L’école du cœur
par
Louis VEUILLOT
I
L’AMOUR se leva dans mon cœur comme ces aurores qui promettent des jours merveilleux. Il me remplissait d’une force, d’une joie et d’une admiration infinies. J’aimais tout, je possédais tout, j’appartenais à tout. Le seul objet qui était tout pour moi dans le monde, répandait sur l’universalité des choses mon amour et sa beauté. Je crus que la vie était ce doux vallon baigné des lueurs du matin, où la jeunesse enchantée se promène entourée d’espérances. La fleur s’entrouvre, l’oiseau chante, chaque brin d’herbe a sa perle de rosée, chaque bonheur a ses larmes. Je me donnais et je m’abandonnais, je ne savais faire que des rêves heureux. Mais cette lumière était l'éclat de deux yeux inconstants, cette splendeur était le sourire d'une bouche parjure. Il plut à ces yeux, à ce sourire, d'illuminer un autre cœur, et le mien tomba dans la nuit. Je pensai mourir ; je m’en allai, mal soutenu d'un reste d’illusion, tâchant d’aimer ailleurs... Je ne crus plus à l’amour.
II
La jeunesse me quitta sur ces entrefaites. Je la vis s'éloigner et je n’eus point de regret : elle m’avait menti. J’abordai les terres de la virilité. Ce pays me parut austère et difficile. Pour y marcher, j’appelai l'Amitié, dont j’avais entendu faire l’éloge par les mécontents de l’Amour. Tous la disaient grave, forte et fidèle. Je trouvai qu’elle avait l’air aimable quoiqu'un peu rude, et je la priai de me donner la main. Elle y consentit, me prodigua les bons conseils, m'aida souvent, me mit moi-même en position de la servir quelquefois. Mon seul défaut, disait-elle, était de lui parler trop de ma reconnaissance, et je ne lui connaissais que le tort de vouloir trop m’obliger. C'était charmant, c’était un meilleur amour. Je sentis renaître dans mon cœur l’enthousiasme, le dévouement, les tendres sollicitudes, et voilà mon avenir plus doré qu'il ne le fut jamais. Je rapportais tout à mon ami comme jadis tout à mon inconstante ; il avait sa place d'honneur dans tous les plans de ma vie, son appartement magnifique dans tous mes châteaux. Mais une vile ambition m’avait pris la fiancée, un caprice, qui le croirait ? me prit l’ami. Celui qui m'aiment encore le matin, le soir ne m’aimait plus. « – Que vous ai-je fait ? – Rien, seulement je ne vous aime plus. Je vous trouvais de l’esprit, du cœur, j’aimais à vous voir, j’aimais à vous servir : à présent votre présence m’est importune ; si vous voulez me faire plaisir, soyez ingrat. » Hélas ! cette perfide n’avait pas été si cruelle, n’avait pas frappé mon cœur de ce coup sûr et profond. Elle m’avait laissé le droit de la haïr ; mon ami me retirait seulement le pouvoir de l’aimer. On ne refait pas une amitié comme on se refait un semblant d’amour. Je me tins à l’écart, outré d’amertume. Je voulais raisonner avec moi-même, étouffer cette douleur, la cacher au moins : je ne pouvais. L’amitié est une tromperie qui m’a fait plus souffrir que la tromperie de l’amour ; elle m’a plus dégoûté de la vie et du cœur humain, que n’avait fait l’amour ; je ne crus plus à l’amitié.
III
Et, chose horrible, la première plaie, depuis longtemps fermée, se raviva tout à coup. Un jour je vis une ride sur mon front, je me dis : C’est l’âge ; c'en est fait, je descends. Je me mis follement à regretter la jeunesse et l’amour. Mais quel regret ! La jeunesse insensée, l’amour en qui je ne croyais plus ! De l’autre côté de cet abîme qui nous sépare du passé, m’apparurent mille fantômes, et je vis avec angoisse combien aisément, après de longues années d’absence, que dis-je ! après de longues années de prière, je les reconnaissais. Hélas ! hélas ! je pouvais mettre un nom encore sur tous ces visages ; je reconnaissais cet arbre dans la prairie, cette touffe d’herbe au bord de la rivière, cette fenêtre dans la rue, cette place au salon de bal. Ô misère, est-ce pour cela que j’ai vieilli ! Ô mon Dieu, de quelles offenses me suis-je alors rendu coupable, pour mériter cette poignante et tardive punition ! Je sentis venir des larmes dont j’eus honte, et je me sentis à plaindre de n’oser plus pleurer...
IV
Voyant donc ma faiblesse et mon abandon, et comprenant toute l’étendue de cette détresse qui me faisait comme un besoin insatiable de ce qui n’était plus, de ce qui ne pouvait plus être, de ce dont je ne voulais plus ; torturé sans cesse au fond de mon âme, las de l'humanité, las de moi-même, humilié, je m’étonnais de vivre et je ne comprenais pas pourquoi j’étais sur la terre, quand j’entendis une voix qui priait timidement ; je tournai la tête, et je vis ce que l’on ne saurait peindre : un visage d’une angélique douceur et d’une majesté sublime, l’air de courage d’une guerrière, l’ingénuité d’une enfant, je ne sais quel mélange de sagesse, de force, d’ardeur que voilait la douce humilité. Cette apparition céleste, car aucun de ces traits n’était d’une mortelle, semblait partager sa pensée entre le ciel et moi. – Que fais-tu, lui demandai-je ? – Tu le vois, répondit-elle, je prie. – Dans quel dessein ? – Pour que tu sois heureux. – Qui es-tu donc ? – Ta servante. – Vraiment ! m’écriai-je avec ironie ; et me sers-tu depuis longtemps ? – Depuis que tu as reçu le jour. – Je ne t’ai jamais vue. – Tu ne m’as jamais regardée. – Tu sais que je ne t'aimerai point, et que je ne te crois pas ? – N’importe ; je suis sur la terre pour te servir et pour t’aimer.
Je fondis en larmes. Ah ! m’écriai-je, je ne t'ai jamais vue, et je te reconnais ! Je devine ton nom parce que tu veux le taire ; tu te montres parce que je suis au désespoir. Tu viens m’apprendre à pardonner en mes frères ce que tes sages conseils leur ont appris à pardonner si souvent en moi. Tu m’avertis qu'il est temps de connaître et de pratiquer enfin l’amour. Prends mon cœur, prends mon pauvre cœur, ô Charité de Dieu !
V
J’ai fait un pacte avec elle, et celui-là ne sera point rompu. Elle est la force et la sagesse de la vie. C'est qui m'enseigne à aimer, non plus moi-même, mais les autres ; et je les aime en vue de Dieu qui leur donne ma tendresse comme un bien, comme une distraction, comme un faible secours dans leurs peines ou dans leurs nécessités.
Je veux être le buisson qui donne un peu d’ombre sur le chemin, la brise qui rafraîchit la plaine, la fleur perdue dans l’herbe, le chant d’oiseau qui réjouit le passant.
Passant mon frère, je t’aime et ne te demande rien. Prends l’ombre du buisson, et la fraîcheur de la brise, et le parfum de la fleur, et le chant de l’oiseau ; Dieu te tes donne, prends, oublie, va à ton bonheur, ne rends grâces qu’à Dieu.
VI
Seigneur, je sais maintenant pourquoi j’ai vécu. Vos œuvres sont formées d’éléments divers, et d’apparences contraires. Quand la science de l’homme analyse ces choses parfaites qui sortent de vos mains, elle trouve avec stupeur que souvent vous avez pris des matières viles et funestes pour en composer un tout rempli d’utilité et de magnificence. Dans nos mains la terre et l’eau sont de la boue, et si nous exposons cette boue au soleil, elle se change en poussière, et le vent l'emporte. Mais, pour vous, la terre et l’eau deviennent le sein fécond d’où votre soleil fait jaillir sans fin d’inépuisables trésors. Ainsi de notre cœur : de toutes ses puissances, nous ne savons tirer que des fruits d’égoïsme que nous voulons nous-mêmes dévorer, et qui sont pleins de cendre quand nous y mettons la dent. Il vous plaît que votre charité rayonne dans ce centre profond de nos cupidités, et alors, ô merveille ! tout ce que nous y avons traîné d’impur y devient utile ; ce fumier développe des germes de vertu ; l’arbre mauvais cultivé pour nous produit des fruits pour les autres ; la sagesse se forme de nos folies ; dans les souvenirs de l’égoïsme s’inspirent les doux conseils de la charité.
J’ai erré parmi les mauvais chemins pour en éloigner mes frères ; j’ai cherché les affections humaines pour en connaître le vide et l’illusion. Qu'importe ce qui m’en est resté de fatigue et de douleur !
Louis VEUILLOT, Historiettes,
Éditions Victor Palme, 1888