Le massacre des innocents

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

François VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce jour-là, 28 décembre 190., nous prenions le café chez notre ami Renaud, quand un coup de sonnette interrompit la conversation.

– Monsieur, fit la servante en entrant, ce sont les enfants de chœur de la paroisse. Ils viennent chercher leurs étrennes.

– En effet, remarqua Renaud ; c’est aujourd’hui les Saints-Innocents, la fête des enfants de chœur.

Et, de son gousset, il tira une pièce blanche.

– Lointain souvenir, soupira Rodolphe ! Au collège, où je fus enfant de chœur, le 28 décembre était pour nous une date mémorable. Nous étions les rois de la journée. Après la cérémonie religieuse, il y avait récréation, goûter, séance amusante ; et, du haut de notre éphémère souveraineté, nous accordions quelques heures de vacances supplémentaires à nos camarades…

– N’est-il pas curieux, fit observer Gontran, – celui que nous appelons notre philosophe à cause de ses réflexions graves, – n’est-il pas curieux comme les évènements de l’antiquité projettent, à longue distance, une impression contradictoire avec leur caractère ? On dirait qu’en passant à travers les siècles, ils subissent un phénomène de réfraction, comme un bâton dans l’eau. Cette fête des Saints-Innocents n’éveille en vous que des pensées souriantes, des physionomies de bambins égayés, des tableaux de réjouissances enfantines. Et, pourtant, quand on y réfléchit, jamais l’histoire a-t-elle enregistré forfait plus abominable ? Ce massacre de nouveau-nés, froidement accompli, ne devrait-il pas, même après dix-neuf cents ans, nous communiquer un sursaut de révolte et de dégoût ?

– Oh ! mon Dieu, interrompit Julien, l’explorateur, Hérode a trouvé ses maîtres en férocité. Nous voyons aujourd’hui des massacres d’enfants bien autrement cruels.

– Et, dans quel pays ? m’écriai-je. Est-ce au cœur de l’Afrique, au fond de la Chine, en Polynésie, que vous avez eu ce spectacle ?

– C’est en France !... Ouvrez les yeux, mes amis ; vous en serez témoins, tout aussi bien que moi.

– Ah ! par exemple !

– Vous en doutez ! Écoutez seulement cette historiette !

« Voici quelque dix ans, tout en préparant ma grande expédition, je visitais chaque semaine un ménage de pauvres gens du quartier Saint-Sulpice, les époux Rubault. Ces malheureux m’intéressaient, par leur vaillance en face des difficultés les plus douloureuses.

« L’homme était savetier, la femme tenait une minuscule boutique de mercerie. Leur travail était continu, leurs profits médiocres.

« Ils possédaient deux jumeaux, de cinq ans, Gustave et Adèle. C’étaient les deux plus délicieux enfants qu’on pût rêver. Jolis, vifs, intelligents. Le garçon, déjà grand pour son âge, et bien découplé ; le front haut, les yeux clairs, le regard franc. La fillette, un vrai petit ange, avec ses boucles blondes autour de sa figure rose.

« Comment s’y prenaient les parents, je l’ignore ; mais, en dépit de leur gêne, ils gardaient le secret d’habiller ces bambins avec une propreté irréprochable, une tenue correcte, voire une pointe de coquetterie. Et que dirai-je des soins minutieux qu’ils apportaient dans leur éducation ? Rien de plus touchant que la sollicitude avec laquelle ils cultivaient ces âmes fraîches et naïves ; rien de plus émouvant que le tableau de ce père, épuisé de travail, et de cette mère, amaigrie de labeur, joignant ces quatre mains enfantines et cueillant le Pater et l’Ave sur ces toutes petites lèvres.

« D’ailleurs, le cœur pur et l’intelligence éveillée du frère et de la sœur répondaient à ces attentions. Je raffolais des deux jumeaux.

« Mais, malgré leur courage et leur probité, les époux Rubault finirent un jour par crouler sous les dettes. Il leur fallut laisser la boutique et l’échoppe. Bientôt, les pauvres gens furent réduits à la misère.

« Sur ces entrefaites, un commerçant qui avait des relations canadiennes leur proposa une situation qu’il affirmait certaine et avantageuse, au fond de la province reculée de Manitoba, tout près de ces vastes étendues presque désertes où, voici cinquante ans, les Indiens chevauchaient encore en liberté. C’était non seulement la vie assurée, mais la fortune en espérance. Quand ils connaîtraient mieux ce pays lointain, les émigrés pourraient y obtenir la concession d’une terre, où ils se créeraient un nouveau patrimoine.

» Les Rubault étaient fort séduits. Mais ce beau rêve était barré par un douloureux obstacle. On leur déconseillait avec énergie d’emmener leurs enfants ; d’abord il serait périlleux d’exposer ces petits êtres aux difficultés d’un tel voyage et d’un tel établissement ; puis, leur présence elle-même deviendrait un embarras, embarras charmant, mais redoutable. D’ailleurs, une fois les parents solidement installés, ils n’auraient pas de peine à découvrir une occasion pour se faire amener leurs enfants.

« Ce fut une lutte intime et cruelle. Enfin, les deux époux, croyant fonder au prix de cet abandon l’avenir même de leurs jumeaux, se résignèrent au sacrifice. Ils partirent.

« Une vieille cousine, aidée par quelques amis, recueillit momentanément Gustave et Adèle.

« Peu de temps après, je m’embarquai à mon tour. Et j’oubliai.

 

* * *

 

« Vous savez que mon grand voyage d’études et d’explorations, coupé de longues résidences en certains pays, dura plus de six ans.

« Il approchait enfin de son terme. À la veille de gagner New-York pour y prendre passage à bord d’un paquebot français, je m’attardais encore au Canada, quand le désir me prit de pousser jusqu’au Klondyke. Les périls de la route à suivre et de la vie à mener dans cet enfer de l’or me tentaient.

« M’y voilà donc !

« Or, par un soir de neige et de bise, attablé dans un bar, quelle ne fut pas ma stupéfaction, quand je découvris, sous les traits d’une servante aux joues creuses, aux yeux caves et comme agrandis de souffrance et de peur, aux cheveux blanchis et à la peau ridée par une vieillesse précoce, qui ? Madame Rubault en personne.

« Je me crus d’abord le jouet d’une ressemblance. Mais non, c’était bien la pauvre femme.

« Elle aussi, frappée de mon insistance à l’examiner, me regarda fixement. Je suivis dans ses prunelles atones le travail de souvenir qui venait de s’accomplir en ma mémoire. Enfin, un éclair, – non de surprise, elle ne devait plus s’étonner de rien, – mais de joie, m’avertit qu’elle m’avait reconnu.

« Pâle et tremblante, sourde aux appels et insensible aux bousculades, elle vint à moi, parmi les cris, les rires d’ivrogne et les jurons : d’une voix contenue, fébrile et exaltée, elle murmura près de mon oreille :

« – Oh ! Monsieur, sauvez-moi, je vous en conjure, sauvez-moi ! Arrachez-moi d’ici, rendez-moi mes enfants ! »

« Dans ce vacarme abrutissant, nous ne pouvions parler. Je soldai au patron du bar la libération de cette malheureuse, et je l’emmenai. En quelques phrases entrecoupées, elle me conta sa navrante histoire.

« La situation promise au Manitoba n’avait pas réalisé l’espoir que l’on fondait sur elle. Après de nouveaux déboires, le corps affaibli et le cerveau troublé, Rubault était parti au hasard, à la poursuite d’un travail plus rémunérateur ou d’un emploi plus sûr. Il avait traîné sa femme à travers les cités et les fermes, toujours plus abattu, plus misérable, plus égaré.

« Non seulement, il n’était plus question de rappeler les enfants ; mais ce vagabondage ininterrompu égrenait leurs nouvelles à de longs intervalles. Bientôt même, on ne reçut plus rien de France.

« Madame Rubault voulait revenir. Elle y avait décidé son mari, quand celui-ci entendit parler des trésors du Klondyke et des fortunes subites et prodigieuses qu’on y pouvait édifier. Malgré les supplications de sa femme, il résolut de tenter cette dernière chance.

« Quelques mois plus tard, il était poignardé dans une rixe et sa veuve ne rencontrait plus d’autre abri que ce bar, où le service était un esclavage et un martyre.

« Un désir l’avait soutenue et protégée dans ce milieu de bandits, le désir d’amasser quelques économies, pour gagner le Canada, obtenir son rapatriement, revoir ses petits. Mais, par deux fois, son léger pécule avait été volé…

« Aussi, en m’apercevant, avait-elle crié vers moi, d’instinct ; je lui étais apparu comme un envoyé du bon Dieu.

« Je fis ce que tout le monde eût fait à ma place. Je ramenai Madame Rubault en France.

« À peine à Paris, je me chargeai de lui retrouver ses enfants.

« Tandis que, brisée par ses longues souffrances et ses angoisses inexprimables, elle reposait sur un lit d’hôtel, je courus chez la vieille cousine, à qui l’on avait confié Gustave et Adèle. Elle habitait jadis une grande maison noire, vraie caserne à pauvres gens.

« La concierge avec stupéfaction me répondit que cette dame était morte il y avait plus de quatre ans.

« – Et les enfants ? demandai-je.

« – Quels enfants ?

« – Ceux qu’elle avait adoptés, qu’elle gardait, deux jumeaux, un garçon et une fille.

« – Ah ! ma foi, repartit la concierge, il y a tant de locataires ici, et qui restent si peu, que je m’y perds … »

« Quand je rapportai cette réponse à la pauvre mère, elle pensa devenir folle. Elle ne ressaisit un peu de sang-froid que sur ma promesse d’épuiser sans retard tous les moyens d’investigation pour retrouver les enfants.

« Dieu merci, mon enquête fut assez rapide. À la mairie de l’arrondissement, il ne me fallut pas plus d’une demi-douzaine de démarches et de quelques jours de patience pour être fixé. Gustave et Adèle, recueillis par l’Assistance publique, avaient été placés chez des paysans de la Nièvre.

« Madame Rubault ne se tint pas de bonheur à cette découverte. Je me gardai bien d’atténuer sa joie par la confidence de mes inquiétudes. Mais, au fond, je tremblai pour l’âme de ces deux jumeaux. Vous savez, comme moi, ce que valent ces familles auxquelles l’Assistance publique confie ses orphelins. D’une âpreté féroce au gain, foncièrement matérialistes, étrangères à tout le surnaturel, elles ne voient dans les enfants qu’on remet à leur garde qu’un vulgaire profit. Pour les obtenir, elles se soumettent avec empressement à toutes les conditions qu’on leur impose. Et, de ces conditions, la principale est de transformer ces pauvres bambins sans défense en petits païens. Les pupilles de l’administration sont condamnés sans appel à l’école antireligieuse et à l’ignorance de Dieu. Comme la chair des miséreux dans certains hôpitaux, ce sont des âmes à expériences.

« Qu’’avaient pu devenir, en quatre ans de cet enfer, les cœurs naïfs encore à peine formés, de Gustave et d’Adèle ?

 

* * *

 

« Madame Rubault tremblait, elle aussi, mais de joie. Elle ne doutait pas que ses enfants ne fussent aussi purs que du temps où elle priait avec eux. Elle ne songeait point davantage qu’elle-même, avec ses traits flétris et ses cheveux tout blancs, avait bien changé.

« J’y songeais, hélas ! en la conduisant dans la Nièvre, après les formalités accomplies.

« Trois heures d’express. Quarante minutes d’attente à la station d’embranchement. Une heure vingt de train omnibus. Une gare minuscule, à côté d’un bourg triste. Une patache boiteuse, ouverte au froid, que deux bêtes efflanquées tirent lentement sur une route monotone, entre deux files de peupliers mélancoliques.… Enfin, le clocher de X… pointe au-dessus d’un petit bois… La pauvre mère était presque défaillante ; elle comprimait son cœur à deux mains ; ses yeux chaviraient.

« Il aurait fallu d’abord se rendre à la mairie. Mais Madame Rubault ne pouvait plus attendre. Avant tout ses enfants.

« Je demande la maison du sieur Briquet, le soi-disant père adoptif. C’est au milieu du village, à quelque cent pas de l’école.

« Le père Briquet, vieux paysan renfrogné, mâchonnait sa pipe en brouettant du fumier dans sa cour.

« Je l’appelai, et nommai ma compagne incapable de souffler mot. Il tourna la tête à demi, d’un air de mauvaise humeur.

« – Ah ! c’est vous, la mère aux petits Rubault. Vous avez passé à la mairie ?

« – Non ! j’irai tout à l’heure. Où sont mes enfants ?

« Sa voix suppliante eût attendri un roc. Le vieux rural, haussant les épaules et poussant sa brouette, grogna dans sa pipe.

« – Est-ce que j’sais, moi ? Le gas doit être à la mairie, où le citoyen Rocquenard fait une conférence. Quant à la gamine, elle maraude queuqu’part.

« – Le citoyen Rocquenard, murmurai-je effrayé, en entendant le nom de ce renégat qui promène à travers le pays ses diatribes antireligieuses et ordurières !… Et l’on y conduit des bambins de onze ans !…

« Mais le père Briquet s’était éloigné, insouciant et revêche ; et, déjà, Mme Rubault se précipitait vers la mairie. Je courus derrière elle.

« Nous en étions à vingt pas, quand la porte s’ouvrit, dans un fracas d’applaudissements, de cris, de vociférations. Au-dessus de ce concert discordant, l’inévitable À bas la calotte ! émergeait comme un refrain. Des glapissements enfantins jetaient leur note aiguë dans la masse des hurlements plus rudes. À ce moment précis, la mairie cracha un flot de gamins.

« Mme Rubault ne bougeait plus, le cœur affolé, les yeux fixes.

« – Gustave, appelait-elle d’une voix étranglée, qui ne parvenait pas à dominer le tumulte.

« Au même instant, le curé du bourg surgit au coin de la place.

« Le charivari redoubla et, s’orientant sur une cible en chair et en os, se fit plus agressif. « À l’eau, le ratichon », brailla un homme. Et du groupe des écoliers, une pierre vola, qui vint s’abattre aux pieds du prêtre. Une autre, mieux lancée, frappa la soutane à la hauteur du genou. L’abbé se retourna, regarda les enfants d’un œil triste et doux : « Pauvres petits ! » murmura-t-il. Et il poursuivit son chemin.

« Tout cet incident n’avait duré qu’une seconde. Je me retournai vers Mme Rubault. Elle semblait pétrifiée !

« – Eh bien ! votre enfant ! lui dis-je, en la secouant par le bras.

« D’un geste d’horreur, elle me désigna l’un des gamins :

« – C’est lui, gémit-elle avec un sanglot, qui a jeté la pierre !

« Et puis, tout à coup, se cachant la figure avec les deux mains, elle fondit en larmes.

« On nous examinait avec une curiosité méfiante. Je fis signe à l’enfant qu’elle m’avait indiqué. Mon regard ne possédait pas la clairvoyance maternelle et j’avais grand’peine à reconnaître, en ce chenapan sournois, aux yeux fuyants, au front bas, mon chérubin de jadis.

« – Gustave Rubault ? demandai-je.

« – C’est moi !

« – Tu ne reconnais pas ta maman ?

« La pauvre mère avait dégagé son visage. Elle prit l’enfant par la tête, avec une tendresse furieuse, et l’embrassa follement.

« – Toi, mon Gustave, c’est toi qui fais cela !

« – Quoi donc, interrogea l’enfant d’une voix craintive et ennuyée, sans un élan vers cette femme à cheveux gris, plus vieille de vingt ans que son âge... Quoi donc que j’ai fait ?

« – Tu as injurié ce prêtre, tu l’as frappé, tu n’aimes plus le bon Dieu.

« – Oh ! le bon Dieu, fit Gustave en haussant les épaules, on sait bien que c’est une blague…

« – Tais-toi, tais-toi, interrompit la mère avec un frisson.

« – Alors, comme ça, c’est vous qui êtes ma vraie maman, continua le gamin, d’un air plus curieux qu’attendri…

« Mais l’émotion était trop vive. Mme Rubault semblait sur le point de perdre connaissance. Je la saisis fortement par le bras, et, me dirigeant vers la demeure de Briquet :

« – Viens à la maison, ordonnai-je à l’enfant. On s’y expliquera.

« Il partit devant nous, la tête basse. La malheureuse m’accompagna sans un mot, comme une automate.

« Hélas ! elle n’avait pas vu la fin de ses douleurs.

« En approchant, un bruit de jurons qui jaillissait des fenêtres du père adoptif nous frappa. Sur le seuil, nous nous heurtâmes au garde-champêtre, un vieux à moustache grise.

« – Oui, oui, bougonna-t-il encore en se retournant vers la porte, oui, c’est la troisième fois que je prends cette morveuse d’Adèle à voler. Si je la repince, elle ira en prison. – Et croyez-vous, poursuivit-il en s’adressant à nous, que cette péronnelle a le toupet de me répondre qu’on a maintenant le droit de voler chez les riches !… Attends voir, gamine !.…

« – Ma fille, Adèle, une voleuse !…

« Et Mme Rubault se rue, comme une furie, dans la maison.

« Je me précipitai à sa suite.

« Il était temps. Affolée, les yeux hagards, la malheureuse avait sauté sur le père Briquet, l’avait acculé au mur, le serrant à la gorge. Il râlait presque…

« Assassin, hurlait-elle, assassin, qu’est-ce que tu as fait de mes petits !…

« J’eus grand’peine à dégager le pauvre vieux !… »

 

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Mme Rubault agonise aujourd’hui, lentement, dans une maison de fous. Quant à ses enfants, l’Assistance publique a gardé sa proie.

« Et vous voyez bien que depuis Hérode, on a perfectionné le massacre des Innocents. »

 

 

 

François VEUILLOT, Le bon ange est parti,

Desclée De Brouwer, s. d.

 

 

 

 

 

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