L’épouse imaginaire
– 1735 –
par
Louis VEUILLOT
I
JE ne vous connais pas, Mademoiselle ; je ne vous ai point vue, jamais peut-être je ne vous verrai ; je ne sais pas même quel nom vous donner. Êtes-vous de visage doux ou sévère, brune ou blonde, grande ou de taille mignonne ? Je n’en sais rien. Si je vous rencontre quelque part, serais-je frappé de votre aspect ?
Peut-être vous ai-je rencontrée et me suis-je retourné pour vous voir, sans que je puisse néanmoins, si je vous revois, me rappeler que déjà mes yeux se sont une fois arrêtés sur vous ; peut-être même que, vous ayant considérée, vous ne m’avez point plu, sans que j’aie seulement pensé que vous ne me plaisiez pas.
Et cependant je vous écris ! je vous écris une lettre que vous ne devez pas lire, et ce n’est pas sans émotion que je l’écris. Quand je pense à vous, pensée fréquente depuis plusieurs jours ; quand le nom de famille sous lequel je vous connais, ce nom auquel je ne puis attacher aucune physionomie, est échangé tout bas entre ma tête et mon cœur, ici mille sentiments et là mille rêves s’éveillent, comme une pierre lancée dans un buisson en agite toutes les feuilles, et fait soudainement envoler une multitude d’oiseaux. Je songe à vous, je vous parle, je... vraiment je vous aime !...
Quel est donc celui qui vous aime ? Si l’on vous le nommait, vous seriez, certes, bien étonnée : jamais, d’aucune façon, en aucune manière, votre pensée n’a pu s’arrêter sur lui. Vous le connaissez moins que le sophi de Perse, moins que l’empereur de la Chine, de qui vous avez pu entendre parler ; vous ne connaissez pas même de lui ce qu’il connaît de vous : un nom.
Pourtant quelque chose à votre insu nous lie, c’est-à-dire me lie ; un lien part de mon cœur, et va jusqu’à vous. Mais c’est tout. De votre esprit ni de votre cœur aucun lien ne repart pour venir à moi. Ce lien qui m’engage, je m’étonne de le sentir si fort, puisque ce n’est qu’une parole.
Il y a quelques jours, au matin, je dormais encore ; on m’éveille. Un galant homme, un sage et prudent ami de ma jeunesse était devant moi. Tandis que je me frottais les yeux : « Vous savez », me dit-il, « que je vous veux marier. J’ai trouvé enfin un parti convenable. » Il nomma votre père. J’avais, en je ne sais quelle occurrence, entendu parler déjà de votre père comme d’un homme fort considéré. Mais mon ami vit bien que j’étais plus pressé d’entendre parler de vous. « Pour moi », poursuivit-il, « je ne la connais point. On me l’a dépeinte jolie et douce, et je sais qu’elle est pieuse ; c’est la perle de la paroisse. » J’ai retenu ce mot : il m’a charmé. Ensuite vinrent maints détails sur ce que le monde regarde, à mon gré très honteusement, comme le côté très grave du mariage : c’est-à-dire que la fortune convenait ; qu’avec mon travail et votre dot, on aurait dans le ménage une honnête et laborieuse aisance ; que votre père donnait tant et promettait tant ; et que vous étiez fille unique : mille choses ! Enfin mon ami conclut que votre père, sur mon portrait fait d’une main impartiale, ne répugnait point au projet qu’il avait formé. Et, me recommandant de bien réfléchir, recommandation assurément superflue, il me laissa fort agité, je vous l’atteste : j’en perdis la moitié de mes prières du matin.
Un garçon de vingt-six ans, qui vit à l’aise d’un travail assuré, qui peut compter sur l’avenir, qui n’a point de grands défauts, qui voit un peu de monde (c’est toute ma condition), n’est pas sans entendre bourdonner assez fréquemment à son oreille des propositions de mariage. Il m’est arrivé de ces propositions-là, comme à tant d’autres. Je ne sais pour quelle raison, sans les repousser, j’y avais si peu pris garde, que tout aussitôt elles étaient tombées dans l’oubli. Dès le premier mot, il en fut de celle-ci bien autrement. Pourquoi ? Faut-il l’attribuer à la même volonté qui ne permettait pas que je fusse occupé des autres ? Attendons : Dieu nous fera connaître ses desseins. Mais, vous le voyez, je crois les deviner, ces desseins pleins de mystère, puisque je vous écris.
Pourtant, comme je ne risque rien d’être sincère, et que c’est d’ailleurs une excellente habitude à prendre, je vous dirai tout.
Mon visiteur matinal était à peine parti, et déjà mon imagination, que je n’ai point paresseuse, avait fait beaucoup de chemin. À force d’aller, de venir, d’aventurer de ci de là, elle s’était engagée dans un fâcheux pays. Je crus m’être persuadé deux choses : la première, que je n’étais point mûr pour le mariage ; la seconde, qu’il, s’en fallait de beaucoup que vous fussiez assez riche pour moi ; que je devais m’appliquer à former davantage mon caractère ; mais, surtout, que l’on m’avait offert et que je trouverais sans peine des partis plus avantageux. Voilà un mot fort laid pour exprimer une plus laide pensée. Parti plus avantageux, cela veut dire tout simplement une femme qui apporterait une plus grosse dot.
Dans cette belle résolution, je me mis en route pour aller consulter un autre ami, et le charger de notifier un bon refus. Tandis que je portais à pied une décision si fière, mon imagination, toujours en mouvement, me montrait à moi-même, magnifiquement assis en voiture, près d’une épouse choisie, je pense, dans le pays de Golconde ; et de la dot de cette épouse orientale, je faisais mille fastueuses libéralités au genre humain. Puis, tout à coup, passait près de moi, à pied comme moi, sur le mail, quelque jeune femme au regard modeste, menant par la main son joyeux enfant. C’était le rayon de jour qui dissipe les chimères. Alors je pensais à vous et au tranquille bonheur d’une existence cachée : mon imagination sautait de son superbe équipage ; elle vous allait prendre auprès de votre mère ; elle vous amenait en robe simple et de bon goût, souriante, paisible, aimant la solitude, les affectueux discours, vous plaisant à chercher, au bras de votre mari, l’honnête et charmante joie d’une promenade agreste sur le bord des rivières, dans le silence et la bonne odeur des prés. Je vous saluais de tout mon cœur, vous me faisiez grand accueil, et nous partions pour accomplir quelque pèlerinage à une chapelle de campagne, pour visiter un pauvre que vous aviez découvert. Nous nous félicitions d’aller à pied visiter les pauvres : on arrive plus lentement peut-être, mais on arrive sans bruit, mais l’on s’éloigne moins vite. Nous allions donc... Hélas ! sur cette bonne route encore je vous perdais, et je me retrouvais, au bout d’un instant, sans vous, remplissant une voiture aux coussins bourrés d’or. Dans cette maudite voiture, j’arrivai à la porte de mon ami. Là, je vous congédiai définitivement, non sans vous accorder quelque léger soupir, comme si je vous trouvais bien à plaindre, et que mon abandon fût pour vous une disgrâce.
Mais juste dans le moment que je vous disais ce vilain adieu, je me trouvai face à face avec mon confesseur.
Si l’on vous dépeignait le Père Joseph, et que vous n’eussiez, pour le connaître particulièrement, d’autre moyen que de m’épouser, je crois qu’en vérité, dans ce but seul, vous m’épouseriez. Toute bonne opinion de moi-même à part, vous feriez bien.
C’est un homme, depuis soixante et dix ans, que Dieu semble avoir pris soin de perfectionner tous les jours. Il est bon comme l’Église ; il a l’esprit si rempli de lumières, le cœur si fourni des vertus de sa profession, que l’effet en est pour ainsi dire physique : quiconque l’approche, tout de suite se sent plus calme et meilleur, comme si sa seule présence inspirait ce détachement des choses du monde qu’il pratique à tout instant de sa vie et dont il est devenu un modèle achevé, mais ce qui fait qu’il prêche avec réserve, ainsi qu’il est nécessaire, à nous autres pauvres étourdis, toujours prêts aux renoncements les plus durs et encore plus prompts, hélas ! à nous en fatiguer. Que de fois, en le quittant, je me suis accusé d’hypocrisie ! car à sa vue tous mes mauvais sentiments s’apaisent, et, me sentant trop différent de ce que je suis à l’ordinaire, je ne puis croire à la sincérité d’un pareil changement. Sa parole n’exige rien ; sa lente sagesse, sa vigilance affectueuse, ses conseils, obtiennent tout. Je vous en parle avec une sorte d’ostentation : il est la belle part de ma dot, ce que j’ai de meilleur, la plus solide garantie de votre bonheur, si Dieu nous unit.
Je le croyais absent. Agréablement surpris de le voir, je me hâtai de lui confier tout. Il écouta paisiblement ma résolution de ne point me marier qu’à une héritière des Indes, car je commençai par là ; paisiblement encore, le détail de tous vos mérites, que je voulus pourtant lui faire au plus long. Mais quand j’eus prononcé le nom de votre père, il laissa échapper une exclamation dont je fus étonné. – « C’est », dit-il en entendant ce nom, « le plus vertueux homme du monde ; un chrétien des vieux temps, etc. » Il ne tarissait point. Puis, venant à vous : – « J’affirmerais qu’elle est parfaitement élevée. Un pareil homme doit être béni dans sa fille. Épousez-la, mon ami, si vous le pouvez ; entrez dans cette famille de saints. – Vous croyez donc, mon père, que nous ne serions pas trop pauvres ? – Vous serez riche », reprit-il : « vous vivrez parmi les élus de Dieu. »
J’allai sur l’heure dire à mon plénipotentiaire d’accepter bien vite ; et je courus ensuite à la prochaine église, mettre sous la protection de la sainte Vierge, vous, moi, et toute cette grande affaire. – Voilà, Mademoiselle, pourquoi je vous écris ce soir, tandis que vous dormez, sans songer certainement qu’un homme qui n’est point de votre famille, que vous n’avez jamais vu, qui ne vous a jamais vue, pense si fort à vous.
Que les anges de Dieu protègent votre sommeil ! et, quoi qu’il arrive, que la sainte paix de Jésus soit toujours avec nos cœurs !
II
Le galant homme de l’autre matin s’était absenté pour quelques jours, et je m’en plaignais fort ; il est revenu, je l’ai vu. « Eh bien ! » ai-je dit en lui serrant les mains, « s’il ne dépend que de moi, vous serez de noces avant peu. » À ces mots, il m’a paru tout embarrassé. J’ai compris qu’il cherchait par où s’y prendre pour m’annoncer quelque chose de fâcheux. « Parlez enfin ! » me suis-je écrié. « Est-ce qu’on ne veut plus de moi ? Je peux encore survivre. » Je souriais, mais ma voix était aussi mal assurée que mon cœur.
– « Non », reprit-il, « on ne vous refuse pas ; au contraire. Ce qui m’embarrasse, c’est que j’ai fait l’autre jour une étourderie. Sans le savoir, j’ai beaucoup exagéré la fortune de cette demoiselle : c’est de son père même que je viens de l’apprendre. Au compte qu’il m’en a donné, il se trouve sur ce que je vous ai dit une diminution de trente ou quarante mille livres environ.
– Voilà, en effet », continuai-je assez troublé, « qui est grand dommage : car comment nous établir, puisque je n’ai rien, si cette personne n’apporte rien ?
– Vous l’entendez mal », reprit mon interlocuteur. « Elle apporte bien ce que j’ai dit. La diminution est toute sur les prévisions de fortune à venir, sur ce qu’on appelle les espérances.
– N’est-ce que cela ? » m’écriai-je, délivré tout à coup d’un grand poids. « Mes espérances sont en Dieu ; elles sont dans la force qu’il me donnera, dans les devoirs qu’il voudra m’imposer, dans l’affection que j’aurai pour ma famille, dans la bonté qui prend soin des oiseaux et des petits des oiseaux. Ainsi, point de regrets. Si celle dont nous parlons a les vertus aujourd’hui qu’elle avait hier, ces quarante mille livres de moins ne m’appauvrissent pas. »
J’ai dit cela dans la sincérité de mon âme. J’aimais à donner cette preuve, ne vous connaissant pas, de l’étrange attachement que j’éprouve pour vous. Non, je n’apporte point ici des pensées avides ! Est-ce un sacrifice que j’ai fait ? Il ne m’a rien coûté. Je n’y pense que pour vous en parler ; je vous en parle seulement pour vous montrer par quelle voie digne et honorable Dieu me conduit vers vous. Si un jour vous lisez ma lettre, ne serez-vous point contente de voir ceci ? Je vous proteste qu’aucun avantage de fortune ne pourrait compenser le plaisir que je prends à vous ménager cette joie.
Que Dieu seulement me donne de quoi bâtir mon nid ; que je puisse l’orner assez pour qu’il plaise à vos modestes désirs. Ensuite, il nous donnera d’y entretenir la concorde et la paix, et pour le reste nous compterons encore sur lui.
La seule joie du ménage, pour des époux que je connais, est de parvenir quelquefois à ne point se voir, de mettre entre eux toujours quelque divertissement nouveau, d’aller bien loin chercher des distractions, ou de les faire à grands frais venir. Il leur faut de l’argent, puisqu’il leur faut des spectacles, des fêtes, des convives, et tout ce qui fait du bruit autour d’un pauvre cœur, sans cesse importuné du silence des doux sentiments. Mais nos ennuis seraient ces distractions vaines, ces plaisirs plus coûteux encore à l’âme qu’ils ne le sont à la part de richesses dont on dispose ici-bas. Dieu ne permettra point que nos devoirs demeurent sans contentements. Nos plaisirs seront de le prier ensemble, chacun de nous excitera l’autre à le prier mieux. De compagnie nous irons le voir où nous savons bien qu’on ne manque pas de le trouver ; et lui, tous les jours aussi, aux heures de la prière, il viendra nous voir. Ses fêtes seront nos fêtes, paisiblement célébrées ; il sera notre convive : le soin de son service nous délassera des soins qu’exige la vie. Il faut bien croire encore qu’il nous donnera des enfants, pour l’allégresse de nos cœurs. Quand ces joyeux oiseaux chanteront dans notre logis, ils ne nous feront pas payer leurs chants ; quand ces convives charmants s’assoiront à notre table, ils trouveront exquis tous les mets que vous placerez devant eux, et nous n’avons point par avance à tant nous mettre en peine de ce qu’ils pourront coûter. Nous demanderons en leur nom, avec confiance, le pain de chaque jour, à CELUI qui ne le refusa jamais que pour donner mieux.
Mais il faut que je vous raconte la fin de ma visite. « Puisque », dis-je à mon ami, « je ne suis point refusé, au contraire, allons de ce pas faire la demande. » – « Oh ! » reprit-il, « comme vous poussez les choses ! De si grandes affaires ne se font point en un jour. Il faut premièrement que l’on se soit informé de vous ; ensuite, que l’on réfléchisse un peu ; ensuite, que l’on consulte des parents importants, et qui demeurent loin, et peut-être même les ira-t-on voir. Ainsi patientez. »
Me voilà bien ! Je vous confesse que la patience n’est pas ma vertu. Je vais entrer dans mille humeurs noires, me faire de vous cent portraits bizarres, et devenir plus bourru qu’un Allemand. Bonsoir, Mademoiselle.
III
Êtes-vous comme moi ? Je voudrais le savoir pour vous plaindre. Il me vient parfois des pressentiments qui sont les plus sombres du monde, et cela, s’il vous plaît, à propos de rien. C’est une maladie que l’air me donne : je la gagne en sortant, au seuil de ma maison ; et me voilà malade pour la journée, traînant toutes sortes de tristesses, prêt à fondre en larmes, plongeant l’espèce humaine dans les plus grands désastres, et moi dans mille douleurs. Je suis inquiet de mes amis, je vois pleuvoir sur eux des malheurs sans nombre ; et, comme si je n’avais pas assez, pour m’affliger, du noir destin de ceux que j’aime, je me mets à gémir sur tous les passants. Je forge des tragédies où les bonnes gens qui courent la rue sont forcés de prendre un rôle et de porter le deuil : si je leur trouve le visage tant soit peu triste, c’est qu’ils ont mis en terre leurs parents, c’est qu’ils viennent de perdre leur procès ; s’ils paraissent gais, c’est bien autre chose : je rêve qu’en rentrant chez eux, ils vont apprendre des désastres, trouver des morts ; s’ils marchent vite, ils cherchent à fuir un malheur inévitable ; lentement, ils traînent avec effort leur chagrin. On n’est pas plus fol, ni plus malheureux que je ne suis, ni plus désespéré ; il faudrait une infortune véritable pour me relever. Oh ! qu’un enfant qui pleure, dans ces moments-là, sur un jouet brisé, me fend l’âme ! Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne m’épargne pas moi-même dans la distribution de mésaventures que je fais libéralement au genre humain : si une affaire m’occupe, elle tourne mal ; si je nourris un espoir, le germe en est anéanti. Je n’ai point aujourd’hui perdu cette occasion de me tourmenter à votre sujet. Vous êtes morte, Mademoiselle, deux ou trois fois dans la journée, fort tragiquement ; vous m’avez repoussé, non moins souvent, avec des paroles très amères ; vous m’avez, – si je n’étais sûr de brûler ma lettre après qu’elle sera écrite, je n’avouerais pas cela, – vous m’avez trahi plusieurs fois aussi, et toujours d’une âme effroyablement cruelle. Enfin, je suis épuisé d’avoir mené votre deuil, d’avoir subi vos dédains, de vous avoir reproché vos parjures. Pardonnez-le-moi, comme je vous le pardonne, à présent qu’un peu reposé, je commence à rire de ma folie. Vous n’aurez point, du reste, beaucoup à souffrir de ces humeurs, qui sont intempérance d’imagination plutôt que faiblesse. Dans les occurrences tout à fait tristes et sérieuses, je ne me laisse point aller ainsi. Je me souviens que je suis chrétien, que c’est Dieu qui frappe ; j’ai l’énergie de la prière et de la soumission.
Hélas ! peut-être en aurai-je bientôt besoin. Il faut que je vous confie aussi mes peines véritables. J’ai une sœur plus jeune que moi, qui est mariée. Vous êtes fille unique : vous ne savez pas combien on aime ces enfants que vous a mis dans les bras une mère mourante, qu’on a élevés avec mille inquiétudes, dont on s’est vu longtemps le seul appui. Cette pauvre sœur, depuis quelques mois, est d’une tristesse invincible. Aujourd’hui encore, je l’ai surprise en pleurs ; mais inutilement je l’ai pressée, grondée, priée : elle a gardé le secret de cette affliction, que je ne puis attribuer à rien, car son mari est honnête homme ; elle en est aimée, elle l’aime. Mon Dieu ! dans un ménage aisé, tranquille, entre deux cœurs parfaits, il peut donc se glisser encore des chagrins ! J’avais compté sur vous pour consoler ma sœur, assuré que vous ne tarderiez pas l’une et l’autre à vous chérir. Mais sur quoi compter ? sur quoi l’homme peut-il appuyer une espérance ? Et puis, je m’en veux, quand ma sœur est affligée, de penser à vous, qui êtes un sourire au milieu de ces larmes. Je ne sais pourquoi j’attends une catastrophe ! Parmi les doux rêves que j’ai commencés et le beau ciel que je voyais se lever, cette tristesse est un nuage qui m’annonce des tempêtes. Je n’ai point parlé de vous à ma sœur. Elle comprendrait que son affliction gâte tout ce ciel brillant, elle se contiendrait, elle serait moins confiante encore, elle souffrirait davantage. Que Dieu prenne pitié de nous ! C’est une grande consolation, devant toutes les menaces de la destinée humaine, de pouvoir dire : Dieu est bon !
IV
Aujourd’hui tout va bien : ma sœur paraît contente, les pressentiments sont vaincus. Je veux vous conter encore une folie de ma pauvre tête, dont je vous ai déjà dit tant de mal.
Il y a six mois, je rencontrai dans le monde un autre ami, qui s’était imaginé, lui aussi, de me marier. Il me tire à part et m’endoctrine longuement. L’objet, pour la grâce, était une fée ; et il semblait que sa dot, à l’entendre décrire, fût celle de la propre héritière du marquis de Carabas. Je m’en allai chez moi tout ébloui de tant de beauté, et de je ne sais plus combien de fermes que cette future avait.
En chemin, au milieu d’une foule d’agréables rêveries, je m’aperçus qu’il faisait un clair de lune admirable. Comme toutes les jeunes filles de la ville, vous avez sans doute vécu très enfermée, et peut-être ne savez-vous pas bien ce que c’est qu’un beau clair de lune dans la belle saison, quand la journée a été chaude et pluvieuse ?
L’air est frais et doux ; je ne sais quelle brume transparente étend sur le faîte des maisons, sur l’horizon lointain et jusque sur le pavé, du satin, de la gaze, du velours, qui flattent le regard de toutes sortes de couleurs délicates. Il s’élève un petit zéphyr qui rêve, qui chante, qui est tout ce que l’on peut imaginer de plus caressant. Les bruits s’adoucissent dans les rues, les masses des maisons prennent des attitudes majestueuses ; la lune, comme une bonne reine, devant laquelle on ne se tait qu’un peu et qui inspire plus d’affection que de crainte, semble là-haut montrer avec complaisance à ses étoiles la belle lumière qu’elle fait ici-bas. Vous verrez... hélas ! que je suis prompt ! ne désirez-vous pas voir, voulais-je dire, ces charmantes choses avec moi ?
Vous comprenez qu’il me vint en pensée, au lieu de rentrer, de rester dehors, pour jouir de cet aimable spectacle et de cet air si doux. Mais tout à coup : – Si j’étais marié ?... Si j’étais marié, il faudrait regagner la maison, car il se fait tard ; et l’on me demanderait d’où je viens ; et me permettrait-on d’aimer tant la lune ? Cette pensée fit pire effet qu’un nuage sur la lune, et qu’une grosse pluie sur le velours du pavé. J’en perdis le désir de me promener ce soir-là, et l’envie de me marier jamais ! Je rentrai tout triste, me voyant exposé à mille inquisitions fâcheuses, à des brouilleries, à des airs rechignés, et ma liberté perdue, et la lune perdue, et mille autres dragons. Enfin, je m’enfonçai si bien dans cette misanthropie, que ni la nuit, ni le jour, ni plusieurs nuits et plusieurs jours ne m’en purent tirer. Quand je revis mon marieur : « Eh bien ? » me dit-il. – « Eh bien », répondis-je en Alexandre, « je ne me marierai pas. » – « Et la raison ? » – « D’autres amours ! »
Il me faut terminer par un compliment. Le fait est que ce soir encore la lune était bien belle, que j’allai promener, que je pensai beaucoup à vous, et que je ne conçus point d’épouvante. Je me suis dit : Elle aimerait cette soirée, nous l’admirerions ensemble, et ce bon air nous semblerait meilleur, comme un mets que l’on partage avec un ami. Ne l’eussé-je point près de moi, je serais pressé de rentrer pour la revoir ; m’eût-elle un peu attendu, je lui dirais pourquoi je me suis fait attendre, et elle pardonnerait de bon cœur ce tort léger ; en eût-elle pourtant un peu de peine, je ne le ferais plus ! – Voilà, je veux bien l’avouer, où ma lâcheté se montre. Mais non, ce n’est point lâcheté. On peut faire sans bassesse, à quelqu’un que l’on aime, ce petit sacrifice et ce grand plaisir. Suis-je point assez galant ? Enfin, prenez cela comme vous voudrez ; mais, s’il vous faut immoler une rivale, croyez que la lune y passera.
V
Toujours rien de nouveau, et je prends un besoin de causer avec vous qui m’inquiète. Déjà, peut-être, je ne saurais plus accepter sans souffrance et sans regrets la privation... quoi ? quelle privation ? la privation d’un bien dont je n’ai pas joui ? Certainement, je serais sage d’en rester là, d’attendre, de ne plus écrire... J’ai tant de choses à vous dire, cependant !
À un sien domestique qui voulait se marier, saint François de Sales assurait que, si la mode était d’essayer du mariage avant de conclure, peu de gens concluraient.
C’est donc un art bien difficile, de vivre en cet état ? c’est donc une habitude bien rude à prendre, que ce support mutuel sans lequel on devine aisément qu’il n’y a point de bonheur ? Aujourd’hui, j’ai l’esprit tourné aux alarmes, et je vous veux bien dire ce que j’aurais le plus de peine à supporter, parmi ces petites imperfections que l’on a communément. Par exemple, je souffrirais d’ouïr dans la maison une voix colère, et de vous voir disputer les servantes. Supportez-les ou chassez-les, mais ne criez point. Socrate supportait ces tempêtes domestiques ; mais j’imagine que ce sage ne tenait guère à la dignité de sa Xanthippe, et nous savons qu’il quittait la place.
Une autre chose que j’aimerais beaucoup, ce serait qu’il n’y eût point entre nous de tutoiement. Cette habitude qui commence à devenir générale, je la trouve contraire à la majesté de la famille, au bon ordre, à la politesse, à la pudeur des relations, je dirais presque à la cordialité entre les époux. La colère même ne fait point dire certaines choses blessantes à ceux que l’on ne tutoie pas. Ces formules de déférence que le tutoiement supprime sont un tamis qui laisse aisément passer la poudre d’or, et qui arrête le sable et les gravois. Jamais, autant que mon cœur a d’expérience et de mémoire, aucune affection n’y a rien perdu en franchise, pour être restée dans les bornes du respect. L’homme que j’aime le plus, à qui je dis librement tout ce que j’ai dans l’âme, c’est le Père Joseph, que je ne tutoie pas. Je ne tutoie pas ma sœur ; et certes jamais frère n’aima plus tendrement, et je peux dire encore ne fut plus tendrement aimé. Pourquoi donc tutoierais-je ma femme ? La dignité d’épouse, la dignité de mère n’imposent-elles pas de scrupuleux égards ? n’en est-il pas ainsi de cette autre dignité dont le mariage m’investit moi-même, et qu’il élève encore plus haut que celle dont l’épouse est revêtue ? Je ne me fais pas à l’idée de vous tutoyer, et que dans votre maison, devant vos enfants, si plusieurs femmes sont là réunies, celle que je devrai davantage honorer, sera précisément celle que mon langage honorera moins. Et puis, encore une fois, ce tutoiement public des époux a quelque chose d’odieux, que je ne veux point expliquer, qui se sent assez d’ailleurs. Oh ! vraiment, non, je ne vous tutoierai point. Quoi ! tandis que vous ne serez qu’une jeune fille, qu’une étrangère, je vous traiterai avec toute sorte de considération ; mais à peine vous aurai-je donné mon nom, que j’irai vous parler comme si vous aviez perdu de votre prix ! Cela me révolte ! Sans doute, notre union me fera découvrir en vous des imperfections que je ne puis soupçonner ; mais aussi combien de vos vertus que j’ignore, me seront révélées ! Faut-il aussi perdre tout souvenir et tout vestige de ce temps où mon âme vous adresse en silence tant de chastes pensées ? Restez toujours, dans notre langage, ce que vous êtes maintenant pour moi. Je vous aime comme je veux vous aimer toujours. Nous garderons sous un cristal votre blanc bouquet de mariée, et dans nos paroles une douce odeur du matin de notre affection.
VI
De quelle couleur sont vos cheveux ? Voilà ce qui m’a occupé tout le jour. Ils sont noirs ou blonds, ou châtains, ou blond cendré, ou blond doré. Dans toutes ces nuances, je n’en vois aucune qui ne me plaise beaucoup. Blond doré, c’est l’auréole dont Raphaël entoure ses ovales divins ; blond cendré, c’est une douceur plus terrestre, mais charmante : avec les cheveux blond cendré, on a la douce voix enfantine. Le blond pur m’enchante : c’est le rayon de soleil, la clarté paisible dans la maison modeste. Noir, et noir de jais : énergie prompte, intelligence rapide, fermeté qui devient aisément sévère : oh ! que je ne hais point cela ! Ma mère avait les cheveux noirs. Quant aux deux nuances de châtain, elles sont un mélange heureux qui sourit à la pensée.
Vous croirez que je suis bien désœuvré, pour m’occuper de semblables bagatelles ? Mais ce sont les innocentes occupations de mes loisirs ; je me repose du travail de la journée en vous écrivant. Franchement, je ne tiens guère à la couleur des cheveux, et ses pronostics ont encore moins de place dans mes superstitions qu’elle n’en occupe elle-même dans mes goûts. Ma joie, ma sécurité, mon goût très vif, c’est ce que je sais bien que Dieu a mis dans votre âme, et non point de quelle façon il lui a plu de vous embellir. Les fleurs sont diverses par la parure ; c’est le parfum qui en fait le grand prix. Soyez brune ou blonde : je demande à Dieu qu’il vous donne la sagesse, et que, par la voie de la paix, vous arriviez à l’auréole des cheveux blancs.
VII
S’il ne vous faut que d’être aimée, et de faire le contentement d’un cœur honnête qui vous aimera, votre bonheur ne m’embarrasse aucunement. Quant à vous aimer, j’en suis sûr ; quant à me rendre heureux, je pense que vous n’y trouverez guère de difficulté, car j’ai le cœur le plus simple du monde : je m’amuse de rien, et, comme un enfant se contente d’un hochet, sans s’informer s’il est de bois ou d’ivoire, je sais tirer du jouet le plus pauvre un plaisir tout entier. C’est une qualité, comme mon appétit, qui fait que je mange un morceau de pain avec plus de plaisir que mon patron, M. le premier commis des finances, ne mange toutes les préparations de son maître d’hôtel ; et comme ma force et ma jeunesse, où je puise plus d’agrément à marcher sur mes jambes qu’il n’en trouve à se faire traîner en carrosse doré. Parlez-moi d’une voix douce, cela me réjouira plus que la musique de tous les petits et grands violons ; souriez-moi, vous me verrez plus émerveillé qu’un villageois parmi les splendeurs de Versailles. Je me trouve un roi déjà puissant sur la terre, quand je songe que je possède en pleine propriété la lumière du soleil, les chansons des oiseaux, l’ombre des bois, le cristal sonore des fontaines, l’odeur des résédas, les vers de Racine, les belles pensées du grand Bossuet, le clair de lune, et mille et mille milliers de pareils trésors ; – sans que j’ose ici vous parler des espérances qui appartiennent à tous les chrétiens.
Que sera-ce donc lorsque je posséderai encore la tendre et sûre affection d’un bon cœur ? lorsqu’à toutes les musiques, à toutes les beautés, à tous les parfums, se joindront encore la musique de votre voix, la douce lumière de vos yeux, le parfum durable de vos vertus ? – Oui, vous, me rendrez heureux : car l’absence de ces biens que j’attends de vous, parfois, comme tout ce qui manque à l’homme, me rend indifférent le plus grand nombre de ceux que je possède. Ainsi, je vous l’ai dit, et j’en rougis toujours, parfois je m’abandonne à des rêves noirs ; je me plains de la grande solitude de ma vie, et vainement je baisse les yeux : je vois tout ce que je ne veux pas regarder. Il y a bien une pensée qui me fait accepter avec courage, quelquefois avec joie, tout ce que renferment d’amertumes le présent, le passé et l’avenir. Mais mon cœur, faible et lâchement amoureux de ses misères, n’est guère prompt à s’élever jusqu’à la haute région que cette pensée habite ; j’aurais besoin d’une voix amie qui me la suggérât. Je compte, pour notre bonheur, sur ces sages avis que nous aurons soin de nous donner. Quand vous me verrez sombre, vous me direz : « Y pensez-vous ? est-ce que vous êtes las du fardeau de la croix ? » Et de même, quand vous serez dans cette tentation : « Mon amie », vous dirai-je, « si nous demandions à la sainte Vierge de rassurer notre cœur ? » Alors, nécessairement, nous regarderons en face ce qui nous afflige. Combien de douleurs lentes et lourdes s’évanouiraient vite, si l’on songeait à les contempler ainsi ? Nous ne trouverons rien de fâcheux qu’un saint exemple ne nous enseigne à combattre ou à supporter. J’ose ajouter que vous n’éprouverez rien de triste dont je ne sois prêt à vous demander ma part. Au premier rang des satisfactions que j’espère, je mets de partager vos peines et de vous faire partager mes joies. N’est-ce pas là encore un bonheur qu’il vous sera facile de me donner ?
VIII
J’en tremble, j’en ai la fièvre, je ne sais comment m’y prendre, mais enfin il me semble que je dois vous envoyer mon portrait ; et comme je ne me fie à personne pour un ouvrage de cette importance, j’entreprends moi-même de le tracer.
L’ensemble de ma personne n’a rien qui soit remarquable : je ne suis ni grand, ni petit, ni gros, ni maigre ; je n’ai point la taille élégante, je ne l’ai point épaisse. Je suis un garçon à peu près comme tous les autres, et je vous avoue que le public est le modèle, sous ce rapport, à quoi je m’efforce de ressembler. Cependant, une démarche aisée en même temps qu’assez grave, serait, selon quelques-uns, le point par où je me distingue, et je crois que je peux accepter cette flatterie : je n’ai l’allure ni d’un évaporé ni d’un rustaud ; je pose mon pied sur la terre solide, je me promène par la ville comme un propriétaire dans son héritage, et cette espèce de dignité sert à compenser suffisamment une certaine carrure qui voudrait peut-être que j’eusse quelque petite chose de plus en hauteur. À tout prendre, je ne suis point mal fait.
Ce corps vigoureux supporte une tête qui pourrait être un peu moins volumineuse, sans pour cela paraître disproportionnée. Vous voyez bien ce que je veux dire ; de grâce, n’exigez point que je sois plus précis là-dessus. J’ai les traits forts plutôt que prononcés ; les lèvres grosses, le nez... eh bien ! oui, le nez ample ! Les yeux sont noirs et plutôt petits, fort vifs quelquefois ; les sourcils bien placés, peut-être un peu durs ; le menton assez agréable, malheureusement je commence à en avoir deux ; avec cela, le teint brun et pâle. Il est vrai que je ne suis point beau. Cependant l’ensemble ne repousse pas ; mais encore faut il reconnaître, si le moindre agrément s’y trouve, que ce n’est en aucune sorte l’agrément d’un Céladon. Je me sauve par la physionomie : si je m’anime à causer, mon regard brille ; avec ceux que j’aime, j’ai le sourire bon et tendre ; avec tout le monde, l’air franc ; enfin, sur ce visage à faire fuir les amours, se peignent sans difficulté des sentiments faits pour attirer la sympathie : mes traits disent nettement ce que j’ai dans l’âme, et c’est pourquoi je ne suis pas toujours désagréable à regarder.
Je ne mets point de poudre ; j’ai les cheveux très noirs et fins, et assez fournis. Comme feu M. le duc de la Rochefoucauld, je pourrais « prétendre en belle tête » ; mais je veux être modeste là-dessus. Avant de vous écrire, j’ai demandé à une dame qui passe pour sincère, comment elle me trouvait. Elle a répondu : – Vous avez la voix aimable ; vous ne manquez pas d’esprit : lorsque l’on vous écoute..., on peut oublier qu’on vous voit.
Laissons là ces badinages. Quoique je désire ne point vous épouvanter, si je savais que votre goût et vos répugnances dussent s’établir sur quelque chose d’aussi vain que les qualités ou les défauts extérieurs, j’aurais perdu bientôt toute envie de vous plaire et tout regret de ne vous plaire pas. Parlons de mon caractère : c’est ici que j’aborde une besogne furieusement compliquée. Il y a même embarras, lorsque l’on parle de soi, à ne pas dire trop de mal qu’à ne pas dire trop de bien. Je renferme de si grandes contradictions, que j’en trouve la peinture quasi impossible. J’aurais plutôt fait de tracer deux portraits entièrement opposés, que d’en composer un seul où l’on me reconnût bien. Chacun de ces deux portraits pourrait être ressemblant ; mais cependant je crois qu’il faudrait les unir, et je crois aussi que cette union indispensable, loin d’en former un troisième qui fût parfait, ne ferait que détruire l’exactitude des deux premiers. C’est obscur et embrouillé, n’est-ce pas ? Je souhaite donc qu’il vous arrive le même bonheur ici qu’à moi-même, de comprendre à peu près ce que je veux dire.
Je suis triste, je suis gai : un rien me fait rire aux éclats, un rien me ferait pleurer ; et souvent, en effet, à l’âge que j’ai, je pleure encore pour des riens. Je suis très prompt à me décider et très irrésolu : arrangez cela ; voilà longtemps pour moi que j’y ai perdu mon arithmétique. Timide, j’ai souvent osé beaucoup ; paresseux, j’ai mis fin à beaucoup de longs travaux ; étourdi, je ne me suis point conduit sans sagesse. Je suis un... à la façon de deux armées qui font une seule bataille. Il y a des défauts à quoi j’emprunte un air de vertu, comme ces poltrons furieux qui perdent, tant ils ont peur, le sentiment du danger. Par exemple, je concilie un goût naturel assez vif pour les aises de la vie avec une constance véritablement stoïque dans les privations. Est-ce courage ? Pas l’ombre ! c’est paresse pure. Je trouve meilleur et plus sûr compte à dédaigner mes aises qu’à me donner la peine, peut-être inutile, d’en conquérir la possession.
J’ai dans les formes une certaine hauteur qui se mêle à ma bonhomie, et dans l’esprit, avec assez de complaisance, une sorte de dédain qui vient des circonstances de ma vie, employée à lutter isolément contre des obstacles que je n’ai pas pu estimer toujours. Ce mauvais sentiment, comme les bons que je puis avoir, se peint quelquefois sur mon visage, et vous pouvez penser qu’il ne m’embellit point. Il ne fait pas bon m’entendre alors. De mes lèvres serrées s’échappent des propos non point impolis, mais on ne peut plus mortifiants. J’ai bientôt fait de trouver une expression piquante et barbelée comme la flèche des sauvages, qui entre plus avant que je ne veux, et que j’ai grand-peine ensuite à retirer de la plaie, quand la charité du blessé ne m’y aide pas. J’aurais des passions emportées et qui me pourraient perdre : grâce à Dieu et à mon confesseur, je n’en suis qu’importuné.
Voilà, ce semble, l’esquisse d’un personnage assez étrange. L’on pourrait croire ou que je me donne à plaisir des traits extravagants, ou que je suis un homme comme il s’en rencontre peu. Il ne faut croire ni ceci ni cela. Rien n’est outré dans ce portrait bizarre ; et, s’il vous plaît, ce portrait bizarre est celui d’un homme comme il y en a dix-neuf sur vingt. Tous les hommes, en effet, offrent, à peu d’exceptions, ce composé déraisonnable d’éléments ennemis : gerbe formée de paille, de bois précieux, de bois vulgaires, de branches vertes, de branches séchées, de tiges de fer, de tiges d’or, de tiges de roseau, le tout en proportion généralement pareille. Le parti que l’âme cherche à tirer de tout cela, en fait la différence. C’est ce qui a été ce soir unanimement reconnu, dans un conseil d’amis que j’avais assemblé pour m’éclairer sur mes défauts, et décider si véritablement il est possible de vivre avec moi sans trop de chagrin. Après que chacun d’eux eut mis sur mon compte une quantité suffisante de ses propres imperfections, petites ou grosses, tout le monde demeura d’accord que l’âme chrétienne essaye, avec succès ordinairement, de supprimer dans la gerbe la paille et le bois mort, pour n’user que des choses solides et pures. Avec un peu de soin on dompte la paresse, on surmonte les langueurs, on fait plier l’égoïsme et on l’asservit. Il est donc prouvé, arrêté, jugé, que je parviens, Dieu aidant, à être, au fond comme à l’extérieur, un homme supportable, qui ne manque point de bonne grâce, qui est assez sérieux au besoin, qui a le courage nécessaire pour être gai la plupart du temps, enfin qui possède en germe assez de qualités pour pouvoir, dans la sincérité de sa conscience, se charger du bonheur d’une personne qui n’aurait point juré de détruire le sien. Grâces en soient rendues à Dieu ! je n’étais point naturellement terre à porter de semblables fruits, et dans la gerbe dont je vous ai parlé, je crois que la paille, le bois sec et le roseau l’emportaient de beaucoup sur le fer et sur l’or.
IX
Oh ! Mademoiselle, le triste spectacle ! Une enfant, une chère petite créature que j’avais vue, il y a quelques jours, rose, pleine de santé, pleine de joie, égayant et remplissant de ses rires heureux toute la maison de son père ; qui essayait mille paroles charmantes, qui promenait sur toutes choses de grands et doux yeux où resplendissait l’innocence et mille ravissements ; qui cessait de jouer et de sourire pour s’élever jusqu’au visage de sa mère, et pour l’enlacer à grand-peine de ses deux bras caressants ! Aujourd’hui, j’ai trouvé la maison silencieuse ; la petite fille atteinte d’un mal soudain, irrémédiable, déjà mourante, prête à rendre le dernier soupir sur le sein de sa mère, qu’elle ne reconnaît plus ; l’infortuné père, abîmé de douleur, cherchant pour y dévorer ses larmes le coin le plus sombre de l’appartement. Et la mère, ô Seigneur ! épuisée de sanglots, de fatigues, d’angoisses, elle était sur son lit, elle n’avait plus de larmes, elle semblait ne plus vivre que des derniers soupirs de l’enfant qu’elle regardait s’éteindre dans ses bras pétrifiés ; et parfois, levant les yeux sur le crucifix de l’alcôve, elle disait : « Ah ! mon Dieu ! ma pauvre petite ! ma pauvre enfant ! »
Je me suis enfui ; mais j’ai emporté dans mon cœur cette plainte maternelle, ces mortelles douleurs, ce râle épouvantable de la pauvre petite ! et tous ces chers projets d’avenir si promptement brisés, et toutes ces belles chimères sans retour anéanties ! Je suis allé voir ma sœur : elle est plus triste que jamais. Hélas ! mon Dieu, quels sont vos desseins sur nous ? Pourquoi donc tant d’inquiétudes à se préparer un avenir sur la terre ? pourquoi mettre tant d’espérances dans un lendemain peut-être chargé de désastres ?Oh ! qu’il est sage, ce conseil, de n’asseoir son espérance qu’au terme de la vie !
Je ne vous écrirai plus, Mademoiselle : je ne veux plus de ces rêveries que vous embellissez trop, de ces fantômes en habits de fleurs et de satin dont vous êtes toujours entourée dans mon imagination. Puisque ces habits brillants, puisque la beauté, puisque la jeunesse et l’enfance, tout cela n’est qu’un linceul qui renferme la mort : non, je n’y veux plus attacher mes yeux ! Avec mes yeux, j’y attache mon cœur, j’y attache ma vie. Il ne faut pas attacher sa vie à un cadavre.
Eh quoi ! j’espère qu’un jour aussi, mère désolée, vous regarderez dans vos bras mourir un malheureux enfant ! Je voudrais, Mademoiselle, que vous l’eussiez vue, cette mère. Avant de vous épouser, pour le repos de ma conscience, je le voudrais. Bonté de Dieu, cet enfant, c’est un ange que vous faites ; mais quelle épreuve cependant pour un pauvre cœur !
X
On me promet du nouveau : on doit, dans deux jours, conférer sérieusement avec votre père ; on doit vous voir ; on a mille raisons de penser que tout s’arrangera bien. Ah ! malgré l’orage d’hier, qui gronde encore faiblement dans un coin de mon cœur, la douce chose que d’espérer ! Toutefois je tiendrai bon contre les conseils d’une importune et d’une traîtresse, qui s’est mise tout entière du mauvais côté de moi-même : c’est mon imagination. Elle a, je ne sais comment, su à quelle heure, en quel lieu vous allez promener : elle veut m’entraîner aussi par là, que je vous rencontre, que je vous voie. Je n’ai garde de céder à ses tentations ! Tout ce qu’elle me dit de vous, m’occupe bien assez ; je suis assez empêtré de ses fils, sans que j’aille encore me charger des liens solides d’une réalité ! Je ne veux point vous voir avant que tout soit autant que possible arrangé ; je veux écarter de cette grande décision tous les goûts humains et passagers : je veux me marier comme Tobie, vous voir pour la première fois chez votre père, et lui dire, aussitôt arrivé : « Je ne mangerai point et ne boirai point ici, que vous ne m’ayez accordé votre fille. » Je veux être bien sûr que c’est Dieu qui me marie. Quand je vous aurai vue, admirée peut-être, vous connaîtrai-je pour cela mieux ? Je vais à vous sur la parole de l’ange qui m’a dit, le premier jour où je sus votre nom : « Épousez-la. » C’est toute la garantie que je peux avoir, c’est celle que j’ai : elle suffit.
XI
Quelle grave pensée, cependant, Mademoiselle ! et comme on comprend bien le mot de saint Paul lorsqu’il dit du mariage : « Ce sacrement est grand en Jésus-Christ et en l’Église ! » – Si l’on nous marie, avant ce jour solennel du mariage nous nous serons peu connus. Nous entrerons à l’église étrangers l’un à l’autre. Mais devant l’autel, en présence de Dieu, le prêtre mettra votre main dans la mienne, nous échangerons le serment de vivre l’un pour l’autre, nous recevrons ensemble une même bénédiction, nous serons unis dans les mêmes prières, et le lien est formé, et la seule mort le pourra dissoudre : nous ne faisons désormais, en quelque sorte, qu’une âme, et chacun de nous a deux devoirs à remplir qui ne forment qu’un seul devoir pour nous deux. Plus de plaisirs, plus de peines, que nous ne devions mettre en commun. Nous partagerons la joie ou le regret des actions bonnes ou mauvaises ; nous n’aurons pas un chagrin qui ne doive contrister deux cœurs. La maladie qui me jetterait dans un lit de douleurs au sortir de l’autel, vous clouerait à mon chevet ; l’un de nous, et nous ne savons lequel de nous, assistera l’autre à son heure suprême, récitera pour lui les prières de l’agonie, recevra son dernier soupir, priera sur sa tombe. Nous aurons en commun encore cette tâche auguste : nous porterons à nous deux cette responsabilité de former à la vertu les âmes de nos enfants. Quels devoirs ! quels immenses devoirs ! et que l’Église a bien raison de nous en ouvrir la route avec tant de solennité ! Si Dieu n’était pas lui-même témoin et garant des serments que l’on prononce, combien, dans la suite, ces serments pourraient sembler lourds ! Ah ! Mademoiselle, songeons-y bien. Éclairons, affermissons, purifions nos cœurs, et n’entrons point dans une carrière si pénible avec aucun fardeau du passé, ni aucun doute si nous n’aurons pas l’indispensable appui du Ciel. Car, il ne faut pas se le dissimuler, le plus parfait est plein de misères. J’apporterai mes défauts, hélas ! en abondance ; les vôtres seront moins nombreux, mais vous en apporterez aussi. Faisons provision de pardon, d’indulgence, de douceur. Pour moi, je ne me marierai qu’après avoir formé du fond de l’âme, et mis sous la protection de la sainte Vierge et de Dieu, la résolution de ne point m’endormir un seul soir sans vous avoir priée d’oublier les torts dont j’aurai pu me rendre coupable envers vous dans la journée, fussent-ils les plus légers du monde, eussent-ils eu pour point de départ de légitimes raisons. Faites, pour notre bonheur à tous deux, faites ainsi.
Vous êtes chrétienne et l’enfant d’une sainte famille ; je suis sûr de votre cœur : puisque vous me le donnerez, il ne sera qu’à moi. Mais enfin, vous allez avoir dix-huit ans, vous ne me connaissez pas : telle circonstance a donc pu se présenter dans votre vie qui vous ait fait concevoir des pensées, former peut-être des vœux qui ne m’avaient point pour objet. Rappelez-vous une dernière fois ces fugitifs souvenirs, afin de les oublier, de les bannir à jamais ; afin de les laisser avec votre nom de jeune fille au seuil de l’église où vous entrerez pour n’en plus sortir qu’avec mon nom. – Ne gardez rien du passé, ni désirs ni regrets. C’est une nouvelle vie qui commence, c’est un autre baptême que vous allez recevoir, c’est un sacrement qui ne doit revêtir qu’un cœur purifié et une âme en quelque sorte transformée, qui doit être enfin le point de départ d’une autre existence.
XII
On a vu vos parents : ils sont décidés ; on vous a vue : vous êtes toute belle et charmante. Votre voix est mélodieuse ; votre conversation est naturelle, simple, sensée ; une douce modestie voile vos regards ; enfin, cet excellent homme qui le premier m’a parlé de vous, cet homme admirable qui a pris un intérêt si paternel au bonheur de ma vie, mais qui est le plus sérieux et le plus imperturbable des hommes, malgré le calme de sa raison, de son âge et de son humeur, après quelques heures passées auprès de vous, il est enchanté, il s’enflamme, je dirais presque, il est amoureux. Vous êtes un composé de perfections ; il vous célèbre sans cesse : et gracieuse ! et simple ! et bonne ménagère ! et très instruite ! et je ne sais quoi encore ! Il en a pour une heure quand il commence ses exclamations : « Ah ! » s’écrie-t-il à la fin, « que je voudrais avoir une semblable fille ! et que vous êtes heureux ! » Pourquoi me dit-il tout cela ? Sans doute il exagère ? Non il prétend qu’il atténue au contraire, et qu’il oublie. Moi, je l’écoute, le cœur béant, ravi, mais d’un ravissement tout mélangé de frayeur : je pense que je ne vous mérite point si parfaite, et que vous allez disparaître comme le beau matin d’un jour longtemps espéré. Cependant, ayez toutes les perfections, ayez-en pour vous et pour moi.
Ce qui m’a charmé par-dessus tout, c’est la résolution que vous avez prise, lorsque vos parents, sans vous prévenir que vous étiez recherchée, sans me nommer, sans vous rien dire de moi, vous ont annoncé que le moment leur semblait venu de vous établir, et vous ont demandé ce que vous en pensiez. Vous avez répondu que vous vouliez, dans la retraite et dans la prière, consulter Dieu sur votre vocation, lui demander si le temps est en effet venu, si même il doit jamais venir. Ah ! que cela est bien ! que cela est sensé et prudent ! et que je vous en estime ! Ils ont jugé comme vous ; et vous allez donc, pendant quelques jours, retirée dans une sainte maison, délibérer avec Dieu sur cet objet important. Et moi qui me proposais de vous donner des conseils ! Sage et aimable fille, combien de fois votre innocence devra guider l’aveugle et triste expérience que j’ai !
XIII
Vos parents ont désiré me voir. Avec votre père, en deux mots, nous avons réglé toutes les conventions. Ainsi les discussions d’intérêt ne viendront rien gâter, et il n’y aura aucun mélange des affaires du cœur avec ces autres affaires qui sont rarement agréables, mais qu’il faut traiter cependant, et traiter en liberté. J’allai ensuite prendre place au foyer, comme étant de la maison. Il fut question de vous. J’ai retrouvé dans les yeux, dans l’accent de votre mère, tout jeune que je suis, un souvenir de quinze ans, le plus doux, le plus triste, le plus cher de ma vie. C’est ce regard et cet accent qu’avait ma mère lorsqu’elle nous parlait, et j’ai senti revivre dans mon âme sa dernière bénédiction.
Votre père m’a dit : « Nous avons ici un portrait de notre fille ; je veux vous le montrer. » Je ne sais quelle pensée désolante m’est alors venue. « Hélas ! Monsieur », ai-je répondu, « pardonnez un sentiment dont je m’étonne fort moi-même : trouvez bon que je ne voie point ce portrait. Je ne suis pas encore sûr d’obtenir le bien où vous me permettez d’aspirer ; mais, trop certain des regrets que j’éprouverai s’il m’échappe, je ne veux pas risquer d’en augmenter l’amertume. Tout ceci pour moi est comme un beau rêve, et je crois dormir : ne me donnez point de réalités à pleurer, s’il faut que je m’éveille demain. » Ma réponse le fit sourire, et j’eus la satisfaction de voir dans les yeux de votre mère qu’elle approuvait ce langage. Qu’elle me plaît, votre mère ! et que toute votre maison m’est devenue chère en un instant ! J’y trouve aux moindres choses une gravité douce, qui me semble s’accorder à tout ce que je sais de vous ; j’y devine mille traits de l’image que je n’ai pas voulu regarder. Soyez persuadée que j’ai bien reconnu, en vingt endroits, votre ouvrage, votre goût, votre choix ; pourquoi plusieurs objets sont à telle place plutôt qu’à telle autre, et d’une simplicité si charmante, et d’un arrangement si parfait... Allons, ferme, mon cœur ! donne-toi carrière, attache bien ici tous tes vœux, prends bien possession de ces lieux enchantés, marque ta place à ce foyer paisible, compte, savoure les joies qui te sont promises dans l’intimité de ces âmes affectueuses, afin que demain, si tout cela s’évanouit comme un songe, tu sentes bien et tu voies bien, par les mille blessures de ces mille liens rompus, que tu n’as pas rêvé... Car, folie de mon imagination ou mystérieux avis du Ciel, j’éprouve parmi tant d’espérances un accablement infini et une douleur qui n’a pas de nom.
XIV
Est-ce que je regretterais ma liberté ? Non ; mais je ne puis la regarder froidement faire cent préparatifs de départ, pressée par une voix, la voix impérieuse de ce devoir nouveau qui s’approche, de vider le logis et de faire place nette à Votre Majesté. Je croyais vivre comme une fille ; et je ne me doutais pas de toutes les allures de garçon, de toutes les habitudes inconsidérées que j’avais prises, ramassées par-ci par-là, et qui s’étaient glissées, insinuées, établies, fortifiées même sur tous les points de mon caractère : c’était un désordre de toutes choses, un laisser-aller pour la dépense, un vagabondage de l’imagination, une hardiesse de regards, une impétuosité d’opinions et un despotisme de langage qui faisaient de moi une singulière demoiselle, sans que je le soupçonnasse aucunement. Quelquefois peut-être, voyant s’impatroniser effrontément ces hôtes, j’avais dit à ma liberté : « Que m’amènes-tu ? » – « Bah ! » répondait-elle, « pas grand-chose de bon : mais ta liberté de jeune homme peut bien se permettre une fantaisie. » Aujourd’hui qu’il faut déguerpir, il y a résistance ; on me fait des harangues où vous n’êtes pas toujours épargnée. « Vois », s’écrie la Prodigalité, « tu vas devenir avare ! Cette belle personne tiendra la clef du coffre, et il faudra des requêtes sans fin pour dépenser seulement un petit écu. » – « Oui », dis-je à la Prodigalité, « ce petit écu que je trouve quand vous m’avez persuadé de le jeter par les fenêtres, et qui n’est plus dès que j’en ai vraiment besoin : vous me laissez bien la clef du coffre ; mais dans le coffre, que laissez-vous ? Qu’on s’en aille au plus vite ! » Elle s’en va, mais au plus lentement ; elle affecte d’emporter mille bagatelles, mille inutilités que j’aimais, et pour lesquelles je me ruinais sottement. Puis, c’est le tour de l’Humeur aventureuse. Celle-là résiste comme un diable. Elle a les mains pleines de féeries, le langage plein de mystères ; sa robe est la mappemonde, mais une mappemonde étrange, animée, où se montrent au naturel des rochers, des mers, des forêts, des terres étranges, et même des peuples encore inconnus. Je vous avouerai que j’ai été confondu de voir que je comptais découvrir un jour une autre Amérique, et que j’avais encore la pensée de détrôner le Mogol. Vous pouvez croire si j’ai été accablé de séductions, si l’on m’a fait valoir la gloire des grands voyages et des grands dangers, la beauté des océans, l’infinie variété des paysages, et la charmante diversité d’incidents qui remplit une vie de voyageur ; et si le clair de lune m’a été vanté ; et si l’on m’a peint le mariage et la maison conjugale comme une chaîne dans une prison ! Heureusement, j’avais réponse. J’ai dit : « Je ne verrais dans le monde que de simples curiosités, mais c’est ici une merveille que je vais posséder. » Et là-dessus j’ai congédié l’Humeur aventureuse ; elle est partie. Ainsi ont été renvoyés et sont partis le Désordre, l’Amour du bruit, toute ma liberté de garçon enfin, et avec elle tous ses enfants. Ce sont de vrais garnements, sans doute ; mais il y avait si longtemps que nous vivions bons amis !
Ceci fait voir, Mademoiselle, que le mariage est un état plus parfait que l’état où nous sommes, par conséquent plus difficile ; où l’aide du Ciel est plus forte, sans doute, mais où les épreuves et les renoncements sont plus multipliés.
XV
J’ai surpris dans le cœur de votre mère, aujourd’hui, un sentiment de tristesse, qu’elle voulut d’abord me cacher, dès qu’elle eut compris que je m’en apercevais, et qu’ensuite elle m’avoua simplement, voyant de quel cœur j’y saurais compatir. Elle pense qu’elle va vous perdre, et cela est bien douloureux en effet. Vous avoir élevée, vous avoir eue toujours près d’elle, et puis vous allez partir ! Sans doute, vous ne serez pas emmenée bien loin, si c’est par moi ; elle vous verra souvent : mais enfin vous ne serez plus là, comme autrefois, à toute heure. Le bon soleil de ses vieilles années va s’éclipser, et c’est un long hiver qui commence, auquel ne succédera plus de printemps. Que sa maison sera vide, étant vide de vous ! Ce tourment maternel me fait vous apprécier davantage. Il est dit que tout ce que je dois voir et entendre, sera pour rehausser la grande opinion que j’ai de vous. Mais je m’arrange aussi pour tourner toute chose au lugubre. Supposons l’avenir le plus beau : voilà encore une douleur qui nous attend ! L’autre jour, c’était l’heureux déclin d’une vie honorable dont je voyais chez vous la peinture ; à cette heure, j’y vois comme il faut que le cœur dépouille ce qu’il a de plus cher. Nous appelons heureux, dans la vie, ceux qui déposent lentement une belle parure avant d’entrer au lit de leur dernier sommeil. Vous étiez au front de votre mère une couronne radieuse ; mais ce matin seulement vous avez achevé d’épanouir, et vous lui serez enlevée aussitôt ! Qui donc, si ce n’est Dieu, payera de tels sacrifices ? Je l’ai dit à cette mère affligée ; elle voulut bien me remercier d’une pensée qui lui rendait un peu de courage. Nous essayerons de ne point l’oublier nous-mêmes ; et si Dieu fait croître sous nos mains d’aussi charmantes fleurs que vous, nous voudrons les cultiver surtout pour lui.
On a donné au public, tout nouvellement, un recueil des lettres de Madame de Sévigné, – qui était une dame de la cour du feu Roi, – où j’ai trouvé tant de passages qui correspondent aux sentiments de votre mère, que j’ai voulu lui porter ce recueil aussitôt : elle en a été charmée. C’est vraiment un des plus beaux livres qu’on puisse voir. Cette marquise, obligée de vivre loin d’une fille qu’elle chérissait, lui écrivait continuellement ; et, comme elle n’avait pas moins d’esprit et de politesse que de cœur, il ne se peut rien de plus touchant et de plus agréable que tout ce qu’elle écrit, ni de mieux tourné. Certaines gens prétendent que c’est pure feinte et grimace ; mais ils calomnient leur mère lorsqu’ils mettent en avant ce sophisme. Vous saurez que je suis grand lecteur, et que j’ai été ravi d’apprendre combien vous plaisent bon nombre d’auteurs que j’aime particulièrement. Ma joie sera extrême de vous présenter Madame la marquise de Sévigné. Je trouve à plaindre ceux qui vont chercher, avec beaucoup de peines, d’ennuyeuses compagnies, tandis qu’il ne faut qu’y songer pour faire venir chez soi tant de beaux esprits, tant d’illustres personnages, et jouir de leur commerce aussi longtemps qu’on le vent.
XVI
Quand je songe au lieu que vous habitez présentement, aux pensées qui vous occupent, je voudrais être connu de vous pour avoir part en vos prières. Sans doute, si la pensée du mariage vous agrée, que vous priez pour celui qui sera votre époux. Mais sera-ce là une prière faite pour moi ? Ah ! vous devriez prier aussi pour quelqu’un qui peut-être vous espère, et peut-être ne vous obtiendra pas.
Vous voilà donc séparée du monde entier, n’y tenant plus que par les vœux que vous faites pour ceux que vous aimez et qui l’habitent encore. Dieu vous a menée dans une solitude où il parle à votre âme. Sous vos yeux paraissent de saintes femmes, qui sont la figure de mille vertus triomphantes : tout ne respire autour de vous que la chasteté, la prière, le dévouement, le travail, l’espérance et la paix. Telle que l’on vous a dépeinte et telle surtout que je vous ai devinée, combien ce spectacle doit vous plaire ! Je l’ai entrevu moi-même, et j’ai remercié la bonté céleste, qui me permettait par là d’admirer jusqu’où l’âme humaine peut atteindre, conduite par la religion. Durant plusieurs années, j’ai été admis à l’honneur de quelques entretiens avec la supérieure du couvent où ma sœur a été élevée. Dans ces entrevues, et par les récits de ma sœur, j’ai pu connaître des vertus que l’humilité la plus vigilante et la plus sincère rehaussait et mettait sur un brillant piédestal en croyant les cacher : c’était, avec l’esprit le plus délicat et le plus pénétrant, la naïve simplicité d’une colombe ; dans le maniement de l’absolu pouvoir, une obéissance ingénieuse à s’exercer toujours ; un jugement ferme, un conseil doux ; une générosité envers toutes les misères, prodigue jusqu’à la sublime déraison des saints, qui donnaient même leurs vêtements ; et à l’égard des imperfections d’autrui une charité sans bornes, mais vigilante, mais inflexible lorsqu’elle devait protéger contre les autres ou contre eux-mêmes les cœurs qu’elle dirigeait ; au milieu de cent mille soins renaissants à toute heure, une liberté d’intelligence qui semblait, quand on était là, n’avoir à s’occuper au monde que de vous ; dans les austérités, dans la retraite, une gaieté, une bonne grâce, une politesse qu’on aurait admirées à Versailles, et qui, même au temps du feu Roi, présentaient un modèle inimitable aux plus parfaits courtisans. Et quelle paix profonde ! et quel ardent courage au service de Dieu ! Ce fut là une glorieuse mère de famille, qui pendant une longue vie nourrit du lait pur de sa piété, de son amour, de sa forte raison, des centaines de jeunes âmes, les forma par sa tendre sagesse, par ses conseils, par son exemple surtout, à la pratique des solides vertus, et trouva, pour la recevoir au ciel, tout un chœur de beaux anges, à qui elle en avait montré le chemin.
Ah ! Mademoiselle, si vous deviez avoir dans la vie religieuse seulement quelques-unes de ces puissantes vertus ; si, prenant le voile, vous deviez rendre au monde un peu de ce qu’il a perdu quand cette femme illustre en est partie, je vous dirais : Ne trahissez point un destin si beau, et j’ajoute, un destin si doux ! Car, si l’on ne peut connaître les joies déjà célestes de ces vierges qui, portant la couronne d’épines de Jésus, ont choisi l’abaissement, la solitude, le travail, la pauvreté, l’obéissance, toutes les croix que nous vouions fuir, on en devine pourtant quelque chose : le chrétien voit resplendir, dans les profondeurs du cloître, des béatitudes que les fils ignorants du siècle n’y aperçoivent pas. Mais les destinées sont diverses, et la volonté qui nous créa tous pour le même but, ne nous assigne pas à tous les mêmes sentiers. Nous savons seulement que le souverain Maître donne sa grâce avec les devoirs qu’il impose, et que sur ce grand océan du monde où se croisent tant de voyageurs, il fait souffler le vent pour toutes les voiles et briller les astres pour tous les nochers. Questionnez-le avec une confiance d’enfant, et marchez avec plus de confiance encore lorsqu’il aura prononcé. Vous ne savez pas que votre résolution décidera de deux destinées ; mais il me suffit que Dieu le sait. Quoi qu’il prononce, je suis assuré que je me soumettrai d’un cœur docile ; je pense encore que je me soumettrai d’un cœur content, fût-ce même à la ruine entière de ce que j’ai trop espéré peut-être. Si vous êtes éloignée de moi, le temps accoisera des regrets que je ne serai pas maître de vaincre sur l’heure ; je me dirai que Dieu ne m’avait point remis tout ce qu’il fallait pour votre félicité. Voilà le sentiment sur lequel je compte, pour adoucir les amertumes que mériterait l’imprudente affection où j’ai bien étrangement engagé mon cœur.
XVII
Je refuserais de parier qu’il n’y a pas un peu de folie dans ce que j’éprouve ce soir. J’ai passé la journée presque entière avec vos parents. Ils ont tant d’indulgence, que je ne leur ai point déplu, et, sinon que je lâche un peu trop volontiers la bride à mon imagination, ils me croiraient, j’imagine, exempt de défauts ; encore disent-ils que cette vivacité d’humeur a quelquefois son prix, me faisant assez entendre que votre grand sérieux y saura mettre ce qu’il faut de tempérament. Ainsi, voilà tout au mieux, quoique ce soit bien le monde retourné que le mari ait les imaginations légères et la femme le solide esprit. Après souper, nous avons lu quelques lettres de la chère marquise. Il s’en est rencontré une où elle conte que tout Paris s’occupe de sa fille : Je n’ai jamais vu une personne absente être si vive dans tous les cœurs. Dites-moi pourquoi j’ai trouvé cela si touchant ? Je n’ai pu empêcher que ma voix ne tremblât, ni mes yeux de se lever sur votre mère. Elle me regardait elle-même, fort attendrie, et d’un mouvement involontaire je baisai la main qu’elle me tendait presque involontairement. Notez bien que ni avant ni après cette aventure, votre nom ne fut prononcé. Qu’est-il besoin de paroles ? On prie, on aime, on s’engage dans le cœur ; et mille discours ne m’auraient pas assuré mieux que je ne le suis maintenant, que votre mère sera mon avocat plein de zèle auprès de vous.
J’aime votre mère. Hélas ! orphelin dès la fleur de mes ans, et privé de toute intimité douce, j’ai dans l’âme un amas de tendresses contraintes, inutiles ; j’ai, comme un avare, thésaurisé mes affections : je voudrais dépenser tout cela. Si vous saviez quelles libéralités j’en fais ! Il m’arrive d’aller dans les campagnes, et là, de me mettre à aimer tendrement le soleil, l’air, les grands arbres, les petites heurs, enfin toute cette belle nature, dont les mille objets qui la composent semblent m’aimer et s’accorder dans leur amitié pour me prodiguer de charmants plaisirs. Ne me badinez point sur ces amis, qui ne sont pas ceux que l’on choisit ordinairement : ce sont les plus sûrs et les plus doux, que Dieu donne aux cœurs isolés. Lorsqu’il éloigne de nous ceux qu’il nous avait unis d’abord par des liens sacrés ; quand la mort vient et brise les attachements du sang et du devoir ; quand le caprice, les trahisons, mille intérêts et mille accidents de la vie anéantissent d’autres relations, qu’on avait librement formées pour être aussi durables que l’existence, il se réveille alors au fond de l’âme un sentiment nouveau, puissant, consolateur : c’est l’amour de la nature. La nature est douce, compatissante, fidèle. Par un soin très touchant de la bonté divine, il y a dans la nature et dans l’âme quelque chose qui les met toujours aisément d’accord. J’entends que la nature a parfois une certaine douce tristesse, parfois une certaine gaieté éclatante, où l’âme s’établit parfaitement. Du moins, la nature et moi nous sommes deux amis qui différons rarement d’humeur. Cet accord pousse aux franches confidences. Aussi la nature est-elle mon intime confident. Et c’est un confident, je vous assure, commode, qui ne se lasse jamais d’écouter. On peut lui dire et lui redire cent fois la même histoire, l’entretenir cent fois d’un projet, d’une espérance, d’une tristesse toujours les mêmes : la nature écoute, n’a point de paroles amères, point d’oreille indifférente, ne dit jamais : Je le sais déjà... Mais je vous donne là l’idée d’un fol qui parle tout seul sur les grands chemins. Quelques gens le croiraient, oui, que je parle tout seul ! À vous, je veux bien dire que les bois avec qui je cause, les fauvettes mes grandes amies, les résédas qui me sont aussi très chers, les bluets dans les blés, mille autres, ne me laissent point parler seul ; et puisqu’ils me répondent, je le sais bien !
Gardez cependant d’imaginer que je suis sans amis de mon espèce, et de former à ce propos sur mon cœur de fâcheuses pensées. Jamais homme au contraire ne fut, à l’égard des amis, plus favorisé du Ciel. J’en ai en petit nombre, mais fermes, excellents, admirables, dont je me parerai près de vous, dans ma pauvreté de mérites, comme cette Romaine se parait avec une fierté légitime de ses généreux enfants. Ils ont tous, d’une façon différente, de l’esprit, tous une probité parfaite, qui me permet de compter jusqu’au dernier jour sur leur affection. Oh ! oui, gens de cœur, gens de conseil, de vraie amitié, de vraie vertu ; mais aussi, gens occupés de leurs travaux, de leurs bonnes œuvres ; qui n’ont pas pour unique affaire, en ce bas monde, d’écouter mes rêveries. Et enfin, s’il faut tout dire, au milieu de tant d’amis, mes amis les bois, les vents et les collines sont les seuls à qui j’ai osé parler de vous.
XVIII
Encore trois jours, et vous serez revenue, et je saurai... Que saurai-je, grand Dieu ? Je n’y veux point penser ; je veux me bercer et me réjouir sur la surface de mon espérance, sans m’inquiéter si le fond est de rocher ou de sable d’or. Tous les jours le pêcheur ne s’embarque pas avec ses filets ; mais quelquefois, en habit de fête, il ouvre au vent sa voile, et part avec ses amis, demandant pour toute faveur quelques instants tranquilles et une onde propice qui le laisse chanter. Que chanterai-je ? Mon espérance. Il y faut donc revenir toujours. Non ! je ne dirai rien ; je vais m’éloigner ; je vais chercher un désert où vous ne soyez pas ; je vais lire l’histoire des Mèdes... Oui ! Et quand j’en aurai lu deux lignes, je me demanderai pourquoi je fais cette lecture, et je me dirai que c’est pour ne point penser à vous. – Trois jours ! qu’ils vont me paraître lents ! Mais qui sait durant combien d’années ensuite je déplorerai la vitesse avec laquelle auront fui ces trois jours ? Ah ! Mademoiselle, il y a des gens qui trouvent triste de mourir ! N’ont-ils donc jamais connu ni la rapidité des douces espérances, ni la lenteur des regrets qu’elles enfantent en mourant ? Voilà d’étranges paroles. Que le Ciel me pardonne ce langage passionné. Mais je n’y tiens plus : il est temps que cette singulière aventure finisse, n’importe de quelle façon.
XIX
C’était mon destin, sans doute : Dieu le voulait, douce merveille, et je vous ai vue. Oh ! qu’il m’en coûtera peut-être ! Pour payer ce rayon de miel, qu’il me faudra peut-être verser de pleurs ! Je sais qui j’aime ! Hélas ! hélas ! combien je vous aime ! Ce matin, sans, motif, l’envie me prend de visiter une vieille parente, retirée chez les Annonciades. Je la demande au parloir ; mais, usant d’un privilège que lui donnent son grand âge et ses générosités, elle me fait venir dans le jardin réservé aux dames séculières qui habitent le couvent. Je l’aperçois de loin, assise près d’un bosquet de roses, au fond de cette vaste avenue de tilleuls ; et je me dirige vers elle, ému de la paix et de la beauté de ces lieux. L’ombre, le silence, la sérénité du ciel, les oiseaux qui chantaient, les odeurs du matin et de l’été, une cloche qui se fit entendre au milieu de ces enchantements comme une prière, car sans doute elle appelait à la prière... non ! je ne saurais dire ce qui se passa dans mon âme ; je crus sentir qu’il allait m’arriver quelque chose de solennel. Il ne faut point mépriser ces avertissements : rarement ils nous trompent. En effet, tout à coup, dans l’avenue, parut une personne simplement mais agréablement habillée, qu’une sœur converse accompagnait. Elle s’avançait de mon côté. Je baissai les yeux, ne voulant point la gêner ; mais déjà, involontairement, j’avais bien remarqué la bonne grâce et la décence de son maintien. Cependant elle approchait ; et, malgré moi, me reprochant mon action comme une offense faite à vous et comme une irrévérence envers cette jeune dame, je regardai. Je vis de beaux cheveux blonds qui s’échappaient d’une coiffe modeste, une taille flexible, un visage plus frais et plus pur que le matin, ingénu, mais noble, paisible et reposé, mais où l’on devine que la pensée apparaît comme un grand roi sur son trône magnifique. Je ne vis point les yeux, qui ne voulurent point me voir, et qui restèrent pudiquement voilés sous leurs longues paupières ; mais quelle beauté plus parfaite que ce voile, que cette modestie ? Par là je pus comprendre qu’une âme pure habite ce corps charmant. La religieuse me salua d’un aimable sourire ; et cette vision passa, me laissant tout ravi. Mon Dieu ! disais-je en moi-même, que voilà bien une personne faite pour vivre ici, dans cette paix, sous ce beau ciel, au milieu de ces prières et parmi ces fleurs ! Je remarquai l’endroit de l’avenue d’ou elle était sortie, et je vis là une petite chapelle, en façon de grotte rustique, dédiée à saint Joseph. Je pensai que l’inconnue y avait prié. Comme saint Joseph, le patron de tous les âges et de toutes les conditions, m’inspire à moi-même une dévotion fort douce, tout en pressant le pas pour rejoindre ma parente, je le saluai et je le priai aussi.
« – Mais », me dit ma parente après que nous eûmes un peu causé, « vous avez fait tout à l’heure une rencontre dans l’avenue ?
« – Oui », répondis-je, enchanté d’aborder ce sujet, car je mourais d’envie de savoir qui était cette personne parfaite, et je n’osais questionner ; « oui, j’ai rencontré une jeune dame d’une grande beauté, autant que je l’ai pu voir.
« – Elle est agréable, en effet », continua ma parente ; « mais ce n’est rien en comparaison de son esprit et de ses vertus. Si je crois ce que l’on en dit, c’est une sainte. Voilà comme il vous faudrait une femme, mon cher enfant.
« Madame », dis-je, « la connaissez-vous ? C’est sans doute une personne de condition ?
« – Du tout », reprit ma parente ; « on le croirait à ses manières, mais elle est tout simplement la fille d’un bourgeois de Paris, qui se nomme... »
Elle chercha un instant..., et que devins-je en entendant sortir de sa bouche ce nom tant de fois répété dans mon cœur, ce nom si respectable et si chéri, le nom de votre père ?... C’était vous que j’avais vue !
J’ignore comment je soutins le reste de la conversation, et ce que dut penser de moi ma parente, mais je n’étais plus à ses discours. Mon bonheur m’effrayait. Ce fut ma première pensée, dont je ne parvins pas à me défaire. Quoique jusqu’à présent Dieu m’ait traité avec faveur, je ne puis croire qu’il me veuille donner le trésor que j’ai vu... Et puis, s’il faut tout vous dire, j’éprouve je ne sais quel scrupule indéfinissable, d’être ainsi sous ce charme de votre beauté. Il me semble qu’hier je vous aimais moins ; mais j’étais fier, et plus heureux peut-être, de n’aimer que vos vertus. Quoi ! sans ces grâces périssables, ne vous aurais-je point aimée ? Cette délicatesse étrange est un tourment tout nouveau. Non, vous ne seriez pas satisfaite d’être aimée ainsi ; vous n’approuveriez pas cette tendresse qui se prend à ce qu’il y a de moins noble en vous. Oh ! je ne vous dirai jamais que vous êtes belle ; peut-être viendrez-vous à redouter un jour de ne l’être plus !... Je la connais d’aujourd’hui cette douleur, car je tremble à présent de ne point vous plaire. J’ai des craintes qui me navrent et qui vous outragent. J’ai peur que vous ne m’ayez remarqué, que vous ne m’ayez trouvé désagréable, habillé d’une mauvaise façon ; que cette sœur, qui était avec vous et qui me connaît, ne vous ait dit quelques mots qui me soient funestes, et qu’enfin, me voyant, vous ne me condamniez sur ma mine, sans vouloir m’entendre. Car, ce goût de la beauté qui me trouble si fort, pourquoi ne l’auriez-vous pas ? Vous êtes sage et prudente, mais jeune, mais belle, et enfin, c’est prudence et sagesse aussi de ne point s’engager, si l’on n’éprouve cette sympathie que détermine souvent un air de tête, un regard, un son de voix, un rien ; un rien que peut-être je n’ai pas... que je n’ai probablement pas ! Vous me verrez tremblant, emprunté, sans grâce... Qui vous dira que mon cœur n’est pas si indigne de vous ?... Hélas ! et moi, je vous aurai vue ; et mon âme, blessée de vos attraits, n’aura d’autre loyer de sa douleur que vos dédains, et je m’en irai traînant cette pensée deux fois amère. Si je vous revois, on me demandera : Qui est cette femme ? Et je me dirai tout bas : Cette femme est le bonheur que j’espérai !
Après avoir quitté ma parente, ayant une ardeur extrême de vous rencontrer encore, et demandant à Dieu la grâce (qui me fut accordée, hélas !) de ne vous rencontrer point, je passai de nouveau devant la grotte de saint Joseph. J’entrai, et près d’une rose blanche nouvellement cueillie, déposée au pied de la statue, je plaçai une marguerite arrachée au gazon. Qui avait mis là cette rose ? Je songeai que saint Joseph est aussi le patron de la virginité, et le statuaire lui a donné pour attribut le lis sacré qui ne cessa de fleurir dans la cellule divine de Nazareth. Ma prière fut fervente : il me semble qu’elle avait reposé mon cœur !
XX
Adieu, Mademoiselle ! Hélas ! il faut vous dire adieu ! Mon bonheur a duré moins que ce terme de trois jours dont je me plaignais : les trois jours ne sont point écoulés, et mon bonheur n’est plus. Un coup de foudre a détruit ce frêle édifice bâti à vos pieds, cet assemblage de rêves posés sur une ombre. Ma pauvre sœur... c’est un malheur que j’aurais pu détourner peut-être, ou du moins atténuer, si, moins occupé de chimères, j’avais donné tout mon zèle à ses secrets chagrins... ; ma pauvre sœur est ruinée ; son mari, manquant de courage au milieu d’un désastre qu’il fut impuissant à conjurer, s’est enfui, me la laissant. Jusqu’à ce qu’il ait pu refaire sa fortune dans les pays lointains, voilà cette malheureuse sœur sans appui que moi seul ; voilà des créanciers qu’il faut apaiser. Mon faible patrimoine, le produit de mon travail, toutes mes ressources y seront dévorées. Plus d’autre union possible ! Dieu me marie d’un devoir qui me réclame tout entier. Dans cette soudaine infortune, quel bonheur que je n’aie point confié à ma sœur les rêves dont je me berçais ! ce serait pour en mourir, si seulement elle en avait eu soupçon. Quel bonheur encore, grâce à la prudence de votre famille, que rien de tout cela ne soit arrivé à vos oreilles ! Vous n’aurez point à regretter qu’il y ait eu des espérances rompues et des larmes, et l’ombre d’une tristesse ne viendra pas traverser votre cœur compatissant.
Voici une lettre plus inutile encore que toutes celles qui ont précédé. Je pouvais penser que vous liriez celles-là ; mais celle-ci !... N’importe, je me suis trop occupé de vous ; il me semble qu’à la fin nous nous sommes connus : je ne saurais vous quitter sans prendre congé. Je me suis trop habitué à vous souhaiter toute sorte de bonheur, pour ne pas former ce vœu, de toutes les forces de mon âme, une dernière fois. Pour que ce vœu n’aille point où sont allés mes désirs, j’en fais une prière. Si Dieu nous laisse dans le doute à l’égard des satisfactions humaines que nous appelons pour nous-mêmes, nous savons au moins qu’une humble et fervente prière n’est jamais perdue. Je ne souhaite plus qu’on me parle de vous ; cependant, si je dois entendre prononcer votre nom, que ce soit pour apprendre votre bonheur.
Je vous quitte ; je vous quitte à jamais. J’avais tout préparé pour un long voyage que nous devions faire ensemble ; je vais partir seul pour un autre pays. Malheureux de vous perdre, sans doute ; heureux pourtant de me trouver prêt à partir. Désormais je n’ai plus, grâce à Dieu, à m’entretenir qu’avec le Ciel. J’éprouve quelque tristesse, mais je ne me plains pas ; croyez bien que je ne me plains pas. Affligé, mais fourni de courage et rempli d’espérance, je vais à mes consolations, je vais à mes devoirs.
Louis VEUILLOT, Historiettes et fantaisies, 1888.