L’étoile

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

François VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alourdi par une soirée joyeuse et un souper plantureux, Robert, avant de se coucher, ouvrit sa fenêtre. Il habitait, boulevard Raspail, au rez-de-chaussée d’une maison neuve, un confortable appartement de garçon. En face de cette construction fastueuse et tourmentée, survivait encore une vieille caserne de pauvres, à la façade lépreuse et criblée de petites fenêtres. Le jeune homme la distinguait à peine à travers la nuit lourde et humide, une de ces nuits d’hiver où le ciel surbaissé semble attiédir le sol.

– Quand se résoudra-t-on, maugréa-t-il, à renverser cette odieuse bâtisse ?

Et déjà il se retirait, lorsque ses yeux inconsciemment levés découvrirent, au sommet de cette masse obscure, une faible lumière : une lumière si hésitante qu’on eût dit l’un de ces regards ensommeillés qui filtrent entre les cils d’un enfant qui s’endort, une lumière si haute qu’elle paraissait suspendue dans les cieux.

– L’étoile, murmura-t-il, à demi rêveur !

C’était le sermon du dimanche passé qui lui remontait à la mémoire.

Robert n’était pourtant pas un habitué des sermons. Il ne fréquentait plus qu’une messe tardive, entendue par routine et sans conviction. Depuis la mort de ses parents, il ne faisait plus ses Pâques. Mais, ce dimanche-là, pressé par une course lointaine, il s’était rendu de bon matin à l’église, et, pour employer son langage, il avait eu la malchance de tomber sur un prône. Agacé d’abord, il se prit à écouter par désœuvrement. Une comparaison poétique, enveloppée d’un léger duvet d’onction, le frappa. Comme on était presque à la veille de l’Épiphanie, le prédicateur avait cru pouvoir affirmer que beaucoup de chrétiens, éloignés du Christ, voient se lever sur leur existence, à une heure imprévue, l’étoile providentielle, allumée pour eux parmi les astres et chargée de les conduire au terme où Dieu les attend. De cette étoile, avait-il conclu, quand elle brillera pour vous, ne vous détournez point !

Cette pensée originale avait pénétré dans l’intelligence de Robert. Elle ne cessait d’y briller discrètement, comme la veilleuse dont on sent la lueur jusqu’au fond du sommeil. Tout à l’heure encore, elle traversait de rayons fugitifs et doucement grondeurs la partie tapageuse où le jeune homme avait perdu la moitié de sa nuit.

– L’étoile, répéta machinalement Robert, dont le cerveau engourdi se raccrochait à l’idée fixe. Puis, vaincu par la somnolence, il ferma sa fenêtre et se laissa tomber, tout vêtu, sur son lit.

Il s’éveilla, vers 11 heures du matin, la tête lourde et la bouche amère. Il avait totalement oublié la petite apparition lumineuse, et son esprit, dégagé des brouillards, ne perçut que le programme stérile et agité de la journée nouvelle.

L’étoile demeura voilée jusqu’au soir, Mais, comme il rentrait tout droit du théâtre, elle jeta soudain, dans l’ombre de sa conscience, un rai de clarté. D’un mouvement réflexe, il ouvrit sa fenêtre et leva les yeux. La lampe solitaire était toujours là, très haut, dans la nuit. Pourquoi Robert en éprouva-t-il un secret plaisir et une vague appréhension ? Il n’aurait su l’expliquer. Mais il lui semblait tout à la fois retrouver le sourire d’un ami et reconnaître un mystérieux appel.

Il s’endormit tout songeur.

Plus libre et plus ailée que la veille, son imagination s’ouvrit à des rêves heureux. Il revoyait l’étoile ; elle montait dans le ciel, et, sans avoir à quitter sa fenêtre, il la suivait jusqu’au firmament. Puis, tout à coup, il s’aperçut que l’étoile était une figure de jeune fille, illuminée d’un rayonnement intérieur, et qui lui souriait avec mélancolie. Mais bientôt le visage s’évanouit dans la lumière, et Robert découvrit à ses côtés le prédicateur qui le pressait de courir à ce flambeau céleste.

Le lendemain, le jeune homme se sentit remué, soucieux et maussade. Il résolut de ne plus regarder la vieille bâtisse qu’à la crudité du grand jour. Quatre soirs de suite il se tint parole. Le cinquième, obsédé par un souvenir tenace et par un singulier attrait, il leva les yeux dans la nuit. L’étoile veillait toujours au sommet de la maison pauvre.

Et, soudain, devant la flamme, une ombre passa : la silhouette, à peine estompée, d’une femme. Robert, qui ne l’avait entrevue qu’une seconde et confusément, décida qu’elle était jeune et belle. Il l’identifia, sans hésiter, avec l’apparition de son rêve.

Désormais, tous ces trésors de sensibilité juvénile et inventive se condensèrent autour de l’étoile. Un rêve éthéré se développa dans cette tête de viveur. Robert prenait à l’entretenir une joie d’artiste et d’enfant. L’étoile, c’était une fille noble et charmante, écrasée par l’infortune ; elle s’épuisait jusqu’à l’aurore à de fins et difficiles ouvrages, pour soutenir sa vieille mère impotente ; Robert la secourait discrètement, conquérait son amour, et, l’ayant épousée, lui assurait une vie heureuse, en même temps qu’à l’infirme une vieillesse consolée.

Bien entendu, le jeune homme était à cent lieues d’attacher la moindre importance à cette berquinade. C’était un roman, limpide et frais comme une source de montagnes…

Ce soir-là, Robert, ayant vidé son portefeuille au jeu, se reposait, morose et nonchalant, sur un fauteuil bas, dans le fumoir du cercle. Il rêvassait au voyage coûteux, fébrile et surmenant qu’il allait entreprendre avec un trio de camarades : une randonnée d’automobile à travers la Suisse, le Tyrol et la Haute-Italie. On était aux premiers jours d’avril. Il y avait trois mois que l’étoile était apparue dans sa vie, s’était irradiée dans son rêve. Son imagination l’avait auréolée de mille épisodes. Mais, en réalité, de la lumière nocturne il ne connaissait rien de plus qu’au premier soir. Trois fois il avait distingué la silhouette falote et fugitive, que son préjugé romanesque affirmait toujours élégante et jeune. Une autre nuit, par un majestueux clair de lune, qui faisait pâlir la lumière timide, mais baignait doucement toute la vieille façade embellie, Robert avait pu situer la fenêtre mystérieuse : la dernière, à gauche, au septième étage…

– Eh bien ! mon cher, vous allez être content !

La phrase avait été jetée par un nouveau venu qui s’affalait près du rêveur, un journal à la main.

– Content ! Et de quoi donc ? interrogea Robert, arraché à sa somnolence.

– Vous n’avez donc pas lu ? La Ville de Paris se décide à nettoyer le boulevard Raspail des masures qui le déshonorent. Avant peu, cet odieux phalanstère, contre lequel je vous ai entendu pester, sera démoli.

– Ah !

Cette exclamation sèche et presque douloureuse étonna l’interlocuteur de Robert. Il fut encore plus surpris de voir son voisin s’éloigner brusquement.

– Quel original ! sourit-il en haussant les épaules.

Robert, cependant, venait de reconnaître à cette nouvelle inattendue que l’étoile symbolique, après avoir ébloui son imagination d’une clarté de rêve, avait allumé dans son cœur une petite flamme étrangement vivace. L’idée que la lumière allait s’éteindre assombrissait toute son âme.

– Ah çà ! grommelait-il en marchant d’un pas vif au sein de la nuit fraîche, est-ce que je deviens fou ? Serais-je donc épris d’une héroïne inventée, que je n’ai jamais vue, qui n’existe même pas ? Stupide imagination ! Enfin, Dieu merci, ce voyage effréné va me retourner la cervelle. En attendant, finis, l’étoile et le roman ! Je n’y songerai plus. C’est trop bête, après tout, parce qu’un curé de malheur a parlé devant moi d’étoile providentielle et que, trois jours plus tard, un quinquet m’est apparu sous le toit d’une maison délabrée, de me mettre ainsi la tête à l’envers ?…

Tout en mâchonnant sa fureur, Robert était rentré chez lui. D’un geste instinctif, sa main se porta sur l’espagnolette.

– Allons, murmura-t-il avec une amertume ironique et vaguement attendrie, voyons une dernière fois si mon étoile est encore au ciel !

Mais la grande maison pauvre était noire comme un drap funèbre.

– C’est curieux, songea le jeune homme inquiet, voilà plusieurs nuits qu’elle n’allume plus sa lampe. Est-ce que, par hasard, elle serait malade. Ah ! mais, zut, à la fin ! Couchons-nous et dormons !

Et pourtant, le lendemain, dans l’après-midi, Robert gravissait avec émotion l’étroit et sordide escalier de la vieille bâtisse.

Il avait eu beau se raisonner, se gourmander, se traiter d’imbécile ; il avait eu beau se convaincre qu’il allait gâcher stupidement son joli rêve, une irrésistible impulsion l’avait jeté vers l’énigme. Il voulait, avant de partir, en surprendre le mot. Et il montait. Connaissant la façade et la position de la fenêtre, il retrouvait aisément son chemin.

Le voici maintenant qui s’oriente au fond d’un corridor obscur, au carrelage intermittent. Il est parvenu à la dernière porte, du côté du boulevard. Il s’arrête, il recule, il se décide, il frappe. « Entrez », grince une voix chevrotante. Il tâtonne, une clé lui vient sous les doigts, il ouvre.

C’est une chambrette, aux murs grisâtres, tout juste meublée d’un lit, d’une commode, d’une table ronde, de quelques chaises boiteuses et d’un fauteuil de paille au siège effiloché. Sur ce fauteuil, auprès de la fenêtre – la fenêtre à l’étoile ! – une pauvre vieille, ratatinée, dont le bonnet laisse échapper des mèches blanches et dont le torse anguleux se resserre dans un fichu noir, tousse, crache et geint. Robert a devant lui l’ange de ses rêves…

Le jeune homme était resté, stupide et pantois, sur le seuil. La malade souleva la tête, une lueur étonnée passa dans ses yeux mornes et pleurards, ses mains tremblotantes ajustèrent ses lunettes :

– Mais, c’est Monsieur Robert ?

Réveillé par cette exclamation, le visiteur tressaillit, s’approcha, regarda longtemps ; sa mémoire tendue retrouvait peu à peu, sous le parchemin craquelé du visage, une physionomie plus jeune.

– Comment ! c’est vous, Ernestine ?

Il venait de reconnaître une ancienne bonne, oubliée depuis quinze ans.

La vieille, à son tour, fut de nouveau surprise. Après une quinte de toux qui la tordit comme un arbre secoué par le vent :

– Ce n’est donc pas moi que vous comptiez voir ? interrogea-t-elle.

– Non !… C’est-à-dire si... Voilà ! On m’avait prévenu... J’étais envoyé…

– Ah ! vous êtes sans doute envoyé par la Conférence de Saint-Vincent de Paul ?

– Justement, c’est cela, se hâta de confirmer le jeune homme, allégé par cette explication.

– Ah ! ben ! C’est une bénédiction du bon Dieu que ça soit vous qui soyez venu. Pour sûr, c’est votre bon ange qui vous a conduit !

– L’étoile, interrompit secrètement Robert, chez qui la réalité de cette coïncidence effaçait le roman sentimental !

– Si vous saviez, poursuivit l’ancienne bonne, si vous saviez quel service vous pouvez me rendre ! Vos parents étaient si braves, si pitoyables aux malheureux ! Vous êtes comme eux, puisque vous visitez les pauvres. Vous ne rejetterez pas la prière de la vieille Ernestine, qui vous a dorloté dans ses bras voici bien des ans et qui, à présent qu’elle va mourir, a une si grande faveur à vous demander.

 

L’étoile, songea derechef le jeune homme qui, dominé par le sermon lointain surnageant désormais sur le rêve brisé, écoutait la malade avec une attention aiguë.

Et alors, d’une voix sifflante, entrecoupée de quintes et de suffocations, la pauvre femme entreprit sa banale et douloureuse histoire.

Toute jeune encore, elle avait perdu son mari et s’était mise en condition pour gagner la vie de son fils. Mais ce fils, trop laissé à lui-même, avait mal tourné. Ce que voyant, la pauvre mère abandonna sa place et se fit un intérieur pour retenir le malheureux. Des ménages, prolongés par des travaux de couture, lui procuraient les ressources nécessaires. En même temps, le coupable s’amendait. Bientôt, elle crut pouvoir le marier. Ce furent les jours heureux. La naissance d’un garçon mit le comble au bonheur. Mais c’en était, hélas ! le dernier rayon. Le jeune homme, entraîné par de mauvais camarades, se prit à boire et déserta l’atelier. Les pleurs de sa femme et le rire de son enfant, loin de le retenir, lui devenaient odieux…

– Il se détournait de l’étoile, pensa Robert.

Bref, un jour de malheur, le dévoyé fut arrêté pour vol. On ne devait plus le revoir. Trois mois après, la jeune femme, épuisée de chagrin, mourait en laissant deux enfants. La vieille, plus résistante, avait survécu. Dieu la gardait pour élever les petits. Depuis bientôt dix ans, elle y pourvoyait. Au prix de quels labeurs et de quelle usure, on le pouvait calculer sur son visage. On lui aurait donné quatre-vingts ans ; elle n’en comptait pas soixante. Plus que le travail et les veilles, l’incessante pensée du fils criminel avait tari ses veines et rongé ses poumons. Depuis trois ans déjà elle avait dû cesser les ménages. Il ne lui restait plus que la couture, et si mal payée, que, pour gagner le pain de ses petits-enfants, elle devait se cramponner à son aiguille une partie de la nuit…

– L’étoile !

– Et alors, termina la malade, je vais mourir, et les petits n’auront plus personne. Les voisins, qui les gardent aujourd’hui ne pourront que les remettre à l’Assistance publique. Ah ! j’avais tant prié le bon Dieu pour qu’il m’envoyât quelqu’un, quelqu’un qui me connaîtrait, qui aurait pitié de moi, qui voudrait bien s’occuper d’eux ! Et tenez, Monsieur Robert ! Figurez-vous que, me rappelant la charité de vos parents et votre gentillesse, à vous, quand vous étiez tout petit, je me disais : « Si M. Robert savait ma peine ! » Et le bon Dieu m’a entendue, il vous a envoyé.

– Il m’a envoyé, répéta gravement le jeune homme, dont l’âme tout entière était maintenant tendue vers l’étoile !

– Ah ! Monsieur Robert, Monsieur Robert, n’est-ce pas que vous consentez ? Vous arracherez mes petits au gouvernement. Vous leur payerez une école chrétienne. Vous leur ferez apprendre un bon métier. Vous les…

Une terrible suffocation coupa la dernière phrase.

– Oui, je vous le promets ! Oui, je vous le jure !

Robert était bouleversé jusqu’au fond de l’âme. Il lui semblait que l’étoile désormais rayonnante illuminait devant ses pas tout un chemin nouveau de charité, de dévouement, d’abnégation.

Comme si la vieille bonne eût retenu sa vie jusqu’à cet engagement solennel, ou comme si ce suprême effort en eût épuisé les derniers souffles, elle se renversa soudain dans son fauteuil.

– Merci, balbutia-t-elle encore en cherchant la main de Robert… Mon crucifix, là, sur la table… Les enfants, dans la chambre à côté.…

 

* * *

 

Trois jours après, tandis que les camarades de Robert dévoraient l’espace, aux éclats d’une joie stridente et sèche, le jeune homme, au lieu de les accompagner, conduisait par la main deux petits enfants derrière un pauvre corbillard.

Ses amis s’envolaient vers le plaisir égoïste. Mais lui, comme les Mages au sortir de la Crèche où les avait guidés l’étoile, il s’en retournait par un autre chemin !

 

 

 

François VEUILLOT, Le bon ange est parti,

Desclée De Brouwer, s. d.

 

 

 

 

 

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