« Minuit, chrétiens... »

 

(Conte de Noël, de l’an 192...) 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

François VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 24 décembre 192..., vers onze heures du soir, dans un cabaret borgne, en plein faubourg.

Dehors, une nuit brumeuse et humide, d’hiver tiède ; à la lueur brouillée des becs de gaz, on distingue des ombres encapuchonnées qui se hâtent.

Dedans, quelques groupes avachis, autour de tables empoissées, chargées de bouteilles et de verres.

Non loin de la porte, une voix aigre et virulente grince à travers la fumée des pipes ; elle sort d’une bouche à demi tordue, grimaçant dans un visage encore jeune et peut-être beau, mais que le vice, l’alcool et la haine ont flétri.

Cinq ou six individus quelconques, en blouses de travail, écoutent le parleur.

Parmi eux, un ouvrier de près de cinquante ans, vigoureux mais las, l’œil inquiet, le front creusé d’une colère ou d’une angoisse, dont le bourgeron s’éclaire d’une petite lueur jaune, un peu fanée : le ruban de la médaille militaire.

Lui aussi, comme ses compagnons, le cou tendu, la bouche mauvaise, écoute :

– N’est-ce pas écœurant de les voir s’engouffrer tous, à l’appel des curés, dans cette officine de mensonge et de superstition, qui s’appelle une église ? Et non seulement les enfants et les femmes ; mais des hommes aussi. Des hommes, et par centaines, attirés par cette fête de Noël ! Une vieille légende, bonne tout au plus à bercer des marmots ! Et le ratichon va profiter de cette affluence moutonnière pour endoctriner le peuple. Ah ! malheur ! Il faut absolument que nous fassions quelque chose à notre tour, si nous ne voulons pas qu’ils nous démolissent… Qu’en dis-tu, Grébillot ?

– Pour sûr, se contenta de grogner l’homme au bourgeron fleuri d’un vieux souvenir de gloire et de bravoure.

– Il faudrait organiser une réunion publique, avec le citoyen Machu ; il rappellerait que ce sont les curés qui ont provoqué la guerre et qu’après avoir lancé des millions de pauvres diables à la boucherie, ces feignants se sont tous embusqués…

Un mouvement de protestation instinctive échappa, sur cette parole, au médaillé militaire.

– C’est pas ton avis, Grébillot ?

– Ma foi, non ! Je veux bien croire que ce sont les curés qui ont provoqué la guerre, puisque Machu, qui connaît la politique, affirme ça. Mais les traiter d’embusqués, c’est pas juste. Il y en avait aux tranchées, et qui étaient crânes, et puis pas fiers avec nous, et puis généreux. Je les ai vus !

– Tu les as vus, tu les as vus ! Tu en as vu deux ou trois, qui n’avaient pas réussi à se dérober. Mais tous les autres ? Est-ce que tu vas défendre les curés, ces exploiteurs de la crédulité publique, ces complices du capital, ces tyrans de la conscience ?

– Je ne défends pas les curés, protesta Grébillot, d’une voix calme encore, mais déjà saccadée d’un énervement. Je ne veux plus de maîtres. Seulement, il faut être juste !

– Éternels imbéciles, ricana l’orateur, avec un geste emphatique, incorrigibles dupes ! Vous voulez être justes envers les champions de l’injustice…

D’un coup de poing qui fit cliqueter les verres, Grébillot coupa l’apostrophe :

– Dis donc, cria-t-il, je ne suis pas plus bête que toi. Je dis ce que j’ai vu. Toi, tu parles de ce que tu ne sais pas. Où donc étais-tu, pendant que je me faisais casser la figure ?…

Le beau parleur s’arrêta, gêné, l’œil trouble et méchant, méditant une riposte. Un brusque incident devait lui fournir une échappatoire.

Par la porte entr’ouverte, un souffle humide et frissonnant venait de glisser. Les buveurs se retournèrent. Une femme, aux vêtements usés, mais dignes, aux traits éclairés d’un reste de jeunesse et fatigués d’un excès de travail, avait ébauché dans la salle une entrée timide ; à son ombre, une grande fillette, au regard doux, craintif et suppliant, se serrait.

Grébillot, hargneux et grondant, leur montra le poing.

– Voulez-vous filer d’ici ! Qu’est-ce que vous me voulez encore ?

– Alors, décidément, pria la pauvre femme, tu ne veux pas nous accompagner… J’ai préparé un petit réveillon pour le retour !

– Encore une fois, sortez, vociféra le buveur, honteux en même temps qu’irrité.

– Mais si ! Mais si, siffla son adversaire ! Vas-y donc, à la messe, avec ta femme et ta gosse ! Vas-y donc, te mettre à plat ventre aux pieds de tes amis, les ratichons. C’est ta place !

– Toi... menaça Grébillot, se tournant à demi vers l’homme, avec un geste résolu, qui rompit l’attaque… Et vous, continua-t-il en montrant la porte aux deux intruses, qui, la tête basse et les larmes aux yeux, s’éclipsèrent…

Puis, ces deux monosyllabes déchargés comme des balles, il vida son verre et se rencogna, muet, sombre et rancunier, sur son escabeau…

 

* * *

 

Une demi-heure plus ‘tard, à demi réconcilié avec le parleur anticlérical, il quittait le bouge et s’enfonçait dans la nuit, brumeuse et moite. Il marchait à grands pas, sur le pavé boueux, pour se réchauffer le corps et se dégourdir l’âme. Il était mécontent de son compagnon, de sa femme et surtout de lui-même. Il sentait du désordre et du malaise, au for de son esprit.

Grébillot, comme tant d’autres, avait reçu quelques vagues et courtes notions de catéchisme ; il avait fait « sa communion » et ne l’avait point renouvelée ; puis il s’était laissé prendre aux rêves d’appétit, d’indépendance et d’orgueil de la libre-pensée révolutionnaire et il était devenu un militant socialiste. Néanmoins, il avait gardé le cœur honnête et le sens droit. Dans les souffrances et les dangers de la guerre, cette probité native et ce jugement sain, remontant aux souvenirs de l’enfance et se projetant sur l’au-delà du tombeau, l’avaient ramené à l’Église. Mais, de retour au foyer, le pauvre homme avait été ressaisi par son milieu : l’influence de ses camarades, la crainte d’être « accaparé » par les prêtres, une détente d’énergie succédant à la vie dure et douloureuse, l’avaient rejeté sur la mauvaise pente ; il glissait de plus en plus bas.

Pourtant, sa droiture et sa clairvoyance regimbaient encore contre l’évidente injustice de certaines calomnies contre les curés. Comme il le répétait presque malgré lui, sous l’aiguillon d’une révolte intérieure, il les avait vus. Et puis, l’évocation de ses prières en face de la mort, à certains moments, le troublait. C’était, à la fois, comme une étoile et comme une brûlure. Il vivait, en cette nuit de Noël, une de ces heures poignantes…

Comme il avançait, perdu dans sa pensée, le choc simultané d’une clarté vive et d’une musique puissante lui frappa brusquement les yeux et les oreilles. Il traversait la place de l’église ; et le portail, un instant ouvert, venait de jeter dans l’ombre une traînée de lumière et une bouffée d’harmonie.

Minuit, chrétiens... chantaient des voix mâles, soutenues par les orgues.

Grébillot s’arrêta court, les pieds cloués au sol, le cœur battant.

Rien n’est évocateur et, je dirais volontiers ressusciteur d’images et de sentiments, comme la musique. Une mélodie, qui s’est imprimée dans notre mémoire, lorsqu’elle éclate ou simplement chantonne auprès de nous, amène avec elle les tableaux et les impressions qui l’accompagnèrent.

Minuit, chrétiens... Trois fois ce cantique, au cours de la grande guerre, avait ému l’ancien soldat. À Noël 1914, il cantonnait à l’arrière et, tout engourdi dans son irréligion, il n’avait pas même eu la velléité d’entendre la messe.

L’année suivante, au front, sous la mitraille, il avait hésité. Cependant, il s’était cramponné encore à son athéisme.

Mais, le 24 décembre 1916, un sourd travail accompli secrètement dans son âme, un enchaînement de réflexions qui, depuis longtemps, se déroulait presque malgré lui devant sa conscience et, aussi, l’action discrète, affectueuse et pénétrante d’un prêtre-soldat, l’avaient doucement entraîné dans la nuit, vers l’abri souterrain qui servait de chapelle : carrière abandonnée, du Soissonnais, qui ce jour-là se transfigurait en catacombes. Accoté contre le mur, au dernier rang, il avait vu, sous la voûte inégale et basse, la fête au nom joyeux se célébrer devant ses camarades entassés, crayeux, hirsutes et contents. La parole du prêtre, chaude et forte, avait dilaté son cœur et clarifié son cerveau. Le cantique populaire, à pleine voix répété par tous les poilus, avec un accompagnement de canonnade, l’avait fait tressaillir. Il avait envié les soldats qui, en grand nombre, avec une gravité sereine, approchaient de l’autel, au moment de fa communion.

Un an plus tard, à la suite d’une blessure légère, il achevait sa convalescence à l’hôpital…

… Et Grébillot, maintenant, se revoit dans la salle blanche et tiède, où l’autel se dresse au milieu de banderoles, de plantes vertes et de lumières.

Il se revoit à genoux, il s’entend chanter, il se sent vivre. En ce Noël 1917, il n’est plus le témoin mélancolique et presque honteux, qui assiste en étranger à une fête de famille. Depuis un an, la lumière a grandi dans son âme. Il croit. Cependant, il a mis bien du temps, il a eu bien du mal à s’élever jusqu’à la pratique. Enfin, l’heure est venue. La main secourable, et si vigoureuse en sa gracilité, qui l’a soutenu dans le dernier effort, c’est la main de cette infirmière, à cheveux gris, qu’il reconnaît là, tout près, prosternée comme une statue de la prière, et qui se laisse appeler « maman » par les « bleuets ». Elle ne l’a pas importuné, elle ne l’a pas contraint ; par sa seule charité, sans gestes et sans paroles, elle a triomphé, non de ses derniers doutes, il n’en avait déjà plus, mais de ses suprêmes hésitations. Et la voix du convalescent s’unit, vibrante, un peu crispée parfois d’une émotion qui passe, à celle de tous ses compagnons, pour chanter le cantique. Et, à son tour, il se lève, il s’approche de l’autel ; il renouvelle sa première communion… Est-ce illusion ou réalité ? Je ne sais ; mais ce souvenir apparaît à ses yeux, si palpable et si vivant, qu’il croit sentir encore sous sa paupière les larmes oubliées de cette messe de minuit… Ce n’est peut-être bien que le brouillard qui pleure !

Soudain, un nouveau tableau palpite sur l’écran de sa mémoire. Noël 1918 ! Un Noël d’Alsace ! Il est cantonné dans un petit village aux pieds des Vosges, au seuil de la plaine qui s’épanouit vers le Rhin. L’église de la paroisse, à la flambée des cierges, est toute diaprée de pavois tricolores. On perçoit, dans la foule, mêlée d’habits de fête et de capotes bleues, – d’un bleu bien fatigué – une dilatation d’allégresse. La renaissance de la patrie s’harmonise à la renaissance de l’année chrétienne. On sent trembler, dans les chants de gloire et d’amour, comme des sanglots de joie. Cette nuit, ce ne sont plus de rudes hommes, ce sont de petits enfants, des petits enfants d’Alsace qui répètent, en français, – un français qui sort impétueux et triomphant, de leurs lèvres bâillonnées, – le célèbre cantique. Après la messe, où Grébillot a communié encore, – à vrai dire, il s’était un peu relâché dans les griseries de la victoire ; mais il a voulu montrer, à cette population fidèle, que les poilus de France étaient de bons chrétiens, – donc, après la messe, il va réveillonner dans une brave et bonne famille, où il est accueilli comme un frère. Oh ! le savoureux, cordial et délicat réveillon, où l’on a porté la santé de la France, avec un petit vin, clair et gai, dont le bouquet lui caresse encore la langue. Ah ! qu’il avait donc, en cette belle nuit, la conscience paisible et radieuse !… Il revoit la petite Odile aux tresses blondes, qu’il fit sauter sur ses genoux, parce qu’elle évoquait l’image de sa fille. Il relit, comme si tous les caractères en fulguraient encore à ses regards, la lettre qu’il reçut, quelques jours après, de sa femme : « … Moi aussi, j’ai communié à la messe, avec notre chérie ; car je veux désormais, pratiquer comme toi… »

Et le mirage, une fois encore, est si captivant, que le vieux soldat, d’un geste impulsif, essuie sur la joue les larmes de naguère. Et son doigt se mouille ; la brume est si dense !

 

* * *

 

Cette triple évocation, cependant, n’a duré que quelques secondes ; car, en reprenant ses esprits, Grébillot s’aperçoit que le cantique n’est pas même achevé… Mais quel est donc ce prodige ? Il se croyait toujours en face du portail et voilà qu’il se retrouve au bas de la nef, Il a été, pour ainsi dire, aspiré par ce chant, jusqu’à l’intérieur de l’église. Et, maintenant, il n’ose plus sortir. Dans l’ombre d’un confessionnal, il s’enfonce, avec un embarras mêlé de quiétude, ainsi qu’il se cachait, en 1916, au fond de la carrière. Et, de même aussi qu’en ce Noël lointain, il envie ce groupe d’hommes, rangé presque en bataille, au pied du chœur : ses frères d’armes ! Ce sont, en effet, les vétérans de la grande guerre ; il n’est cérémonie religieuse où le curé ne leur garde une place d’honneur. Et beaucoup sont présents au rendez-vous : quelques têtes déjà grisonnantes et chenues ; des visages plus jeunes, que l’épreuve a creusés et mûris ; plusieurs mutilés ; trois aveugles, affectueusement veillés par leurs voisins. Grébillot les distingue et les compte ; puis sa pensée cherche et énumère les absents, et son front se baisse, à songer qu’il est un de ceux-là !

– Mais venez donc, mon ami, murmure à son oreille une voix amicale.

C’est l’abbé Rémond, le deuxième vicaire, qui, opérant une inspection discrète autour de l’église, a découvert l’homme. Il était venu, silencieusement, appuyé sur sa forte canne, une de ses jambes étant restée à Douaumont. Grébillot, absorbé par son examen, ne l’avait pas entendu. Le voilà surpris et repris. D’abord, il regimbe et ses vieux préjugés, rappelés à la rescousse par le respect humain, lui remontent à la tête.

– À votre aise, condescend l’abbé. Mais votre refus me peine, venant d’un camarade ; et il m’étonne de la part d’un soldat.

Grébillot est à la fois touché dans son cœur et cinglé dans son amour-propre. Cependant, ses pieds s’enracinent toujours aux dalles de l’église. Mais alors, à quelques pas dans la nef, il discerne sa femme et sa petite fille. « Moi aussi, j’ai communié à la messe avec notre chérie ; car je veux, désormais, pratiquer comme toi… » La lettre, la touchante lettre évoquée dans les douceurs émues du Noël alsacien, s’allume à ses yeux comme la lampe du sanctuaire.

– Eh bien, oui, monsieur l’abbé, se décide-t-il avec brusquerie ; mais, – désignant le confessionnal, – avant de monter là-haut, je veux entrer ici.

– Allons donc ! sourit le vicaire. J’étais bien sûr que le bon Dieu vous repêcherait !

 

 

 

François VEUILLOT, Le bon ange est parti,

Desclée De Brouwer, s. d.

 

 

 

 

 



1 Écrit pour la fête de Noël 1918.

 

 

 

 

 

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