolutionnaires, bey-efendi. Kiriak Steftchov ne me démentirait pas.

– Qu’est-ce que tu me chantes là, chérif-aga ? Est-ce Kiriak qui était présent ou bien moi ? N’ai-je pas entendu de mes propres oreilles ? Le tchorbadji Damiantcho ne m’a-t-il pas traduit la chanson mot à mot ? J’en ai parlé hier au soir avec le tchorbadji Marko. Lui aussi a trouvé l’air très beau... Une autre fois, ne faites pas de telles bêtises, gronda sévèrement le bey. Enfin, se tournant vers Ognianov : – Consul, excuse de t’avoir dérangé. Il y a eu erreur. Mais, dis donc, comment s’appelait celui-là qui portait les fers ?

– Golo.

– C’est cela, Golo ! Il fallait le faire pendre. C’est comme cela que j’aurais agi. Tu n’aurais pas dû écouter les raisons d’une femme. Mais c’était beau quand même et la chanson encore plus belle, fit le bey en se levant avec peine.

Ognianov le salua et sortit.

« Tu entendras bientôt une tout autre chanson et celle-là tu la comprendras sans le secours de Damiantcho », se dit-il en sortant.

Il n’avait pas remarqué le regard sinistre que lui lança l’onbachi.

 

 

 

18   AU CAFÉ DE GANKO

 

Quelques jours après, le café de Ganko était de très bonne heure bondé de monde, plein de bruit et de fumée. C’était le lieu de rendez-vous des vieux et des jeunes, on y discutait les questions communales, la question d’Orient et toute la politique intérieure et extérieure de l’Europe... un petit Parlement. Pour le moment, la représentation de Geneviève était encore à l’ordre du jour et alimentait toutes les conversations. D’ailleurs, cette représentation allait les occuper encore longtemps, et l’on devait en garder une profonde impression.

On parlait aussi beaucoup du chant révolutionnaire, qui suscitait les plus vives discussions. Maintenant, en y réfléchissant avec sang-froid, plusieurs personnes blâmaient Ognianov qu’on affublait désormais du surnom de « comte », ainsi qu’il advient à tous les acteurs-amateurs dont le jeu a vivement impressionné le public ; il en fut de même avec M. Fratiou, qui resta « Golo ». Ce matin-là encore il fut étonné de rencontrer le regard malveillant de quelques vieillards respectables qui ne pouvaient pas lui pardonner sa conduite envers Geneviève. Une vieille femme l’interpella même dans la rue :

– Voyons, jeune homme, pourquoi as-tu fait ça ? N’as-tu pas peur de Dieu ?

Mais l’entrée du tchorbadji Mitcho Beïzédéto dans le café replaça les conversations dans le domaine illimité de la politique.

Le tchorbadji Mitcho Beïzédéto était un petit homme âgé, noiraud, portant le pantalon bouffant et le pourpoint de drap. Comme tous les hommes de sa génération, il était peu instruit, mais la vie et de multiples épreuves lui avaient fait acquérir de l’expérience et du jugement. Ses yeux noirs, vifs et mobiles, brillaient sur son visage sec et labouré de rides profondes. Sa singularité, qui l’avait rendu très populaire parmi ses concitoyens, était son extrême passion pour la politique et sa conviction inébranlable de la chute imminente de la Turquie. Naturellement il était russophile jusqu’au fanatisme, jusqu’au ridicule même. Tout le monde se souvenait que, lors d’un examen, il s’était mis en colère parce qu’un élève avait dit que la Russie avait été vaincue à Sébastopol.

– Tu te trompes, petit, la Russie ne peut être vaincue ; tu devrais réclamer ton argent à l’instituteur qui t’a donné des leçons, avait dit le tchorbadji Mitcho, fâché.

Mais comme l’instituteur, qui se trouvait là, prouva sur-le-champ, le manuel d’histoire en main, que la Russie avait été battue pendant la guerre de Crimée, Mitcho s’emporta et déclara que le manuel d’histoire mentait ; comme il était membre de la commission scolaire, il s’opposa carrément à ce que ledit instituteur fût nommé pour l’année suivante.

Nerveux par nature et prompt à la riposte, il se fâchait chaque fois que l’on osait le contredire dans ses chères convictions. Alors il s’emportait, criait et insultait. Aujourd’hui cependant, il était de bonne humeur et, en s’asseyant, il dit sur un ton de triomphe :

– Ils ont été de nouveau battus, les Turcs.

– Comment cela ? demandèrent avec étonnement plusieurs voix.

– Lubobratitch et Bojo Petrovitch ont massacré quelques milliers de Turcs, dit Mitcho qui lâchait la nouvelle par petits morceaux, pour faire durer le plaisir.

– Bravo ! Que Dieu les bénisse ! crièrent quelques voix.

– Et Podgoritsa est prise, continuait le tchorbadji Mitcho.

L’étonnement était à son comble, comme si c’était Vienne qui était prise et non Podgoritsa.

– Des armes, des volontaires viennent d’Autriche.

– Pas possible !

– La Bosnie est de nouveau en flammes. La Serbie bouge et prépare des troupes. Et dès que la Serbie se mettra en marche, elle nous entraînera avec elle. Il est fichu, le Turc...

– Que le diable l’emporte !

– L’Autriche ne bougera pas, car Gortchakov de Pétersbourg lui dira : « Halte-là ! laisse-les faire, s’ils se battent ou s’ils s’égorgent, c’est leur affaire à eux ! » Ils sont fichus, fichus les Turcs !...

Tout le monde dressait l’oreille et écoutait avec reconnaissance les bonnes nouvelles que donnait le tchorbadji Mitcho.

– Combien de Turcs a-t-on tués ? demanda Nicodime.

– Combien ? Je l’ai déjà dit : des milliers, si tu disais deux, cinq ou dix mille, tu ne te tromperais pas.

– Ah ! ces braves Herzégoviniens ne plaisantent pas.

– C’est très bien si c’est vrai !

– Je te dis que c’est vrai !

– D’où le sais-tu ? demanda le tchorbadji Marko.

– Je le tiens de source sûre, voyons. C’est Guéorgui Izmirliev qui l’a appris de quelqu’un de K..., que c’était écrit dans le journal de Trieste Clio.

– Je ne crois pas que les Herzégoviniens puissent faire grand-chose... Ils finiront par se fatiguer. Combien sont-ils ? Une poignée ! dit Pavlaki, cherchant l’approbation dans les yeux des autres.

– Je dis la même chose, Pavlaki, combien sont-ils les Herzégoviniens ? Une poignée ! La Turquie ne les craint pas, remarqua hadji Smion, en caressant la chaussette de son pied gauche.

Le tchorbadji Mitcho répondit, tout hérissé :

– Toi, Pavlaki, et toi, hadji Smion, je vous demande pardon, vous ne vous y connaissez pas... En politique, il suffit parfois d’un rien. Gortchakov lui-même a dit que c’est d’Herzégovine que jaillira l’étincelle qui embrasera l’empire ottoman tout entier.

– Je crois que c’est Derby qui l’a dit, remarqua Fratiou d’un air grave.

Le tchorbadji Mitcho fronça les sourcils.

– Derby est un Anglais et il ne peut pas tenir des propos contre le Sultan... Je connais la politique anglaise : « Tout est bon en Turquie, tout prospère en Turquie. » Je te dis que Derby ne peut pas dire de telles paroles.

– Non, non, Derby n’a pas dit ça, confirma hadji Smion.

– Pourvu que l’incendie éclate et brûle Constantinople ! Comme ça nous nous débarrasserons une fois pour toutes de ces mécréants ! dit Ivantcho Doudito, cordonnier de son métier, qui, à vrai dire, était novice en matière de politique.

– On parle ici d’un tout autre Incendie, Ivantcho, remarqua Pavlaki avec beaucoup de sérieux.

– Le véritable Incendie éclatera lorsque s’enflammera la Bulgarie, remarqua M. Fratiou.

– Pourquoi faut-il que la Bulgarie s’enflamme ? Je ne le veux pas. Il faut nous tenir tranquilles, voilà tout. Vous avez entendu quelle pagaye cela a fait l’autre jour à Stara-Zagora ? répondit d’un air sombre le tchorbadji Dimo.

– Toi, Fratiou, tu parles à ton aise, dit Dantcho le boulanger, car, lorsque l’incendie éclatera, tu te sauveras en Roumanie, et c’est de là que tu crieras : « En avant ! » tandis qu’ici on nous cassera la tête à nous autres. Ne m’en parle pas, moi je m’y connais.

– Au contraire, je serai ici et je ferai les sacrifices qu’il faudra.

– Si cela flambe, que ce soit le plus tôt possible. Quel État pitoyable que la Turquie ! Le feu y couve, bien qu’il n’y ait pas de fumée. On nous a écorchés... Nous n’osons plus mettre le nez hors de la ville ! Un État, ça ? du fumier.

– Ne vous en faites pas, cela ne tardera pas, dit le tchorbadji Mitcho. Il est écrit que la Turquie tombera bientôt.

– La Turquie est un État entièrement pourri, un squelette, rien de plus. À la moindre secousse, il s’écroulera, fit un autre.

– Si nous ne la secouons pas, nous serons des imbéciles ! dit le pope Dimtcho avec ardeur.

– Ça, oui ! dit le pope Stavri. Il y a de l’orage dans l’air. Tout le monde ne parle que de cela, même les femmes et les enfants. Avez-vous entendu les chansons qu’ils chantent ? Plus de soupirs, rien que le cliquetis des fusils et des sabres... « Mon cœur bat, levez-vous pour combattre les Turcs ! » et d’autres chants semblables ! Les jeunes passent leur temps dans la prairie du couvent : pan ! pan ! avec les fusils, toute la journée. C’est même dangereux pour les passants. Mon fils, l’instituteur, a ramassé je ne sais où un tas de fusils et de pistolets, et dès qu’il lâche les enfants, il rentre à la maison et passe son temps à tripoter ses engins. Je lui demande : « Pourquoi cette pacotille ? » Et il me fait : « Nous en aurons bientôt besoin, papa. Le temps n’est pas loin où un pistolet, même détraqué, se vendra au poids de l’or. » Entre nous soit dit, le feu est près du baril de poudre et il en sortira quelque chose, Dieu nous garde !

Les paroles sincères et simples du pope Stavri étaient vraies. Depuis quelques mois ou, plus exactement, depuis l’apparition d’Ognianov, comme l’avait remarqué aussi Steftchov, une certaine effervescence gagnait les esprits et s’amplifiait chaque jour, surtout après le mouvement insurrectionnel de Stara-Zagora en septembre. Aux festins, en portait des toasts patriotiques et on parlait ouvertement d’insurrection ; du matin au soir les environs du couvent retentissaient des coups de fusil des jeunes qui s’y exerçaient. Les chants révolutionnaires étaient à la mode et pénétraient partout : de la maison et des veillées, ils gagnaient allégrement les rues ; partout les hymnes patriotiques supplantaient les fades chansons d’amour. On s’étonnait d’entendre les jeunes filles chanter aux veillées :

            Ô ma mère, triste mère !

            Ne pleure pas, mère, ne te lamente pas

            De ce que je suis devenu haïdouk,

            Haïdouk, mère, révolutionnaire !

ou des mères honorables chanter avec ardeur à leurs enfants :

            Courage, bataillons de braves,

            Nous ne sommes plus des serfs obéissants !

Mais ce n’étaient que des cris platoniques auxquels les Turcs faisaient la sourde oreille, parce qu’ils les méprisaient. Cependant, après le soulèvement de Stara-Zagora, la population turque s’inquiéta, puis se fâcha, et sa fureur se manifesta par une suite de crimes sanglants. Aux coups de fusil tirés sur les pentes dénudées, les Turcs répondaient par des balles qui déchiraient la chair bulgare ; aux chants séditieux des femmes bulgares, ils répondaient en violant leurs sœurs ou en égorgeant leurs frères. Les Turcs multipliaient les atrocités, massacraient les voyageurs inoffensifs, pillaient et bridaient les maisons, partageant le butin avec les gendarmes. Toute la Thrace retentit bientôt de cris d’horreur.

Marko Ivanov était d’accord avec le tchorbadji Mitcho sur bien des questions. Mais il avait une tout autre opinion au sujet de l’insurrection. Pour lui, c’était une folie que d’y penser. Certes, il aimait et protégeait Boïtcho Ognianov, mais cela ne l’empêchait pas de le gronder sévèrement chaque fois qu’il l’entendait parler de révolte armée.

– Je ne m’étonne pas qu’il y ait des chasseurs de chimères qui s’en vont tirer des coups de fusil dans la prairie du couvent et qui rêvent de coups d’éclat ; ce qui me dépasse c’est que des gens aux cheveux blancs nourrissent les mêmes idées insensées... Nous jouons avec le feu ! Comment voulez-vous qu’un empire vieux de cinq cents ans, et qui faisait trembler le monde entier, s’écroule sous les coups de quelques blancs-becs armés de fusils à silex ? Tenez ! hier j’ai rencontré dans la rue mon fils Vassil emportant mon fusil vers le monastère – lui aussi veut renverser la Turquie... Et chaque fois que je lui dis de tuer un poulet, il va dans la rue demander ce service à un autre : il a peur de voir une goutte de sang. « Va-t’en à la maison ! espèce de cinglé, que je lui dis ; tuer des Turcs, toi ! Laisse à Dieu le soin de tuer ! Ici nous sommes dans l’enfer ! Une révolte ? Dieu nous en préserve ! Cela nous jetterait dans l’abîme... Il ne resterait pas pierre sur pierre de notre pays... »

Le cafetier Ganko approuva :

– Baï Marko a raison. L’insurrection serait un abîme pour nous, un abîme où nous péririons.

Et le cafetier regarda le plafond où des traits tracés à la craie, s’alignant comme des régiments, marquaient le crédit des clients.

Les paroles de Marko contrarièrent le tchorbadji Mitcho.

– Marko, dit-il, tes paroles sont sages, mais il y a chez nous des gens plus sages que nous et qui ont prévu ce qui doit arriver. De toute façon, la Turquie n’en a plus pour longtemps.

– Je ne crois pas à vos prophètes, répondit Marko, visant Martin Zadek 71 auquel croyait pieusement le tchorbadji Mitcho. Je ne crois pas aux prophéties de ton Zadek, je ne croirais même pas le roi Salomon, s’il venait me dire que nous pouvons faire quelque chose. Je ne veux pas d’enfantillages !

– Dis donc, Marko, mais si c’est Dieu qui le veut ? remarqua le pope Stavri.

– Dieu veut que nous nous tenions tranquilles. S’il a décidé de faire périr la Turquie, ce n’est pas nous qu’il chargera de cela, morveux que nous sommes !

– On sait dès maintenant qui en sera chargé, voyons, dit Pavlaki.

– Le grand-père Ivan 72 ! le grand-père Ivan ! dirent plusieurs voix.

Un air de satisfaction éclaira le visage du tchorbadji Mitcho. Il reprit vivement :

– Je vous dis que ce n’est pas à moi qu’il faut en parler. Je sais très bien que nous marcherons en avant et le grand-père Ivan nous suivra de près avec son gourdin... jusqu’à Sainte-Sophie. Sans son approbation, ça ne va pas. Lubobratitch lui-même n’aurait pas pu massacrer des milliers de ces canailles s’il ne s’appuyait pas sur son dos solide. Mais je veux dire que les jours de l’empire turc sont comptés, comme ceux d’un poitrinaire. C’est écrit noir sur blanc, je n’invente rien. Écoutez, vous qui n’y croyez pas : « Constantinople, capitale du Sultan, sera prise sans la moindre effusion de sang. L’État turc sera ruiné, la famine et la mort décimeront les Turcs qui périront lamentablement. » Et ailleurs il est dit : « Vos mosquées seront renversées, vos idoles et votre Coran seront détruits. Toi, Mahomet, l’antéchrist d’Orient, ton heure a sonné, ta tombe sera incendiée et tes os seront dispersés... »

Dans son ardeur le tchorbadji Mitcho s’était levé et fendait l’air de son bras.

– Mais quand arrivera tout cela ? demanda le pope Stavri

– Je vous le dis : bientôt, l’heure de la Turquie a sonné !

Au même instant la porte s’ouvrit et Nikolai Nedkovitch entra. Il tenait dans sa main le journal le Siècle qu’il venait de recevoir.

– Nikolaï, est-ce que c’est le dernier numéro ? demandèrent plusieurs voix. Lis donc !

– Dis-nous combien de têtes a fait tomber Lubobratitch, insistèrent d’autres parmi les plus impatients.

– Des milliers, je vous dis ! Viens t’asseoir ici, Nikolaï ! dit le tchorbadji Mitcho en lui désignant la place à côté de lui.

Nikolaï Nedkovitch déplia le journal.

– Lis tout d’abord ce qu’on écrit sur l’insurrection d’Herzégovine ! ordonna le tchorbadji Mitcho.

Nedkovitch commença à lire au milieu d’un silence solennel, tout le monde dressant l’oreille. Mais la nouvelle de la victoire annoncée par Clio n’était pas confirmée. Au contraire, les communiqués du champ de bataille étaient mauvais : Podgoritsa n’avait pas été prise, le dernier bataillon de Lubobratitch était battu à plates coutures et lui-même s’était réfugié en Autriche.

Tous allongeaient le nez ; sur tous les visages, on lisait le dépit et le chagrin. Nikolaï Nedkovitch lui-même avait l’air désemparé. Sa voix s’enroua et faiblit. Subitement inondé de sueur, Mitcho Beïzédéto, pâle et tremblant de rage, s’écria :

– Ce sont des mensonges ! Rien que des mensonges ! Le journal a beau nous conter des sornettes ! Lubobratitch les a rudement battus, il les a écrasés !... Ne croyez pas un mot de ce que dit ce journal !

– Mais, baï Mitcho, observa Nedkovitch, ces télégrammes sont tirés de divers journaux européens. Il doit y avoir là, quand même, un grain de vérité.

– Des mensonges ! Des mensonges turcs, forgés à Constantinople ! C’est Clio qu’il te faut lire !

– Moi, je n’y crois pas non plus, dit hadji Smion, les journalistes mentent comme des tziganes. Je me rappelle qu’en Moldavie il y avait un journal qui ne publiait que des mensonges.

– Des nouvelles montées de toutes pièces, quoi !

– Je vous l’ai bien dit, il faut lire les communiqué turcs à l’envers : s’ils annoncent cent Herzégoviniens de tués, tu dois être sûr que ce sont des Turcs, tu peux même dire mille, sans craindre de te tromper.

Les paroles du tchorbadji Mitcho calmèrent quelque peu les esprits. Elles étaient convaincantes car elles répondaient au désir intime de chacun : les communiqué étaient faux, parce que mauvais ; on ne devait plus croire le journal. Mais lorsque le même journal avait annoncé les succès de Lubobratitch, personne n’avait eu l’idée d’en suspecter l’authenticité. Malgré tout, les nouvelles de ce jour-là troublèrent l’esprit des clients du café. Les conversations qui suivirent furent ternes, on était mal à l’aise. Mitcho lui-même ne se sentait pas dans son assiette. Il était en colère contre lui-même, il en voulait au journal et au monde entier de ce que la nouvelle du Clio n’eût pas été confirmée. Aussi fut-il pris d’une rage subite quand, d’un ton ironique, Petraki Chyïkov dit au milieu du silence général :

– Comme on le voit, baï Mitcho, ton étincelle herzégovinienne restera une étincelle et rien de plus... Écoute ce que je te dis : la Turquie se portera bien cette année encore, et l’année prochaine aussi et dans cent ans, tandis que nous nous laisserons bercer de tes prophéties jusqu’à notre mort.

– Tais-toi, Chylkov, criait Mitcho, enragé, tu n’as pas assez de cervelle pour comprendre ça. Les ânes comme toi seront toujours sourds et aveugles.

Une querelle s’ensuivit. Mais l’apparition de Steftchov y mit fin, en même temps qu’à la conversation subversive au sujet de la chute de la Turquie.

 

 

 

19   ÉCHOS

 

Le silence se rétablit : la présence de Steftchov gênait les assistants. Il prit place, serra quelques mains et prêta l’oreille d’un air avantageux ; il croyait que la conversation interrompue concernait les factums contre Ognianov et Sokolov qui avaient été répandus en grand nombre, la nuit dernière, par la ville ; mais personne n’en souffla mot, soit qu’on les ignorât, soit qu’on n’eût que dédain pour eux.

Le tchorbadji Mitcho quitta le café, fâché. Quelques clients le suivirent. Là-dessus entrèrent Ognianov et Sokolov. Ils s’asseyaient à peine quand hadji Smion s’adressa au premier :

– Comte, tu ne joueras pas une nouvelle comédie pour Noël ?

Geneviève n’était pas une comédie, mais une tragédie, remarqua M. Fratiou ; on appelle comédie une représentation amusante, comique ; on appelle cette représentation, tragédie, quand il y a des scènes tragiques et des pleurs... La pièce qu’on a jouée était une tragédie... mon rôle était tragique...

– Je sais, je sais, j’en ai vu un tas à Bucarest ! Ah ! tu as très bien joué le fou ! Que Dieu te préserve, Fratiou ! je me suis dit : c’est un vrai fou celui-là !... Tes cheveux y étaient pour quelque chose, évidemment ! dit hadji Smion, complimenteur.

Ivantcho Iotata, qui venait d’entrer, prit part à la conversation.

– Vous parlez de théâtre ? dit-il. Il y a deux ans, j’ai vu un théâtre à K... où l’on jouait... je ne me rappelle pas ce que c’était... Ah oui ! c’était Ivan le haïdouk 73.

Ivanko l’assassin 74, rectifia M. Fratiou.

– Oui, c’est ça... l’assassin, mais cette représentation-là avait été plus douce... Après Geneviève, ma femme Lala a déliré toute la nuit ; elle criait à tue-tête : « Golo ! Golo ! » et elle tremblait de peur.

M. Fratiou, flatté de ces louanges, prit un air digne.

– Ah oui ? Voilà pourquoi je dis au comte de nous donner encore une comédie. Cela fera du bien, crois-moi ! Seulement la chanson ne doit pas être la même ! dit hadji Smion, et il commença à fouiller ses poches, inquiet du blâme qu’indirectement il venait de donner.

Geneviève n’est pas une comédie mais une tragédie, remarqua sévèrement de nouveau M. Fratiou.

– Oui, oui, une tragédie, c’est-à-dire du théâtre.

– Mais non, c’était une comédie puisqu’elle faisait rire, dit Steftchov en souriant méchamment.

Ognianov interrompit sa conversation avec Sokolov et dit :

– J’ai peur, hadji Smion, d’être de nouveau blâmé.

Steftchov leva les yeux du journal qu’il était en train de lire.

– Qui te blâmera, toi ? personne ne peut te blâmer ! murmura le père Nistor. Tu dois jouer encore une fois Geneviève, les enfants en parlent toujours. La première fois ma fille Penka avait la fièvre et ne pouvait pas venir. Maintenant, elle ne fait que répéter : « Papa, je veux voir Geneviève, je veux la voir, papa ! »

– C’est bien, père Nistor, mais je crains le sifflet, dit Ognianov en fixant Steftchov.

– Surtout quand c’est un sifflet ramassé dans le fumier, ajouta Sokolov d’un ton mordant.

Steftchov rougit de colère, mais il continua à lire le journal. Il se sentait mal à l’aise sous le regard méprisant d’Ognianov qu’il redoutait ; en effet, les yeux de l’instituteur brillaient en ce moment d’un éclat farouche.

– Moi je dis comme toi, père Nistor, fit Tchono Doïtchinov, je veux revoir Geneviève... Seulement Golo doit être joué par Kiriak Steftchov, ce rôle lui va très bien. Fratiou est un peu compliqué, mais c’est un brave type et c’est injuste de l’avoir insulté.

Ce compliment aussi venimeux que naïf fit rougir violemment Steftchov. Fratiou, lui, en fut vexé.

Ognianov et Sokolov sourirent. Hadji Smion en fit autant, sans savoir pourquoi.

Steftchov leva les yeux et jeta un regard furieux à Ognianov et à Sokolov. Il dit, gardant en apparence du sang-froid mais la voix tremblante de rage :

– Oui, j’espère bien qu’Ognianov de Lozengrad nous donnera bientôt une tragédie. Il peut être sûr que personne n’y rira, lui moins que les autres.

Steftchov appuya sur le mot de Lozengrad (Ognianov avait dit qu’il y était né). Ognianov s’en aperçut et son visage changea de couleur, mais il répondit avec fermeté :

– Du moment que derrière le rideau se tiennent des machinistes, je veux dire des espions, aussi adroits que Steftchov, il ne serait pas étonnant qu’il y eût de la tragédie.

Et il lui jeta un regard de mépris. À ce moment Sokolov tira son ami par la manche et lui dit à l’oreille :

– Laisse-le, pour qu’il n’empuantisse plus l’air !

– Je ne peux pas supporter les lâches ! dit Ognianov à voix assez haute pour être entendu par Steftchov.

À ce moment, Boïtcho aperçut Mountcho à la porte du café, qui était ouverte. L’idiot fixait ses yeux sur Ognianov, hochait la tête et lui souriait amicalement. Mountcho avait l’air si gentil, si bon enfant, si heureux ! Boïtcho avait déjà remarqué que Mountcho le regardait avec attendrissement, mais il ne pouvait deviner la cause de cette sympathie. Lorsque leurs regards se croisèrent, la physionomie de Mountcho s’éclaira d’un sourire encore plus heureux, ses yeux brillèrent d’une extase incompréhensible et stupide ; il tendit la tête, les yeux toujours fixés sur Ognianov et, ricanant de tous les muscles de sa figure, il s’écria :

– Rus-si-an !... Et il mit le doigt à son cou en l’agitant de manière à exprimer l’action d’égorger quelqu’un.

Tous les assistants le regardaient, perplexes.

Le plus perplexe était Ognianov : ce n’était pas la première fois que Mountcho lui faisait de tels signes.

– Comte, que te dit Mountcho ? lui demandèrent plusieurs voix.

– Je ne sais pas, répondit Ognianov souriant, il m’aime beaucoup.

Mountcho comprit, semble-t-il, leur perplexité et pour leur expliquer mieux son admiration pour Ognianov, il regarda tout le monde d’un air solennellement stupide puis, désignant du doigt Ognianov, il s’écria encore plus fort :

– Rus-si-an !... et, tendant le bras vers le nord, il commença à scier plus énergiquement encore son cou avec l’index.

Cette répétition troubla Ognianov. L’idée subite lui vint que, par un enchaînement fatal de circonstances, Mountcho avait entrevu ou deviné le meurtre commis au moulin de l’oncle Stoïan. Inquiet, il regarda Steftchov, mais se ressaisit aussitôt car celui-ci avait tourné le dos et chuchotait avec un client sans faire attention à Mountcho ; au même instant, d’ailleurs, il se leva, écarta Mountcho de la porte et sortit en jetant à Ognianov un regard haineux et vindicatif.

Steftchov bouillait de rage. Son amour-propre avait essuyé bien des coups de la part d’Ognianov, sans qu’il trouvât l’occasion de se venger. Il voulait se venger, mais de façon dissimulée, car il redoutait d’entrer en lutte ouverte avec Boïtcho. Le chant révolutionnaire au théâtre lui avait fourni une arme contre Ognianov mais, ainsi nous l’avons vu, cette fois encore sa faux avait buté sur une pierre : le bey n’avait pas voulu admettre qu’Ognianov eût chanté en sa présence un chant révolutionnaire ; il avait désavoué Steftchov. Celui-ci eut la prudence de ne pas insister, mais il se consola grâce à une révélation : trois jours avant, il avait appris à K..., par un habitant de Lozengrad, que, dans cette ville, il n’y avait pas plus de Boïtcho que d’Ognianov. Ce fut un éclair qui devait le mener à de nouvelles découvertes. Sans doute derrière le nom de Boïtcho Ognianov se cachait une autre personne, pour une raison qui ne pouvait pas être fortuite. Cet homme fréquentait le Dr Sokolov, depuis longtemps connu comme un esprit rebelle. Sans doute quelque chose les liait, mais quoi ? Il ne voyait pas encore très clair. Pourtant, peu à peu, en passant d’une considération à l’autre, Steftchov eut l’impression qu’Ognianov n’était pas étranger à cet incident de la rue Petkantchova qui, aujourd’hui encore, restait un mystère pour lui. C’était précisément à cette époque-là qu’Ognianov était apparu dans la ville et que cette forte effervescence à laquelle lui-même était resté hostile avait commencé à gagner les esprits. Steftchov décida de percer ces ténèbres, et il s’y attacha avec la ténacité et la passion que la haine peut donner à une âme envieuse et méchante.

Malheureusement, de nouveaux et sinistres évènements vinrent l’aider dans sa lutte sournoise contre Ognianov.

 

 

 

20   INQUIÉTUDES

 

Des nuées orageuses parurent donc au-dessus de la tête d’Ognianov, mais il ne s’en douta pour ainsi dire pas. Les six mois qu’il avait passés sans accident à Biala-Tcherkva lui avaient donné un aplomb allant jusqu’à l’insouciance. Absorbé par des préoccupations d’une tout autre nature, il lui restait peu de temps pour penser à cette bagatelle : sa sécurité personnelle, car, de tous les sentiments, celui de la peur était le moins développé chez lui. Ajoutons que son amour pour Rada était un prisme lumineux et multicolore qui s’interposait entre lui et le monde.

Pourtant il n’était pas tout à fait tranquille ; en sortant du café, il dit au docteur :

– Qu’en penses-tu ? Y a-t-il quelque chose de sérieux dans ces menaces de Steftchov ?

– Steftchov te garde une dent et s’il pouvait te faire du mal, ce lâche qu’il est, il l’aurait déjà fait et ne se serait pas contenté de quelques intrigues.

– Et ce Mountcho ? Que signifient ses grimaces ? Il commence à m’inquiéter.

Le docteur pouffa de rire :

– Ne fais pas l’enfant, voyons !

– Tu as raison, cela ne mérite aucune attention, mais Steftchov, c’est autre chose. Se pourrait-il qu’il sache quelque chose ?

– Que peut-il savoir ? Probablement, sœur Rovoama lui aura lâché un canard à notre sujet. Tu sais que c’est une bavarde qui ne peut se passer de faire des cancans.

– Ah ! c’est une sorcière dangereuse qui peut flairer ce qu’un autre doit voir ou entendre. Elle est le mentor de Steftchov et le tyran de Rada...

– Tu te souviens qu’elle avait fait courir le bruit que tu étais un espion ! Tu vois bien qu’elle ne fait que jaser.

– Oui, mais elle avait dit de toi une chose qui était vraie. D’ailleurs, elle est surtout habile en intrigues qui regardent les femmes. Mais sais-tu que demain auront lieu les fiançailles de Steftchov ?

Le visage du docteur changea de couleur :

– Avec Lalka ?

– Oui, avec elle.

– D’où le sais-tu ?

– Rada l’a appris. Hadji Rovoama est la marieuse, naturellement. Les témoins sont hadji Smion, cet inévitable caméléon, et Alafranga.

Le docteur ne put dissimuler son émotion. Il pressa le pas. Ognianov le regarda, étonné :

– Tu ne m’avais pas dit, docteur, que ton cœur n’était pas libre.

– J’aime Lalka, répondit Sokolov d’un air sombre.

– Le sait-elle ?

– Elle m’aime aussi... ou pour mieux dire, je lui plais davantage que Steftchov, mais je ne crois pas qu’il y ait chez elle un sentiment plus profond. (Et une rougeur subite monta au visage du docteur.)

– Eh bien, mon vieux ! pour ton bonheur ou pour ton malheur, ce sentiment chez Lalka est plus profond que tu ne le penses, j’en suis sûr, dit Ognianov en regardant son ami avec sympathie.

– De qui le tiens-tu ?

– De Rada. Elles sont amies, tu le sais. Lalka lui fait ses confidences. Tu n’as pas idée combien de larmes elle a versées quand on t’a emmené à K... et quelle a été sa joie quand on t’a relâché. Rada a vu tout cela.

– C’est une enfant innocente, dit le docteur sourdement ; si on la livre à cet individu-là, elle en mourra !

– Pourquoi ne l’as-tu pas demandée en mariage jus qu’à présent ?

Le docteur le regarda, surpris :

– Voyons, tu sais bien que son père ne veut pas me voir !

– Alors, tu n’as qu’à l’enlever.

– Maintenant que nous préparons l’insurrection et qu’elle peut éclater dans deux ans ou demain ! Qui le sait ? Je ne veux pas penser au mariage en ces temps troublés ; ce serait péché que d’entraîner cette jeune fille dans le malheur.

– Tu as raison, fit Ognianov pensif. C’est ce qui m’empêche d’épouser Rada. J’aurais épargné à cette malheureuse orpheline tant de déboires ; je l’aurais rendue si heureuse... Rada est un cœur magnifique, mon ami, mais elle se perd en liant son sort au mien. Pauvre Rada !

Le front d’Ognianov s’assombrit.

Le docteur ne se rendait pas un compte exact des sentiments qu’il éprouvait pour Lalka. Les temps troublés ne l’auraient pas empêché de l’épouser : le véritable amour se joue des périls et des obstacles. S’il éprouvait une certaine affection pour la fille du tchorbadji Iordan, ce sentiment était encore trop frêle ; ce n’était pas une passion mais plutôt une sympathie fortuite et sans racines profondes. Son tempérament, sa vie volage et joyeuse le rendaient incapable de s’attacher passionnément à un seul objet. Son cœur se partageait entre la femme du bey – si l’on ajoutait foi à la rumeur publique – puis Cléopâtre et puis Lalka et puis la révolution, et qui sait quoi encore ? Mais en apprenant par Ognianov les sentiments de Lalka et, en même temps, le malheur qui la guettait, il sentit son cœur serré par une douleur et une angoisse subites. Il lui sembla qu’il avait toujours été épris de Lalka et qu’il ne pourrait pas vivre sans elle. Était-ce un effet de l’égoïsme si profondément ancré dans la nature humaine, était-ce une passion sincère, on n’aurait pu le dire mais, en vérité, il se sentait écrasé à la pensée de perdre à jamais Lalka. Comment ajourner ces fiançailles Comment anéantir ce rival ? Comment sauver Lalka ? Autant de questions qui le tourmentaient et qu’on pouvait lire très clairement sur son visage assombri et douloureux.

Ognianov le comprit. Le tourment du docteur et le sort de Lalka l’émouvaient également.

– Je le provoquerai en duel, ce salaud ! Je dois le tuer, autrement c’est lui qui nous tuera ! déclara-t-il tout d’un coup.

Les deux amis firent quelques pas, puis Ognianov s’arrêta d’un air décidé :

– Veux-tu que j’aille lui dire de se tenir tranquille et que je lui donne une gifle en plein café ?

– Il l’avalerait comme les autres... C’est un personnage ignoble ; cela ne servirait à rien.

– Au moins, je le déshonorerais.

– Une gifle ne déshonore pas, aux yeux de Iordan Diamandiev.

– Mais il le sera aux yeux de la jeune fille, elle l’apprendra !

– Elle n’a pas voix au chapitre, et puis Lalka respecte la volonté de son père, répondit mélancoliquement le docteur, et il tendit la main à Ognianov : Adieu !

– Comment, tu t’en vas ? Ce soir on ira chez le pope Stavri, n’est-ce pas ?

– Je n’en ai pas envie, vas-y seul.

– Impossible. Il faut y aller, puisque nous avons donné notre parole. Le pope Stavri est une tête bourrue, mais il a le cœur honnête... Et puis, nous réfléchirons à tout cela...

– Bon, je t’attends chez moi.

Et les deux amis se séparèrent.

Ognianov se rendit à l’école. Dans la chambre des maîtres, il n’y avait que Merdévendjiev, plongé dans un livre turc. Ognianov ne le salua pas. Il avait pris, dès le début, en aversion ce jeune homme qui se promenait le psautier sous un bras et un livre turc sous l’autre : deux certificats probants de l’état de son esprit. La lettre à Rada avait mué ce sentiment en une répulsion qui devenait plus violente à la vue des manières obséquieuses du chantre devant Steftchov. Ognianov arpentait vivement la pièce en laissant s’échapper de sa cigarette de longues bouffées de fumée ; encore sous l’empire de la conversation avec le docteur, il ne prêtait aucune attention à la figure engourdie du chantre penché sur son livre. Mais Ognianov aperçut sur la table le dernier numéro du journal le Danube, le seul exemplaire qu’on recevait en ville, celui de Merdévendjiev, qui en était l’abonné à cause des articles publiés en langue turque. Il jeta un coup d’œil distrait sur les colonnes en langue bulgare et allait abandonner la feuille, quand son attention fut attirée par un titre en gros caractères. Il lut et resta stupéfait :

 

          UN ÉVADÉ DE DIARBÉKIR

« Ivan Kralitch, né à Vidine, région du Danube, 28 ans, de grande taille, yeux noirs, cheveux bouclés, teint brun ; condamné à l’exil perpétuel au fort de Diarbékir, pour avoir participé aux émeutes de 1868, s’est évadé au mois de mars de cette année, puis est rentré dans l’empire de Sa Majesté Impériale. Il est recherché par les autorités qui ont reçu les instructions nécessaires. Les sujets fidèles sont tenus, sous peine de poursuites judiciaires, à dénoncer ou à livrer, dès qu’ils le découvriront, ledit criminel évadé aux autorités légales, afin qu’il soit traité selon les justes lois impériales. »

Malgré toute sa force de volonté, Ognianov ne put garder son sang-froid. Son visage changea de couleur, ses lèvres pâlirent. La surprise était trop forte. Il jeta un rapide coup d’œil sur Merdévendjiev. Le chantre, sans changer d’attitude, était toujours penché sur son livre. Probablement, il n’avait rien vu de l’émotion d’Ognianov, pas plus qu’il n’avait fait attention au petit article qui n’avait guère d’intérêt pour un lecteur ordinaire. Sur cette supposition rassurante, Ognianov reprit son sang-froid. Tout de suite il eut l’idée de supprimer le journal compromettant.

Ravalant son aversion pour le chantre, il se fit violence pour lui adresser la parole :

– Monsieur Merdévendjiev, dit-il tranquillement, si vous avez lu le journal, laissez-le-moi, s’il vous plaît ; je le parcourrai chez moi. Sa chronique est très intéressante.

– Je ne l’ai pas lu, mais vous pouvez l’emporter ! dit le chantre nonchalamment, et il se replongea dans sa lecture.

Ognianov sortit avec le numéro du sinistre Danube, le seul exemplaire qu’on recevait à Biala-Tcherkva.

 

 

 

21   INTRIGUES

 

Kiriak Steftchov déserta, lui aussi, ce jour-là, le café, ce champ de bataille, mais avec l’intention d’y revenir pour se jeter avec plus de violence sur son adversaire.

Sa haine, attisée par ce qu’il apprenait, étouffa dans son âme le peu de sentiments d’honnêteté qui y subsistaient, étouffés dans l’ivraie des bas instincts.

Lors de la rencontre au café, il eut pour la première fois l’idée d’anéantir son ennemi en le dénonçant. Pour y arriver il avait suffisamment de preuves et de moyens. Ses petites intrigues, les calomnies qu’il semait ne servaient à rien ; au contraire, Ognianov les brisait facilement et grandissait encore aux yeux du public : l’intervention des spectateurs lors de la représentation de Geneviève en était la preuve. S’il s’était agi de Mikhalaki Alafranga, Steftchov aurait accompli sa trahison en toute tranquillité comme s’il s’agissait d’un acte de bonté, mais malgré toute sa perversion, il sentait la bassesse de ce qu’il allait faire. Il n’avait pas la force de reculer : il brûlait de se venger, et il se résolut à la trahison.

« Non, ce vagabond ne s’appelle pas Ognianov et il n’est pas né à Lozengrad ; de plus, c’est bien lui que la patrouille a poursuivi rue Petkantchova et les papiers révolutionnaires lui appartenaient. Le Dr Sokolov devait, en effet, avoir été chez la femme du bey, ce soir-là. Hadji Rovoama a raison, et le pandour Filiou m’a aussi fait une allusion... C’est elle qui a subtilisé les papiers. Comment ? je ne le sais pas. Troisièmement... mais cela nous le saurons bientôt, c’est le plus terrible et qui lui vaudra la corde au lieu de Diarbékir ! Ah ! je vais, ce vaurien, l’anéantir ! »

Kiriak se dirigeait vers le couvent où il avait donné rendez-vous à Merdévendjiev.

– Tu as raison, ma sœur ! dit-il en entrant.

– Dieu te bénisse, Kiriak ! Et moi qui croyais avoir dévié quelque peu du bon chemin ! dit-elle, amusée, et voyant de quoi il s’agissait. Qu’y a-t-il ? Tu es tout essoufflé.

– Je viens de me disputer avec Ognianov.

– Ah, le maudit ! Il a tourné la tête à cette niaise de Rada ! dit la sœur en colère. Il lui fait apprendre je ne sais quelles chansons révolutionnaires. Quelle peste ! Les vieilles femmes même en chantent ! Ces êtres-là viennent pour réformer le monde par le sang et par le feu ! Les uns passent leur vie à travailler comme des fourmis en se saignant aux quatre veines, et les autres mettent tout en cendres en un instant. Tas de vauriens et de morveux ! Notre Rada en est ! Sainte Vierge ! Demain elle fera comme Christine : elle recevra des révolutionnaires et sera la risée des tziganes. Tiens, l’autre jour encore, on a chanté des saletés au théâtre. Les Turcs dorment-ils ? bon sang !

– Je me suis disputé sérieusement avec Ognianov, j’ai décidé de l’anéantir, dit Steftchov d’un ton bourru ; et, jugeant mal à propos de se fier à une religieuse bavarde, il ajouta : C’est-à-dire que c’est la police qui agira. Silence seulement, ma sœur !

– Je crois que tu me connais...

– Oui, c’est pour cela que je dis : silence !

On entendit des pas dans le corridor. Steftchov regarda par la fenêtre et dit, joyeux :

– Merdévendjiev vient ! Eh bien ? demanda-t-il au chantre qui entra en courant.

– Le renard est pris au piège, dit Merdévendjiev, enlevant son cache-nez.

– Comment ? l’a-t-il laissé voir ?

– Il est devenu pâle et il a tressailli.

– Qu’a-t-il dit ?

– Il m’a demandé d’emporter le journal..., ce qu’il fait pour la première fois, car, jusqu’à présent, il méprisait mon journal, comme il me méprise.

Steftchov se leva et battit des mains avec joie.

– Qu’y a-t-il ? demanda sœur Rovoama.

– N’a-t-il pas flairé le piège ?

– Pas le moins du monde. Je faisais semblant de lire et de ne rien voir, mais j’ai tout vu. L’ours dort, mais il a les oreilles aux aguets, ajouta Merdévendjiev avec fierté.

– Bravo, Merdéven ! Et tes petites notes sur notre homme étaient écrites de main de maître. Tu pourrais faire un bon rédacteur de journal !

– Oui, mais je ne m’oublie pas : tu seras gentil d’agir en ma faveur pour la place qui va être vacante.

– Sois tranquille !

Le chantre remercia en faisant des gestes à la turque.

– Je voudrais bien aussi attraper ce Popov. Il vous toise de haut en bas, et c’est un chien fidèle de Kralitch.

– Qu’est-ce que c’est que ce Kralitch ? demanda sœur Rovoama tout étonnée d’entendre parler de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas.

Absorbé par ses pensées, Steftchov regardait d’un air distrait par la fenêtre, sans lui répondre.

– À propos, tu sais qu’hier les membres de la commission scolaire sont venus à l’école, dit Merdévendjiev.

– Lesquels ?

– Tous... Mikhalaki a proposé de mettre à la porte Ognianov... Mais tous les autres ont pris sa défense, surtout Marko Ivanov... On lui a fait seulement une observation au sujet du chant révolutionnaire au théâtre. En un mot : on n’a rien fait.

– Baï Marko est très tendre pour ce Kralitch, mais un jour il s’en repentira. Pourquoi se mêle-t-il de cela cet imbécile ?

– Et Mitcho ?

– Baï Mitcho est, lui aussi, pour Ognianov.

– Évidemment... Les loups ne se mangent pas entre eux. Ce Mitcho dit du mal du gouvernement à chaque instant, comme Marko dit du mal de sa religion.

– Ils se valent tous, fit hadji Rovoama.

– Et Grigor ? Et Pinkov ?

– Ils nagent aussi dans les eaux de Marko et de Mitcho.

– Quand le diable y serait, je fermerai leur école ! Seuls les hiboux et les chouettes y nicheront ! s’écria Steftchov furieux, marchant de long en large.

– Très bien ! Comme cela nous serons tranquilles. C’est de ces écoles que nous viennent tous les chants pervers et séditieux, intervint hadji Rovoama. Mais enfin, Kiriak, dis-moi, qui est-ce, ce Kralitch ?

– Kralitch ? C’est le futur roitelet de la Bulgarie, répondit ironiquement Steftchov.

Là-dessus Merdévendjiev prit son fez et ouvrit la porte.

– N’oublie pas mon affaire, Kiriak ! supplia Merdévendjiev en sortant ; le pauvre chantre croyait qu’il ne s’agissait que du licenciement d’Ognianov qu’il remplacerait.

– Il n’en sera que ce qu’il te plaira, répondit Steftchov.

Ce dernier resta encore un moment pour s’entretenir avec hadji Rovoama d’un autre évènement important : ses fiançailles avec Lalka, puis, au déclin du jour, il se dirigea vers le konak. Dans la rue, il rencontra Mikhalaki Alafranga.

– Où vas-tu comme ça ? lui demanda ce dernier.

– Sais-tu que le Danube arrache tout à fait le masque d’Ognianov ? Il y est tout entier. C’est un évadé de Diarbékir que l’on recherche partout. Je jure que c’est lui, sous un faux nom.

– Que dis-tu là, Kiriak ? C’est un homme dangereux qui causera la perte de gens tout à fait innocents. J’ai bien fait hier de proposer qu’on le mette à la porte ; ce n’est pas un homme pour nous... Mais, où vas-tu ? Il faut le dire au bey, pour qu’il prenne des mesures.

– Ce n’est pas mon affaire. Le journal est à Merdévendjiev et c’est lui qui est au courant, dit le rusé Steftchov, qui ne voulait en aucune façon être suspecté de trahison, les soupçons devant peser sur le chantre.

– Va informer le bey, tu feras du bien au peuple, répéta Mikhalaki aussi naturellement et aussi simplement que s’il avait annoncé à Steftchov qu’au marché on avait apporté du poisson. Demain, avec hadji Smion nous allons chez le tchorbadji Iordan. Je te félicite dès maintenant C’est chose faite !

Et Mikhalaki lui serra la main.

– Merci, merci !

Il faisait déjà sombre. Steftchov continua son chemin en fredonnant en turc une chanson d’amour. Il se rendait au konak.

 

 

 

22   CHEZ LE POPE STAVRI

 

La nuit était tombée quand Sokolov et Ognianov prirent le chemin de la maison du pope Stavri.

Celle-ci était presque au bout de la ville. Les deux amis traversèrent quelques rues sombres sans mot dire. Tous les deux marchaient absorbés dans leurs réflexions. Ognianov avait détruit le seul numéro du journal le Danube arrivé en ville et ce geste l’avait quelque peu apaisé. Depuis lors il ne remarquait rien d’insolite dans l’attitude de Merdévendjiev. Il faut le dire, Ognianov était devenu téméraire jusqu’à la folie, ce qui est le cas de tous ceux dont le péril est devenu l’élément naturel. Pourtant, un léger nuage d’incertitude troublait son âme. Sokolov, bien entendu, était plus soucieux.

Le va-et-vient diminuait dans les rues à mesure que nos amis s’éloignaient du centre de la ville. Les rues, étroites et tortueuses, devenaient silencieuses et désertes. Seuls des aboiements de chiens se faisaient entendre plus souvent.

– Tiens, qu’y a-t-il là-bas ? fit le docteur en montrant une ombre d’homme collée au mur.

Au même instant l’inconnu détalait :

– Il a eu peur, ce monsieur ! Si on lui courait après pour lui demander pourquoi il n’accepte pas qu’on lui dise bonjour ? dit Ognianov, et il se mit à sa poursuite.

Le docteur, très préoccupé, n’était pas tout d’abord disposé à prendre un pareil exercice, mais il se mit à courir aussi.

L’inconnu se sauvait à toutes jambes. Ce devait être un homme louche ou qui croyait avoir rencontré des gens louches. Bientôt il prit les devants car, si la témérité donne des ailes aux épaules, la peur les attache aux jambes. Enfin, les deux amis s’aperçurent qu’ils couraient en vain : l’inconnu s’était glissé dans une porte et l’on n’entendait plus aucun bruit. Ognianov et Sokolov éclatèrent de rire.

– Pourquoi avons-nous couru après ce pauvre diable ? demanda le docteur.

– Je le soupçonnais d’être un agent de Steftchov, un de ceux qui sèment le soir de petits papiers diffamatoires. J’aimerais attraper un de ces individus-là.

Sokolov continuait à marcher, pensif.

– Docteur, où vas-tu de ce pas ? La maison du pope, c’est ici ! cria Ognianov, et il frappa à la porte.

La porte s’ouvrit et dans l’embrasure, se dressa la sombre figure du pope.

– « Frappez et il vous sera ouvert ! » Entrez, mon cher docteur et toi, comte ! dit le pope Stavri, joyeux.

Comme nous l’avons dit, on avait donné à Ognianov le nom de son rôle. – Le bey, lui, l’appelait consul. – La sympathie que l’époux de Geneviève avait suscitée au théâtre s’était communiquée à Ognianov et, dans la rue, les enfants lui couraient après en criant : « Le comte ! le comte » et se laissaient caresser sur les joues. Au début, Stavri avait un peu grogné contre lui, mais, depuis la représentation, Steftchov avait perdu un allié en la personne du pope.

Un air de flûte partait de la chambre du premier, qui donnait sur la véranda. Le pope introduisit les deux invités dans le salon où ils trouvèrent Kandov, Nikolaï Nedkovitch, l’aveugle Koltcho et d’autres. Le fils du pope, ami d’Ognianov, apporta de l’eau-de-vie et du mésé 75. La flûte s’était tue.

– Continue donc, Koltcho, dit Nedkovitch.

Koltcho prit la flûte et joua avec maîtrise quelques airs européens.

– Versez de l’eau-de-vie et servez-moi du mésé pour ajuster la flûte, vous m’avez oublié ! dit-il.

– Tu fais bien, Koltcho. « Quiconque demande reçoit », dit le pope.

Ognianov offrit un verre à l’aveugle. Celui-ci lui toucha la main et dit :

– Baï Ognianov, n’est-ce pas ?... Merci ! Les autres vous appellent comte, moi je ne le puis car un rien m’a empêché de vous voir au théâtre.

Les invités sourirent.

– Koltcho, chante-nous le cantique des religieuses ! fit Ognianov, le sourire aux lèvres.

L’aveugle prit un air solennel, toussa et entonna les litanies, imitant le vieux chantre hadji Athanassi.

– Seigneur, bénis soient tes fidèles : la pieuse Séraphima et la douce Chérubine, la brune Sofia et la blonde Ripsimie, la grosse Madeleine et la mince Irina ; la belle Enokha – soleil du couvent – la sœur Parachkéva ; la docile Ève et hadji Rovoama, sœur sans reproche...

Koltcho passait en revue toutes les religieuses, en leur appliquant les épithètes les plus opposées à leurs véritables qualités. Les invités riaient.

– Allons, mettons-nous à table ! Laissez en paix les pieuses femmes, gronda plaisamment la femme du pope Stavri.

On prit place autour de la table.

Le pope Stavri dit le bénédicité et les invités se mirent à faire honneur au repas. Seul, Sokolov ne paraissait pas à son aise. Une carafe gigantesque pleine d’un vin couleur d’ambre était placée devant le pope Stavri, qui faisait couler le liquide à droite et à gauche.

– « Le vin réjouit le cœur et fortifie le corps de l’homme ! » dit le pope en remplissant les verres. Bois donc, comte ! Nikoltcho, tire comme il faut ! Kandov, vas-y d’un trait, tu es un Russe ! Docteur, bois ferme, mon ami, ce n’est pas une drogue, c’est un don de Dieu ! Koltcho, bois, mon fils, puis tu nous chanteras une chanson roumaine.

C’est par ces injonctions que le pope, fort en train, excitait et étanchait la soif de ses invités. Et les verres se croisaient, se rencontraient, se choquaient et semblaient danser le quadrille.

Après le souper, les conversations prirent un tour plus animé et plus varié. On parla naturellement de Geneviève et du « sifflet » de Steftchov, que le pope Stavri condamna sans appel. Ognianov ramena adroitement la conversation sur un terrain moins dangereux : les crus de l’année. Le pope Stavri était là dans son élément, comme le poisson dans l’eau, et il énuméra par le menu les vertus des vins de tous les vignobles. Il plaçait tel vin au-dessus du champagne.

– Il chauffe comme le soleil, luit comme l’or ; jaune comme de l’ambre, il vous pique au vif. Le prophète David en but et rajeunit... L’homme qui en boit dix gouttes devient philosophe ; cinquante gouttes lui font croire qu’il est roi ; cent gouttes le changent en saint ! disait le pope Stavri, avec une verve qui aurait fait venir l’eau à la bouche d’un ermite.

Et il poussa un cri de satisfaction qui fit s’éteindre la bougie.

– Allez, rallumez ! dit-il.

– Pope Stavri, dit Koltcho, chez toi il y a trois choses : pope, bougeoir et bougie, mais moi je n’en vois pas une, à vrai dire.

– Et chez toi, qu’y a-t-il, mon fils ?

– Chez moi, il y a : Koltcho, va-nu-pieds et aveugle !

Les conversations ne tarissaient pas. Soudain, une chanson se fit entendre dans la rue. C’était, sans doute, un gamin ayant un peu de voix qui la chantait :

 

            Qui t’a acheté ton collier,

            Jolie Milka Todorkina,

            Ton collier d’argent ?

 

            Kiriak me l’a acheté

            Pour ma gorge blanche,

            Je le porterai, lui regardera.

 

            Qui t’a acheté ta jupe,

            Jolie Milka Todorkina,

            Ta jupe en toile de soie ?

 

            Kiriak me l’a achetée

            Pour ma taille mince,

            Je la porterai, lui regardera.

 

La chanson s’éloigna dans les rues sombres. Elle amena la conversation sur Milka Todoritchkina, une voisine du pope Stavri. Milka, une jolie fille un peu légère, était l’objet de potins qui couraient la ville. Sa mauvaise réputation commença à s’enfler, et les commères bavardes en faisaient des gorges chaudes. Bientôt on lança une chanson sur Milka ; les voisins étaient mécontents. Ils ne voulaient pas de cette tentation dans leur voisinage. Rien n’est si contagieux que le mauvais exemple ! On donnait le conseil à son père et à sa mère de la marier à Ratcho Lilov, le chaudronnier, qui était épris d’elle, mais les parents de ce dernier ne voulaient pas en entendre parler Qui donnerait son enfant à une telle fille ?

– Au fond, je ne comprends pas pourquoi le chaudronnier Lilov ne veut pas qu’on lui en parle ? disait la femme du pope. Avec qui veut-il marier son goitreux de Ratchko ? Voudrait-il la fille d’un tchorbadji ou d’un boyard 76 ? Après tout, il n’y a pas grand mal si Milka s’est trompée par bêtise, elle deviendra plus sage avec le temps. Qu’ils se marient s’ils s’aiment ! Qu’ils vivent dans l’amour et dans l’entente comme le veut le bon Dieu. De quoi cela a l’air, à présent !

– Il n’y a pas à dire, la fille est légère mais, tout de même, on ne la laisse pas tranquille. Tout ce qu’il y a de polissons lui court après, des chansons parlent d’elle. Que faire ? Les gens font un lion d’une fourmi ; rien d’étonnant si Milka a une mauvaise réputation. J’ai bien dit à son père : qu’il enferme ce chenapan de Ratchko quand il est chez lui, qu’on les marie en vitesse et tout sera dit ! La bénédiction couvre tout.

– Mais on disait avant que c’était le fils du tchorbadji Steftchov qui allait épouser Milka, dit une invitée, il est vrai que la petite n’avait pas encore perdu son honneur.

– On a parlé de beaucoup d’autres. Finalement, la fille a pris mauvaise réputation, fit une autre invitée.

– Mais savez-vous que Kiriak Steftchov se fiance avec Lalka Iordanova ? dit une troisième.

On eût dit que ces paroles transperçaient Sokolov.

– Pas bête, Steftchov, il a l’œil fixé sur les grosses fortunes, remarqua le pope Stavri.

– Milka aime-t-elle Ratchko ? demanda Ognianov, pour changer de conversation.

– Puisque je vous le dis. Il se rend en secret chez la jeune fille. Tous les deux s’aiment, quoi !! Il ne faut pas laisser traîner l’affaire. Qu’on les marie et tout le monde sera tranquille. Seigneur Jésus ! à combien de tentations ne sommes-nous pas exposés !... Et demain, c’est la Saint-André. Gantcho, verse du vin, on a la gorge sèche. Anka, Mikhaltcho, allez vous coucher, mes petits, il est tard.

Les enfants se levèrent et s’éloignèrent, l’air mécontent : les histoires de Milka Todoritchkina les intéressaient.

– D’après moi, il faut la laisser libre, cette Milka ; pourquoi la forcer à se marier coûte que coûte ? fit Kandov.

Le pope Stavri dévisagea Kandov.

– Comment ne pas se marier ? demanda-t-il, perplexe.

– Il faut la laisser libre, car elle a aussi ses droits, dit gravement l’étudiant.

– Qu’entendez-vous par là ? Est-ce qu’il faut la laisser jeter son bonnet par-dessus les moulins ? Expliquez-vous.

– Vous avez des vues bizarres sur les droits des hommes, remarqua Nikolaï Nedkovitch.

– Du moment qu’elle ne gêne pas la liberté d’autrui, elle peut vivre comme bon lui semble, cela ne fait de mal à personne ! expliqua Kandov.

– Et si elle faisait la cocotte, cela ne ferait-il de mal à personne ? demanda le pope.

Kandov le regarda, tout étonné :

– C’est là une question de principe, répondit-il gravement. Les idées de notre siècle libéral visent à émanciper la femme de sa dépendance servile de l’homme, héritage des époques barbares.

– Et après ? À quoi ça rime ? demanda le pope qui n’y comprenait rien.

Kandov se tourna vers Ognianov et Nedkovitch :

– La science contemporaine reconnaît à la femme des facultés et des droits égaux à ceux de l’homme. Jusqu’à présent elle a été victime d’une série de préjugés stupides qui enchaînaient sa volonté ; elle a gémi sous le poids de servitudes humiliantes qui lui ont été imposées par la tyrannie ou par les instincts bestiaux de l’homme. Une pyramide d’institutions et d’ordonnances a été édifiée pour l’entraver à chaque instant dans la vie !

Kandov parlait avec conviction. C’était un cœur honnête, mais, à force d’avaler pêle-mêle toutes les utopies de divers doctrinaires socialistes, il avait fini par confondre les vérités et les erreurs. Les mots sonores et les phrases bien tournées avaient pour lui plus de crédit que la réalité de la vie ; frappé par leur nouveauté il les répétait pour se faire valoir. En réalité, Kandov souffrait de l’idéalisme morbide du milieu où il avait longtemps vécu, il lui suffirait de rester un certain temps en Bulgarie pour se dégriser.

– Eh ! que signifient, dites-moi, continua l’étudiant, ces mots grandiloquents : chasteté, mariage, fidélité conjugale, obligations maternelles et autres absurdités ? Ils couvrent purement et simplement l’exploitation de la faiblesse féminine.

– Il parle comme un livre ! murmura le pope.

– Monsieur Kandov, riposta Nedkovitch, il n’est pas d’homme sensé qui ne sympathise avec les idées que vous avez exprimées au début. Mais vous faites un saut périlleux et vous tombez dans des extrémités insensées. Vous arrivez à rejeter non seulement les lois de l’homme, mais celles de la nature, Vous sapez les fondements éternels de la société humaine. Qu’adviendrait-il si nous abolissions le mariage, la famille, la mère, et si nous privions la femme de sa haute destinée ?

Le pope Stavri avait enfin compris : il fronça les sourcils.

– Je demande l’émancipation de la femme, dit Kandov.

– Pardon, vous voulez sa dégradation ! fit Ognianov.

– Monsieur Ognianov, avez-vous lu les philosophes qui ont traité de la question féminine ? Je vous conseille de le faire.

– Et toi, mon cher Kandov, as-tu lu l’Évangile ? demanda le pope Stavri.

– Je l’ai lu... dans le temps.

– Connais-tu l’endroit où il est dit : « Femmes, soyez soumises à vos maris ! » Et plus loin : « C’est pour cela que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme 77 ! »

– Je me fonde uniquement sur la science positive, mon père !

– Et la science du bon Dieu n’est-elle pas la plus positive ? demanda le pope d’un air fâché. Toi, mon petit Kandov, tu dois te débarrasser de ces idées protestantes. Le mariage est un sacrement solennel. Peut-on s’en passer, mon fils ? À quoi serviraient l’église, la religion, les prêtres, si les gens pouvaient se multiplier comme des cochons, sans bénédiction ?

La porte s’ouvrit et Gantcho entra. Il dit :

– Il y a chez Milka un vacarme effroyable.

– Qu’y a-t-il ?

– Je ne sais pas très bien, répondit Gantcho en bégayant, mais je crois que Ratchko y est enfermé. Tout le quartier est rassemblé là.

– Si c’est Ratchko, je sais ce que cela va donner, lit le pope Stavri. Allons voir, mes enfants. Peut-être y aura-t-on besoin de votre pope... Rien ne peut se faire sans la bénédiction du pope, quoi qu’en dise le petit Kandov ! J’en sais plus long que lui !

 

 

 

23   UN AUTRE TOMBE DANS LE PIÈGE

 

La porte du pope Stavri s’ouvrait non loin de celle de Milka Todoritchkina. Dans la cour exiguë, devant l’escalier, plusieurs voix se faisaient entendre ; autour, la foule et le brouhaha augmentaient d’un moment à l’autre ; des voisins curieux grossissaient la cohue où deux ou trois lanternes jetaient une mince lumière : on essayait d’apercevoir, par la fenêtre, les amants enfermés. Le père de Milka criait, sa mère caquetait et se démenait comme une poule couveuse effarouchée. Le père de Ratchko arriva, se fraya un passage à travers la foule et essaya d’enfoncer la porte pour délivrer son fils, mais quelques robustes bras le refoulèrent.

– Quelle est cette tyrannie, voyons ! s’écria-t-il, et il fonça de nouveau sur la porte.

– Baï Lilov, reste tranquille ! lui cria un voisin, tu vois bien où l’on en est.

– Mon enfant ! glapissait la mère de Ratchko. Je ne donne pas mon fils à cette traînée, à cette coureuse !

Et elle fondait comme un épervier sur ceux qui lui barraient le chemin.

– Une traînée ! Une coureuse ! cria une voix rude. Alors, Ratchko, que cherche-t-il chez elle ? Nous arrangerons cela selon l’usage !

– Que voulez-vous faire ? Allez-vous le pendre ? Est-ce qu’il a tué quelqu’un ?

Et la mère ébouriffée, l’air féroce, se jeta de nouveau sur la porte.

– On va les marier comme il convient.

– Je ne la veux pas, cette sorcière !

– Ton fils la veut, et c’est lui que nous allons marier.

La mère, désespérée, ne savait plus où donner de la tête ; elle sentait que le jugement de la foule la dominait. Elle continuait à se lamenter :

– Mon enfant est perdu ! Ma vie est brisée ! La peste soit de cette coquine qui emberlificota mon enfant !

Le bruit s’enflait avec la foule.

– Bénédiction ! Bénédiction !

– « Tout miracle ne dure que trois jours, après on n’en parle plus 78 », criait l’un.

– C’est le moment d’en finir une fois pour toutes ! disait un autre.

– Il a trouvé ce qu’il cherchait, ajoutait un troisième.

– Voyons, est-ce que c’est elle qui l’a appelé ?

– Le gars la veut, parbleu !

– Alors, pourquoi tant de bruit ?

– On attend quelqu’un du konak pour ouvrir.

– Voilà, l’onbachi arrive.

En effet, le chérif-aga, accompagné de deux zaptiés, se frayait un passage dans la multitude.

– Il faut les marier ici, tout de suite ! hurla une voix,

– Mais non, d’abord on les mènera aux bains publics, musique en tête ! riposta Gantcho l’Araignée.

– Pas besoin de se déranger, sapristi ! On n’a qu’à les marier ici, sans façon. Après cela, ils nous offriront un verre de vin, dit Nistor Frakaltzéto.

– A-t-on appelé le pope ?

– Il est ici ! répondit le pope Stavri, et il se glissa avec ses invités au milieu de la foule. Ne vous inquiétez pas, votre pope connaît la loi chrétienne ! – Gantcho, va me chercher le rabat et le missel !

À ce moment la porte s’ouvrit.

– Allez, sortez ! cria l’onbachi.

– Milka, Ratchko, sortez ! crièrent d’autres voix.

On s’empressait autour de l’onbachi. Tout le monde tendait le cou pour entrevoir le garçon et la fille, comme si on ne les avait jamais vus. Les lanternes levées au-dessus des têtes éclairaient la porte grande ouverte. Tout d’abord apparut Milka ; honteuse, bouleversée, elle n’osait lever les yeux, ne répondait même pas aux paroles, d’ailleurs incompréhensibles, de sa mère. Une seule fois elle leva la tête et regarda d’un air effaré – elle était encore plus jolie ainsi – et d’emblée la sympathie des voisins lui revint ; sa jeunesse et sa beauté désarmèrent bientôt la foule houleuse. Sur plusieurs visages, on lisait le pardon.

– Elle fera une belle mariée ! fit quelqu’un.

– L’affaire s’arrangera très bien !... Que Dieu les bénisse ! fit Nistor Frakaltzéto.

Le pope Stavri se tenait près de la porte. Il était entouré de ses invités dont quelques-uns ne connaissaient pas le garçon.

– Ratchko, sors, toi aussi ! cria le pope Stavri, scrutant par la porte l’obscurité de la chambre.

– Ne te gêne pas, mon gars, sors ! disait un autre. On va vous pardonner tout et le pope vous bénira pour les siècles des siècles.

Kandov s’adressa à ses amis :

– Position embarrassante ! dit-il doucement. Dans des moments pareils on vieillit d’une dizaine d’années.

– Coutume populaire qui ne manque pas d’originalité, fit Nedkovitch. Il y a deux semaines on a marié de cette manière deux autres amants.

– Cela sent un peu la violence ! remarqua Ognianov.

Le jeune homme n’apparaissait toujours pas.

– Il est dedans, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi ne sort-il pas ? demanda le pope Stavri à Milka.

Elle fit un signe affirmatif de la tête et jeta un coup d’œil étonné vers la porte.

L’onbachi eut un mouvement d’impatience :

– Eh, toi, là-bas, sors !

D’autres voix appelèrent Ratchko. La foule poussait. Sa curiosité était aussi intense que lorsqu’on attend au théâtre le lever du rideau : ici, le rideau était levé, on n’attendait que le héros et celui-ci n’apparaissait pas.

Alors l’onbachi entra et la foule s’engouffra après lui. Dans un coin se tenait un jeune homme, immobile.

Mais ce n’était pas Ratchko le chaudronnier.

C’était Steftchov.

Tous restèrent figés. L’onbachi recula. Il n’en croyait pas ses yeux. Les autres non plus. Le pope Stavri laissa tomber son rabat. Ses amis échangèrent des regards stupéfaits. Sokolov fixa un regard haineux, triomphant, sur son rival, un sourire malveillant dérida son visage, il se délectait au spectacle de ce déshonneur accablant. Steftchov, écrasé sous tant de regards, honteux, perdu, anéanti, était devenu méconnaissable. Il lançait des regards timides autour de lui. Un murmure porta son nom au loin : « Steftchov ! Steftchov ! » Il avait l’air d’un homme qui voudrait disparaître sous terre.

Comment Steftchov se trouvait-il là ? Par la fatalité !

Ce soir-là, quand il s’était séparé de Mikhalaki Alafranga, il avait poursuivi son chemin vers le konak. Mais, lorsqu’il y fut arrivé, il s’arrêta devant la porte, tout troublé. Si ténébreuse et endurcie que fût son âme, le sentiment patriotique se réveilla en lui et s’insurgea. Effrayé de sa démarche, il la remit au lendemain, pensant l’accomplir alors avec plus d’audace. Il passa donc outre et se dirigea vers la maison d’un de ses parents, au bout de la ville, mais, ne trouvant pas ce dernier chez lui, il retourna sur ses pas. C’est alors que, dans l’obscurité, il rencontra le docteur et Ognianov, qu’il reconnut d’instinct. Il s’enfuit, saisi par une frayeur folle, car « qui se sent morveux se mouche ». Cherchant partout refuge, et passant devant la porte de Milka Todoritchkina, il la poussa machinalement, entra et se blottit dans les hautes herbes. Il y resta assez longtemps, puis il n’entendit plus aucun bruit dans la rue. Une femme traversa la cour et monta l’escalier. Steftchov reconnut Milka. C’était lui qui, le premier, avait séduit Milka, puis, quelque temps après, il l’avait abandonnée. Une chute en entraîne une autre ; ainsi Milka glissa sur la pente qui la menait irrésistiblement vers l’abîme.

Or, justement, ce jour-là, veille de ses fiançailles, Steftchov s’était rappelé avec une certaine appréhension qu’il y avait chez Milka quelques lettres de lui avec lesquelles elle pourrait lui susciter des ennuis quand elle apprendrait ses fiançailles, et quelqu’un de ses ennemis pourrait facilement exciter l’irritation de la jeune fille. Puisqu’il était là, il décida de reprendre, s’il le pouvait, dès ce soir, ces papiers compromettants. Il monta donc l’escalier à pas de loup et entra chez son ancienne maîtresse.

Mais tous ses mouvements avaient été observés par le père de Milka qui attendait l’arrivée de Ratchko pour le traiter d’après les conseils de ses voisins. Dans l’obscurité, il avait pris Steftchov pour Ratchko le chaudronnier et l’enferma chez sa fille. Puis il appela vite ses plus proches voisins, lesquels furent bientôt suivis par tout le quartier.

L’onbachi sut tout de suite à quoi s’en tenir.

– Allez, videz les lieux ! Je demanderai des explications à ce monsieur au konak ! cria-t-il rudement à la foule, puis il prit Steftchov par la main.

– Non ! Non ! pas au konak ! Il faut en finir ici ! criait quelqu’un qui n’avait pas encore compris.

– C’est Steftchov, voyons ! dirent plusieurs voix.

– Steftchov ? Par exemple !

Le bruit augmentait.

– Qu’est-ce que ça peut faire si c’est le fils d’un tchorbadji ? Il faut le traiter comme si c’était Ratchko. Il n’est pas plus qu’un autre, lui !

– Oui, oui, marions-les ! criait un autre.

– Mais il n’est pas pour cette fille, voyons ! dit une voix bienveillante.

– Et qu’est-ce qu’il cherche chez elle pendant la nuit ? Les riches peuvent-ils se jouer de l’honneur d’autrui ? La loi est-elle seulement pour les pauvres ?

Des voix s’élevèrent encore en faveur de Steftchov.

– Au bain ! Au bain ! criait toujours Gantcho l’Araignée.

Ognianov dit tout bas à l’onbachi :

– Chérif-aga, emmène au plus vite ce monsieur ; tant de monde le regarde... C’est humiliant pour lui !

Il avait oublié son ennemi et ne voyait en lui qu’une victime écrasée de honte : il ne pouvait pas supporter le spectacle de l’humiliation d’un homme.

L’onbachi regarda Ognianov d’un air méfiant.

– Laisse-le donc ! Qu’il rougisse ! fit Sokolov, vindicatif.

C’est à ce moment seulement que Steftchov aperçut ses deux ennemis. Il crut les voir sourire, il les crut les auteurs de son déshonneur. Une colère terrible s’empara de son âme. Il leur jeta un regard qui les aurait épouvantés s’ils l’avaient aperçu.

L’onbachi emmenait Steftchov.

– Écartez-vous, cria-t-il. Ce n’est plus votre affaire. Vous cherchiez Ratchko le chaudronnier. Allons, tchélébi !

La foule leur livra passage.

– Comment cela est-il arrivé ? lui demanda l’onbachi doucement et même avec compassion.

– Sokolov et Ognianov m’ont trahi, souffla Steftchov.

La foule s’ébranla derrière eux.

– Remettez-le-nous, celui-là, efendi, cette jeune fille est maintenant sur le pavé, il ne lui reste que la mort ! cria Ivan Séliamsas qui venait d’arriver.

Beaucoup protestaient avec lui, mais on en restait là.

– Pourquoi vous taisez-vous ? Élevez la voix, nom d’un chien ! criait Séliamsas d’une voix de tonnerre. Le fils de tchorbadji Steftchov vous a-t-il mis une prune dans la bouche ?

Séliamsas haïssait depuis longtemps Steftchov. Toutefois, son appel n’eut pas d’écho.

Pendant ce temps-là des voisins s’entassaient sur l’escalier où l’on jetait de l’eau à Milka, évanouie. La malheureuse fille n’avait pas pu supporter plus longtemps ces vives émotions qui la brisèrent pour toujours.

La foule se dispersa, mécontente.

 

 

 

24   DEUX PROVIDENCES

 

Le lendemain était jour de fête, le supérieur Natanaïl assistait à la messe du couvent. Il allait terminer un cantique qu’il chantait au lutrin quand quelqu’un le tira par le pan de son vêtement.

C’était Mountcho.

– Que veux-tu, Mountcho ? Allons, va-t’en ! gronda le supérieur, et il reprit son cantique.

Mais Mountcho serra fortement le coude du supérieur et ne le lâcha plus. Ce dernier se retourna de nouveau, saisi de colère, et vit que Mountcho était hors d’haleine ; ses yeux brillaient d’une frayeur étrange, tout son corps tremblait.

– Qu’y a-t-il, Mountcho ? demanda le supérieur d’un ton sévère.

Mountcho secoua effroyablement sa tête, écarquilla encore davantage ses yeux, se cabra et cria avec force :

– Rus-si-an !... près du moulin... Des Turcs !... et il fit le signe de creuser le sol.

D’abord le supérieur le regarda, ahuri, puis un éclair sinistre traversa soudain son esprit. Mountcho devait savoir ce qui était enterré près du moulin et puisqu’il avait nommé Russian, il devait connaître tout le mystère. Comment ? le supérieur l’ignorait. Il comprit seulement que ce secret était connu des autorités.

– Boïtcho est perdu !... murmura le père Natanaïl en détresse.

Il oubliait litanies et chants, il ne voyait pas le père Guédéon qui, près du lutrin d’en face, lui faisait des signes désespérés pour lui rappeler que c’était son tour de chanter. Il jeta un coup d’œil vers l’autel où le diacre Vikenti disait la messe, laissa le père Guédéon se débrouiller seul avec les litanies et sortit de l’église. En un clin d’œil, il gagna l’écurie, monta à cheval et se lança à bride abattue vers la ville.

Il faisait très froid ce matin-là et le vent soufflait par bourrasques. Pendant la nuit, la neige était tombée, saupoudrant de blanc les prairies et les branches des arbres. Le supérieur éperonnait impitoyablement les flancs de son cheval moreau qui laissait échapper par ses naseaux des nuages de vapeur. L’abbé savait que le bruit qu’il avait fait courir au sujet de la disparition des deux Turcs avait réussi à écarter tout soupçon. Alors, qui avait donné l’éveil à un chef de police inactif ? Il y avait sûrement trahison. Mais de qui ? il l’ignorait encore. Ne serait-ce pas Mountcho, si tant est qu’il sût tout ? Le supérieur ne le croyait pas : il savait que l’idiot vouait à Ognianov une adoration sans bornes. L’aurait-il dénoncé inconsciemment ? De toute façon il y avait trahison, une trahison lourde de terribles conséquences pour Ognianov.

Le supérieur mit quatre minutes au lieu de quinze pour aller en ville. Le cheval écumait ; il le laissa chez son frère en passant et se rendit à pied à la maison d’Ognianov.

– Boïtcho est-il chez lui ? demanda-t-il avec inquiétude.

– Il est sorti. Les zaptiés sont venus juste avant vous et l’ont cherché dans tous les coins. Que lui veulent-ils, les maudits ? On dirait qu’il a assassiné quelqu’un ! répondit le propriétaire furieux.

– Où est-il allé ?

– Je n’en sais rien.

– Ça va mal, mais il y a encore de l’espoir, se disait le supérieur et il se dirigea en courant vers la maison du docteur.

Il n’eut pas l’idée de chercher Ognianov à l’église, le sachant peu religieux, mais en passant devant le café de Ganko il y jeta un coup d’œil : Ognianov n’y était pas. « J’apprendrai de Sokolov où il est, si toutefois il n’est pas encore sous les verrous ! » se dit Natanaïl, traversant en trombe la cour de la maison du docteur.

– Y a-t-il quelqu’un chez vous, grand-mère ?

– Il n’y a personne, mon père, répondit la servante, et elle jeta le balai pour venir baiser la main du supérieur.

– Où est le docteur ? demanda-t-il, mécontent.

– Je ne sais pas, mon père ! répondit la femme, en bégayant, d’un air confus.

– Ah ! sacrebleu ! gémit le supérieur et il se dirigea vers là porte.

La servante courut derrière lui :

– Attends, attends, mon père !

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il avec impatience.

La bonne femme prit un air mystérieux et lui dit doucement :

– Il est là mais il se cache, car ces maudits Turcs sont venus le chercher, tout à l’heure !... Excusez-moi, mon père !

– Est-ce qu’il se cache de moi ? Pourquoi ne me l’as-pas dit tout de suite, bon sang ?

Et le supérieur traversa rapidement la cour, se dirigeant vers la porte que le docteur lui ouvrit aussitôt.

– Où est Boitcho ? fut son premier mot.

– Chez Rada..., qu’y a-t-il ?

Sokolov pressentait un malheur il était pâle.

– À cet instant même, on fouille près du moulin. Il y a trahison.

– Ah ! c’en est fait d’Ognianov ! s’écria le docteur désespéré. Il faut le prévenir tout de suite.

– On l’a cherché chez lui mais il n’y était pas, poursuivit le supérieur. J’arrive en coup de vent avec un cheval pour l’avertir le plus tôt possible. Mon Dieu, que va-t-il arriver à ce garçon ? Seigneur, préservez-le ! Mais où vas-tu comme ça ? demanda le supérieur, étonné.

– Je cours chez Boïtcho... Il faut le sauver, s’il n’est pas trop tard, fit le docteur en ouvrant la porte...

Le supérieur le regardait, consterné :

– Mais puisqu’on te recherche toi aussi ? Laisse-moi aller.

Le docteur fit un signe de sa main :

– Impossible. Ton apparition dans la chambre de Rada à cette heure-ci serait remarquée, ça ferait même jaser...

– Mais si tu leur tombes entre les mains ?

– N’importe. Je dois l’avertir coûte que coûte... Boïtcho court un grand danger. Je passerai par les rues les moins fréquentées.

Et Sokolov sortit en coup de vent.

Le supérieur le bénit, les larmes aux yeux.

Le docteur savait que, ce matin-là, Ognianov devait se trouver à l’école des jeunes filles où il avait rendez-vous avec le courrier du comité révolutionnaire de P... Il bondit dans la cour de l’école sans être aperçu des zaptiés et monta l’escalier de l’aile où habitait Rada. Il se précipita dans sa chambre comme un ouragan. L’apparition inattendue de Sokolov la surprit.

– Boïtcho est-il venu ici ? demanda Sokolov, hors d’haleine, sans dire bonjour.

– Il vient de sortir, fit Rada. Pourquoi es-tu si pâle ?

– Où est-il allé ?

– À l’église... Mais qu’y a-t-il ?

– À l’église ? s’écria Sokolov, et sans lui donner d’explications il ouvrit la porte, mais recula, terrifié : l’onbachi plaçait des sentinelles aux issues de l’édifice.

– Mais qu’est-ce que tu as, docteur ? s’écria la pauvre institutrice, pressentant un malheur.

Sokolov lui montra par la fenêtre les zaptiés devant l’église.

– Regarde ! On guette Boïtcho. Il a été trahi, Rada. On me recherche moi aussi... Quel malheur ! quel terrible malheur ! disait-il, en se prenant la tête entre les mains.

Rada s’affala sur le divan. De peur, son visage était devenu blanc comme du marbre.

Sokolov regardait par la fenêtre. Il ne pouvait plus se montrer devant les zaptiés. Aussi cherchait-il du regard un ami sûr qui pourrait avertir Ognianov du danger qui le guettait. En même temps il mesurait l’ampleur du péril.

Soudain il aperçut Fratiou qui passait sous la fenêtre et allait entrer à l’église.

– Fratiou, Fratiou ! appela le docteur doucement. Viens ici, je t’en prie !

Fratiou s’arrêta près de la fenêtre.

– Fratiou, tu vas à l’église, n’est-ce pas ?

– Oui, comme d’habitude ! répondit Fratiou.

– Je t’en prie, dis à Boïtcho que les zaptiés l’attendent à la porte, pour qu’il prenne ses précautions.

Fratiou jeta un regard inquiet vers l’église et vit qu’en effet les trois issues de l’église étaient gardées par des zaptiés. La peur défit aussitôt son mince visage.

– Feras-tu ma commission ? demanda avec impatience le docteur.

– Moi ?... Bien, je lui dirai, répondit le prudent Fratiou avec une visible hésitation... Et il ajouta d’un air méfiant : – Et toi, pourquoi n’y vas-tu pas, docteur ?

– La police me cherche moi aussi, chuchota-t-il.

Le visage de Fratiou se défit encore plus ; il s’empressa de s’éloigner de cet interlocuteur dangereux.

– Fratiou, plus vite, entends-tu ? insista Sokolov.

Fratiou feignit d’acquiescer, fit quelques pas et disparut dans le couvent des religieuses.

Le docteur s’arrachait les cheveux de désespoir. À cette minute il ne pensait pas à lui-même ; il ne se tourmentait que pour son ami : même si on l’avertissait maintenant, il ne pourrait échapper que par miracle aux griffes de la police, mais c’était la seule étincelle d’espoir qui restait.

En effet, il y avait eu dénonciation. La nuit dernière, Steftchov, mandé au konak, avait fait part au bey de tout ce qu’il avait appris et de ses soupçons sur l’identité d’Ognianov. Comme il parlait, un souvenir lui traversa l’esprit. Il se rappela le lévrier, dont l’onbachi lui avait cerné peu avant l’histoire. Steftchov, pas plus que l’onbachi, n’avait eu l’idée de chercher à pénétrer le sens de l’accès de fureur du chien contre Ognianov ou de son insistance à gratter le sol près du moulin. Que cherchait le chien ? Et pourquoi s’était-il acharné contre Ognianov ? Ne devait-on pas chercher de ce côté la clef du mystère de la disparition des deux Turcs, disparition qui d’ailleurs, coïncidait avec l’apparition d’Ognianov en ville ? Ognianov devait avoir trempé dans l’affaire, c’était sûr. L’esprit haineux de Steftchov rassembla tout cela avec la rapidité de l’éclair et le terrible soupçon s’affirma avec une évidence et une force irrésistibles.

Steftchov conseilla de creuser tout de suite près du moulin de l’oncle Stoïan. Le bey se mordit les lèvres et fit sur-le-champ le nécessaire. Il décida de faire arrêter Ognianov de bonne heure le matin ; il voulait éviter une arrestation de nuit, craignant que l’instituteur ne réussît à fuir et redoutant l’effusion de sang. Donc, dès le matin, on avait déterré les deux cadavres et la perte d’Ognianov avait été décidée. Maintenant, c’était une bête traquée. L’onbachi avait préféré le guetter aux issues de l’église plutôt que de l’appréhender dans l’édifice même, ce qui aurait mis la foule en émoi et acculé Ognianov à une défense désespérée. La surprise valait mieux.

Sokolov se désespérait, Rada était effondrée. On entendit des pas lourds dans l’escalier. Le docteur se ressaisit et prêta l’oreille. Les pas approchaient lentement, accompagnés des heurts d’un bâton et s’arrêtèrent devant la porte. Et une voix de chantre d’église entonna le fameux cantique de Koltcho :

– Seigneur, bénis soient tes fidèles : la pieuse Séraphima et la douce Chérubine, la brune Sofia et la blonde Ripsimie, la grosse Madeleine et la mince Irina ; la saur Rovoama – pourvu qu’elle n’y soit pas !

– Koltcho ! fit le docteur en ouvrant la porte.

L’aveugle entra allégrement. Il était partout le bienvenu.

– Tu viens de l’église, Koltcho ?

– Oui !...

– Y as-tu vu Ognianov ? demanda Sokolov anxieux.

– Je n’ai pas encore reçu mes lunettes d’Amérique, donc je ne l’ai pas vu. Mais je sais qu’il est dans une stalle à côté de Frangov.

– Plus de plaisanteries, Koltcho ! lui dit Sokolov rapidement. Ognianov est recherché par la police ; les zaptiés le guettent aux issues de l’église. Il n’en sait rien. Il est perdu si on ne l’avertit pas.

– J’y vais !

– Je t’en supplie, baï Koltcho ! fit Rada, qu’une lueur d’espérance ranimait.

– J’y serais allé moi-même, mais la police me recherche aussi. Toi, on te laissera passer, vas-y ! dit Sokolov.

– Je donnerais pour Ognianov ma triste vie s’il le fallait. Que faut-il lui dire ? demanda Koltcho d’un air ému.

– Dis-lui seulement ceci : « La police sait tout ; les zaptiés gardent les portes de l’église, sauve-toi, comme tu peux ! » Et le docteur ajouta tristement : « Pourvu qu’on ne lui ait dépêché personne pour le faire sortir par ruse ! »

Koltcho comprit l’importance de chaque instant et sortit au plus vite.

 

 

 

25   UNE MISSION ÉPINEUSE

 

Koltcho descendit l’escalier à tâtons, frappant chaque marche de sa canne. Mais, arrivé dans la cour, il se hâta, d’un pas plus assuré et pénétra dans le parvis. Là, il s’arrêta et, fouillant dans toutes ses poches, fit semblant de chercher son mouchoir, afin d’entendre les ordres que donnait le chérif-aga.

– Hassan-aga, disait à voix basse celui-ci, va dire aux autres de tenir les yeux ouverts... S’il résiste, qu’ils tirent sans m’en demander la permission.

– Nenko, va, mon garçon, fais vite, appelle le comte Ognianov, l’instituteur. Dis-lui qu’on le demande, disait de son côté une voix, qui parut à Koltcho celle de Filtcho, le pandour.

Saisi par la crainte d’être devancé, il souleva, sans plus attendre, les lourdes draperies de la grande porte et entra. L’église regorgeait de monde. Hadji Athanassi achevait le dernier cantique, la messe allait finir. La foule était extrêmement dense car il y avait eu de nombreux communiants et quelques prières pour les morts. Le passage au milieu de l’église était obstrué. L’aveugle s’enfonça dans la foule comme dans une forêt, aussi impénétrable et noire que cette nuit, qui pour lui, était éternelle. Son instinct le guidait dans la bonne direction, mais comment percer ce mur de bras, de hanches, de poitrines, de dos et de jambes étroitement serrés ? Nul espoir pour cet être frêle et menu de se frayer un chemin jusqu’à la stalle d’Ognianov, près de l’autel, ce qui aurait été difficile même pour un goliath ! Avec peine, il avança de quelques pas puis s’arrêta, exténué ; persévérant encore, il se reprit, poussa par-ci par-là, dans la nuit, en vain ; le mur était inébranlable. On lui fit même observer, sur un ton désobligeant, que, s’il persistait à se faufiler en avant, il risquait d’être étouffé ou écrasé. Des coudes de fer serrèrent à les rompre ses côtes débiles. Il haletait. Dans deux minutes ce serait la fin de la messe ; la foule allait se précipiter comme un flot et entraîner Koltcho dans son courant ; alors Ognianov serait perdu ! Et si, à l’instant même, le gamin arrivait par un autre chemin jusqu’à Boïtcho, qui, sans se douter du piège, le suivrait ! Peut-être même le garçon le frôlait-il, touchait-il le coude de Koltcho, sans que ce dernier s’en rendît compte. Instinctivement il agita sa main autour de lui pour chercher le gamin, et elle rencontra, en effet, quelqu’un qui lui sembla être un adolescent et, au milieu de son bouleversement, il crut reconnaître le redoutable garçon envoyé à la recherche d’Ognianov. Dans une sorte de délire il l’agrippa par le bras et, l’attirant vers lui, il cria presque ci-consciemment : « Est-ce toi, mon garçon ? Comment t’appelle-t-on, jeune homme ? Reste en arrière, petit ! » Mais une poussée de la foule les sépara. Koltcho était au désespoir. Son pauvre et noble cœur souffrait le martyre. Avec horreur, il se rendait compte que la vie d’Ognianov ne tenait qu’à un fil et que ce fil c’était lui, le faible, l’insignifiant Koltcho, perdu, presque invisible dans cette mer d’êtres humains. La messe tirait à sa fin. Et cet hadji Athanassi, d’habitude si traînant et si lent dans son chant, lui semblait maintenant terriblement pressé. Que faire ?

Mais les situations critiques appellent des solutions extrêmes. Tout d’un coup, Koltcho, cognant sur les dos dressés devant lui, se mit à gémir désespérément :

– Laissez-moi donc passer ! Je me meurs, je me meurs, oh ! ma mère ! j’expire.

À ces cris, bien qu’à grand-peine, chacun se déplaçait un peu, afin d’ouvrir un passage au pauvre aveugle agonisant que personne ne voulait sentir expirer sur son dos. C’est ainsi qu’à demi mort Koltcho se traîna enfin jusqu’au siège d’Ognianov. Il le trouva sans peine, tant est miraculeuse la force de l’instinct chez les êtres privés de la vue. Attrapant résolument les pans d’un manteau, il demanda à voix basse :

– Est-ce vous, baï Boïtcho ?

– Qu’y a-t-il ? répondit Ognianov, et il colla son oreille à la bouche de l’aveugle.

Lorsqu’il releva la tête, il était livide.

Pendant une minute il réfléchit, seules les veines extrêmement tendues de ses tempes trahissaient l’intensité du travail qui se faisait dans son esprit. Enfin, se penchant de nouveau à l’oreille de Koltcho, il lui souffla quelque chose et, quittant son siège, il se faufila à travers la foule et se perdit parmi les communiants massés devant l’autel.

Au même instant, l’hostie à la main, le pope Nicodime ouvrit toutes grandes les portes de l’autel et chanta les dernières paroles de la messe. La foule, en courant impétueux, se rua vers la sortie. Au bout d’une demi-heure les dernières vieilles attardées quittaient à leur tour l’église. Derrière l’autel le pope enlevait ses habits sacerdotaux.

Alors les zaptiés envahirent l’église. L’onbachi, furieux qu’Ognianov ne fût pas sorti, et persuadé qu’il ne pouvait être qu’à l’intérieur, fit verrouiller les portes et la perquisition commença. Les zaptiés pénétrèrent derrière les grilles de la partie de la nef réservée aux femmes, fouillèrent parmi les sièges et dans les coins, pénétrèrent enfin dans le chœur par les portes latérales. Ils mirent tout sens dessus dessous, fouillèrent tous les coins qui auraient pu servir de cachette, montèrent sur l’ambon, déplacèrent les lutrins, regardèrent sous le maître-autel et dans les tabernacles où étaient gardés les objets sacrés, examinèrent les caisses aux vieilles icônes et jusque dans les embrasures des fenêtres, mais en vain. Ognianov semblait être entré sous terre ! Le sacristain, persuadé qu’Ognianov n’était pas là, indiquait de lui-même tous les endroits suspects. Soudain le pope Nicodime devint perplexe et se mit aussi à chercher, à tourner de-ci de-là. Il fouilla même parmi les habits sacerdotaux, soulevant les objets et les livres posés sur l’autel. L’onbachi lui-même fut surpris par ce zèle inattendu du pope et le pandour Mial lui fit observer que jamais un être humain ne pourrait se cacher parmi ces objets, où même un oiseau aurait eu de la peine à se nicher.

– Comment ! Mais je cherche tout autre chose ! répondit le pope.

– Quoi alors ?

– Je n’ai plus ni ma soutane, ni mon chapeau, ni les lunettes bleues qui étaient dedans.

Le pauvre pope était déjà transi.

– Ah ! nous y voilà enfin ! chérif-aga, cria le père Mial.

Le chérif accourut, essoufflé et trempé de sueur.

– Un bandit, c’est toujours un bandit, reprit le pandour, dissimulant sa joie intérieure ; il a chipé les habits du pope !

Le chérif restait éberlué :

– Comment ça ?

– Je ne trouve ni ma soutane, ni mon chapeau, ni mes lunettes. Je ne les trouve nulle part, répétait le pope, ahuri.

– C’est l’autre qui a dû les emporter, remarqua le chérif, de l’air de quelqu’un qui vient de faire une importante découverte.

– Aucun doute ! Le comte a dû s’affubler de la soutane et du chapeau et sortir sans être reconnu, ajouta le pandour.

– C’est comme ça que ça a dû se passer, confirma le pope ; pendant que j’étais occupé à la communion, quelqu’un a dû les prendre.

– C’est vrai, j’ai vu à la sortie un pope portant des lunettes bleues, dit l’un des zaptiés.

– Et tu ne l’as pas arrêté, imbécile ! hurla son chef.

– Comment pouvais-je y penser ? Ce n’est pas un pope, c’est un homme que l’on attendait, disait le zaptié pour se justifier.

– Ah ! c’était lui alors, bon Dieu ! se dit Mial étonné. C’est pour ça qu’il était si emmitouflé, je n’ai vu que ses lunettes... Son père lui-même n’aurait pas pu le reconnaître.

On frappait à la porte. Le chérif ordonna d’ouvrir.

C’était Filtcho, le pandour, et le percepteur.

– Chérif-aga ! Le comte est pris au piège, cria Filtcho,

– Il est au couvent, on l’y a vu entrer, ajouta le percepteur.

– Vite au couvent !

Et tous se ruèrent au-dehors.

 

 

 

28   UNE VISITE DÉSAGRÉABLE

 

En quelques foulées les policiers se trouvèrent à la porte du couvent. Le chérif-aga y laissa deux zaptiés sabre au clair, revolver au poing.

– Ne laissez entrer ni sortir personne, ordonna-t-il en pénétrant avec les autres dans la cour.

Leur irruption troubla profondément le couvent et répandit la terreur et le désordre dans toutes les cellules. Les religieuses s’éparpillèrent sur les terrasses qu’elles arpentèrent en courant, leurs visiteurs les suivirent et ce furent des cris, du tapage. En vain l’onbachi les invitait au calme, gesticulant et leur criant en turc des choses qu’elles ne comprenaient pas. Entre-temps, les zaptiés attrapèrent tous les popes qui leur tombaient sous la main, et même tous les porteurs de lunettes, bleues ou blanches, et même deux personnes qui portaient le prénom de Boïtcho, et ils les enfermèrent tous dans une chambre. Kandov et Barzobégounek étaient du nombre. Ce dernier fut immédiatement mis en liberté avec toutes les excuses de l’onbachi, auxquelles il paraissait avoir droit eu égard à sa qualité de ressortissant de l’empereur d’Autriche, si dissemblable de la condition commune de la raïa 79. Kandov, au paroxysme de la fureur, criait par la fenêtre des protestations indignées contre cette atteinte flagrante à sa liberté : ses camarades, rompus à l’arbitraire de l’administration turque, se tenaient plus tranquilles.

– On dirait que tu n’as jamais vu de Turc, mon vieux, disait l’un des popes.

– Mais c’est de la violence, de l’arbitraire, c’est illégal ! hurlait l’étudiant.

– Ça n’est pas par des cris qu’il faut répondre à ces iniquités, ça ne peut pas rentrer dans la tête dure d’un chérif-aga ; voilà une réponse pour lui ! disait Boïtcho le boucher en brandissant son couteau.

Dans sa hâte, le chérif n’avait pas pensé à demander qui au juste avait vu Ognianov entrer au couvent, ni comment il était habillé, mais il se mit aussitôt à fouiller l’étage où, selon lui, l’instituteur devait s’être réfugié. C’est là justement que se trouvait la cellule de hadji Rovoama. Sur ces entrefaites les religieuses avaient repris un peu leurs esprits et protestaient, indignées d’avoir été soupçonnées de cacher au couvent un ennemi de l’Empire. Cet indigne soupçon provoquait surtout la juste colère de hadji Rovoama qui, bien qu’elle ne sût pas le turc, se répandit en imprécations véhémentes contre l’onbachi ; celui-ci fut enfin honteusement chassé de chez elle. Mais la perquisition se poursuivit, fiévreuse, dans les autres cellules : on cherchait Ognianov dans les coins les plus invraisemblables ; on devait bien finir par le trouver ! Le chérif-aga avait mis toute son ambition dans le succès de cette fouille enragée des armoires, caisses, chambres de débarras et recoins secrets. Presque tous attendaient avec angoisse la découverte du pauvre comte.

On entendit quelqu’un crier d’une voix lugubre : « On l’a eu ! » mais on s’aperçut que ce n’était que M. Fratiou, que l’on tira de dessous le lit de Mme Nimphidore et qui fut relâché sur l’heure.

Appuyée à la balustrade, Rada suivait avec une attention douloureuse les progrès de la perquisition. La peur la tenaillait, ses joues ruisselaient de larmes. Cet imprudent épanchement ne laissa bientôt plus aucun doute sur ses relations avec Ognianov. On la regardait avec animosité, mais elle ne se souciait guère de ce que pouvaient penser d’elle ces vieilles hargneuses, si indifférentes au malheur qui menaçait son ami ; elle laissait libre cours à ses larmes.

À côté d’elle, deux religieuses bavardaient à voix basse en montrant des yeux la cellule de hadji Daria, la tante du Dr Sokolov et la protectrice de Boïtcho. Il devait se cacher dans cette cellule dont les zaptiés approchaient déjà. Le cœur de Rada battait à se rompre. Elle était pétrifiée d’horreur. Que faire, mon Dieu !

À ce moment, Koltcho, qui l’avait reconnue à ses sanglots, s’approcha d’elle et lui chuchota

– Rada, es-tu seule ?

– Oui, je suis seule, baï Koltcho, répondit-elle, la voix mouillée de larmes.

– Sois tranquille, ma petite, dit-il.

– Oh ! comment peux-tu dire cela, Koltcho ? Et si on le trouvait ? Il est ici... C’est toi-même qui as dit que quelqu’un l’avait aperçu au couvent.

– Je crois qu’il n’y est pas, Rada.

– Mais tout le monde dit le contraire.

– C’est moi qui ai fait courir ce bruit... Boïtcho me l’a recommandé lui-même à l’église. On a donné du fil à retordre à la police ici et maintenant Ognianov est aussi libre que le loup dans la forêt.

La malheureuse jeune fille eut de la peine à se retenir d’embrasser l’aveugle. Son visage radieux redevint rieur comme un ciel lumineux après la tempête ; elle entra, apaisée et rayonnante, chez hadji Rovoama, qui remarqua aussitôt son inexplicable bonheur.

« Cette propre à rien saurait-elle qu’il n’est pas au couvent ? » pensa-t-elle avec amertume. Et, lui jetant un regard scrutateur, elle fit :

– Alors, Rada, tu en as assez de pleurer ? Bon, bon, sois la risée des gens, pleure pour ce bandit, pour vaurien !

Le cœur de Rada débordait de bonheur.

– Eh bien, je pleure, dit-elle avec audace, pour qu’il y ait au moins une personne qui pleure pendant que les autres se réjouissent.

Cette réponse hardie parut effroyablement indécente à la religieuse qui n’était pas habituée à être ainsi rabrouée. Elle grinça des dents :

– Impudente !

– Je ne suis pas une impudente !

– Tu es une éhontée et une folle, voilà ce que tu es ! Ton vaurien se balancera aujourd’hui même au bout d’une corde.

– Si on lui met la main dessus ! fut la réponse mordante de Rada.

Hadji Rovoama s’emporta, étouffant de rage :

– Hors d’ici, maudite sotte ! Que je ne te voie plus remettre les pieds ici ! hurla-t-elle en la poussant dehors.

Rada sortit dans la véranda, calme, le cœur en liesse, comme si tout ce qui venait de se passer n’avait aucune prise sur elle. Que lui importait le mépris de hadji Rovoama, que lui importait d’être grossièrement mise à la porte ? Elle était même heureuse d’avoir rompu tout lien avec cette protectrice cruelle.

Le lendemain, le jour même peut-être, on allait la renvoyer de l’école et elle serait abandonnée, privée d’abri et du moindre moyen d’existence. Mais qu’importait ! Elle savait que Boïtcho était sauvé, qu’il était libre « comme le loup dans la forêt », selon le mot de Koltcho.

« Quel homme sympathique, pensait-elle, comme il sait compatir au malheur des autres ! Mon Dieu, il est la bonté même, ce Koltcho ! Il semble oublier son propre malheur, ne pas s’en apercevoir. Tant d’autres qui jouissent de la lumière s’aveuglent à dessein sur les peines qui ne sont pas les leurs. Et cette brute de Steftchov, avec quelle impatience ne doit-il pas attendre la perte de Boïtcho ! Mais Boïtcho est à présent hors de danger... Pas de joie pour ses ennemis, mais quelle satisfaction pour les braves gens ! »

Nul autre ne pouvait éprouver autant de bonheur qu’elle ! Bercée par ces douces pensées, elle aperçut soudain Koltcho qui, d’un pas lent, descendait les marches de l’escalier.

– Koltcho ! cria-t-elle sans trop savoir pourquoi.

– Rada, est-ce toi ? demanda Koltcho en revenant sur ses pas.

« Mon Dieu, pourquoi l’ai-je appelé, pourquoi fais-je revenir ce garçon ? » se dit-elle, honteuse. Puis elle se précipita et l’arrêta :

– Ce n’est rien, baï Koltcho... Je voulais simplement te serrer la main, et elle la lui prit avec effusion.

La perquisition allait son train. Le chérif-aga, fatigué, céda la place aux autres et alla lui-même voir ses prisonniers à soutane et à lunettes, qu’il pensa enfin à relâcher.

Kandov protesta une fois de plus contre l’arbitraire auquel sa personne avait été soumise. L’onbachi, surpris par ce flot de paroles, demanda qu’on lui traduisît ce que disait cet homme en colère.

– Répète, Kandov, que je raconte à l’efendi, lui demanda Bentcho Dermana, plus expert en turc.

– Dites-lui, je vous prie, reprit Kandov, que mon inviolabilité personnelle, que mes droits humains les plus élémentaires, contrairement à toute légalité et sans aucun fondement...

Bentcho eut un geste désespéré de la main :

– Mais ça n’existe pas en turc, toutes ces expressions ! Allons, Kandov, laisse tomber, mon vieux !

Le couvent fut enfin débarrassé de ses hôtes désagréables, qui s’en furent fouiller la ville et les environs.

 

 

 

27   UN ERRANT

 

Cette fois encore sa présence d’esprit sauva Ognianov. Son premier souci, dès qu’il se trouva hors de la ville, fut de cacher dans un buisson le chapeau et la soutane du pope.

La tempête de neige, qui lui avait permis de passer inaperçu par les rues désertes de la ville, faisait rage dans la plaine. Les rafales venues de la montagne soufflaient furieusement ; le dos de la Stara-Planina était comme saupoudré de sel. Sous leur linceul gris et glacé, les champs, déserts et morts, paraissaient désespérément tristes. Par bonheur, un rayon de soleil inattendu perça les nuages et brilla, très chaud, au-dessus de la nature engourdie par le froid.

Ognianov, n’ayant pas de sentier à suivre, allait toujours vers l’ouest, à travers les vignobles coupés de ravins et de sources taries. Sous un couvert, il s’assit pour reprendre souffle et réfléchir sur sa situation. Elle était difficile. La fatalité, qui avait constamment Steftchov pour complice, le poursuivait impitoyablement. En un clin d’œil il voyait crouler l’œuvre édifiée avec tant d’amour et d’enthousiasme. Devant ses yeux défilaient le diacre, le docteur, l’oncle Stoïan, peut-être encore d’autres amis fidèles et dévoués, jetés en prison, Rada, brisée par la douleur, leurs ennemis triomphants ! Il ne pouvait deviner par quelle suite de circonstances les desseins adverses avaient été favorisés. Entre leurs mains l’entrefilet du Danube et l’immonde espionnage du chantre avaient été des armes puissantes. Toutes les conséquences funestes lui apparurent nettement. La cause était-elle à jamais perdue ? Ce malheur n’allait-il pas entraîner ailleurs d’autres découvertes ? La fuite lui parut à présent une lâcheté. Il voulait revenir, se rendre personnellement compte de l’extension prise par le mal ; il ne pensait plus à lui-même et sa témérité le rendait capable d’un tel acte. Mais il réfléchit : il devait au moins se rendre méconnaissable. Cette pensée lui fit poursuivre son chemin. Il prit la résolution de pousser jusqu’à Ovtchéri, un village niché dans un repli des versants de la Sredna-Gora, qui lui était attaché et qu’il visitait souvent dans ses tournées ; chez le père Dialko il trouverait les meilleurs moyens de se travestir. Mais la route, traversant de nombreux villages turcs, était pour Ognianov parsemée d’embûches. Le bruit de la découverte des deux cadavres courrait aujourd’hui même à travers ces repaires de brigands à la vitesse de l’éclair ; s’il arrivait à leur échapper en tant que suspect, on ne le manquerait pas comme giaour ; chaque jour, dans cette région, plusieurs personnes disparaissaient. Ses vêtements citadins multipliaient les risques d’être attrapé ; aller au-devant d’une mort certaine eût été insensé. Il décida donc d’attendre la nuit. C’est dans ce dessein qu’il se rapprocha encore davantage des versants de la Stara-Planina, où d’épaisses futaies de charmes pouvaient le dérober aux regards.

Après deux heures d’une marche difficile à travers une contrée ravinée et sauvage, il atteignit enfin la première futaie. Là, caché entre les buissons secs, il s’étendit sur le dos, pour se reposer, ou plutôt pour concentrer sa pensée. Le ciel s’était complètement éclairci. Le soleil d’automne brillait, amène et chaud, en se reflétant dans les gouttes suspendues sur l’herbe, et transformant la neige en rosée. De rares moineaux passaient au-dessus de sa tête et s’en allaient chercher de quoi manger sur les sentiers. Un aigle des montagnes planait très haut dans le ciel. Peut-être était-il attiré par quelque charogne, peut-être prenait-il Ognianov pour une proie ? Cette pensée l’assombrit encore davantage : l’aigle lui parut vraiment lugubre, l’image même de son impitoyable destin ; comme si cet oiseau carnassier guettait, pour descendre de ses hauteurs bleues, le moment où son repas sanglant serait prêt. Tout était d’ailleurs possible : ce lieu désert, souvent parcouru par des chasseurs turcs, véritables brigands, n’était pas sans danger. Ognianov attendait avec impatience le crépuscule ; il changea plusieurs fois de place pour trouver un abri plus sûr, les heures se traînaient avec une épouvantable lenteur et le soleil avançait à peine. L’aigle planait toujours dans le ciel. Il remuait parfois ses ailes pour les étendre ensuite, immobiles et noires. Ognianov ne pouvait en détacher son regard ; toutefois, ses pensées erraient ailleurs. Des souvenirs du passé défilaient dans son esprit excité. Ses années de jeunesse, des années de lutte, d’épreuves et de foi dans les grands idéals. La Bulgarie, pour laquelle ils souffraient tant, était si belle, si digne de sacrifice ! C’était une déesse qui s’abreuvait du sang de ses adorateurs. Son auréole ensanglantée était formée de faisceaux de noms lumineux ; Ognianov y cherchait le sien, il lui semblait l’y voir. Comme il en était fier et comme il était prêt à mourir et, même plus, à lutter pour elle ! La mort était un sacrifice sublime, la lutte, un mystère sacré.

Un coup de fusil le fit sursauter. Il scruta les alentours. L’écho du Balkan reprit la détonation, puis se tut. « Des chasseurs », se dit-il.

Ognianov se calma, mais pas pour longtemps. Un quart d’heure après un chien aboya non loin de lui. L’aboiement fut suivi d’une voix d’homme : la pensée du lévrier d’Emexis, originaire de l’un des villages voisins, traversa aussitôt son esprit ; il crut reconnaître les aboiements qui approchèrent encore ; les buissons craquèrent comme secoués par le vent et deux lévriers en sortirent, flairant le sol de leurs museaux.

Ognianov respira plus à l’aise. Ce n’était pas le lévrier d’Emexis Pechlivan, qu’il avait dressé à se lancer sur les hommes comme sur du gibier. Cette maudite bête, alors que les lévriers sont d’ordinaire stupides et inoffensifs, était rancunière, et nous l’avons d’ailleurs constaté au monastère ; c’était elle qui, devenue l’alliée de Steftchov, contribua à la perte d’Ognianov. En l’apercevant dans les buissons, les lévriers s’approchèrent de lui, le flairèrent et disparurent. Soudain Ognianov entendit des pas ; sans se retourner il s’enfonça dans le fourré ; trois coups de feu retentirent, puis quelque chose le mordit à la cuisse. Il se mit à courir encore plus vite, ne sachant plus ni ce qui se passait derrière lui, ni même s’il était encore poursuivi ; le ravin d’une rivière lui barra le chemin ; il se fourra au plus épais d’un bosquet de noisetiers. Les chasseurs avaient probablement perdu sa trace. Il resta longtemps sur le qui-vive, mais n’entendit plus rien. C’est alors seulement qu’il sentit quelque chose de chaud et de gluant sur sa jambe : « Je suis touché ! » se dit-il, effrayé, en s’apercevant que son soulier était plein de sang ; il enleva gon pantalon : sa jambe gauche était couverte du sang qui jaillissait par deux trous opposés ; la balle n’avait fait que traverser la cuisse. Boïtcho arracha un lambeau de sa chemise et boucha les trous. La douleur devenait toujours plus aiguë, or un long chemin l’attendait encore. Le sang perdu l’avait affaibli et, de plus, il n’avait rien mangé de la journée. La nuit descendit rapidement et il quitta ce lieu qui allait, dès le lendemain, être envahi par les meutes turques. À mesure que l’obscurité s’épaississait, le froid devenait plus intense. Le premier village turc qu’il rencontra était désert et assoupi. Dès le crépuscule, les villages turcs sont aussi vides que des cimetières. On n’entendait du bruit que dans une épicerie, mais Ognianov n’osa frapper, bien qu’il fût à demi mort de faim. Il marcha encore deux heures, traversa d’autres villages, jusqu’à ce qu’il vît quelque chose briller devant lui : c’était la Stréma. Il la passa à grand-peine et s’assit sur l’autre rive, car l’eau avait glacé sa jambe qui lui faisait encore plus mal. S’apercevant qu’elle avait enflé, il eut peur que l’inflammation, qui pouvait se propager rapidement, l’obligeât à rester sur place. Il se leva alors, coupa du roseau sec et, après avoir enlevé son pantalon, se mit en devoir de laver sa plaie de la manière qu’il avait apprise du temps de hadji Dimitar 80. Il aspira l’eau dans le long tuyau, la souffla dans l’un des orifices de la blessure et elle s’écoula de l’autre. Il recommença plusieurs fois. Ensuite il pansa la plaie et se dirigea vers la Sredna-Gora... La nuit devenait de plus en plus noire. L’errant se dirigeait vers Ovtchéri, qu’il ne voyait toujours pas. Il se rendit tout à coup compte qu’il s’était égaré ; le lieu lui était tout à fait inconnu. Éperdu, il s’arrêta et tendit l’oreille. Il était en pleine montagne. Des voix étouffées d’hommes lui parvenaient. À cette heure tardive, ce ne pouvaient être que des charbonniers. Il se rappela avoir aperçu de loin la lueur de flammes rouges. Mais seraient-ce des Bulgares ou des Turcs ? Égaré, glacé, affaibli, s’il trouvait des chrétiens, ils pouvaient avoir pitié de lui. Il gravit une pente et aperçut le feu tout près. Il s’approcha. À travers les branches, les silhouettes humaines assises tout autour devinrent distinctes et il entendit quelques mots en bulgare. Comment se montrer maintenant ? Il était couvert de sang. Son apparition soudaine pouvait chasser ces Bulgares ou bien avoir des conséquences encore plus graves pour lui... Trois hommes entouraient le feu qui couvait, l’un d’eux étendu, les deux autres bavardant. À côté, leur cheval, une couverture sur le dos, broutait du foin. Ognianov prêta l’oreille.

– Mets-y encore quelques bûches, on a assez bavardé ; moi je vais donner du foin à la jument, dit le plus âgé en se levant.

« Mais je le connais celui-ci, pensa avec joie Ognianov, il est de Vérigovo ! Oui, c’est Nenko, le fils de baï Ivan. »

Il connaissait bien Vérigovo, village situé sur l’autre versant de la Sredna-Gora.

Nenko s’approcha du cheval et se baissa pour chercher du foin sec dans le sac de cuir. Alors Ognianov se faufila dans les buissons et, tout près de lui, dit à voix basse :

– Bonsoir, baï Nenko !

Nenko se dressa, saisi :

– Qui es-tu ?

– Tu ne m’as pas reconnu, baï Nenko ?

La faible lueur du feu éclaira le visage d’Ognianov.

– Oh ! c’est toi, daskal 81 ! Viens, viens donc ; il n’y a que des nôtres. Tzvétan, baï Doiïchine. Oh, bonne mère ! mais tu es tout glacé, tu es raidi par le froid, répétait le paysan en menant Ognianov vers le feu.

– Tzvétan, mets plus de bois dans le feu... Nous avons à sécher et à réchauffer un chrétien... Tu le connais ?

– Le maître d’école, le daskal, cria, joyeux, le jeune homme. Qu’est-ce qui t’amène par là ?

Et il arrangea des branches sèches pour qu’Ognianov puisse s’asseoir.

– Longue vie et bonne santé ! souhaita Ognianov.

– Ils lui ont logé une balle dans la cuisse, les monstres, dit, furieux, Nenko. Mais, Dieu soit loué ! il n’y a pas trop de mal.

– Oh !

– Père Doïtchine, lève-toi, on a des visites, dit-il en réveillant ou, plutôt, en poussant du pied le dormeur.

Bientôt un grand feu flamba. Compatissants, les charbonniers regardaient le visage pâli d’Ognianov, qui relatait brièvement ce qui venait de se passer. Il sentit bientôt l’action bienfaisante du feu. Ses membres glacés se détendirent, sa blessure ne lui faisait plus si mal. Le père Doïtchine sortit de son sac déchiré un croûton et un oignon, et il les lui donna :

– Voilà, c’est tout ce que nous avons à t’offrir... Quant à la chaleur, il y en a autant qu’on veut, on est plus riches que des rois. Sers-toi, daskal.

Ognianov se sentit encore mieux ; sen cœur se remplit d’un nouvel et grand espoir. Cette belle flamme dorée, bienfaisante, cette forêt séculaire autour de lui, ces visages noircis, rudes, simples, où brillait un chaud regard amical, et ces mains d’ouvriers, noires et calleuses, qui lui offraient le repas frugal de l’hospitalité bulgare, tout cela lui parut indiciblement émouvant. Sans sa souffrance physique, Ognianov aurait entonné : « Ô verte forêt... »

L’aube pointait lorsque Nenko, qui conduisait le cheval où s’était hissé Ognianov, frappa à une porte de Vérigovo. Les chiens aboyèrent dans la cour et le père Marine apparut sur le seuil. L’heure inaccoutumée lui fit pressentir l’arrivée d’une visite sortant de l’ordinaire.

En deux mots, on échangea des salutations et l’on s’expliqua.

– Qu’ils aillent au diable, espèces d’hérétiques ! Que les chiens les dévorent ! Que Dieu les punisse ! jurait l’oncle Marine, tout en faisant mettre avec précaution pied à terre à Ognianov, dont les douleurs s’étaient avivées pendant le voyage.

On l’introduisit dans une chambre écartée, où, précédemment, il avait déjà passé une nuit. Le père Marine examina attentivement la plaie et la pansa.

– Tu guériras comme un chat, conclut-il.

Il faisait déjà jour.

 

 

 

28   À VÉRIGOVO

 

La cicatrisation de la blessure d’Ognianov marquait des progrès certains, bien que moins rapides que ne l’avait prédit le père Marine. L’hospitalière famille de celui-ci multipliait ses attentions au chevet du malade, s’évertuant à soulager ses souffrances. Oncle Marine, qui s’y entendait un peu, devint son médecin habituel et grand-mère Marinitsa, sa femme, s’était mise à l’œuvre pour faire apprécier à sa juste valeur son art culinaire. Des tonneaux de vin blanc de Sredna-Gora furent entamés, un poulet décapité chaque matin dans la cour allait enrichir ensuite le menu d’Ognianov, qui faisait table à part car ses hôtes jeûnaient à l’approche de Noël.

Ognianov allait de mieux en mieux ; dans cette bonne maison bulgare, pendant trois semaines, tant de chaudes attentions et de soins lui avaient été prodigués ! Seule le tourmentait son impatience d’avoir des nouvelles de Biala-Tcherkva, de Rada, de ses amis et des progrès de la grande cause à laquelle l’avaient arraché cette série de circonstances malencontreuses. Il suppliait le père Marine d’envoyer quelqu’un aux nouvelles, mais celui-ci ne se laissait pas fléchir.

– Non, je n’enverrai personne, j’irai moi-même dimanche prochain faire des emplettes pour les fêtes. D’ici là, un peu de patience, mon garçon ! Si tu veux guérir plus vite, il faut te tenir tranquille. Le bon Dieu ne nous abandonnera pas.

– Mais dimanche prochain je pourrai y aller moi-même !

– Si je te laisse partir ! Ça, alors, c’est mon affaire. Je suis ton médecin, je sais mon métier, grondait, avec une sévérité paternelle, le paysan.

– Laisse-moi au moins faire savoir à Rada que je suis en vie.

– Puisque tu n’es pas entre les mains des Turcs, elle doit bien se douter que tu es en vie.

À la fin, il fallait qu’Ognianov cédât.

Quelques villageois fidèles venaient lui rendre visite ; à force de prières ils avaient obtenu de Marine la permission d’entrer chez le malade. Leurs cœurs étaient avides d’entendre la parole ardente du maître d’école et chaque fois ils sortaient de chez lui le visage illuminé et les yeux brillants. Celui qui jouissait de la plus grande liberté d’accès était le pope Joseph, président du comité.

D’ores et déjà, il avait été élu chef de la compagnie dont il cachait l’étendard à l’église, parmi les habits sacerdotaux. Venait aussi le père Mina, le vieux maître d’école. Ognianov était persuadé qu’à part ceux-là et la famille du père Marine, personne d’autre au village n’était au courant de son secret. C’est ce que d’ailleurs lui assurait son hôte. Pourtant il s’apercevait avec surprise que, de jour en jour, son menu devenait plus copieux ; des poulets rôtis, des œufs au plat, du riz au lait, des tartes, parfois même des canards sauvages, des lièvres et les vins les plus variés paraissaient sur sa table. Ce luxe l’inquiétait ; il était honteux d’occasionner de telles dépenses, car, parfois, en sortant dans la cour, il s’apercevait que le poulailler était vide. Un jour il dit au père Marine :

– Mais, père Marine, tu vas te ruiner. Si tu n’es pas raisonnable, je ne mangerai plus à ta table. J’achèterai à l’épicerie d’en face du pain et du fromage maigre, ça me suffira.

– Tu n’as pas à te tracasser pour savoir si je me ruine ou non. Je suis ton docteur et je te soignerai comme je l’entends. J’ai ma méthode à moi et je te prie de ne pas te mêler de mes affaires.

Alors, ému, Ognianov se taisait. Il ignorait que le village tout entier s’empressait à qui mieux-mieux pour offrir des régals à son maître d’école bien-aimé. Son secret était le secret de tout le village. Une trahison, toutefois, était inconcevable. Il jouissait de la sympathie générale. Le bruit qu’il avait abattu deux sanglants bandits s’était répandu et l’avait fait monter dans l’estime même des plus indifférents car, de toutes les vertus, c’est la bravoure qui a le plus de prise sur le cœur des gens simples.

Mais la blessure d’Ognianov se cicatrisait avec lenteur, infligeant à cette nature vive et impatiente le martyre de l’immobilité. Il était rongé par l’inquiétude. Parmi tous ses visiteurs, le bon père Mina avait l’influence la plus bienfaisante sur lui. Chaque jour ils s’entretenaient pendant plusieurs heures ensemble ; Ognianov s’était habitué à sa présence et ne pouvait plus s’en passer. Le père Mina était une authentique relique, un des rares vestiges vivants de cette lignée, éteinte aujourd’hui, d’instituteurs qui, les premiers, ouvrirent dans les monastères de Bulgarie des écoles cellulaires 82 où la lecture du bréviaire et du psautier constituait le seul moyen d’enseignement. Âgé de plus de soixante-dix ans, il était chenu, large d’épaules, large de face et portait de larges pantalons à la turque. Au bout de nombreuses années de vie nomade, il avait jeté l’ancre dans ce modeste village, achevant sa longue vieillesse dans le calme de ce trou perdu. Vieilli et ne pouvant plus faire profiter les jeunes de son savoir, il chantait encore bénévolement à l’église, où les réformes n’étaient pas admises. Les jours de fête, les paysans l’entouraient pour écouter bouche bée ses récits amusants qui, émaillés de citations de l’Écriture Sainte, ressemblaient à des prêches. La Sainte Écriture constituait d’ailleurs son unique lecture et suffisait à la nourriture de son esprit. Ognianov était pris par le charme désuet qui émanait du pionnier blanchi, l’écho vivant d’une époque révolue. Il écoutait ses sages propos avec recueillement. La souffrance le rendait mystique et la parole consolatrice du Grand Livre allégeait ses tourments comme un baume magique. Ognianov ressentait pour la première fois de sa vie l’action bienfaisante des paroles inspirées dont étaient illuminés les récits du vieillard. Lors de sa première visite à son chevet, le vieux Mina s’était récrié :

– Encore une victime chrétienne ! Encore du sang répandu sans raison ! Jusqu’à quand, mon Dieu ! l’ennemi nous fauchera-t-il ? Pourquoi détournes-tu de nous Ta droite ?... Dresse-toi, ô Dieu ! Juge ! Mets fin à nos souffrances !

Ensuite il avait salué Ognianov et l’avait questionné avec sympathie. Boïtcho fit pour se retourner un mouvement qui lui causa des douleurs atroces et lui arracha un profond gémissement.

– Tiens bon, mon fils ! « Heureux sont ceux qui souffrent car ils seront consolés ! »

– Eh ! grand-père Mina, le sort a dû verser quelques gouttes de souffrance dans mon lot ! Ne nous sommes-nous pas affublés nous-mêmes du nom d’apôtres ? dit avec un sourire Ognianov.

– C’est dur, c’est dur, mon petit, la voie que vous avez choisie sur terre, mais elle est louable et glorieuse, car Dieu lui-même vous a inspiré de servir le peuple. « Vous êtes la lumière du monde : quelle ville bâtie au sommet de la montagne saurait se dérober aux regards des hommes ? » Le Christ n’a-t-il pas dit à ses apôtres : « La moisson est riche, les moissonneurs sont peu. Allez : je vous envoie comme des agneaux parmi les loups ! »

Ces paroles versaient une douce consolation dans l’âme d’Ognianov. Il pria le vieillard de lui prêter quelque livre saint et celui-ci apporta le psautier. Ognianov se mit à lire avec ardeur cette œuvre inspirée, source d’une poésie si élevée. Ces chants de luttes, de gémissements déchirants et de prières sublimes résonnaient dans son âme troublée. Les Psaumes de David devinrent son livre de chevet.

Le temps vint enfin pour le père Marine de se rendre à Biala-Tcherkva. Ognianov attendait, anxieux, son retour, Des pensées plus sombres les unes que les autres traversaient son esprit : depuis déjà plus d’un mois, il ignorait ce qui avait pu arriver aux êtres qui lui étaient chers. Que faisait donc Rada ? Quelles offenses, quelles persécutions n’avait-elle pas dû endurer à cause de lui, après sa fuite ! Seule pour faire face à la tempête d’une société déchaînée, peut-être avait-elle dû endurer aussi la rage des autorités ? La pauvrette, son destin n’avait pas voulu qu’elle fût heureuse avec lui ! Elle était malheureuse, exposée de nouveau aux revers du sort, ses rêves les plus chers étaient bafoués ; elle-même perdue aux yeux de ses semblables dont la cruauté lui faisait un crime de son attachement pour lui. De bien amères souffrances pour le peu de joie que lui avait procuré ce sentiment ! Et il n’était même pas là pour réconforter et soutenir cette frêle enfant !

Plongé dans ces tristes réflexions, il accueillit avec une véritable joie l’arrivée du père Mina. Il aurait au moins quelqu’un à qui se confier. Le vieux Mina l’écouta, soucieux.

– Espère, mets ton espoir en Dieu, mon garçon ; ne te laisse pas abattre ; le Tout-Puissant n’abandonne pas les malheureux qui croient en Sa miséricorde. Une force aussi grande que le mont Sion anime ceux qui espèrent en Lui. Car jamais Dieu n’abandonne le sort des croyants aux mains des pécheurs. Ceux qui auront semé des larmes récolteront de la joie !

Comme pour justifier ces douces paroles, la porte s’ouvrit pour laisser entrer baï Marine.

Ognianov, anxieux, voulut lire les nouvelles sur son visage.

– Bonsoir ! Ne t’agite donc pas, Boïtcho ! Je vais tout raconter. Et, surtout, ne bouge pas trop ! dit-il en enlevant sa lourde houppelande. – Vos gens de Biala-Tcherkva, reprit-il, sont bien bizarres ; on dirait des ombres. Impossible des les faire bavarder un peu.

– Mais est-ce que tu n’es pas allé tout droit chez le docteur ?

– Il est arrêté.

– Et chez le diacre, au monastère ?

– Il s’est caché, le diacre.

– Mais le père Stoïan, tu l’as bien trouvé, lui ?

– Que Dieu ait son âme : il est mort la nuit même de son arrestation, tellement on l’a battu ; le malheureux aurait tout avoué sous les coups.

– Oh ! le pauvre Stoïan ! Et Rada, Rada ?

– Elle, je n’ai pas pu la voir.

– Comment, qu’est-elle donc devenue, Rada ?

Il blêmissait.

– Elle est là, ne t’en fais pas, mais on l’a renvoyée de l’école.

– Mais il fallait voir chez les sœurs, chez Mme hadji Rovoama ? criait Ognianov, fou d’inquiétude.

– C’est elle qui l’a impitoyablement chassée.

– Mon Dieu, mais on l’a jetée à la rue, on l’assassine !

– Le tchorbadji Marko l’a recueillie chez une de ses parentes. Je n’ai pas pu dénicher la maison, car mes compagnons étaient pressés, mais je suis renseigné, elle va bien.

– Ce baï Marko, comment pourrais-je le remercier ? Et qu’est-ce qu’on dit de moi ?

– De toi ? Mais on t’appelle autrement là-bas. Mes cheveux ont blanchi jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’agissait de toi.

– « Le comte » ?

– Oui, « le comte ». On dit du comte que des chasseurs lui ont tiré dessus dans la montagne.

– C’est la vérité.

– Pas tout à fait. Tu es en vie, mais on te croit mort et ça vaut mieux, je pense.

Ognianov sursauta comme s’il venait d’être mordu par un serpent :

– Comment ? Mais alors, elle ? Elle me croit mort aussi ? Il ne lui manquait plus que cela, la malheureuse !

Il se mit à marcher dans la chambre comme pour se rendre compte de l’état de sa jambe.

– Ne bouge pas, tu vas envenimer la plaie.

– Je peux voyager, déclara Ognianov pour toute réponse.

– Voyager ! Et pour aller où ? demanda le père Marine, inquiet.

– À Biala-Tcherkva.

– Tu n’es pas fou, non ?

– Non, mais je le deviendrai si je reste un jour de plus ici. Procure-moi des vêtements. Est-ce que tu me prêtes aussi ton cheval ?

Connaissant l’entêtement de Boïtcho, le père Marine n’essaya même pas de le retenir.

– Prends des habits et mon cheval aussi. Mais j’ai pitié de ta jeunesse, dit-il, abattu. Des Turcs croisent sur les routes ; leurs vols et leurs méfaits ne se comptent plus... Ne penses-tu jamais à toi-même ?

– Ne t’en fais pas pour moi, je reviendrai comme un faucon, sain et sauf. Si tu ne me chasses pas, bien sûr, ajouta Ognianov en plaisantant à demi.

Le vieillard lui jeta un regard sombre.

– Non ! tu ne partiras pas, dit-il avec détermination. Je rassemblerai tout le village, on t’enfermera de force ici. Tu nous es aussi nécessaire que la communion de Dieu et tu veux aller te faire tuer ! Je ne veux pas qu’on dise après : « Baï Marine a laissé notre maître d’école Boïtcho, notre daskal, notre « apôtre », aller à sa perte ! criait hors de lui le père Marine.

– Pas si haut, baï Marine, on t’entend de loin, disait Ognianov, pour le calmer.

Le vieux Mina riait sous cape. Le visage de Marine s’éclaira aussi. Ognianov les regarda surpris. De toute évidence, ses dernières paroles les avaient mis en gaieté.

– Pourquoi riez-vous ? demanda-t-il.

– Oh ! sois béni, mon garçon ! Mais de quoi donc as-tu peur ? Le village tout entier, les enfants même savent que tu es chez moi... Tout le village travaillait à garnir ta table. Nous sommes des gens simples, mais nous ne trahissons pas les chrétiens et lorsque ce sont des chrétiens comme toi, on donnerait son âme pour eux !

Ognianov sourit aussi quand il apprit qu’en somme son secret n’était connu que de tout le village.

Il fallut pas mal de discussions encore avant qu’Ognianov eût raison des craintes de son hôte et que son départ fût décidé.

 

 

 

29   UN RELAIS PLEIN D’EMBÛCHES

 

Une heure plus tard, un Turc à cheval quittait Vérigovo. Un Turc ? – disons plutôt un Tchitak 83.

Le front couvert jusqu’aux sourcils d’un turban vert, déguenillé et complètement décoloré ; la nuque bien rasée, il portait un gilet de cotonnade aux gansettes déchirées, déboutonné au cou, et une veste en lambeaux, aux manches effrangées ; à sa ceinture sale pendaient un pistolet à silex, un poignard, un yatagan et un chibouk ; une culotte turque usée jusqu’à la corde, aux jambières déboutonnées, tombait sur des sandales à courroies. Un manteau de bure rapiécé couvrait le tout. Ainsi travesti, Ognianov était méconnaissable. L’hiver déjà avancé recouvrait la terre de son manteau blanc que perçaient les dents noires des côtes rocheuses du Balkan. La nature était silencieuse et triste, seul le vol des corbeaux troublait l’air assoupi.

La route directe de Biala-Tcherkva allait vers le nord-est, mais Ognianov se garda bien de la suivre ; il aurait fallu traverser le village d’Emexis Pechlivan, et cette perspective n’était guère rassurante. Le lévrier du mort le hantait, telle une incarnation de l’esprit abhorré du Turc qui, même d’outre-tombe, continuait à le harceler. Il avait décidé de se diriger droit vers le nord, jusqu’à l’auberge de Karnary, puis vers l’est, le long des versants de la Stara-Planina, jusqu’à Biala-Tcherkva. Sa route faisait ainsi des détours mais, bien qu’elle traversât aussi des villages turcs, elle présentait moins de dangers.

Lorsque Ognianov approcha du premier village, la neige commençait à tomber à gros flocons, voilant tout devant ses yeux. Le froid devenait plus intense et engourdissait les membres du voyageur, qui sentait à peine la bride dans ses mains. Son cheval avançait d’instinct, car il n’y avait aucune trace de chemin. Il entra sans bruit dans le village où ne paraissait pas âme qui vive et s’arrêta bientôt devant l’unique auberge, en face de la mosquée. Il voulait faire souffler sa monture éreintée par la route enneigée et se réchauffer lui-même un peu. Tendant la bride à un garçon, il pénétra dans le café qui semblait vide, car aucun bruit n’en sortait. Mais il trouva en entrant, à sa stupéfaction, l’estaminet bondé d’agas turcs. Faire demi-tour eût été imprudent. Il se résolut donc à  s’asseoir et salua : on lui rendit poliment son salut. Ayant vécu longtemps parmi les Turcs, leurs mœurs et leur langue lui étaient familières. Déchaussés, accroupis sur des nattes, les clients du café tenaient leurs chibouks à la main. La fumée de leur tabac remplissait la salle basse d’un brouillard épais.

– Un café, commanda-t-il, renfrogné.

Et il se mit à bourrer son chibouk en se penchant le plus possible afin de cacher ses traits. En sirotant bruyamment son café, il prêta l’oreille à la conversation. Indifférent d’abord, il devint soudain tout ouïe : le hasard avait amené la conversation sur l’assassinat des deux Turcs. De longue date, pareille aventure n’avait troublé la région, et aujourd’hui encore l’évènement excitait les Turcs. L’assistance, si calme et flegmatique, il y a un instant, s’anima soudain. Les injures et les menaces sanglantes à l’adresse des Bulgares pleuvaient littéralement. Ognianov, les sourcils terriblement froncés, continuait à siroter bruyamment son café, signe qu’il partageait l’indignation générale. Le nom du meurtrier des deux Turcs fut prononcé et Boïtcho, ahuri, put se rendre compte de quelle popularité jouissait ici aussi sa personne. De vraies légendes circulaient déjà sur son compte.

– On ne peut ni l’attraper, ni le reconnaître, ce kiafir-consul 84, disait l’un des Turcs.

– C’est le diable en personne ! On le voit tantôt maître d’école, tantôt pope, tantôt paysan ou musulman. Il change subitement d’aspect, d’adolescent il devient vieillard ; imberbe et brun, l’instant d’après barbu et blond. Va donc l’attraper ! Ahmed-aga me disait l’autre jour qu’on est tombé une fois sur sa trace et qu’une compagnie l’a poursuivi. Il était habillé en paysan ; mais soudain, la troupe voit devant elle un corbeau ; il n’y avait plus ni paysan ni diable. Ils font tous feu, mais l’oiseau disparaît et on n’entend plus que ses croassements.

– Quelle blague ! crièrent quelques incrédules.

– Tôt ou tard, le giaour se laissera prendre ; il faut seulement découvrir son nid, remarqua un autre.

– Mais je vous dis qu’il est impossible de l’attraper, reprit le premier orateur. Il ne se cache même pas ; allez donc le reconnaître ! Il peut être ici-même parmi nous, dans ce café, et qu’on ne sache quand même pas que c’est lui.

À ces mots, les assistants levèrent machinalement les yeux, se regardant l’un l’autre. Quelques regards curieux se fixèrent sur Ognianov.

Il sirotait à grand bruit sa troisième tasse de café, soufflant à chaque instant un gros nuage de fumée pour protéger son visage, mais il sentait les regards braqués sur lui ; des gouttes de sueur perlèrent à ses tempes. Il ne pouvait plus supporter cet état de tension et n’attendait que le moment propice pour quitter le café et respirer une bouffée d’air frais.

– Si la fortune le veut, où allez-vous ? lui demanda une voix.

– À Klissoura, avec la volonté d’Allah ! répondit Ognianov en déliant tranquillement une longue bourse sale pour payer sa consommation.

– Quoi, par cette neige et cette tempête ? Mieux vaut passer la nuit ici, tu arriveras bien assez tôt demain pour le marché.

– Il est dit : « La route est pour le voyageur ce qu’est l’eau pour la grenouille », dit Ognianov, citant un sage proverbe oriental qu’il s’efforça d’accompagner d’un sourire.

– Tu racontes des blagues, Rakhman-aga, ton kiafir n’est ni le diable, ni un corbeau. C’est bel et bien un komitadji comme tous les komitadjis 85.

– Eh bien, mettez-lui donc la main dessus !

– On l’aura. On a repéré son nid.

– Ah ! si seulement il nous tombait entre les mains ! s’écrièrent, farouches, plusieurs Turcs.

– Je donne ma tête à couper que pas plus tard que demain Boïtcho le komitadji sera pris au piège.

– Et où le cherche-t-on, ce chien ?

– Il se cache à ce qu’il paraît dans un village giaour de Sredna-Gora, il est au chaud là-bas. Des zaptiés sont partis hier par Bania, d’autres par les prairies d’Albrachlari : on va le coincer...

– Tu lui donnes aussi la chasse ?

– Bien sûr. C’est à Vérigovo qu’on se réunit.

Ognianov venait de voir seulement maintenant que celui qui parlait était un zaptié qu’il n’avait pas remarqué auparavant dans son coin. La révélation du danger qui l’aurait attendu à Vérigovo lui coupa le souffle. Les regards soupçonneux s’étaient détournés de lui, mais il suffoquait. Boïtcho salua d’un salamalec et sortit.

Une fois dehors, en plein air, libre sous le ciel blanc, il respira profondément et sauta sur son cheval.

Trois heures plus tard, couvert de neige ainsi que son cheval, il s’arrêtait devant l’auberge de Karnary.

 

 

 

30   UN AIMABLE COMPÈRE

 

L’auberge de Karnary est l’étape du haut col de Troyan. Les voyageurs s’y arrêtent pour reprendre haleine, casser la croûte, se réchauffer un peu et, ayant repris des forces, continuent à grimper les côtes escarpées de la Stara-Planina. Toutefois, pendant une ou deux semaines d’hiver, l’auberge est privée de visiteurs, car les tempêtes au sommet du Balkan rendent impraticable l’ancienne route romaine qu’elles ensevelissent sous d’épaisses couches de neige. Toute communication entre la Thrace et la Bulgarie danubienne reste alors coupée jusqu’à ce que les charretiers de Troyan arrivent, au prix d’efforts surhumains, à creuser un étroit passage. Justement la route était fermée et l’auberge déserte. L’aubergiste bulgare, un petit bonhomme hilare au visage plutôt stupide, accueillit obséquieusement le voyageur et l’introduisit dans la grande salle qui servait un peu de tout. Le feu pétillait dans l’âtre ; Ognianov alluma sa pipe.

– Avez-vous d’autres clients ? demanda-t-il à l’aubergiste.

– Pas de clients. Le Balkan, quand ça se ferme, ça ferme aussi mon auberge. Et vous, de quel côté allez-vous comme ça ? demanda l’aubergiste, en examinant d’un regard étrangement curieux son hôte.

– Peux-tu me faire du café ? rétorqua, en ignorant la question, Ognianov.

– Oh, bien sûr, bien sûr ! Comment donc ? Et vous, où allez-vous comme ça ? insistait l’aubergiste.

– À Troyan.

– Et d’où venez-vous ?

– De Biala-Tcherkva. Est-ce que la route est bonne par là ?

– Je suis moi aussi de Biala-Tcherkva, mais il ne faut pas compter sur la route de Troyan. Puisque je te le dis !

L’aubergiste bavardait tout en servant le café et en fixant Ognianov comme s’il faisait un effort de mémoire pour le reconnaître.

Bourru, Boïtcho baissa la tête pour échapper à cet examen agaçant. L’aubergiste lui lança encore un coup d’œil de biais et sourit sous cape.

Posant sa tasse de café, Ognianov observa sévèrement :

– Aubergiste, tu as mis trop de sucre !

– Excuse-moi, hein, je croyais que tu l’aimais sucré. Faut-il que j’en fasse un autre ?

– Pas besoin !

– Non, bois, bois-en encore un – ça fait du bien, c’est moi qui te le dis.

– Quelles nouvelles par là ?

– Des horreurs, des assassinats, des vols tous les jours. Pas de voyageurs, le Balkan fermé, je perds... Et puis, surtout, depuis qu’on a déterré Emexis Pechlivan – tu le connais bien – les Osmanlis 86 dépassent la mesure. Ça cherche soi-disant des komitadjis et puis ça égorge des innocents. C’est vrai, puisque je te le dis, moi.

L’audace de l’aubergiste étonna beaucoup Ognianov. On ne pouvait se permettre de tels propos que devant un Bulgare. Il lui fallait donc, dans son rôle de Turc, feindre une aigre colère.

– Vaurien, si tu bavardes encore trop il t’arrivera malheur !

– Je sais bien devant qui je bavarde, mais oui, répondit l’aubergiste, familier.

Ognianov le regarda encore plus ahuri. Il voulut se fâcher.

– Giaour, on dirait que tu es saoul !

– Allons, allons, comte ! ne te fâche pas, moi aussi j’ai versé des larmes pour Geneviève, répondit en bulgare cette fois, l’aubergiste en s’emparant de la main droite de Boïtcho pour la lui serrer.

Ognianov vit bien qu’il était reconnu, ce qui l’ennuya beaucoup. D’ailleurs la figure de l’aubergiste aussi bien que ses manières impudentes l’écœuraient. Il le mesura du regard et demanda, glacial :

– De quel pays êtes-vous ?

– De Biala-Tcherkva : Ratchko le Péteux !

L’aubergiste se présenta en tendant de nouveau sa main qu’Ognianov ignora.

Mais Ratchko n’en fut pas vexé.

– N’aie pas peur de moi, comte ! Ou bien serais-tu gêné par mon nom ? Je l’ai hérité de mon père et il m’honore. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un nom ? Ce n’est rien du tout, mais si l’on est honnête, alors le nom aussi est beau. Demande à Biala-Tcherkva, qui c’est-y qu’on appelle le Péteux, chacun te le dira. Écoute ce que je te dis. Quand on a son honneur, alors, par exemple, le nom, comme qui dirait... Je nourris ma famille, j’ai trois enfants – Dieu t’en donne autant ! – alors chacun me respecte. Pourquoi qu’on vit alors ? – Pour l’honneur et pour un beau nom.

– Tu as raison, baï Ratchko, tu parles d’or.

– J’ai raison, bien sûr, faut pas m’juger sur les apparences, je suis malin, moi aussi. J’en ai reçu ici des haïdouks. Dès que je t’ai vu tout à l’heure, je me suis dit : « Attends un peu voir si le comte te reconnaîtra. »

Ognianov ne se rappelait pas avoir déjà vu cette célébrité.

– Y a-t-il longtemps que tu tiens cette auberge ?

– Un an et demi, mais justement pour Geneviève je me suis trouvé à Biala-Tcherkva. C’était toi le comte.

– Est-ce que tu me donneras quelque chose à manger ?

– Ce que Dieu a donné.

Et Ratchko posa sur une basse table crasseuse un maigre plat de haricots blancs au piment, de la choucroute et un peu de pain.

– Je te tiendrai compagnie, ajouta aimablement Ratchko en prenant place à côté d’Ognianov.

Boïtcho mangeait en silence. Les manières insidieuses et le nom cacophonique du bonhomme, surtout maintenant qu’il s’était invité tout seul, l’irritaient singulièrement. « Qu’il est mal dégrossi, cet aubergiste, pensait-il. Un peu idiot aussi. »

Comme pour confirmer ses pensées, Ratchko remplit deux verres et dit :

– Allons, trinquons ! En avant, marche. (Et, d’une lampée, il vida son verre de vin aigrelet.) Mais je t’ai reconnu tout de suite, dis ! Que de fois j’ai reçu ici le diacre Levski et j’ai choqué le verre avec lui ! C’était un ami... J’en suis moi aussi des vôtres, un national quoi ! malgré tout ce qu’on pourrait penser de moi en me voyant comme ça...

Ognianov s’aperçut de la contradiction, ou plutôt du mensonge : Levski était mort depuis trois ans déjà. Sa méfiance s’accrut.

– Allons, bois donc ton vin ! Comment ? Tu ne bois pas ? Passe-moi ton verre alors !

Et Ratchko ingurgita d’un seul coup le contenu du verre d’Ognianov, dont le goût de vinaigre lui fit faire une affreuse grimace. Le déjeuner fut vite expédié, malgré l’entrain de Ratchko qui déjà avait son pompon.

– Attends donc, rien ne presse. Tu passeras bien la nuit ici ? Je te laisserai un peu seul, j’irai jusqu’à Karnary. Tu m’attendras. Reste ici ce soir. Nous bavarderons. Je suis, moi aussi, un national.

– Merci, baï Ratchko, sortez-moi mon cheval, je vais continuer mon chemin.

– Mais la route est mauvaise. Écoute ce que je te dis. Je donne ma tête à couper...

– Ce n’est vraiment pas la peine, répondit sèchement Ognianov, puis il ajouta avec impatience : Mon cheval !

L’aubergiste sortit.

Ognianov fit du regard le tour de la pièce et des réduits contigus. Sa pensée alla involontairement vers l’aubergiste de Kakrino par lequel Levski avait été trahi. Les taverniers dans les villages turcs – toujours des Bulgares – poussés par le besoin et l’habitude, fraternisent avec les Turcs, ce qui les rend assez dangereux. De plus ce moulin à paroles de Ratchko était capable de le trahir même le plus ingénument du monde.

– Ton cheval est prêt dehors, mais la route de Troyan est mauvaise, dit Ratchko en revenant.

– Combien pour moi et le cheval ?

– Allons, comte, n’en parlons pas, tu as été mon hôte.

– Non, laisse ça, je te suis très reconnaissant pour ton hospitalité et surtout pour ton vin, mais je désire payer, dit ironiquement Ognianov.

– Bah ! le vin n’est pas mauvais, mais ni pour lui, ni pour la mangeaille, ni pour le foin, je n’accepte de l’argent. Des amis comme toi...

– Alors, je te remercie, baï Ratchko, dit Ognianov en scrutant les alentours, n’y a-t-il personne d’autre par ici ?

– Il n’y a que moi et mon garçon, mais je l’ai envoyé à Biala-Tcherkva ; il ne rentrera pas ce soir. Moi qui voulais faire un saut jusqu’au village, et je n’ai personne à laisser ici. Reste donc, dis !

Ognianov avait repéré un poteau. Il prit l’aubergiste par la main et lui dit, le plus aimablement du monde :

– Maintenant, laisse-toi attacher, baï Ratchko, et tandis que d’une main il poussait l’aubergiste contre le poteau, de l’autre il décrocha la corde suspendue à un clou.

L’aubergiste crut d’abord à une plaisanterie.

– Alors, tu veux m’attacher maintenant ? Attache-moi, dit-il joyeusement.

Ognianov enroulait tranquillement la corde autour du poteau et de l’aubergiste. Celui-ci, se rendant compte enfin qu’on l’attachait pour tout de bon, s’étonna, puis se fâcha :

– Fais pas d’blagues, hein ! J’suis pas un brigand, quoi, pour que tu m’attaches ? (Et Ratchko s’agita furieusement.)

– Si tu râles, je t’ouvre le ventre, lui dit Ognianov en appuyant sur les mots.

L’aubergiste le regarda, éberlué. Il savait que le comte n’avait pas froid aux yeux et se tint par conséquent tranquille comme un doux enfant.

– J’aimerais pouvoir te lier la langue dans la bouche mais, comme je ne le peux pas, c’est toi que j’attache, plaisantait le voyageur, tout en ligotant solidement l’aubergiste. Puis il lui demanda : – Quand rentre-t-il ton garçon ?

– Ce soir.

Ratchko tremblait.

– Bon, c’est lui qui te détachera. Adieu, baï Ratchko. Je continue vers Troyan. Et souviens-toi du comte – mais dans ton for intérieur seulement !

Et, après lui avoir jeté quelques sous, Ognianov sauta sur son cheval et poursuivit sa route.

 

 

 

31   VEILLÉE À ALTANOVO

 

Au lieu de prendre la direction de Biala-Tcherkva, Ognianov rebroussa chemin vers le village d’Altanovo, tapi à l’extrémité ouest de la vallée, à deux heures de marche seulement. Mais son cheval crevé de fatigue et la route enneigée ralentissaient si bien son allure qu’il n’y arriva qu’à la tombée de la nuit, poursuivi jusqu’au bout par le hurlement des loups qui ne le lâchaient pas d’une semelle.

Il entra par le quartier bulgare (le village était moitié bulgare, moitié turc) et s’arrêta bientôt devant la porte de baï Tzanko.

Celui-ci, originaire de Klissoura, mais établi depuis longtemps dans ce village, était un homme simple et d’humeur joyeuse, qui aimait ardemment sa patrie. Les « apôtres » lui rendaient souvent des visites prolongées. Il accueillit Ognianov avec joie.

– Ça tombe bien que tu sois venu chez moi ! Il y a veillée ici ce soir, alors tu auras l’occasion d’admirer nos filles. Tu ne t’embêteras pas, va ! dit, le sourire aux lèvres, Tzanko, en l’introduisant dans la pièce.

Ognianov se hâta de lui dire qu’il était poursuivi et pourquoi.

– Mais oui, mais oui, on en a eu vent, nous aussi, dit baï Tzanko, tu ne pensais tout de même pas, j’espère, qu’on n’est plus de ce monde si on est terré dans ce trou-là ?

– Est-ce que tu n’auras pas d’ennuis à cause de moi ?

– T’en fais pas, je te dis ; tâche seulement de choisir une de nos filles ce soir, pour qu’elle porte le drapeau, plaisantait Tzanko ; là, de cette petite fenêtre-là, tu pourras t’en repaître les yeux à loisir, comme un roi !...

Ognianov se trouva dans un petit réduit obscur. Par la petite fenêtre à grille de bois, son regard embrassait la grande pièce où les filles et les femmes les plus en vue du village s’étaient réunies pour filer et coudre le trousseau de Donka, la fille de Tzanko. Les flammes du foyer s’élevaient joyeuses, éclairant les murs, qui n’avaient pour tout ornement qu’une estampe représentant Saint-Jean de Rila et des étagères chargées de poteries multicolores. Comme dans toute maison villageoise aisée, le mobilier se composait d’un évier, d’un placard, de quelques rayons au mur et de la grande armoire renfermant tout le bien de Tzanko. À même le plancher couvert de tapis en poil de chèvre, les invités et les invitées-travailleuses étaient assis. Deux lampes à pétrole ajoutaient ce soir-là le luxe de leur éclat coûteux à la chaude lumière de l’âtre.

Depuis longtemps, Ognianov n’avait assisté à une réunion aussi curieuse, coutume léguée par les aïeux. Tapi dans le réduit sombre, il suivait avec intérêt ces scènes naïves de la vie paysanne encore primitive. La porte de son réduit s’ouvrit et la femme de Tzanko entra. Native elle aussi de Klissoura, c’était une commère bavarde et exubérante. Elle s’accroupit près d’Ognianov et se mit en devoir de lui montrer, avec les explications de rigueur, les jeunes filles les plus pimpantes.

– Tu vois celle-là, la grosse rougeaude, c’est Staïka Tchonina. Regarde de quels yeux tristes la couve Ivan Borimetchka 87... Il aboie comme un chien de berger lorsqu’il veut la faire rire... Elle est habile au travail, bonne ménagère et proprette. Elle engraisse à vue d’œil, la pauvre ; mais quand elle sera mariée elle fondra. Vos filles, elles, s’empâtent quand elles se marient. Celle qui est à sa gauche, c’est Tzvéta, la fille de Prodan ; elle aime celui-là qui a la moustache comme roussie. Celle-là, alors, elle roule les yeux de tous côtés ! mais c’est une brave fille. À côté d’elle c’est Tzvéta, la fille à Dragan, ensuite Raïka, la fille du pope. Ces deux-là, je ne les donnerais pas pour vingt belles dames turques de Philippopoli ; regarde-les, comme elles ont la gorge blanche comme des oies ! Mon Tzanko n’a-t-il pas dit une fois que si l’une d’elles voulait se laisser mordre au cou par lui, il lui donnerait la vigne du Mal-tépé, et c’est alors que je lui allongé un coup de tisonnier ; ah ! le polisson ! Et celle qui est à droite de la grosse Staïka, tu la vois ? C’est la fille de Kara-Véliou, la plus riche. Cinq beaux gars l’ont demandée en mariage mais son père ne la donne pas. Il la garde comme porte-bonheur, espèce de marmotte ! Tu sais, il a vraiment l’air d’une marmotte. Mais je donne ma langue à couper qu’Ivan, le fils de Nédialko, l’enlèvera un jour. Là-bas, c’est Rada Milkina ; elle chante comme le rossignol de notre prunier, mais, entre nous soit dit, c’est une cagnarde. J’aime mieux Dimka Todorova, celle qui est assise près de l’étagère ; ça c’est une beauté, si j’étais un homme je l’aurais épousée ; écoute, je te la donne, veux-tu ? Quels yeux elle a, bon Dieu ! À côté de notre Donka, c’est la fille de Péyou. Elle est aussi belle que bonne ménagère, elle ne le cède pas à notre Donka. Elle a de la voix comme Rada Milkina et, quand elle rit, on dirait une hirondelle, écoute-la seulement...

Dressée ainsi dans l’obscurité à côté de Boïtcho, la femme de Tzanko le faisait penser à la Béatrice de Dante lui montrant un à un les habitants de l’Enfer et lui contant leur histoire.

Ognianov ne prêtait qu’une oreille distraite au bavardage intarissable de la commère. Plus que par le commentaire, il était absorbé par le tableau lui-même. Les filles les plus hardies taquinaient les gars, les plaisantaient malicieusement et riaient aux éclats. Les hommes répondaient par des rires retentissants qu’ils accompagnaient de flèches à l’adresse du sexe cancanier. Les plaisanteries, les taquineries, les blagues tombaient dru comme la pluie, des rires clairs répondaient aux mots équivoques, qui faisaient monter le rouge même aux joues les plus hâlées. Tzanko lui-même prenait part à la fête, tandis que sa femme s’affairait autour des plats ; sa fille Donka, s’occupant des invités, ne faisait que se lever et s’asseoir.

– Allez, vous avez assez ri, chantez maintenant un peu ! proposa joyeusement l’hôtesse qui avait quitté Boïtcho pour aller surveiller la marmite où mijotait le souper. Rada, Staïka, commencez-en une pour confondre les hommes. Ce sont des propres à rien nos gars, ils ne chantent pas !

Sans se faire prier davantage, Rada et Staïka entonnèrent une chanson reprise immédiatement par les autres qui, d’elles-mêmes, se partagèrent en deux chœurs : lorsque l’un d’eux avait chanté un couplet, l’autre le reprenait. Le premier chœur, où chantaient les meilleures voix, était composé de soprani, le second tenait une note plus basse.

Voici la chanson :

 

      Dobro-lé, deux jeunes, Dobro-lé, s’aimaient,

      Dobro-lé, s’aimaient, Dobro-lé, depuis leur enfance,

      Dobro-lé, hier soir, Dobro-lé, ils se sont vus,

      Dobro-lé, dans la rue, Dobro-lé, dans la nuit,

      Dobro-lé, sont-ils restés, Dobro-lé, à causer...

      Dobro-lé, le croissant, Dobro-lé, sortit sa corne,

      Dobro-lé, le ciel, Dobro-lé, fut parsemé d’étoiles,

      Dobro-lé, les deux jeunes, Dobro-lé, sont encore là,

      Dobro-lé, sont toujours là, Dobro-lé, à causer...

      Dobro-lé, ses seaux, Dobro-lé, furent couverts de givre,

      Dobro-lé, un platane, Dobro-lé, poussa de sa palanche.

      Dobro-lé, et les deux jeunes, Dobro-lé, sont toujours là.

 

Lorsque les filles eurent fini de chanter, il y eut des compliments de la part des jeunes gens qui, chacun se flattant d’être l’objet de ce refrain amoureux, trouvèrent la chanson fort belle. Ivan Borimetchka dévorait du regard Staïka Tchonina, à qui il faisait assidûment la cour.

– Cette ronde-là, on la chante à refrains et on la danse à pas redoublés, tonna-t-il.

Les filles riaient aux éclats, criblant Borimetchka de regards malicieux. Unissant à la taille d’un goliath la force d’un hercule, cet homme au visage osseux et rugueux était un véritable géant chez qui il n’y avait de menu que son intelligence ; un peu vexé par l’explosion de gaieté de tout à l’heure, il avait opéré une retraite silencieuse et revenait maintenant en aboyant furieusement au-dessus des têtes des jeunes filles, comme un vieux chien de berger. Le gaillard avait une voix à sa taille, qui leur fit d’abord pousser des cris d’effroi, mais aussitôt elles pouffèrent de rire et se mirent à le taquiner. L’une chanta :

 

      Ivan, colombe bigarrée,

      Ivan, peuplier élancé.

 

Couvrant les éclats de rire, une autre reprit :

 

      Ivan ours décharné,

      Ivan, longue perche !

 

De nouveaux rires fusèrent de toutes parts. Ivan sentit monter en lui la colère. Il regarda, hébété, sa Dulcinée joufflue qui n’avait guère ménagé les persiflages à son soupirant, puis il ouvrit toute grande sa gueule de boa et beugla :

 

      Sa tante disait bien à Péïka :

      – Péïka, ma fille, Péïka,

      Les gens racontent, ma fille,

      Les gens, nos proches voisins,

      Que tu es dodue et replète,

      Que tu es grosse et rondelette

      Du valet de ton oncle.

      – Ma tante, ma chère tante,

      Laisse donc dire les gens.

      Les gens nos voisins.

      Si je suis dodue et replète,

      Si je suis joufflue et coquette,

      C’est que mon père a des biens,