La ferme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TOUT là-bas, dans les champs, voyez-vous ce noyer majestueux ? Il m’arque l’entrée d’un petit chemin que je pris un jour sans trop savoir s’il me conduirait où je voulais aller ; mais ce chemin est si joli ! On marche pendant une heure à peu près, on traverse la gorge que forment en se rapprochant ces deux collines. D’ici le paysage n’a l’air de rien, mais je vous assure qu’entre les deux collines court joyeusement une certaine eau claire dont il n’est pas facile d’oublier l’allure et la chanson... ; et des arbustes, et des roseaux, et des violettes !... Bah ! celui qui n’a pas pleuré d’enthousiasme et de reconnaissance en voyant ce que le bon Dieu peut faire avec un peu d’herbe et un peu d’eau, qu’il s’en aille en Suisse, pour voir de grandes choses ; et je prédis que la Suisse l’ennuiera, car il est fait pour habiter la rue Vivienne. – Lorsqu’on a traversé la gorge, on se trouve dans un monde nouveau : il n’est plus question de civilisation ni de grande route ; on est en pays perdu.

Je marchai pendant une demi-heure, et j’entrai dans une cour féodale, close d’un débris de maçonnerie qui supportait encore quelque reste de grille. Le bâtiment, néanmoins, faisait bonne mine, et rien d’essentiel n’y manquait. L’honnête cultivateur dont c’était fa franche et hospitalière demeure, laissait le temps emporter de son domaine tout ce qu’il avait de seigneurial, mais il prenait soin de faire fleurir la ferme sur les ruines du château.

La table était mise. Notre hôte l’avait façonnée du bois de ses arbres ; le linge qui la couvrait venait de ses chènevières, le pain était pétri de sa farine et cuit à son four. Nous mangeâmes un de ses moutons, quatre de ses canards, je ne sais combien de ses innombrables poulets : car il en possédait tant de ces poulets, que j’hésite à croire que notre père Abraham lui-même, ou le saint homme Job, en ait nourri de pareilles volées. Les lapins avaient été pris dans sa garenne, les lièvres tués dans ses bois, les poissons pêchés dans son étang ; deux buissons de belles écrevisses formaient le contingent de sa rivière. Nous bûmes le vin de sa vigne, et il nous en offrit de plus d’une couleur. Les liqueurs étaient composées par l’hôtesse en personne, les fruits sortaient du verger de notre homme, les légumes, de son potager ; au dessert parurent le fromage de ses troupeaux, le miel de ses abeilles, accompagnés de la plus vertueuse pâtisserie que j’eusse encore rencontrée en ce triste monde, où j’avais alors déjà vécu vingt-cinq ans. Arrêtons-nous à cette pâtisserie : elle était le chef-d’œuvre de Mademoiselle Anne, la cadette du bonhomme, et non pas assurément (je parle de Mademoiselle Anne) l’ornement le moins aimable et le moins primitif du festin. Anne maniait un sac de blé comme une aiguille à tricoter, pleurait en lisant le petit Poucet, rougissait en écoutant l’éloge de ses gâteaux ; et la veille, elle avait d’un seul soufflet cassé trois dents à un valet de ferme qui voulait se faire passer pour revenant. Beau brin de fille ! blonde, le teint hâlé, la voix douce, l’âme chrétienne, et assez d’imagination pour avoir orné le dessert de deux larges poignées de fleurs cueillies dans son jardin particulier. Certes, ce fut un brave repas ! Sauf le café (mais il venait de la ville), je peux me donner la satisfaction de dire que tout fut excellent, puisque enfin j’expérimentai tout, étant maître alors de mon estomac comme un personnage de Walter Scott.

Malheureusement, mon ami Martial et moi nous n’étions pas les seuls invités. Un bourgeois nous gâta ce beau jour.

Si M. Sylvain Guillaudé n’est pas avocat, il ne s’en faut guère. Au fond, c’est un bon homme, un homme honnête, bien apparenté. Si les honnêtes gens sont tels, que sont les autres ?

On avait eu l’imprudence de lui dire que Martial et moi, nous étions des jeunes gens de Paris, des malins, des journalistes. Il nous mesura de l’œil, et, nous jugeant sans doute sur notre appétit rustique, il résolut de briller à nos dépens. J’ignore s’il nous crut égalitaires, humanitaires, ou de quelque autre opinion ridicule ; toujours est-il qu’il lui plut de se donner pour un partisan des idées monarchiques et religieuses, et de nous attaquer sur ce terrain.

Martial, qui n’est point patient avec les sots, lui demanda s’il priait pour le roi et s’il allait à la messe.

– Quoi ? dit Guillaudé surpris.

Madame Guillaudé, de son nom de demoiselle Olympia Guillaumin, était à peindre. Quand soit mari parle, elle tremble. Le caractère taquin du sire lui faisant toujours appréhender quelque affaire, au moindre mot qu’on prononce, elle intervient avec un sourire effaré. À la question de Martial, la voilà sur les charbons. Elle reste bouche béante, en position d’avaler sa fourchette, un œil sur Martial, l’autre sur son redouté seigneur.

– Oui, dit Martial, priez-vous pour le roi ?

– Allez-vous à la messe ? ajoutai-je.

– Pourquoi ? demanda Guillaudé : car ces questions brouillaient sa pensée.

– C’est que nous faisons cela, poursuivit Martial, et par conséquent nous sommes plus monarchistes et plus religieux que vous.

Cette profession de foi trancha les positions et fit saillir les caractères.

Jusqu’alors Mademoiselle Anne, dont j’étais l’heureux voisin, m’avait servi gracieusement ; à partir de cette déclaration de Martial, elle me servit amicalement.

Notre hôte força Martial à boire un bon coup.

– Ce qu’on en dit, observa Madame Olympia Guillaudé, née Guillaumin, n’est que pour plaisanter et se divertir en société.

Sylvain Guillaudé, dans le dernier étonnement, but de travers et chiffonna sa serviette.

Un collégien qui se trouvait là, voyant deux jeunes gens proclamer avec cette effronterie qu’ils avaient la simplicité de prier Dieu, fit preuve de bon naturel en rougissant jusqu’au bout du nez.

Le fils aîné de notre hôte (un peu gêné de notre franchise, quoiqu’il fût chrétien lui-même, mais il n’aimait pas à se l’entendre reprocher) s’approcha de mon oreille, et me dit : – Guillaudé fera une chanson contre vous.

Le juge de paix nous jeta un regard torve.

Le notaire soupçonna que nous pourrions bien tenir à la police.

Le garde champêtre, qui servait à table, dit à la cuisine que nous étions deux jésuites.

Un vieux berger, ancien soldat converti par le père Guyon, soutint que nous étions de braves jeunes gens, et proposa au garde champêtre une paire de giffles.

Il fut appuyé par Toinon, qui lavait la vaisselle.

Mademoiselle Azala Guillaudé, âgée de quinze ans, lectrice du Siècle, demanda si Martial était marié.

Nous avions des partisans, nous avions des adversaires : la bataille s’engagea.

Le premier choc de Sylvain Guillaudé fut terrible. Nous vîmes que ce malheureux savait par cœur le Dictionnaire philosophique, dont il faisait un atroce ragoût en le mélangeant à la Profession de foi du vicaire savoyard. Il parla des croisades, du péché originel, des fausses décrétales, de l’Inquisition et du père Garasse. Je m’aperçus bientôt qu’il avait l’art d’enfiler les paroles, et voilà sur quoi je le soupçonnai avocat.

Je jugeai que ce serait peine perdue de jeter une raison dans ce torrent d’âneries ; et, quoique fort offensé de l’entendre, à cause des femmes et des enfants, je ne m’occupai plus que de la pâtisserie de Mademoiselle Anne. Seulement, quand je le vis à l’Inquisition, je me penchai vers mon voisin, qui frémissait. – Mais, dis-je, il est tout à fait ignorant, votre Monsieur Guillaudé. – Ne men parlez pas, répondit-il.

Le brave garçon était en train de tout croire, et n’osait se l’avouer.

Martial suffoquait. Il haussait les épaules, ouvrait la bouche, étendait la main : peine inutile ! C’était la tactique de Guillaudé, lorsqu’il voulait triompher, de ne pas laisser passer un mot. Mais à la fin, ses forces trahirent sa mémoire. Il demeura coi, faute de souffle. Martial de s’en donner à son tour, et de venger les décrétales, et d’expliquer l’Inquisition, et de réhabiliter ce pauvre père Garasse, qui fut un excellent religieux et qui reste un de nos bons amis. Les catholiques se réjouissaient, Mademoiselle Anne me choisissait les plus belles pommes et les poires les plus mûres, mon voisin se relevait comme une fleur que la chaleur du jour a penchée. Je travaillais à faire taire les interrupteurs ; ce n’était pas une petite besogne : il s’agissait du notaire, du juge de paix et de Guillaudé. Heureusement, Guillaudé, n’en pouvant plus, ne faisait guère que des gestes ; malheureusement, son impuissance l’aigrissait. Martial lui ayant poussé un argument qui le laissait sans ressource, il s’écria que ce n’était là qu’un ramas de sottises, que les prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense, et que notre crédulité fait toute leur science. Martial se tut ; notre hôte se leva de table, affligé de la grossièreté de son convive, et l’on se sépara sur ce mot amer. Quoi que pût faire Martial pour prouver qu’il l’oubliait, Guillaudé nous tint rancune. Au moment du départ, Madame Olympia Guillaudé, née Guillaumin, à qui je n’avais pas eu l’honneur d’adresser encore la parole, vint à moi n’osant aborder Martial ; et, tout en arrangeant son châle, elle me dit avec un sourire chancelant : – On cause, on s’amuse. Tout ce que l’on en fait n’est que pour plaisanter et se divertir en société.

  

 

 

Louis VEUILLOT, Historiettes et fantaisies.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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