Le siège de Béthulie

(P. D. S.1 I, 88)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1er septembre 1870.

 

Quand Nabuchodonosor, roi des rois, eut résolu de se faire encore dieu des dieux, ses conseillers admirèrent un si noble dessein, et Holopherne, grand homme de guerre, fut chargé de l’exécuter. Il partit avec 120 000 hommes de pied et 12 000 archers à cheval, approvisionnés pour aller loin. Pillant et brûlant, rasant les villes, détruisant les temples afin qu’il n’y eût plus, selon ses instructions, d’autre dieu que Nabuchodonosor, Holopherne arriva au pied des montagnes de Béthulie, chef de tout Israël. Mais il se trouva que le grand-prêtre Éliachim avait mis le pays en état de défense, et le peuple gardait les hauteurs.

Holopherne demanda quels étaient ces gens-là, qui pensaient résister ? Achior, chef des Ammonites, allié forcé des envahisseurs, lui raconta brièvement l’histoire des Hébreux : « Ce peuple, dit-il, n’a jamais abandonné son Dieu sans tomber dans la main de ses ennemis, et ne lui est jamais revenu sans que ce même Dieu ne l’ait promptement délivré. Sachez donc, Seigneur, s’ils ont commis quelque iniquité contre leur Dieu, et alors attaquons-les : nous les vaincrons. Mais s’ils ont gardé la foi, Dieu les défendra, et nous ne pourrons rien. »

Les officiers d’Holopherne furent révoltés d’entendre parler d’un Dieu qui serait plus puissant que Nabuchodonosor. Tous s’écrièrent : « Escaladons ces montagnes, nous tuerons leurs défenseurs et Achior avec eux ; et les nations sauront que Nabuchodonosor est le seul dieu de la terre ! »

C’est ce qu’un colonel prussien déclarait l’autre jour à l’Ammonite Émile de Girardin et à toute la race catholique. M. de Girardin lui-même n’est pas sans avoir quelques traits, bien affaiblis, de cet honnête Achior. Lui non plus ne sait que répondre aux Assyriens.

Holopherne, irrité, chassa l’Ammonite de sa présence. On l’emmena hors du camp, et on le laissa lié à un arbre. Des Israélites le trouvèrent et le conduisirent en Béthulie. Il y raconta ce qu’il venait de voir et d’entendre.

Ce récit effraya les habitants, mais sans ébranler leur constance. Ils prièrent avec larmes, demandant à Dieu de considérer l’orgueil de l’ennemi et leur propre humiliation. Ensuite ils consolèrent Achior, lui disant que le Dieu de leurs pères, dont il avait publié la gloire, montrerait sa fidélité, et lui accorderait de voir la ruine de l’envahisseur. Ils lui offrirent de rester parmi les enfants d’Israël, heureux de pouvoir le traiter comme un frère. La grande France dira un jour les mêmes paroles à ceux de Pologne, de Saxe, de Hanovre, de Wurtemberg, de Bavière et des pays rhénans, aujourd’hui cruellement forcés de la combattre, sans autre profit pour la plupart que l’entière destruction de leur propre patrie et l’esclavage de leur autel.

Cependant Holopherne, au lieu d’assaillir immédiatement Béthulie, imagina un moyen plus sur et moins coûteux de la prendre ; il suffisait de la priver d’eau. En effet, au bout de vingt jours, les citernes étaient vides, et plusieurs dans la ville commencèrent à murmurer contre les chefs qui avaient décidé de résister. Ils disaient que le glaive était préférable au lent supplice de la soif. D’autres, en plus grand nombre, mieux inspirés, recoururent à la prière. Ils demandèrent à Dieu d’avoir pitié de leur détresse, et qu’au moins, s’il voulait châtier son peuple, ce ne fût point en le livrant à des infidèles, qui en prendraient occasion de blasphémer et de leur crier : Où est votre Dieu ? Enfin, après de longs gémissements, Ozias, prince de la ville, dit : « Attendons encore cinq jours, et si le courroux de Dieu ne s’apaise pas contre nous, alors nous nous rendrons. »

Ce discours fut rapporté à Judith, fille de Mérari, de la tribu de Siméon, veuve de Manassès depuis trois ans, parfaitement belle et très riche. Elle vivait avec ses servantes dans un appartement secret, au haut de sa maison, portant le cilice et jeûnant tous les jours, hormis le Sabbat et les autres fêtes du Seigneur ; et il n’était personne qui élevât la moindre parole contre sa vertu.

Elle fit venir plusieurs princes et des anciens, et elle leur dit : « Que me rapporte-t-on d’Ozias, et de cet engagement de livrer la ville, si dans cinq jours Dieu ne l’a pas secourue ? Et qui êtes-vous, vous autres qui fixez une limite au Seigneur ? Au lieu de sa miséricorde, craignez plutôt de provoquer ainsi sa colère ! » Elle ajouta qu’il fallait beaucoup de larmes, beaucoup de prières, beaucoup d’humilité, mais aussi beaucoup d’espérance, puisqu’enfin Israël ne suivait pas ses pères en tous leurs crimes et ne connaissait d’autre Dieu que Dieu. « C’est pourquoi, poursuit-elle, attendons avec une humble patience les consolations que Dieu ne manquera pas de nous donner. Il nous vengera des afflictions que nos ennemis nous font souffrir, il couvrira de honte toutes les nations qui s’élèvent contre nous. Vous donc, anciens du peuple, relevez-lui le cœur. Rappelez-lui les épreuves d’Abraham, de Jacob, de Moïse. Tous ceux qui ont été agréables à Dieu ont passé par les tribulations ; mais ceux qui n’ont pas reçu l’épreuve dans la crainte du Seigneur et se sont laissés aller aux murmures, ceux-là ont péri. Nos souffrances n’égalent pas nos péchés. Les fléaux sont envoyés pour nous sauver, et non pour nous perdre. »

Les anciens répondirent à Judith : « Il n’y a rien à reprendre dans tes paroles. Prie pour nous, femme sainte et craignant Dieu. » Judith reprit : « Et vous, priez afin que Dieu m’affermisse dans un dessein que j’ai conçu. Vous vous tiendrez cette nuit à la porte de la ville, et je sortirai avec ma servante. Je ne veux point que vous vous mettiez en peine de ce que je ferai. Jusqu’à ce que je vienne moi-même vous donner de mes nouvelles, qu’on ne fasse autre chose que prier pour moi. » Ils répondirent : « Que le Seigneur marche devant toi et qu’il tire vengeance de nos ennemis ! »

Telle était la grandeur d’Israël, que ceux qui le voulaient détruire se faisaient ennemis de Dieu.

Restée seule, Judith, la tête couverte de cendre, se prosterna devant le Seigneur pour l’entretenir de son dessein. Résolue de sauver sa patrie et tout le peuple par le seul moyen qui fût en son pouvoir, convaincue d’ailleurs que Dieu lui inspirait cette action, elle stipula pour son honneur, exposé aux insultes d’un brutal soldat.

Elle dit : « Seigneur, souvenez-vous de mon père Siméon. Vous lui avez mis le glaive à la main pour tirer vengeance des étrangers quand ils eurent dénoué la ceinture de la jeune vierge, et vous avez inondé de leur sang la couche ou les retenait la ruse des fils de Jacob. Car c’est vous qui avez fait les choses antérieures, et celles-ci, et celles qui suivront. Vous avez conçu les choses d’à présent et celles de l’avenir, et tout ce que vous avez arrêté en votre esprit est arrivé. Et les choses que vous avez méditées ont comparu, et elles ont dit : Nous voici.

« Or, ces Assyriens viennent pour profaner votre sanctuaire ; ils veulent souiller votre tabernacle et abattre avec le fer la force de votre autel. Faites tomber votre courroux sur leurs têtes ; donnez à mon bras la force d’exécuter ce que j’ai conçu. Écrasez leur arrogance par la main d’une femme.

« Votre force n’est pas avec la multitude, ni votre puissance avec les grands ; mais vous êtes le Dieu des humbles, l’auxiliaire des petits, le défenseur des faibles, le refuge des méconnus, le sauveur des désespérés. Oui, oui, Dieu de mon père. Dieu de l’héritage d’Israël, maître des cieux et de la terre, créateur des eaux, roi de toutes vos créatures, vous exaucerez ma prière. Répandez l’intelligence parmi tout votre peuple ; qu’ils sachent que vous êtes le Dieu des royaumes et des armées, et qu’il n’est point pour Israël d’autre protecteur que vous. »

Ayant ainsi prié, Judith ôta ses habits de veuve et reprit ceux des jours de joie, quand Manassès vivait. Elle arrangea sa chevelure, se frotta de parfums, noua sous ses pieds des sandales, reprit ses bracelets, ses colliers, ses bagues, ses penchants d’oreilles, toute sa parure, et Dieu lui augmenta encore sa beauté qu’elle ornait par un désir de vertu 2.

Suivie de sa servante, qui portait un sac de provisions, elle se rendit aux portes de la ville, ou les anciens l’attendaient. Étonnés eux-mêmes de la voir si belle, ils lui dirent : « Que le Dieu de nos pères accomplisse ce que tu as projeté pour Israël ! » Elle adora Dieu et s’éloigna. Ils la suivirent du regard jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans le vallon qui menait aux gardes avancées des Assyriens.

Comme ceux de Béthulie, les Assyriens furent émerveillés de sa beauté. Holopherne lui dit de ne rien craindre. Elle lui parla devant sa cour.

Entrant dans la pensée qu’avait dû lui laisser le langage d’Achior, elle lui fit croire qu’elle l’avertirait quand les Israélites auraient commis certaines transgressions qu’ils osaient méditer, et que ce serait le moment favorable peur donner l’assaut. « Dieu m’a envoyée, dit-elle en terminant, pour accomplir avec toi des choses qui frapperont d’étonnement ceux qui les apprendront. » Holopherne, aussi ravi de son langage que de sa beauté, voulut qu’elle habitât la tente où étaient déposés ses vases d’argent, et qu’on lui servît les vins et les mets de sa table. Elle refusa les mets, interdits par sa religion, disant qu’elle se nourrirait de ceux qu’elle avait apportés. Holopherne lui ayant demandé de quoi elle vivrait ensuite, elle répondit : « Vive ta vie ! mes provisions ne seront pas consommées que le Seigneur n’ait accompli par ma main ce qu’il a décidé. » Elle exprima ensuite le désir de pouvoir aller prier chaque soir dans le vallon. Holopherne accorda tout.

Pendant trois jours, Judith, toujours suivie de sa servante, sortit du camp sans être inquiétée. Elle faisait ses ablutions à la fontaine qui est dans le vallon, et, s’étant ainsi purifiée, elle rentrait sous la tente, jeûnant et vaquant à la prière comme elle avait coutume en sa maison de Béthulie.

Le quatrième jour, Holopherne donna un grand festin à ses serviteurs, où il invita Judith. Elle s’y rendit dans tout l’éclat de sa parure, prévenant toutefois l’eunuque qu’elle sortirait à l’heure accoutumée ; et elle but et mangea à la table du général assyrien ce que sa servante avait préparé pour elle. Holopherne, joyeux et déjà enivré de la présence de Judith, but plus qu’il n’avait fait en aucun jour de sa vie. Enfin, l’eunuque fit retirer les convives, tout alourdis par le vin, et Judith demeura seule dans la tente avec Holopherne, déjà assoupi sur sa couche, « le vin ruisselant autour de lui ».

Judith, debout, pria et pleura. Elle dit en son cœur : « Seigneur Dieu des armées, regardez. C’est le temps de ressaisir votre héritage. » Ayant décroché le cimeterre qui pendait à l’une des colonnes du lit, elle se pencha, saisit les cheveux d’Holopherne, le frappa au cou deux fois de toute sa force et lui trancha la tête.

Ensuite, elle fit rouler le corps au bas de la couche, enleva le moustiquaire de pourpre entrelacé d’or, de pierres précieuses et d’émeraudes, et sortit de la tente, cette tête et ces dépouilles à la main. La servante les cacha dans le sac aux provisions. Ayant traversé le camp sans alarme, les deux femmes furent bientôt devant Béthulie. Judith cria de loin aux sentinelles : « Ouvrez ! Dieu est avec nous ! »

Les anciens et le peuple accoururent, et l’on fit un grand feu. Lorsque Judith les vit rassemblés, elle leur montra la tête : « Voici, leur dit-elle, Holopherne, généralissime de l’armée, et voici le filet sous lequel il dormait lorsqu’il était ivre. Le Seigneur l’a frappé par la main d’une femme. Et vive le Seigneur qui m’a gardée ! » Ozias dit à Judith : « Sois bénie entre toutes les femmes. Tant qu’il y aura des hommes, jamais l’espoir que tu as mis en Dieu ne s’effacera de leur cœur ! » Tout le peuple répondit : « Ainsi soit-il ! »

Judith ordonna qu’on fît venir Achior. Voyant la tête d’Holopherne aux mains d’un homme de l’assemblée, il tomba la face contre terre et le souffle lui manqua. Revenu à lui, il se jeta aux pieds de Judith : « Bénie sois-tu, s’écria-t-il, bénie sois-tu en toute demeure de Juda et en toute nation ! Quiconque ouïra ton nom sera ému d’amour. Dis-moi maintenant comment cela est arrivé. » Judith alors, en présence du peuple, raconta tout ce qui s’était passé depuis son départ de Béthulie jusqu’au moment où elle parlait. La ville entière retentit d’allégresse, et Achior crut au Dieu de Judith, le Dieu vivant. Puisse la même grâce être accordée à tant d’Ammonites, qui n’attendent aujourd’hui qu’un malheur pour croire au Dieu Nabuchodonosor.

Cependant Judith prit le commandement de la ville et sonna une sortie contre les Assyriens. Ses ordres eurent un plein succès. Les Assyriens furent taillés en pièces ; on les poursuivit jusque par-delà Damas et son territoire. Ainsi Israël fut sauvé et Assur commença de périr, par la main de Judith, fille de Mérari, de la tribu de Siméon.

Le grand-prêtre et les anciens de Jérusalem vinrent honorer Judith à Béthulie. Ils lui dirent : « Tu es la gloire d’Israël. Bénie sois-tu à jamais par le Seigneur tout-puissant ! » Tout le monde cria : « Ainsi soit-il ! »

Ils lui firent une grande part dans les dépouilles des Assyriens : elle eut la tente d’Holopherne, toute son argenterie, ses cratères et ses vases ; on la couronna d’olivier, elle et ses femmes. Et elle dit :

« Je chanterai à Dieu un hymne nouveau.

« Assur est venu des montagnes de l’Aquilon ; il est venu avec les myriades de son armée ; leur multitude a comblé les vallons, leur cavalerie a couvert les collines.

« Il avait juré de livrer mon pays à la flamme, de faire périr mes jeunes hommes par le glaive, d’écraser mes enfants à la mamelle, de faire de mes enfants un butin et de mes vierges une proie.

« Le Seigneur tout-puissant les a effacés par la main d’une femme.

« Leur homme vaillant n’est pas tombé sous les coups de jeunes guerriers, les fils des Titans ne l’ont point frappé, les géants ne l’ont point attaqué ; mais Judith, fille de Mérari, l’a défait par la beauté de son visage.

« Sa petite sandale a ravi son œil, sa beauté a captivé son âme ; le cimeterre a tranché sa tête.

« Alors mes humbles ont jeté un cri de joie, et mes faibles les ont épouvantés. Ils ont pris la fuite.

« Les enfants des jeunes femmes les ont blessés ; le Seigneur leur a livré bataille, ils ont péri.

« Seigneur, vous êtes grand et glorieux ; et les rochers fondront devant vous comme de la cire, et vous êtes propice à ceux qui vous craignent.

« Tout sacrifice qu’on vous offre en odeur de suavité est petit ; toute la graisse des holocaustes est très petite ; mais celui qui craint le Seigneur est grand.

« Malheur aux peuples qui s’attaquent à ma race ! Le Seigneur tout-puissant, au jour du jugement, les punira. Le Seigneur les livrera aux vers, et à la flamme, et ils pleureront en une souffrance éternelle. »

Judith vécut à Béthulie jusqu’à l’âge de cent cinq ans, entourée de respect et de gloire. Elle avait consacré en offrande au Seigneur tout ce qui lui était revenu de la dépouille d’Holopherne et le filet de pourpre, d’or et de pierres précieuses enlevé de sa propre main, ne gardant rien de ces richesses. Elle avait aussi affranchi sa servante, et distribué avant de mourir tous ses biens, tant à ses parents qu’à ceux de Manassès, son époux. Lorsque Dieu la rejoignit à ses pères, on l’ensevelit dans le tombeau de Manassès, et le peuple la pleura sept jours.

En ce temps-ci, temps des soldats, des prophètes et des prêtres de Nabuchodonosor, il est bon de relire ces pages des saints Livres, dont s’est tant moqué Voltaire, évangéliste des Prussiens. Ni du bourbier de Voltaire, ni des éloquentes bouches qui s’ouvrent à la tribune pour demander que les élèves du sanctuaire soient versés dans les casernes, ni de la poitrine des hurleurs de chansons ne sortira jamais cette poésie salubre de l’amour de Dieu et de la patrie.

Et nous savons que Judith ne fut qu’une figure de cette Judith immortelle qui prie pour les défenseurs de la patrie catholique et qui combat avec eux.

 

 

Louis VEUILLOT, Âmes héroïques, 1913.

 

 

 

1. Paris pendant les deux sièges.

2. Cui etiam Dominus contulit splendorem quoniam omnis ista compositio, non ex libidine, sed ex virtute pendebat ; et ideo Dominus hanc illam pulchritudinem ampliavit, ut incomparabili decore omnium oculis appareret. (X, 4.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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