Le souper interrompu

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On causait de l’ancien abbé Quartimond, le malheureux défroqué, dont le petit livre perfide et troublant : Comment j’ai perdu la foi, fit tant de bruit et tant de mal, et qui disparut soudain, dans des circonstances un peu mystérieuses, il y a quelques années.

– Vous devez l’avoir connu, demanda l’un des convives à Jean Primart, le journaliste, autrefois libre-penseur, aujourd’hui fervent catholique.

– Si je l’ai connu ? Je crois bien ! C’est lui qui m’a converti !

Ce fut une exclamation générale.

– Converti ! Mais votre retour est beaucoup plus récent que son apostasie.

– Aussi bien ne m’a-t-il pas ramené à Dieu du temps qu’il était prêtre. Il m’a rendu la foi quand il ne l’avait plus..... ou du moins quand il prétendait l’avoir abandonnée..... Mais c’est toute une histoire.

– Eh bien, racontez-là !

Jean Primart hésita quelques minutes et tout à coup se résolut.

– Je vous préviens que ce n’est pas gai. C’est plutôt funèbre. Et j’en ai gardé moi-même une impression si poignante que jusqu’à présent je n’ai voulu le dire à personne. Mais, je vois à vos regards que vous en avez si grande envie..... D’ailleurs, au fait, pourquoi pas ?.....

Et le journaliste acheva sa pensée dans un haussement d’épaules.

– Voilà ! L’évènement qui me convertit fut celui-là même qui provoqua la disparition du malheureux.

« J’avais rencontré Quartimond dans les bureaux de la Libre Pensée, dont j’étais alors le principal rédacteur et où il donna quelques articles. Ses façons bizarres et son masque tragique, sa brusquerie même, et puis, surtout, cette parole brûlante et âpre, qui vous mordait aux entrailles et vous faisait entrer la conviction dans l’esprit comme avec une vrille, tout cela m’avait attiré vers lui. Nous nous étions liés.

« Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’il menait une vie de désordre et que ses diatribes anticléricales étaient entremêlées de débauches.

« Depuis lors, certains détails que j’avais négligés, libre-penseur, et qui, chrétien, se sont réveillés du fond de ma mémoire, m’ont donné le secret de cette conduite échevelée, souvent grossière. Au milieu des plaisirs, l’ancien prêtre était saisi par instants de tristesses subites et profondes, d’amertumes allant jusqu’à la nausée. Au fond, je l’ai compris plus tard, il n’avait pas perdu la foi. Le malheureux ne pouvait s’empêcher de croire en Dieu. Et, à certains moments, la religion lui remontait du cœur au cerveau, comme une bouffée de sang qui le suffoquait. La crise d’orgueil et de passion qui l’avait précipité dans l’apostasie n’avait pas arraché les dernières racines de croyance qui lui tenaient au plus intime et au plus vif de l’âme. Aussi, quand il se jetait dans ces violences antireligieuses que vous auriez crues sataniques, il était moins entraîné par sa haine d’apostat que par un furieux besoin de négation. Il ne cherchait pas à tuer la foi dans les autres, il voulait la nier en lui-même. Et, lorsqu’il tombait jusqu’à l’ordure, ce n’était pas à la jouissance qu’il aspirait, mais à l’oubli.

« Et c’était bien justement cet oubli, cet étourdissement, cette anesthésie de la conscience, qu’il demandait, qu’il mendiait plutôt, ce soir de carnaval, – il y aura bientôt quatre ans – à la trop joyeuse compagnie qu’il avait invitée dans son rez-de-chaussée de la rue de Prony.

« Le souper battait son plein ; déjà les cervelles étaient fort allumées. Des plaisanteries plus ou moins vertes, se croisaient, par saccades, avec des discours d’une éloquence trop chaleureuse ou des paradoxes d’une philosophie trop profonde. Tout à coup, je ne sais plus à quel propos, Quartimond se mit à nous conter qu’il avait conservé sa dernière soutane.

« – Oui, je l’ai gardée, s’écria-t-il au milieu d’un éclat de rire exagéré, grinçant, qui sonnait faux, je l’ai gardée comme un talisman. C’est ma dernière superstition. Je l’endosse à certains jours, quand je veux écrire un article brûlant contre l’Église et que je me sens l’imagination trop froide. Il me monte alors à la tête une sorte de rage inspiratrice ; il me semble que la soutane me colle aux épaules et j’en éprouve une fureur qui me souffle des pensées diaboliques. Et puis, après, je l’arrache, je la jette sur le sol, je la piétine..... et c’est une jouissance exquise.

« Et, en achevant cette tirade, l’œil un peu trouble et la bouche involontairement tordue, Quartimond avala d’un trait toute une flûte de champagne.

« – Tiens ! une idée, proposa l’un des convives. Nous sommes en carnaval, on peut se déguiser. Mets donc ta soutane. Avec ta grande barbe, on te prendra pour un bon missionnaire et notre bande fera scandale sur les boulevards et dans les cabarets.

« La plupart applaudirent bruyamment. Les moins gris, j’en étais, gardèrent un silence embarrassé. Quartimond haussa les épaules.

« – C’est absurde, grogna-t-il.

« – Pourquoi ?

« – Parce que c’est absurde !

« – Mais encore !

« Il ne répliqua rien. J’avais conservé assez de sang-froid pour m’apercevoir qu’il ressentait une frayeur secrète. Il craignait évidemment cette soutane qui, de son propre aveu, lui collait aux épaules.

« On insista.

« – As-tu donc peur qu’elle ne te brûle, interrogea une femme ?

« – Moi ? Ah ! par exemple ! – Et d’un bond, renversant sa chaise, il se précipita dans la pièce voisine.

« Cinq minutes après, il reparaissait au milieu de nous, portant le costume ecclésiastique avec cette aisance que donne l’habitude.

« – Eh bien, voilà l’homme, cria-t-il de la porte, en esquissant un salut grotesque et en riant aux éclats, ou plutôt, ce qui n’est pas du tout la même chose, avec éclat. Car, de plus en plus, je devinais que cet effort de gaîté cachait mal une souffrance.

« Vous m’excuserez de taire un certain nombre de détails, paroles et gestes grossiers, qui, malgré mes penchants anticléricaux, m’écœurèrent.

« Lui-même en parut agacé.

« – Allons, sortons, commanda-t-il brusquement, de sa voix sèche.

 

*

*     *

 

« La nuit paraissait déjà fort avancée. Le sol était gras et glissant, l’atmosphère bruineuse. Les becs de gaz se noyaient dans l’ombre, comme des lanternes falotes. Presque personne, sur le boulevard de Courcelles où nous filions, à pas pressés, le long de la solitude noire et humide du parc Monceau. Jusqu’ici la soutane passait inaperçue. Quartimond marchait silencieux et sombre, au milieu de nos bavardages extravagants. Une pluie fine se mit à tomber, glaçant les plus braves. On héla des voitures qui remontaient, du boulevard Malesherbes. Mais, un peu plus loin, la façade d’un cabaret flamboyait encore, illuminant le trottoir. Il en sortait un bruit de chansons grasses et de rires épais. Quelques-uns proposèrent de s’y attabler.

« L’ancien prêtre eut un mouvement de recul

« – Décidément, non ! Buvez jusqu’à demain si le cœur vous en dit. Moi, je rentre.

« Et, tournant les talons, il s’éloigna, je dirais presque il s’enfuit.

« Abandonnant mes compagnons de plaisir, – on appelle ça plaisir ! – à leur cabaret de troisième ordre, je rejoignis Quartimond.

« – Laissez-moi seul, gronda-t-il, agacé.

« – Non ! je vais dans la même direction que vous. Je vous accompagne.

« Il haussa les épaules et parut se renfermer dans un mutisme farouche. Mais, au bout de quelques pas :

« – Hein ! s’exclama-t-il, en me fixant tout à coup, est-elle assez stupide la plaisanterie qu’ils m’ont faite, avec cette odieuse défroque ! Ah ! les sales gens ! Ils me donnent la nausée.

« – Pourquoi les invitez-vous ?

« L’ancien prêtre eut un geste las.

« – Que voulez-vous ? reprit-il. Il faut bien se distraire un peu dans la vie. Ce serait trop lugubre, si l’on réfléchissait toujours.....

« Et, sur ce mot, ponctué d’un soupir, Quartimond retomba dans le silence.

« Nous allions traverser le boulevard de Courcelles... Tout à coup, du coin de la rue de Prony, deux énormes lanternes surgirent au ras du sol, comme les deux yeux d’un monstre, et coururent sur nous d’un train vertigineux. En même temps, grondait le halètement sourd et précipité d’une automobile, qui ramenait sans doute au logis quelques masques ou quelques noceurs ; car, par-dessus le ronflement de la machine, fusaient des rires et des refrains stridents. Le chauffeur lui-même, à voir l’allure extravagante et désordonnée de sa voiture, ne devait pas avoir beaucoup plus de sang-froid que ses maîtres.

« Mais un cri d’angoisse éclata près de nous. Un couple était engagé en plein milieu du boulevard : un jeune homme, dont la pelisse de fourrure, entrouverte malgré le froid, laissait deviner le plastron blanc sous l’habit noir, et une jeune femme emmitouflée dans une sortie de bal. Effrayée par la brusque apparition des deux lanternes flamboyantes, la femme venait de tirer son compagnon en arrière, d’un mouvement instinctif, au moment même où celui-ci s’élançait en avant ; et le malheureux était tombé tout à plat sur le sol. Nous nous précipitâmes. Il était trop tard. Déjà l’automobile emballée virait au tournant du boulevard Malesherbes, après avoir trébuché d’une violente secousse au passage du corps étendu sur le pavé.

« À nos pieds, sur sa pelisse ouverte et maculée de boue, l’homme en habit noir gisait, la poitrine défoncée, sa chemise émiettée comme un linge en charpie et tout éclaboussée de sang. Debout, près de lui, la jeune femme restait immobile, assommée, les yeux hagards.

« Nous appelâmes. Un sergent de ville et quelques passants accoururent. On fit ouvrir une pharmacie voisine et l’on y transporta le blessé, qui poussait des gémissements traversés de cris aigus. La femme suivait inconsciente, en sanglotant.

« Un médecin réveillé en toute hâte opéra un premier pansement et resta près de la victime, en attendant la voiture d’ambulance

« Cependant, Quartimond et moi, nous nous efforcions de ranimer la femme encore hébétée de ce coup horrible. Son manteau détaché laissait apercevoir un costume de bergère Louis XV, tout clair et pimpant ; sur son visage poudré, les pleurs avaient tracé des sillons lamentables.

« Elle parut enfin se réveiller de sa torpeur. Elle regarda fixement Quartimond. Et, tout à coup :

« – Oh ! Monsieur l’abbé, supplia-t-elle en le saisissant par le bras, confessez mon mari !

« – Moi, se récria Quartimond !

« Je le regardai, frissonnant moi-même à cette demande. Il était livide.

« – Oh ! je vous en prie, implorait la malheureuse !

« – Mais, je ne peux pas ! Je ne peux pas !

« – Pourquoi donc ?

« – Je n’ai pas de pouvoirs à Paris.

« – Mais mon mari se meurt.

« – C’est que je suis interdit.

« – Ça ne fait rien ! Vous êtes toujours prêtre ! Oh ! ne m’abandonnez pas ! je vous en conjure, ne m’abandonnez pas ! Ne le laissez pas mourir ainsi. Voilà deux ans qu’il ne s’est confessé !

« Et la pauvre femme affolée tenait Quartimond presque à bras-le-corps.

« Pendant ce temps, je voyais la sueur découler goutte à goutte du front de mon ami. Après quelques secondes de lutte intérieure, il se raidit, se dégagea d’un geste violent, presque brutal, et, d’un ton froid, concentré, martelé :

« – Cette soutane est un déguisement, déclara-t-il. Je ne suis pas prêtre.

« – Ah ! mon Dieu, mon Dieu, gémit l’infortunée... Puis, tout à coup, serrant les poings d’un air farouche, ah ! gronda-t-elle entre ses dents, maudit Quartimond ! maudit Quartimond !

« – Hein ! Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? interrogea durement l’ex-abbé, en lui broyant le poignet d’une main fébrile et en lui braquant les yeux dans les yeux.

« – Oui, répliqua-t-elle, avec un déchirement dans la voix, oui, c’est le livre infâme de cet odieux apostat qui a perdu mon mari, comme il en a perdu tant d’autres. Il pratiquait autrefois ; maintenant, il dit qu’il ne croit plus à rien. Et il va mourir ainsi, sans confession, sans prêtre..... Ah ! c’est horrible, horrible ! horrible !

« Au même instant, le blessé fit entendre une plainte, ouvrit les yeux et, faiblement, il soupira : « Geneviève !..... Un prêtre !..... »

Que se passa-t-il alors dans l’esprit de Quartimond ? Je l’ignore. Aurait-il pu l’expliquer lui-même ? Sans doute, la foi, la foi qui le rongeait, lui représenta soudain les effroyables conséquences de cette mort ; et cette mort elle-même lui dévoila, comme à la lueur d’un éclair, toute l’étendue de ses responsabilités. Sans doute aussi, la conscience sacerdotale eût-elle un réveil puissant dans cette âme d’apostat.

« Quoi qu’il en soit, je vis tout d’un coup Quartimond se précipiter vers la femme. Et d’une voix saccadée, mais résolue :

« – Je vous ai menti, je suis prêtre, madame. Interdit, renégat, mais prêtre. Et, devant la mort, j’ai toujours le pouvoir d’absoudre. »

Jean Primart s’arrêta quelques secondes, au milieu du silence haletant de l’auditoire.

– Vous devinez le reste. Quartimond confessa le blessé, puis s’enfuit brusquement, comme un fou, tandis que j’aidais au transport du malheureux, presque agonisant, dans la voiture d’ambulance, arrivée sur ces entrefaites. Le lendemain, quand je voulus le revoir, on m’apprit qu’il n’était pas rentré..... Quelque temps plus tard, j’allais chez un autre prêtre.

– Et vous ne savez point ce qu’il est devenu ?

– Non !..... À moins que..... mais ce n’est guère croyable.

– Dites toujours !

– Eh bien, le mois dernier, je visitais la chartreuse de Pignerol, et, dans la chapelle, j’aperçus un moine en prières, qui à ma vue, rabattit son capuchon sur la figure et courba son front vers la terre. Chez un Chartreux, le geste est trop naturel pour qu’on en puisse déduire une conséquence. Mais j’avais eu le temps de distinguer les traits de ce visage. Et, dans cette face glabre, émaciée, ravagée de rides comme celle d’un octogénaire, une ressemblance avec la physionomie de Quartimond m’avait frappé. Mais un Quartimond si changé, si vieilli !..... La douleur a-t-elle pu, dans l’espace de quatre années, transformer si complètement un homme ? Est-ce bien lui ?

 

 

 

François VEUILLOT,

Humbles victimes, 1907.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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