La vieille au fichu vert
par
Gustave VIGOUREUX
ON appelait cette partie du polder l’Entre-deux-Criques ; un mille carré de terres à moitié noyées par marée haute, aux sentes incertaines, où, au péril des fondrières et des sables mouvants, on chassait la sauvagine.
La bécassine surprise d’y être relancée se lève sous le pied du chasseur et nul besoin n’est d’attendre la fin de ses crochets pour la tirer ; les colverts et les pilets, les harles roses et les milouins, les vanneaux et les pluviers chevaliers y sont de facile capture, tant on les approche aisément. Si le marécage n’y avait pas tendu de si fallacieux pièges, les plus beaux coups de fusils y auraient été sans gloire.
Je m’y hasardais rarement, car la chasse ne me passionne guère, mais le vieux Syppens, ce cher compagnon de veillée au cabaret des « Deux Drapeaux », rêvait tout haut, depuis des semaines, d’un ragoût de canard sauvage.
« Les eaux ne sont pas hautes en cette saison, affirmait-il, et ne mangent pas les sentiers, même les alluvions tiennent comme terre ferme. Il ne s’agit pour vous que d’éviter la petite vieille au fichu vert. »
Je connaissais, mais rien que de nom, il faut le dire, ce fantôme centenaire du Hont et de ses terres riveraines. On en parlait beaucoup, de Bouchaute à Philippine, même à Assenete, où les esprits sont forts et incrédules, mais personne ne l’avait vu, ce qui s’appelle vu...
Sa réputation n’en était pas meilleure ; la petite vieille au fichu vert était une monstruosité spectrale assoiffée de sang et de meurtre, tuant sans merci les pauvres mortels s’égarant de nuit dans l’Entre-deux-Criques et mutilant leurs dépouilles.
Mais, depuis tant d’années, personne ne s’égarait plus de nuit dans cette vaste cité lacustre, pour l’excellente raison que personne n’y risquait plus le pied une fois le soleil couché derrière les hauts peupliers d’Italie des chemins de l’ouest.
Il fallut une mésaventure stupide pour qu’en cette fin de chasse j’y fusse surpris par le crépuscule.
Vers quatre heures de l’après-midi, je levai deux robustes colverts tapis dans une touffe de hautes feurres, je fis coup double, et comme les volatiles étaient bien en chair, je décidai de m’en tenir là, d’autant plus que mon carnier se gonflait déjà de six jaquets et de deux bécassines.
Je pris le sentier qui conduit à travers des boqueteaux vers la digue du polder, quand ma marche fut soudain bloquée.
Le vieux Syppens m’avait menti ou s’était trompé.
Le flux poussait plus d’un pied d’eau murmurante au-dessus du chemin.
Je fis demi-tour : ma route venait d’être singulièrement allongée, car il me fallait à présent emprunter un jeu compliqué de sentes et de pistes menant à travers marais et landes détrempées à la voie provinciale.
La sagesse populaire veut qu’un malheur ne vienne jamais seul ; deux cents mètres plus loin, mon pied fut pris dans une marcotte et une douleur lancinante s’y installa.
La foulure classique me condamnait sur-le-champ à une pénible boiterie tout au long d’une route interminable et déjà fort incertaine.
Des bêtes crépusculaires faisaient grincer leur crécelle quand j’atteignis un tertre planté de sapinettes, que l’on disait au centre de la plaine lacustre. Je me laissai choir sur le sable sec, jetai bas fusil et carnier et examinai mon pied endolori : il gonflait à vue d’œil et prenait de vilaines teintes de tournesol tour à tour traité par acides et bases.
Le soleil atteignait la cime des peupliers lointains et promettait encore une heure de clarté pour le moins, mais un vent âpre longeant le Hont fouaillait les buissons et, chassant devant lui de lourdes nuées, se mettait de grand cœur à terminer plus vivement cette fin de jour.
Je pris un peu de repos, mais quand il me fallut remettre mes chaussures, mon pied, rond et pansu comme une outre, s’y refusa.
« Me voilà dans de beaux souliers, c’est bien le cas de le dire », murmurai-je en jetant un regard anxieux sur l’étendue que gagnaient les grisailles du soir.
Et soudain, à une bonne portée de plomb de la colline, je vis la ferme. Je ne connaissais pas suffisamment l’Entre-deux-Criques pour m’étonner grandement de son existence, mais, néanmoins, je me frottai les yeux pour me rendre compte de sa réalité : le polder flamand se prête parfois au mirage, tout comme le bled africain ou la solitude polaire.
« Dire que personne ne m’en parla jamais », pensai-je, et mentalement j’adressai un second blâme au gourmand Syppens.
Elle était toute menue et bien proprette avec ses murs chaulés et ses volets verts ; un mince panache de fumée montait de sa courte cheminée vers la première étoile et un reflet de feu jouait derrière ses vitres.
Je descendis le tertre à cloche pied ; un sentier de terre battue, piqué de débris de coquillages nacrés, menait en droite ligne vers ce havre inespéré.
Dès que j’atteignis la basse haie faisant le tour de l’habitation, j’en hélai les habitants, mais ils ne m’entendirent guère ou durent faire la sourde oreille.
Je poussai la porte qui ne tenait qu’à la chevillette, elle s’ouvrit sur un intérieur fort modeste, mais accueillant tout de même.
Il y avait là une belle table de chêne lustré, des chaises, un prie-Dieu, un fauteuil au coin de l’âtre et, dans cet âtre, un feu de tourbe et de brandes.
Contre le mur du fond, une vielle horloge à cadran d’Épinal comptait les secondes à larges coups de balancier ; un rouet frotté d’encaustique lui tenait compagnie et aux solives se suivaient des régimes d’oignons et des jambons noircis à la fumée.
À plusieurs reprises, je répétai vainement mon appel ; les seules vies dans la maison étaient celle du feu et celle de l’horloge.
La nuit tombait rapidement au-dehors et les rougeoyances du feu repoussaient difficilement les ombres. Sur la haute cheminée, j’avisai un candélabre en verre, garni d’une chandelle de suif.
« Je réglerai en tout cas la dépense », dis-je en l’allumant.
Sur la table était posé un petit livre épais d’un pouce, un almanach du Snoeck de l’année 1772.
« Diable, murmurai-je, voici un exemplaire que les bibliophiles payeraient un bon prix ! »
La grande aiguille de l’horloge terminait presque son tour de cadran, quand le bruit d’une canne ferrée heurtant les cailloux du sentier se fit entendre. Presque aussitôt la porte fut poussée et une voix aigrelette me souhaita cordialement le bonsoir.
« Je vous ai vu de loin, disait la voix, et vous sembliez être blessé. Comme vous avez bien fait de vous installer ici près du feu et d’allumer la chandelle ! »
Dans le cercle de la lumière avançait à menus pas de souris la plus charmante petite vieille qu’on pût imaginer. Dans son visage à peine ridé, encadré de boucles d’argent, souriaient deux yeux bleus d’une enfantine candeur ; elle était très proprement vêtue, bien que d’une façon fort désuète, mais les paysannes flamandes gardent la mode vestimentaire pendant un siècle au moins.
Son premier geste fut de s’emparer de mon pied endolori.
« Heu, fit-elle, cela ne me paraît pas très méchant et ce ne sera pas sorcier de le guérir, d’autant plus que j’ai un bon remède sous la main ! »
Elle tira d’une cachette un tampon de linge et une fiole de gros verre bleu d’où s’envola une fraîche odeur d’herbes.
« De la bétoine, de l’excellente bétoine, murmura-t-elle, et quelques simples dont on m’a appris le secret. »
À peine le membre fut-il frictionné que la douleur disparut et que la chair meurtrie se dégonfla.
« Dans une heure, elle vous portera comme si de rien n’était, déclara-t-elle en donnant une petite tape à ma jambe. Et maintenant, mangeons un morceau. »
Tandis que ma charmante hôtesse picorait à peine quelques grains de riz dans son assiette de belle faïence fleurie, je mangeai avec appétit un solide plat de riz au lait agrémenté de cannelle et de sucre noir, de larges tranches de jambon et de pain frais, tendre comme beurre.
Je parlai de payer, mais elle refusa nettement.
« Ici, vous n’êtes pas à l’auberge, mon jeune ami. Et comme nous allons bientôt nous mettre en route, vous boirez quelque chose de très bon.
– Me mettre en route ? demandai-je.
– La pleine lune brille comme un phare du Hont, répondit-elle, et je possède une belle lanterne. Je vous conduirai moi-même jusqu’à la digue. »
Elle me remplit un verre d’un cordial fameux qui me réchauffa comme une douce flamme intérieure, s’en lécha elle-même les lèvres d’une goutte, tira une grosse verrine à huile de la cachette, battit le briquet pour en faire naître la flamme et se déclara prête à me reconduire.
Elle avait dit vrai, la nuit était claire et on y voyait presque comme en plein jour. Toute frêle et menue qu’elle était, ma nouvelle amie marchait d’un bon pas, tout en balançant la lanterne.
Mon pied ne me faisait plus souffrir et je lui en exprimai ma surprise et ma reconnaissance.
« Bah, dit-elle, ce n’est vraiment pas la peine de dépenser autant de paroles, jeune ami. »
La digue se rapprochait. Tout à coup, au fond du marécage, je vis luire un lumignon pareil à celui qui nous prêtait sa clarté. J’en fis la remarque, mais la petite vieille secoua la tête en riant.
« Cher ignorant, si c’était une lumière des hommes, celui qui la porterait serait perdu, comme pierre en eau profonde, puisqu’elle brille dans le proche voisinage du tertre aux crabes, le plus méchant endroit de l’Entre-deux-Criques. Mais, rassurez-vous, ce n’est qu’un feu follet qui joue à la chandelle au bal des grenouilles. »
Nous avions atteint la digue et je vis la fenêtre du cabaret des « Deux Drapeaux » luire, rose et accueillante dans la nuit.
« Bien la bonne nuit, me dit un peu brusquement la bonne créature, je vous souhaite d’agréables rêves, jeune ami. »
Mes paroles de gratitude s’envolèrent, vaines, dans le vent nocturne, car déjà la lanterne fuyait dans les ténèbres comme une étoile vagabonde.
« Enfin vous voilà ! » s’écria Bert Neels, le cabaretier, comme je poussai la porte de son établissement.
Il me tendit un verre de genièvre de Hollande, mais je fis la grimace en l’avalant.
« Comment, il n’est pas bon ? s’offusqua Neels.
– Pardon, il l’est, mais je viens de boire quelque chose de tellement fameux que tout me paraîtrait ce soir eau de pluie ou saumure en comparaison. »
Et je racontai mon aventure.
Il y eut un lourd silence et, tout à coup, Bert Neels jura sourdement.
« Et cette vieille, que portait-elle autour du cou ? demanda-t-il en me jetant un regard sombre.
– Heu, à vrai dire, je n’en sais rien, mais maintenant que vous m’y faites penser, je crois bien que c’était un léger petit châle vert.
– La vieille au fichu vert, hurla-t-il, et vous êtes vivant ?
– À moins que vous ne soyez né un dimanche, dit une voix cassée. »
C’était le vieil Aloysius, son grand-père, qui parlait, assis tout près du poêle à se faire griller par la tôle rougie.
Aloysius aurait quatre-vingt-dix ans aux prochaines avoines, il fumait et se chauffait à longueur de journée et ne dépensait pas dix paroles par semaine, mais sa mémoire était merveilleusement restée fidèle.
« À moins que vous ne soyez né un dimanche », répéta-t-il.
J’étais, en effet, né un dimanche et je le lui dis.
« Dans ce cas, elle ne pouvait rien contre vous », affirma le vieux.
Il pointa son index sec comme un tison froid vers la fenêtre s’ouvrant sur la vastitude des criques.
« Je ne l’ai jamais vue, et j’en rends grâce au Bon Dieu, car dans ce cas je ne serais pas ici à attendre mes cent ans, continua-t-il. Mais mon père, il était bien jeune alors, a vu la ferme là où vous venez de la voir, monsieur Gustave. Elle était habitée par les Tjampens, de très vilaines gens, durs et avares.
« Elle, la vieille, elle s’appelait Leona, tua de ses propres mains son mari et ses trois fils, pour une question d’argent, quelque chose comme trente florins de Hollande. Elle fut pendue sur la place de l’église à Bouchaute et, ce jour-là, elle portait un petit fichu vert, qu’elle refusa de se laisser enlever par le bourreau.
– Oui, c’est l’histoire qu’on raconte dans le pays, dit Bert Neels, libre à tout le monte d’y croire ou de ne pas y croire, mais à propos, où donc est Syppens ?
– Syppens ? dis-je.
– Comme la nuit était tombée et que vous ne reveniez pas, il a voulu partir absolument à votre recherche. Il a pris une lanterne et disait qu’il se dirigeait vers le tertre aux crabes.
– Dieu du ciel ! » m’écriai-je en pensant au feu follet.
Mais Syppens ne revint pas.
Nous ne l’avons retrouvé que huit jours plus tard, à moitié enlisé dans la boue, grâce aux dogues que le bourgmestre nous prêta. Il était affreux à voir, ses chairs avaient été littéralement arrachées à ses vieux os.
Mais il y a tellement de gros rats bleus à cet endroit et ces robustes rongeurs sont de si terribles dépeceurs de cadavres !
Il est presque inutile également de vous dire que je n’ai jamais retrouvé trace de la ferme et de mon accueillante hôtesse d’un soir.
Mais une bénédictine recherche dans les archives de la mairie de Bouchaute m’apprit qu’elle avait été détruite, au cours d’un violent orage, par la chute de la foudre et qu’elle brûla « comme un fagot trempé d’huile », pour dire comme le scribe qui relata le sinistre.
Et, pour achever mon histoire, je répéterai avec Bert Neels :
« Libre à tout le monde d’y croire ou de ne pas y croire. »
Gustave VIGOUREUX, La vieille au fichu vert.
Recueilli dans : Pierre DUBOIS,
Contes de sorcières et d’ogresses,
Paris, Hoëbeke, 1999.