Mon Dieu m’a dit...

 

 

 

                                    I

 

 

Mon Dieu m’a dit : « Mon fils, il faut m’aimer. Tu vois

Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne,

Et mes pieds offensés que Madeleine baigne

De larmes, et mes bras douloureux sous le poids

 

De tes péchés, et mes mains ! Et tu vois la croix,

Tu vois les clous, le fiel, l’éponge, et tout t’enseigne

À n’aimer, en ce monde amer où la chair règne,

Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix.

 

Ne t’ai-je pas aimé jusqu’à la mort moi-même,

Ô mon frère en mon Père, ô mon fils en l’Esprit,

Et n’ai-je pas souffert, comme c’était écrit ?

 

N’ai-je pas sangloté ton angoisse suprême

Et n’ai-je pas sué la sueur de tes nuits,

Lamentable ami qui me cherches où je suis ? »

 

 

 

                                    II

 

 

J’ai répondu : « Seigneur, vous avez dit mon âme.

C’est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.

Mais vous aimer ! Voyez comme je suis en bas,

Vous dont l’amour toujours monte comme la flamme.

 

Vous, la source de paix que toute soif réclame,

Hélas ! Voyez un peu tous mes tristes combats !

Oserai-je adorer la trace de vos pas,

Sur ces genoux saignants d’un rampement infâme ?

 

Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements,

Je voudrais que votre ombre au moins vêtît ma honte,

Mais vous n’avez pas d’ombre, vous dont l’amour monte,

 

Ô vous, fontaine calme, amère aux seuls amants

De leur damnation, à vous toute lumière,

Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière ! »

 

 

 

                                    III

 

 

– Il faut m’aimer ! Je suis l’universel Baiser,

Je suis cette paupière et je suis cette lèvre

Dont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre

Qui t’agite, c’est moi toujours ! Il faut oser

 

M’aimer ! Oui, mon amour monte sans biaiser

Jusqu’où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre,

Et t’emportera, comme un aigle vole un lièvre,

Vers des serpolets qu’un ciel cher vient arroser !

 

Ô ma nuit claire ! ô tes yeux dans mon clair de lune !

Ô ce lit de lumière et d’eau parmi la brune !

Toute cette innocence et tout ce reposoir !

 

Aime-moi ! Ces deux mots sont mes verbes suprêmes,

Car étant ton Dieu tout-puissant, je peux vouloir,

Mais je ne veux d’abord que pouvoir que tu m’aimes.

 

 

 

                                    IV

 

 

– Seigneur, c’est trop ! Vraiment je n’ose. Aimer qui ? Vous ?

Oh ! non ! Je tremble et n’ose. Oh ! vous aimer, je n’ose,

Je ne veux pas ! Je suis indigne. Vous, la Rose

Immense des purs vents de l’Amour, à Vous, tous

 

Les cœurs des saints, à Vous qui fûtes le Jaloux

D’Israël, Vous, la chaste abeille qui se pose

Sur la seule fleur d’une innocence mi-close,

Quoi, moi, moi, pouvoir Vous aimer ? Êtes-vous fous,

 

Père, Fils, Esprit ? Moi, ce pécheur-ci, ce lâche,

Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche

Et n’a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût,

 

Vue, ouïe, et dans tout son être – hélas ! dans tout

Son espoir et dans tout son remords, que l’extase

D’une caresse où le seul vieil Adam s’embrase ?

 

 

 

                                    V

 

 

– Il faut m’aimer. Je suis ces Fous que tu nommais,

Je suis l’Adam nouveau qui mange le vieil homme,

Ta Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome,

Comme un pauvre rué parmi d’horribles mets.

 

Mon amour est le feu qui dévore à jamais

Toute chair insensée, et l’évapore comme

Un parfum, – et c’est le déluge qui consomme

En son flot tout mauvais germe que je semais,

 

Afin qu’un jour la Croix où je meurs fût dressée

Et que par un miracle effrayant de bonté

Je t’eusse un jour à moi, frémissant et dompté.

 

Aime. Sors de ta nuit. Aime. C’est ma pensée

De toute éternité, pauvre âme délaissée,

Que tu dusses m’aimer, moi seul qui suis resté !

 

 

 

                                    VI

 

 

– Seigneur, j’ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.

Je vois, je sens qu’il faut vous aimer. Mais comment

Moi, ceci, me ferai-je, à vous Dieu, votre amant,

Ô Justice que la vertu des bons redoute ?

 

Oui, comment ? Car voici que s’ébranle la voûte

Où mon cœur creusait son ensevelissement

Et que je sens fluer à moi le firmament,

Et je vous dis : de vous à moi quelle est la route ?

 

Tendez-moi votre main, que je puisse lever

Cette chair accroupie et cet esprit malade.

Mais recevoir jamais la céleste accolade,

 

Est-ce possible ? Un jour, pouvoir la retrouver

Dans votre sein, dans votre cœur qui fut le nôtre,

La place où reposa la tête de l’apôtre ?

 

 

 

                                    VII

 

 

– Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,

Et voici. Laisse aller l’ignorance indécise

De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église

Comme la guêpe vole au lis épanoui.

 

Approche-toi de mon oreille. Épanches-y

L’humiliation d’une brave franchise.

Dis-moi tout sans un mot d’orgueil ou de reprise,

Et m’offre le bouquet d’un repentir choisi.

 

Puis franchement et simplement viens à ma table,

Et je t’y bénirai d’un repas délectable

Auquel l’ange n’aura lui-même qu’assisté,

 

Et tu boiras le vin de la vigne immuable

Dont la force, dont la douceur, dont la bonté

Feront germer ton sang à l’immortalité.

 

                                    *

                                  *   *

 

Puis, va ! Garde une foi modeste en ce mystère

D’amour par quoi je suis ta chair et ta raison,

Et surtout reviens très souvent dans ma maison,

Pour y participer au Vin qui désaltère,

 

Au Pain sans qui la vie est une trahison,

Pour y prier mon Père et supplier ma Mère

Qu’il te soit accordé, dans l’exil de la terre,

D’être l’agneau sans cris qui donne sa toison,

 

D’être l’enfant vêtu de lin et d’innocence,

D’oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,

Enfin, de devenir un peu semblable à moi

 

Qui fus, durant les jours d’Hérode et de Pilate

Et de Judas et de Pierre, pareil à toi

Pour souffrir et mourir d’une mort scélérate !

 

                                    *

                                  *   *

 

Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs

Si doux qu’ils sont encor d’ineffables délices,

Je te ferai goûter sur terre mes prémices,

La paix du cœur, l’amour d’être pauvre, et mes soirs

 

Mystiques, quand l’esprit s’ouvre aux calmes espoirs

Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice

Éternel, et qu’au ciel pieux la lune glisse,

Et que sonnent les angélus roses et noirs,

 

En attendant l’assomption dans ma lumière,

L’éveil sans fin dans ma charité coutumière,

La musique de mes louanges à jamais,

 

Et l’extase perpétuelle et la science,

Et d’être en moi parmi l’aimable irradiance

De tes souffrances, enfin miennes, que j’aimais !

 

 

 

                                    VIII

 

 

– Ah ! Seigneur, qu’ai-je ? Hélas ! me voici tout en larmes

D’une joie extraordinaire : votre voix

Me fait comme du bien et du mal à la fois,

Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes.

 

Je ris, je pleure, et c’est comme un appel aux armes

D’un clairon pour des champs de bataille où je vois

Des anges bleus et blancs portés sur des pavois,

Et ce clairon m’enlève en de fières alarmes.

 

J’ai l’extase et j’ai la terreur d’être choisi.

Je suis indigne, mais je sais votre clémence.

Ah ! quel effort, mais quelle ardeur ! Et me voici

 

Plein d’une humble prière, encor qu’un trouble immense

Brouille l’espoir que votre voix me révéla,

Et j’aspire en tremblant.

 

 

 

                                    IX

 

 

                                         – Pauvre âme, c’est cela !

 

 

Paul VERLAINE, Sagesse.

 

 

 

 

 

 

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