Disparu

 

 

Il était lieutenant dans les chasseurs d’Afrique !

 

Beau, riche, indépendant, nature sympathique,

Il voulait être utile et s’était fait soldat.

 

Comme un preux d’autrefois, affamé de prouesse,

Il courut au pays des actions d’éclat,

Au pays du soleil, où l’on ressent l’ivresse

Du galop dans l’alfa, – de la guerre, au pays

Où Mahomet défend les cendres de Carthage,

Où le clairon français évoque, sur la plage,

L’ombre des guerriers franks, morts avec saint Louis.

 

À peine débarqué, tout bouillant de l’École,

Il avait respiré la poudre, au premier rang ;

Et, – suprême bonheur ! – dans une charge folle,

Une balle avait fait un homme de l’enfant !

 

Je ne conterai pas, en détail, ses campagnes,

Les marches au désert ou bien dans les montagnes,

Les longues razzias, les combats acharnés

Que, le poignard aux dents, livrent des forcenés,

Pour défendre leurs lois, leur pays, leur croyance,

Et dans le sang chrétien gagner l’éternité ;

Vous saurez seulement que ses amis de France

Ont souri bien des fois, voyant son nom cité

Parmi les pauvres sots qui couchent sur la dure,

N’ont qu’un biscuit souvent pour toute nourriture,

Souffrent la soif, la fièvre, et s’exposent aux coups,

Quand ils pouvaient si bien dire :

                                                      « Restons chez nous !

« Promenons au soleil notre douce paresse,

« Dépensons notre argent, et changeons de maîtresse

« Jusqu’au jour douloureux où, faisant une fin,

« Il faudra consentir au choix d’une héritière,

« Devenir sérieux, et vivre dans sa terre,

« Pour mourir député par le droit du scrutin ! »

 

On sait mieux, en Afrique, employer sa jeunesse,

Pourtant, quand il rêvait sous la tente, le soir,

Son regard s’imprégnait d’une vague tristesse,

Et, – s’il était bien sûr qu’on ne pouvait le voir, –

Il tirait un écrin d’une poche secrète,

Pour garder, jusqu’au jour, une extase muette,

En couvrant de baisers le portrait d’une enfant !

 

Brune, avec de grands yeux pénétrant jusqu’à l’âme,

– Une fleur du Midi parfumée en naissant, –

Dans un corps de quinze ans tout l’attrait de la femme :

Un rêve d’amour chaste et d’idéal bonheur !

 

Son médecin disait : « Elle est atteinte au cœur. »

C’était la fille unique et le trésor fragile

Des seuls parents qu’il eût dans sa petite ville.

Il l’avait fait sauter jadis sur ses genoux ;

« Elle le préférait, disait-elle, entre tous,

« Parce qu’il racontait les plus belles histoires ! »

Et lui, quand il jouait avec ses tresses noires.

Il sentait défaillir ses instincts de soldat.

Il rêvait d’épouser cet ange délicat,

Et de dérober Marthe à l’amour de sa mère ;

Mais, presque autant que lui, Marthe adorait la guerre !

Ses yeux étincelaient au récit d’un haut fait :

« Si vous m’aimez, cousin, soyez brave ! » Il l’était.

 

Après trois ans de guerre, il revint, un dimanche,

On sortait de l’église, où Marthe, en robe blanche,

Venait de prier Dieu d’écarter de l’absent

Tout danger ; il la vit plus belle que son rêve !

Ce n’était plus l’enfant : c’était la fille d’Ève

Dans l’éclat des vingt ans !

                                            Son front pâle, pourtant,

Ses yeux profonds portaient l’ineffaçable empreinte

De ce mal sans pitié, ce mal mystérieux

Qui, depuis le berceau, la rappelait aux cieux !

Il s’approcha, tremblant, de la vision sainte.

Elle, prenant son bras, ne lui dit qu’un seul mot :

« Enfin ! » Elle sourit et perdit connaissance ;

Et, quand on l’éveilla de cette défaillance :

« Il faut nous marier, petit père, il le faut ! »

Le même médecin, qui l’avait condamnée,

Fut pour leur union le meilleur avocat :

« Refuser, c’est vouloir ne pas passer l’année ;

« Tandis que le bonheur, sous un autre climat,

« C’est autant de gagné, c’est le salut peut-être ! »

Et les pauvres parents, entre ces deux dangers,

Choisirent la lueur d’espoir, – et le cher Être

S’envola vers Blidah, sous les verts orangers !

 

 

Les murs silencieux d’une maison mauresque

Abritèrent, six mois, les discrètes amours

De ce couple charmant, qu’on disait romanesque,

Et qui n’était qu’heureux !

                                           Lui, voyant, tous les jours,

Sa femme avec transport s’attacher à la vie,

Se raillait du docteur et de la maladie ;

Et le temps s’écoulait bien trop vite !

                                                            Un matin,

Le quartier retentit de joyeux cris de guerre ;

On allait s’embarquer, marcher à la frontière,

Et pousser une charge à fond..... jusqu’à Berlin !

 

Quel réveil !

                     Elle sut, sans lui montrer ses larmes,

Préparer, de ses mains, les habits et les armes,

Jalousant, en secret, les femmes des Gaulois,

Qui s’armaient pour sauver la patrie aux abois.

Mais dans les cœurs français la lionne sommeille !

Et, lorsque son mari sauta dans l’étrier :

« Je suis fière de toi ! dit Marthe : que Dieu veille

« Sur la France et sur vous ! Combats : je vais prier ! »

 

Nous la portons, gravée au cœur, la sombre histoire

De ces premiers échecs : pour défendre le seuil

De la France envahie, on tombait avec gloire,

Mais il fallait céder au nombre !

                                                   Jours de deuil !

Sous les murs de Sedan quand on livra bataille,

Pendant que ses chasseurs, calmes sous la mitraille,

Attendaient le signal de ce suprême effort,

Digne du vieux renom des soldats d’Algérie,

Lui, – le mari de Marthe, – à l’image chérie,

Dans un dernier baiser donnait son âme encor !

 

Deux fois il conduisit la charge !... À la troisième,

Revenu presque seul, il chargea tout de même !

Dans les rangs ennemis on l’avait entrevu,

L’épée haute !... Et soudain il avait disparu !

 

Les angoisses sans nom que souffrait sa famille,

Vous les savez aussi, vous, mère, femme ou fille !

Au début, les courriers arrivaient quelquefois ;

Mais après le désastre et depuis un grand mois,

Rien !...

              Marthe agonisait dans un mortel silence,

Désespérée, ou bien retrouvant l’espérance

Dans ce mot : « Disparu ! » – Le terme officiel !

« S’il était des heureux qui combattaient encore !

« S’il avait pu percer les lignes... Juste ciel !

« Non... il aurait écrit : « Je vis et je t’adore ! »

« Il est tombé là-bas ;... il est enseveli

« Dans le tas, – au hasard, – sous un monceau de braves...

« Père, allons le chercher ! »

                                              Le père avait suivi.

 

La pitié du vainqueur n’imposa pas d’entraves

À la triste recherche. On lui montra les lieux

Où les chasseurs d’Afrique avaient chargé ! Ses yeux

Contemplèrent l’horreur de la fosse commune !

Le funèbre examen ne fit grâce à pas une

Des faces de héros que la mort contractait !

 

Courage surhumain ! Inutile martyre !

Le tombeau n’avait pas celui qu’elle cherchait !

 

Alors, – rêve d’espoir, – elle se fit conduire

En Allemagne, auprès des chasseurs prisonniers.

 

La souffrance, le froid, les lenteurs du voyage,

Rien ne peut empêcher ce dur pèlerinage !

Son but, c’était de voir chacun des officiers,

D’interroger chacun, de chercher une chance

De salut !

                 On lui dit : « Il a chargé trois fois ;

« Trois fois il a rompu le carré bavarois ;

« Il est mort, en soldat, pour l’honneur de la France !

« Soyez fière de lui, Madame, et plaignez-nous ! »

Sous des habits de veuve, elle reprit la route

Du doux nid maternel.

                                    Une mauvaise toux,

Les battements du cœur ne laissaient plus de doute

Sur le temps qu’elle aurait désormais à souffrir.

Elle reprit un soir son lit de jeune fille :

« Comme ici, pensait-elle, on est bien pour mourir ! »

 

Par un matin de mai, la fenêtre entrouverte

Lui portait les senteurs d’un printemps du midi.

C’était le dernier jour : le docteur l’avait dit.

Elle se soulevait pour voir la salle verte,

L’allée où, tout enfants, ils jouaient, le vieux banc

Où, vingt fois enlacés, ils avaient fait serment

De s’adorer toujours : « Adieu, murmurait-elle,

« Adieu donc, chers témoins de mon amour pour lui !

« Ne pleure pas, maman : il m’attend aujourd’hui,

« Et nous te sourirons dans la Joie éternelle !

« Et toi, pauvre papa, voyons ! ne pleure pas ! »

Tout à coup, du jardin, une clameur s’échappe !

On s’empresse, on accourt : C’est un soldat qui frappe :

Un soldat !... Et bientôt un pas connu !... Son pas !

 

« Marthe ! Marthe ! C’est moi ? » disait la voix chérie !

Elle se redressa, les bras tendus, – la vie

Dans un regard d’amour semblant lui revenir ; –

Elle le vit, debout sur le seuil de la porte,

Et tomba, foudroyée, – à la peur de mourir !

Le baiser du retour était pour une morte.

 

Blessé, – laissé pour mort, – il s’était réveillé,

Sur le champ de bataille, au bruit d’une patrouille.

Là, pensant qu’un soldat serait moins surveillé,

D’un mort de l’escadron il vêtit la dépouille,

Afin de s’évader, sitôt qu’il le pourrait.

Il faillit réussir, mais il se fit reprendre,

Conduire en Silésie, en prison, au secret.

 

Il eut beau se nommer, tout avouer, prétendre

Qu’on lui permît, au moins, d’écrire en son pays,

À ce désespéré l’on répondit : « Mensonge ! »

Huit mois, il avait vu Marthe pleurer en songe,

Et, quand il revenait, la mort avait tout pris !

 

Si vous passez un jour devant le cimetière,

Où sous les lilas blancs Marthe dort, – vous verrez,

Grelottant sous les plis d’un manteau militaire,

– Sous des plis glorieux, par l’obus déchirés, –

L’œil éteint, le front chauve, un fou mélancolique

Que le passant salue, et qui vous sourira :

« Quel est ce malheureux ? » Le passant vous dira :

« Il était lieutenant dans les chasseurs d’Afrique ! »

 

 

 

Jean de VILLEURS.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1890.

 

 

 

 

 

 

 

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