Sœur Natalia

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Auguste de VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Madame la comtesse de Poli.

 

« Oh ! quand ma dernière heure

Viendra fixer mon sort,

Obtenez que je meure

De la plus sainte mort. »

(Vieux cantique à Notre-Dame.)

 

 

AUTREFOIS, en Andalousie, à l’angle d’une route montueuse, s’élevait un monastère de franciscaines du tiers-ordre ; – ce cloître, bien qu’en vue d’autres couvents qui se veillaient les uns les autres, était surtout protégé par la vénération qu’imposait, alors, l’aspect de toute grande croix sur un portail d’où tintait une cloche deux fois le jour. Une longue chapelle, dont l’huis, jamais fermé, s’ouvrait sur trois marches et le grand chemin, longeait, d’un côté, le grand mur de ce monastère. Aux alentours, les riches plaines, les arbres à parfums, l’herbe des fossés, l’isolement, la route poudreuse.

Par un énervant crépuscule d’automne, se trouvait, agenouillée en ses habits de novice, au fond de cette chapelle, une jeune fille aux traits d’une beauté suave et touchante. C’était devant une niche creusée en un pilier : – du cintre pendait une solitaire lampe d’or, éclairant une Madone aux yeux baissés, aux mains ouvertes, ruisselantes de grâces radieuses, – une Mère céleste, en l’attitude de l’Ecce ancilla.

Sur la route, l’on entendait monter, à travers les vitraux opposés, les accents frais et sonores d’un chanteur de sérénade que les accords d’une mandoline cordouane accompagnaient. Les langoureuses paroles, brûlantes de passion, d’audace, de jeunesse, parvenaient, dans l’église, jusqu’à sœur Natalia, la novice agenouillée, qui, le front sur ses bras croisés aux pieds de la Madone, murmurait, d’une voix désolée :

– Madame, vous le voyez, je pleure, et vous supplie de ne point me bannir de toute compassion, car c’est défaillante et dans l’angoisse – et votre sainte image au fond de toutes les pensées – que je vais m’exiler d’ici. Ô chaste reine, prendrez-vous en pitié celle qui déserte, pour un amour mortel, le seuil du salut ! Cette voix, vous l’entendez, elle m’implore, en sa fervente fidélité ! Si je ne viens pas, il va mourir ! Ses transports, si longtemps subis sans espérance et sans plainte, comment les condamner ! Et persister à ne pas consoler celui qui aime tant ! Vous qui savez si je vous aime, ô Madame ! et que, tous les soirs, ma joie était de venir vous prier ici, pardonnez-moi ! Voici mon voile, voici la clef de ma cellule ; je les remets à vos pieds. Mais, je ne peux plus... j’étouffe... cette voix... elle m’attire... adieu... adieu !

Debout, chancelante, n’osant lever les yeux, sœur Natalia posa la clef sainte et le voile aux pieds de la bleue Madone au doux visage de lumière, aux yeux baissés aussi – mais vers quels Cieux et quelles étoiles ! – Puis, s’appuyant aux piliers, elle gagna le portail, et, après un instant, l’entrouvrit : elle descendit les degrés et se trouva sur la route, – qui s’étendait lointaine, aux clartés d’une large lune illuminant la campagne.

– Juan ! cria-t-elle.

À cet appel, un cavalier, un juvénile seigneur, au profil dominateur, aux regards tout brûlants de joie, apparut, et, sautant de cheval, enveloppa de son manteau celle qui était, enfin, venue vers lui.

– Ô Natalia ! dit-il.

La tenant ployée entre ses bras, sur son cheval, ils partirent vite vers le manoir dont les tours, là-bas, s’accusaient sous les lunaires ombres.

Ce furent six mois de fêtes, d’amour, de voyages charmants, à travers l’Italie, à Florence, à Rome, à Venise : lui joyeux, elle souvent pensive, les caresses de son ardent ravisseur, bien qu’éperdues et enivrantes, n’étant pas celles que l’innocence de son cœur avait espérées.

Soudainement, de retour à Cadix, par un matin de soleil, sans qu’une parole même l’eût avertie, elle se réveilla seule, sans anneau nuptial, sans même la joie d’un enfant ; – son amant, fatigué d’elle, était disparu.

Avec un profond soupir, la jeune fille laissa tomber le billet sombre qui lui annonçait la solitude : – elle ne se plaignit pas, résolue à ne pas survivre.

En peu d’heures, lorsqu’elle eut répandu aux Pauvres l’or qui lui restait, au moment même de se délivrer de la vie, une pensée, – une candide pensée, – l’oppressa : revoir, encore une fois, une seule fois, pour un suprême adieu, la Madone de jadis.

Donc, vêtue en pénitente et mendiant un peu de pain sur la route, elle s’achemina vers le monastère, – vers la chapelle, plutôt ! car elle ne pouvait plus rentrer parmi les vierges fidèles. En quelques jours de marche, et comme se fonçaient les bleuissements d’un beau soir d’été tout brillant d’astres, elle arriva tremblante, exténuée, devant le saint portail.

Elle se souvenait qu’à cette heure-là ses anciennes compagnes étaient retirées, en oraison, dans leurs cellules, et que, sous les hauts piliers, l’église devait être aussi déserte que le soir de l’enlèvement. Elle poussa donc la porte et regarda : – personne !... Là-bas, seulement, sous la lampe toujours claire, la Madone.

Elle entra, puis, à deux genoux, avança sur les dalles blanches, vers sa céleste amie, et, inclinée, – entre des sanglots, elle balbutia, parvenue aux pieds de celle qui pardonne :

– Oh ! Madame ! je suis indigne de clémence ! Je ne savais pas, – alors que la tentatrice voix me suppliait ! – je ne savais pas quel abandon, quel opprobre, hélas ! réserve l’amour mortel. Ô honte ! dont je vais mourir, bannie de tout asile chez les miens, – ici, surtout !... Laquelle de vos filles, ô Mère, ne m’accueillerait d’un signe d’effroi, me montrant le dehors, en cette chapelle ?... – Oh ! j’ai perdu l’espérance, en voulant consoler !...

Alors, comme les silencieuses larmes de Natalia tombaient sur les pieds de l’Élue Divine, et que la jeune fille relevait un regard suprême, chargé d’adieux, vers la Madone, elle tressaillit d’une soudaine extase, car elle vit les yeux sacrés qui la regardaient ; et les lèvres de la statue s’entrouvrirent ; et Celle du Ciel lui dit, doucement :

– « Ma fille, ne te souviens-tu pas ? Tu m’as confié ton voile, et la clef de ta cellule, avant de nous quitter. Je t’ai donc remplacée, ici, accomplissant, sous ce voile, toutes les tâches de tes vœux : nulle d’entre tes compagnes ne s’est aperçue de ton absence : reprends donc ce que tu m’as confié ; rentre dans ta cellule, et... ne t’en va plus. »

 

 

Auguste de VILLIERS DE L’ISLE-ADAM,

Nouveaux contes cruels.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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