LA FERMIÈRE DE KERSAINT
par
H. VIOLEAU
I
Souvenirs d’enfance.
Ce matin, au moment où j’ouvrais ma fenêtre aux premiers rayons du soleil de mai, j’ai vu, à travers les branches des pommiers sauvages formant la haie de mon jardin, une fermière de Lannéanou passer à cheval, assise entre deux mannequins, dans l’un desquels était un enfant de la ville. Celui-ci, dont la tête oscillait au trot rapide du cheval, paraissait âgé de sept ou huit arts, et, au regard orgueilleux qu’il promenait autour de lui, on devinait aisément combien il était fier de sa monture et quel plaisir lui promettait ce départ si matinal. Le cheval, la femme et l’enfant traversèrent le Jarleau sur le pont de pierre et disparurent derrière les arbres qui bordent les prairies, mais je les cherchais encore longtemps après, tant m’avait séduit le bonheur du petit garçon. Depuis, plus de quatre heures se sont écoulées, et je ne puis penser à autre chose. Heureux enfant ! j’espère que sa joie bien naturelle n’exclut pas dans son cœur un sentiment de compassion pour les piétons qu’il rencontre sur sa route. Peut-être même qu’en passant devant ma fenêtre, il m’a plaint tout particulièrement, moi qui ne servirai plus comme lui de contrepoids aux bottes de jeunes choux, au pain bis-blanc, aux provisions de toutes sortes ; moi qu’aucune fermière n’emportera plus désormais douillettement assis sur la paille fraîche d’un mannequin !
Un jour (il y a de cela vingt-six ans), ma tête sortait ainsi, pour la première fois, d’un de ces longs paniers, sur la route qui mène de Brest à Portsall, en traversant la petite ville de Saint-Renan. Le lourd cheval au flanc gauche duquel j’étais suspendu, portait aussi, à droite, un second enfant plus âgé et dont le poids plus élevé que le mien avait nécessité de mon côté l’addition de trois grosses pierres. Nous allions passer quelques jours chez Marianna, l’amie d’une de mes parentes, et dont la petite métairie était située dans la paroisse de Landunvez, près de la mer, à gauche de la descente rapide qu’on rencontre en sortant du village de Kersaint pour aller à Ploudalmézeau. Nous aussi, l’autre enfant et moi, nous quittions la ville avec une satisfaction bien vive, une certitude de félicités inimaginables et continuelles, ce qui, pourtant, ne m’empêcha point, avant la fin de la route, de tomber dans un bourbier où j’enfonçai jusqu’au cou. Tiré de peine et les habits trempés d’une eau verdâtre, je dus emprunter les vêtements d’un petit berger ; et quel écolier oserait dire que le plaisir de changer ainsi de costume n’est point un ample dédommagement à de pires malheurs ? D’ailleurs, il me serait impossible d’énumérer les jouissances qui m’attendaient à la ferme et que je revins savourer tous les étés jusqu’à l’âge de seize ans. Je vois encore les nids de moineaux dans les crevasses du vieux puits, à deux pas de la charrette dont nous faisions une balançoire, et, au sommet du donjon de Trémazan, les nuées de corneilles qui se rassemblaient à grand bruit, et prenaient à chaque instant leur vol vers le clocher de l’antique collégiale fondée par la piété des Tanneguy-Duchâtel. J’entends le gémissement des vagues, la plainte du vent sur les grèves, où le héron, le corps droit sur un seul pied, se tenait immobile, tandis que les goélands voraces se battaient autour de lui pour un poisson mort. Et les primevères, les fleurs de lait autour de la source de Sainte-Haude, les hannetons dorés dans les buissons d’aubépine, les grappes de mûres sauvages, les œillets rouges de la vieille tour et, dans les fossés du château, la branche du prunellier où la mésange bleue s’accrochait par ses petites serres, et se balançait joyeusement la tête en bas ! Je n’ai pas oublié non plus les pieuses légendes au pied de la croix du cimetière des naufragés, ni les longues ballades que Marianna chantait en filant, le dos appuyé au mur à demi écroulé de la chapelle de saint Usven, voisine de sa demeure. Pauvre Marianna ! c’est elle surtout que j’ai cru voir ce matin quand la paysanne et l’enfant ont passé ensemble devant ma porte ! Aujourd’hui, je le répète, je ne puis arracher mon esprit au souvenir de mes anciennes visites à Kersaint, et puisque ma mémoire se réveille, sur ce point, si fidèle et si vivante, je raconterai dans toute sa simplicité naïve la touchante histoire de Marianna.
Tanguy, le chef de la ferme dont je viens de parler, était un homme déjà mûr, lorsqu’il rencontra au Pardon, à la fête patronale de Lanrivoaré, deux sœurs de cette paroisse, l’une mariée depuis peu, l’autre encore libre et à peine âgée de seize ans. Des raisons d’intérêt bien plus qu’une inclination réelle engagèrent Tanguy à rechercher cette dernière, et comme Marianna était orpheline, qu’elle habitait avec sa sœur aînée Clauda qui ne souhaitait rien tant que de s’en débarrasser au plus vite, la demande du cultivateur reçut un fort bon accueil. Les noces furent donc célébrées après quelques légers débats sur l’avoir du prétendu, débats auxquels la jeune fille ne se mêla point tant il lui tardait, de son côté, d’échapper à la tutelle d’une sœur jalouse et acariâtre. Les deux époux partirent aussitôt pour Kersaint, où je les vis, pour la première fois, environ dix ans après leur mariage.
Marianna n’était point jolie, mais il y avait dans toute sa personne beaucoup trop frêle pour une femme destinée aux rudes travaux de la campagne, un charme irrésistible qu’elle ne tenait pas entièrement de sa grande bonté. D’abord, je ne vis en elle qu’une excellente femme qui, par égard pour une amie, veillait à tous mes besoins, prévenait mes désirs, se mêlait à mes jeux, puis, à mesure que l’âge développa ma raison, il me sembla que si je chérissais Marianna parce qu’elle était bonne, je l’aimais encore plus parce qu’elle n’était pas heureuse, et qu’elle pouvait avoir besoin de ma tendresse d’enfant. Pour un témoin superficiel comme je devais l’être lors de mes premières visites à la métairie, rien pourtant ne paraissait affligeant dans la situation de Marianna. Si la ferme était petite, la position de fortune assez médiocre, la fermière avait des désirs si modestes, qu’elle eût été satisfaite encore avec beaucoup moins : si ses occupations multipliées excédaient quelquefois ses forces, elle montrait, dans toute circonstance, tant d’activité, tant de courage, qu’il était bien visible pour tous qu’elle ne s’effrayait jamais du fardeau. Quant à son mari, il fallait voir avec quelle chaleur elle en parlait, et comme ses yeux brillaient lorsqu’une bouche étrangère trouvait aussi quelque éloge pour lui ! Était-ce donc l’absence d’enfants dans ce ménage qui jetait sur les traits de la jeune femme cette expression douloureuse qu’elle ne pouvait toujours dissimuler ?... Un enfant ! c’est la gaieté de la maison, la joie de toutes les heures ; et Marianna aimait les enfants : tout ce qu’ils disaient la ravissait ; tout ce qu’ils faisaient lui paraissait charmant, témoin une affreuse peinture où j’avais voulu représenter un bouquet de roses, et qui soigneusement encadrée par elle orna vingt ans sa petite chambre, pompeusement placée à l’endroit le plus apparent.
Quand Marianna ne suivait point les laboureurs aux champs, à l’heure où le travail cesse, elle se tenait sur le pas de la porte, et là, la tête tournée du côté du chemin par où Tanguy allait venir, elle attendait le fermier avec une impatience qui se lisait sur tous les traits de son visage. Si Tanguy lui souriait de loin, s’il lui faisait un signe amical, elle ne tenait plus en place, et le front rayonnant elle s’élançait au-devant de lui. Parfois, il arrivait aussi que le fermier rentrait d’un air soucieux, sans lui adresser ni un regard ni une parole d’encouragement, et alors Marianna inclinait tristement la tête, et ses paupières se mouillaient de larmes. Au nombre des promesses solennelles faites à Dieu le jour de son mariage, on eût dit qu’elle avait compris l’abnégation complète de toute joie personnelle pour ne se réjouir dorénavant que des plaisirs de son époux. Comme la greffe nouvelle remplace à elle seule toutes les anciennes branches, attire à soi toute la sève, change la première essence de l’arbre en lui donnant des fruits qui, jusque-là, n’étaient pas les siens, l’amour de la fermière pour son mari, absorbant et changeant toutes ses facultés, avait comme fondu son existence propre dans l’existence de l’homme à qui Dieu l’avait unie au pied des autels.
Encore si une affection aussi profonde eût été bien méritée ! Mais dès l’âge de quatorze ans, je crus m’apercevoir, au contraire, que l’époux de Marianna n’appréciait pas suffisamment tant de sollicitude et d’amour. Ce n’était point à l’heure des repas où le dernier valet de charrue mangeait à table tandis que la maîtresse de la maison se tenait assise sur la pierre du foyer ; ce n’était point le dimanche, quand Tanguy, allant à l’église, laissait toujours sa femme derrière lui à une distance de quelques pas ; ce n’étaient point tant d’autres usages peu courtois et trop généralement répandus dans nos campagnes bretonnes, qui m’avaient donné du fermier une telle opinion. Tanguy (et c’était là pour moi l’indication d’un cœur sec et d’un mauvais naturel), Tanguy qui n’avait jamais pour sa compagne les attentions les plus simples, accueillait les soins empressés de celle-ci comme le payement d’une dette impérieuse, qui ne méritait pas même un remerciement. Il me semblait, quoiqu’un peu confusément peut-être, que des droits et des devoirs accordés ou imposés à toute existence humaine, deux parts distinctes avaient été faites dans ce ménage, au mari tous les droits, à la femme tous les devoirs. À coup sûr, ce partage, qui m’eût révolté bien autrement aujourd’hui, ne choquait nullement la paysanne. Comme je l’ai déjà dit, Tanguy pouvait se montrer ingrat à son aise ; elle n’avait jamais pour lui que des paroles de tendresse et d’admiration.
En recueillant mes souvenirs sur cette amie de mon enfance, je ne me rappelle qu’une occasion où elle se plaignit indirectement de son mari. Nous nous promenions un soir, ma tante, Marianna et moi, au milieu des ruines du château de Trémazan, et tandis que les deux femmes causaient ensemble, je jouais dans les douves, essayant d’effrayer les corneilles en leur lançant des pierres qui ne pouvaient les atteindre, et cueillant au pied du donjon une plante qui attira mon attention par sa singularité. Fatigué de mes jeux, je revins auprès de mes deux compagnes avec mon bouquet, mais la fermière me l’arracha de la main et le foula aux pieds, en murmurant quelques paroles de dégoût et d’horreur. Je lui manifestai mon étonnement.
– « Ah ! dit-elle, ne cueillez jamais cette plante maudite, cette plante qui ne convient qu’à la calomnie et à la méchanceté ! »
Ma surprise redoubla.
– « Serait-ce, dit ma tante, l’herbe qui vous rappelle la marâtre de Sainte-Haude ? »
– « Justement », dit Marianna ; et, sur ma prière, elle me raconta la légende attachée aux lieux que nous avions tant de fois parcourus.
Gallon, seigneur de Trémazan, avait épousé en secondes noces une hérétique qu’il ramena d’Angleterre dans son château, où elle persécuta de toutes manières les deux enfants qu’il avait eus de sa première femme. Gurguy trouva moyen d’échapper à ces mauvais traitements en se rendant, du consentement de son père, à la cour de France ; mais Haude, sa sœur, resta sans défense au pouvoir de la marâtre, et celle-ci la poursuivit encore avec plus d’acharnement. Réduite aux fonctions d’une servante dans le château de son père, puis chassée de ce château et reléguée dans une métairie voisine, Haude n’en menait pas moins une vie sainte, et les plus indignes outrages ne pouvaient altérer sa patience ni sa douceur. La pieuse fille vivait depuis deux ans dans cette métairie, quand le jeune seigneur, si brave et en tel équipage qu’on ne le pouvait reconnaître, dit le bon Albert le Grand, s’en revint au pays où sa première pensée, en entrant dans la salle d’honneur de Trémazan, fut de demander sa vertueuse sœur. La belle-mère le prit à part et lui déclara que celle dont il s’informait ayant déshonoré son nom, Gallon avait dû l’éloigner impitoyablement du château. Le trop crédule Gurguy sortit au désespoir de la demeure de ses ancêtres, et comme en passant près d’une fontaine il reconnut sa sœur occupée à laver quelques vêtements, il l’appela, la colère dans les yeux. Haude fuyant épouvantée, le jeune homme la poursuivit l’épée à la main, l’atteignit et lui trancha la tête qui roula toute sanglante aux pieds du malheureux fratricide. Éclairé par quelque vassal sur l’innocence de la victime qu’il venait d’immoler, Gurguy revint à Trémazan confesser son crime, mais à peine était-il dans la grande salle, que la sainte y entra derrière lui, tenant sa tête dans ses mains.
« Au même moment, poursuivit Marianna en broyant encore sous ses pieds mon bouquet d’herbes, au même moment la marâtre expirait dans une frénésie horrible, arrachant elle-même ses entrailles, qu’elle jetait dans les douves du château où elles produisirent la plante que vous voyez. Oh ! oui, continua la fermière en s’adressant à ma parente, et s’animant de plus en plus, Dieu punit les langues perfides qui sèment dans les familles le mensonge et la division !... Si vous saviez.... Mais non, c’est un secret que je ne dois confier à personne, et vous l’apprendrez seulement à mon lit de mort.... Au moins, ne l’accusez pas, lui, puisque son céleste patron, un grand saint, a cru si facilement à des calomnies odieuses. Tanguy est un homme de bien, un bon mari, et sans la ruse d’un serpent.... »
Elle ne put achever ; sa voix si pure était devenue rauque, étouffée ; ses yeux si doux lançaient des flammes.
– « Eh ! quoi, s’écria son amie, on oserait vous calomnier, Marianna ? Quelqu’un chercherait à vous désunir, Tanguy et vous ? »
La jeune femme garda quelques moments le silence.
– « Tenez, je suis peut-être folle, reprit-elle. Croirez-vous que j’ai toutes les peines du monde à réciter mon Pater ?.... Quand j’arrive à ces paroles : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés », j’ai peur de prononcer ma condamnation, et je ne sais ce que je dis au bon Dieu, tant je suis troublée et misérable. Mais ne parlons plus de toutes ces choses. Je voulais simplement dire à votre neveu, qu’après une longue pénitence Gurguy, appelé Tanguy par Saint-Pol, devint abbé de Saint-Mathieu, et qu’il est un des saints les plus honorés de nos campagnes. »
Marianna regrettait évidemment les quelques mots qui lui étaient échappés, et elle continua à nous entretenir de saint Tanguy, de sainte Haude, en nous faisant remarquer aux fenêtres du donjon des touffes d’œillets, autrefois blancs, disait-elle, et que le sang de la jeune fille avait rougis. Il ne fut plus question de ses chagrins personnels. Cependant je n’oubliai point cette demi-confidence, et désormais j’y songeai beaucoup dans mes promenades du soir autour de Kersaint. Ce souvenir me rendait triste. Il faut dire aussi que les lieux que je parcourais alors étaient moins faits pour donner des idées riantes que pour inspirer des pensées mélancoliques. C’étaient la pauvre collégiale, abandonnée, veuve de tout ornement ; les ruines de la chapelle de Saint-Usven et son étroit cimetière miné par les flots ; la laide bourgade de Portsall et ses chaumières sans ombrage ; le sombre Trémazan dont la haute tour se dresse comme une immense balise devant l’Océan et la Manche, et où des légions de corneilles, bordant de leur plumage noir toutes les fenêtres, toutes les meurtrières, toutes les crevasses, répondent par leur cri lugubre aux gémissements formidables du vent des mers. Attiré par l’éclat d’un grand nom, d’une condition élevée, des actions brillantes, un autre eût évoqué peut-être devant ce vieux berceau des Tanneguy-Duchâtel une longue suite de hauts et puissants seigneurs, celui que Charles VII nommait son ami et son père, cet autre qui resta fidèle au même prince en dépit de Louis XI et qui paya de ses deniers les frais des funérailles de son royal maître ; mais quoique pénétré de respect pour toutes les gloires légitimes, j’ai toujours incliné de préférence vers les inconnus de ce monde, ceux dont la vie cachée ne renferme que des joies simples ou d’obscures douleurs. Destiné à parler surtout à ces derniers, à mesure que mon enfance m’échappait, j’allais par instinct au-devant de ma mission modeste, m’occupant beaucoup plus des peines secrètes d’une pauvre paysanne que des beaux faits d’armes du célèbre maréchal de Guyenne, ou de la magnificence du grand écuyer de Charles VII.
Je rêvais donc dans mes promenades solitaires au peu que nous avait dit Marianna, et je désirais vivement en apprendre davantage sur son mari et sur elle. Malgré la discrétion de la fermière, cela ne devint bientôt que trop facile. Quand une situation fâcheuse se prolonge longtemps dans un ménage, quelque soin qu’on prenne pour la cacher à tous les yeux, il arrive toujours un moment où une servante, un voisin la devinent, et, alors, adieu le secret !
II
La fontaine de Saint-Samson.
La sœur de Marianna, devenue veuve après trois ou quatre années de mariage, avait une petite fille nommée Bella qui, sur l’invitation pressante du fermier de Kersaint, passait plus de temps auprès de sa tante que dans la maison de sa mère à Lanrivoaré. À dix ans, Bella était déjà sérieuse comme une ménagère ; dédaignant les jeux des autres enfants, elle filait sans relâche sa grande quenouille de femme ; laissant à ma curiosité puérile les contes et les ballades de Marianna, elle demandait à Tanguy ce que tel champ rapportait de boisseaux de seigle, et trouvait ensuite sur ses doigts, avec une promptitude étonnante, quelle somme d’argent représenterait au marché de Saint-Renan le nombre total de ces boisseaux. Son front, déjà sillonné de rides, son teint jaunâtre, ses lèvres minces et qui ne paraissaient s’ouvrir qu’avec peine, ses yeux presque constamment baissés, comme si elle eût craint de laisser deviner son âme dans un regard, son pas grave, sa tournure gênée, toute sa petite personne, enfin, faisait de la fille de Clauda l’enfant le plus roide, le plus pincé, le plus raisonnable peut-être, mais à coup sûr le moins aimable qui se fût jamais rencontré sous le soleil. Les hannetons dorés pouvaient voltiger autour d’elle, les papillons se poser sur ses épaules, le roitelet l’effleurer de ses ailes nuancées et de sa couronne aurore ; les marguerites et les violettes pouvaient s’ouvrir, les buissons se couvrir de feuilles, l’eau courir sur les cailloux, Bella continuait paisiblement sa tâche laborieuse, ne manifestant quelque intérêt que pour apprendre où en était la récolte de pommes de terre, et combien s’était vendue, la semaine précédente, la gabarée de varech. Dans les pardons, on ne la voyait point parmi les filles de son âge, les bras pendants, la bouche béante, les yeux éblouis devant le séduisant étalage des marchands forains, car peu lui importaient à elle les élégantes poupées en robes de papier rose, les petites boîtes à miroir, les mirlitons, les chapelets en verroterie, les croix de plomb, les bagues de cuivre. Une seule fois son indifférence stoïque parut l’abandonner dans une de ces circonstances. C’était peu après la conquête d’Alger, et un pauvre diable était venu de la ville au Pardon de Landunvez, muni d’un arc et d’un affreux Bédouin en carton. Or, vingt jeunes gens s’exerçaient à qui renverserait le mieux le malheureux Arabe. « Vingt sous pour un sou! » criait le maître du jeu ; « vingt sous pour un sou! » À ce séduisant appel, la petite Bella prêta l’oreille et ses yeux étincelèrent. Vingt sous pour un sou! – elle tendit involontairement la main vers l’arc magique, et si sa mère ne l’eût entraînée loin de là, nul doute qu’elle n’eût aussi tenté de culbuter le Bédouin.
Bella était donc un vrai phénomène, et son oncle s’extasiait tous les jours sur son merveilleux discernement. Sans doute, il ne se trompait pas sur les facultés peu ordinaires de cette petite femme qui, avant douze ans, en savait plus sur l’économie domestique que bien des mères de famille ; mais du moment où la raison précoce de l’enfant ne s’alliait point en elle aux qualités si séduisantes de son âge, je crois qu’un véritable ami de Bella l’eût plainte au lieu de l’admirer. C’est chose curieuse assurément qu’un petit oiseau qui traîne une brouette, tire l’épée, danse pour amuser la foule, et pourtant qui ne préfère à ce savant emplumé le rossignol au bord de la source, l’alouette au-dessus des blés, l’hirondelle sur nos toits ? Les enfants et les oiseaux ont beaucoup de ressemblance : leur état naturel est la joie, le mouvement, les jeux infatigables sous les ombrages de la route ou dans les plaines immenses de l’air. Dieu a fait l’enfance moins pour les froids calculs, la prévoyance chagrine, que pour la gaieté, la confiance, la candeur, comme il a fait l’oiseau, non pour des succès de saltimbanque, mais pour voler librement dans les bois et charmer nos oreilles par la mélodie de ses concerts.
Cependant, je le répète, Tanguy avait une haute opinion de sa nièce, et il lui arriva plus d’une fois de déplorer devant sa femme qu’une jeune fille aussi surprenante ne fût point à lui. Clauda s’appropriait une grande part de ces éloges ; et, comme elle n’aimait point sa sœur, elle disait à Tanguy que si Bella avait eu Marianna pour mère, celle-ci n’aurait su tirer aucun parti des heureuses dispositions de son enfant.
– « Je ne nie point, ajoutait-elle, que votre femme ne soit excellente, et pourtant elle devrait mettre plus de mesure dans ses dépenses, surtout dans ses aumônes, et je m’étonne de la voir aussi tranquille sur votre avenir à tous les deux. Marianna, j’en suis convaincue, ne dissipe pas follement votre bien ; mais ce bien serait peut-être doublé aujourd’hui entre des mains plus habiles. Surveillez-la attentivement, mon pauvre Tanguy ; voyez si rien ne se perd par sa négligence ; tâchez de lui donner à force d’avis et de remontrances l’esprit d’ordre, d’économie, qui manque à presque toutes les ménagères d’à présent. »
Ainsi parlait la veuve, et Tanguy, déjà exigeant et injuste par caractère, devint plus injuste et plus exigeant encore, soupçonnant, épiant, grondant toujours davantage, tant qu’à la fin il vit une occasion de querelle dans tout ce que sa femme faisait ou disait. Marianna ne méritait aucun des reproches que lui adressait sa sœur ; mais, pour un esprit prévenu, le bien devient facilement le mal, la calomnie ne rappelant que trop le suc de cette plante d’Éthiopie qui montre partout des serpents à ceux qui le boivent. Longtemps Marianna supporta patiemment ces tracasseries journalières ; longtemps elle voulut les attribuer à un dérangement dans la santé de son mari plutôt qu’au mauvais vouloir de qui que ce fût ; mais enfin, il fallut bien se rendre à l’évidence, et reconnaître qu’à chaque visite qu’il faisait à Lanrivoaré ou que Clauda lui rendait à Kersaint, Tanguy devenait plus mécontent et plus bourru. Bientôt, aux plaintes habituelles sur les prétendus défauts de la femme, l’éloge des qualités de la belle-sœur se mêla tout naturellement. Le moindre doute n’était plus possible à la fermière sur la cause du trouble apporté dans son ménage ; il lui restait seulement à connaître le mobile secret des médisances de Clauda.
« Qu’elle ait quelque chose à dire ou rien, écrivait John Tobin dans la Lune de miel, la langue d’une femme ira toujours. » Or, il est difficile que la langue aille toujours sans le secours de la médisance ; et, qu’il soit homme ou femme, celui qui parle beaucoup le fait rarement sans attaquer le prochain. Clauda pouvait avoir calomnié sa sœur moins par méchanceté que par intempérance de langue. Combien de fois n’a-t-on pas vu des médisants se désoler des suites funestes d’un mot irréfléchi, d’une insinuation imprudente, et tout prêts aux plus grands sacrifices pour réparer le mal qu’ils avaient fait ?
– « Je verrai ma sœur, se dit Marianna ; elle saura qu’en éloignant de moi le cœur de mon mari, elle me rendrait la plus malheureuse des femmes, et j’en suis certaine, quoiqu’elle ait peu d’affection pour moi, Clauda ne voudra jamais mon malheur. Pourquoi me haïrait-elle quand, bien loin de chercher à lui nuire, j’ai toujours pris ma part de tous ses chagrins ? N’ai-je pas veillé nuit et jour à ses côtés le mari qu’elle a perdu ? Et sa fille, si je n’apprécie pas autant qu’eux ses qualités qu’ils me vantent, ne m’en occupé-je pas constamment ? lui ai-je jamais donné lieu de se plaindre de mes soins ? Oh ! oui, il me faut une explication franche, et cette explication, je l’aurai dès qu’il me sera permis de reconduire ma nièce chez sa mère, après notre pèlerinage à Saint-Samson. »
Saint-Samson est une petite chapelle bien bâtie sur la falaise entre Argenton et Kersaint, et là, près du modeste oratoire, existe une de ces fontaines miraculeuses si communes dans notre pays. On peut sourire de la foi naïve qui conduit tant de milliers de malades à des sources auxquelles la science ne reconnaît aucune vertu médicinale ; on peut douter que l’eau du bon saint Gouesnou, en glissant dans le dos de la veste et le long des manches, guérisse les rhumatismes ; celle de Scrignac de la fièvre tierce, si on la boit par trois fois à l’heure de minuit ; celle de Saint-Samson des maladies de langueur, en trempant dans le creux du rocher qui lui sert de bassin une chemise qu’on met ensuite toute mouillée sur le corps de l’enfant rachitique ; on peut se moquer de tant de crédulité, de tant d’ignorance, et pourtant combien d’exemples n’ai-je pas vus, moi-même, de l’efficacité de ces remèdes singuliers ! – Ce compatissant Jésus, qui ne voulut point tromper la foi de la pauvre femme qui croyait sa guérison assurée du moment qu’elle aurait touché le bas de la robe de l’Homme-Dieu, ce compatissant Jésus ne peut-il récompenser encore la confiance de tant d’âmes simples qui, avant de recourir à l’eau des bonnes fontaines, ne manquent jamais d’invoquer son nom ? Aux jours de Pardons, rien ne me paraît plus touchant que ces réunions de vieillards tout cassés, d’enfants chétifs, de mères craintives, tous prosternés dévotement autour de la source, où d’autres mères, d’autres enfants, d’autres vieillards, durant tant de siècles, sont venus s’agenouiller avant eux. À Paris, dans ce grand centre de lumières intellectuelles, quand la science se tait sur une maladie, on va résolument consulter une somnambule, souvent entourée d’escrocs, et presque toujours, elle-même, d’une moralité au moins douteuse. Chacun son goût. Mais, merveille pour merveille, je préfère aux prodiges du magnétisme dans une Chambre suspecte, la source cachée sous les églantiers du vallon ou creusée dans le roc, sur nos grèves, la source protégée par l’image d’une vierge, d’un apôtre, d’une martyre, et qui, soit au milieu des blés, des fruits, des fleurs, soit devant l’immensité des flots, me dispose si facilement à attendre un nouveau miracle de Celui qui me montre déjà tant de preuves de sa bonté et de sa puissance.
Marianna n’avait pas besoin de toutes ces réflexions pour entreprendre son pèlerinage. Saint Samson ne guérit pas seulement le rachitisme ; on l’invoque aussi pour les maux d’yeux, et la fille de Clauda souffrait d’une ophtalmie depuis plusieurs jours. Un matin, la fermière et l’enfant prirent ensemble la route de la chapelle qu’elles aperçurent bientôt sur l’éminence où la foi de nos pères l’érigea, pour conserver, dans ces campagnes, la mémoire bénie du premier archevêque de Dol. Après les prières à l’autel du saint et les ablutions à la fontaine, Marianna et sa nièce s’assirent sur le tertre pour se reposer, et comme la fermière avait pleuré dans la chapelle, qu’elle était triste et que la petite fille gardait le silence suivant son habitude, elles restèrent là toutes deux, près d’une demi-heure, les yeux fixés sur les vagues, sans échanger un seul mot. Au bord de la grève, passaient et repassaient de grandes hirondelles de mer appelées taraks sur les côtes de Bretagne, et, de temps en temps, le cri de ces oiseaux dans lesquels les Bretons reconnaissent un mot celtique, arrivait jusqu’à Marianna. Celle-ci répétait bas ce mot d’adieu : – « Kuit ! il faut s’en aller ! » en songeant qu’elle passerait aussi, qu’elle s’en allait tous les jours vers la tombe, et qu’après tout, peu devraient importer au chrétien les courts chagrins, les joies encore plus courtes d’une existence si rapide. La paysanne se rappelait également que lorsque l’ouragan avait mugi toute la nuit, on trouvait souvent, au matin, un grand nombre de ces oiseaux jetés morts sur le sable. Peut-être se disait-elle confusément, à ce souvenir, que pour une existence troublée mieux vaut finir avant le temps que d’arriver à la vieillesse d’orage en orage : à quoi bon la vie sans la paix ?
Bella interrompit la rêverie de sa tante en lui demandant tout à coup pourquoi elle avait pleuré tout à l’heure, et si sa douleur ne provenait point de la crainte de ne pas obtenir de saint Samson la grâce que l’enfant sollicitait pour ses yeux.
– « Non, répondit Marianna, tes yeux seront guéris, ma chère petite, mais je songeais à mes peines, car depuis longtemps j’en ai beaucoup.
– « Ah ! oui, reprit l’enfant, mon oncle vous gronde souvent, n’est-ce pas ? et cela parce qu’il dit que vous êtes une demoiselle, que vous dépensez trop, ne travaillez pas assez, et ne ressemblez pas à ma mère.
– « Eh ! quoi, tu sais tout cela, répliqua la tante d’une voix émue.
– « Comment ne le saurais-je pas ? dit Bella : mon oncle gronde si haut ! et alors j’entends, et Soizic entend comme moi, et Mazé aussi.
– « Tous mes domestiques, dit la fermière en cachant sa tête dans ses mains.
– « Et puis, reprit la fille de Clauda, avec un abandon extraordinaire dans une nature aussi peu expansive, et puis, je sais bien ce que mon oncle dit souvent à ma mère lorsqu’il vient nous voir à Lanrivoaré.
– « Ce qu’il dit à ta mère ! s’écria la tante en relevant brusquement la tête. Tiens, Bella, tu sais que je t’ai toujours traitée comme ma propre fille.....
– « Oui, vous m’avez acheté une jupe neuve, une coiffe carrée en dentelles, un tablier rose, interrompit l’enfant dont l’esprit se tournait constamment vers le positif.
– « Et je t’achèterai bien d’autres choses, tout ce que tu voudras, reprit la fermière de Kersaint, si tu me répètes fidèlement tout ce que ton oncle a pu dire de moi à ta mère. Voyons, je t’en prie, ma chérie, ma bonne petite Bella..... »
Marianna ne se dissimulait pas sans doute qu’elle avait tort de presser ainsi une enfant de trahir les secrets de sa mère ; mais elle était si malheureuse, si avide de connaître jusqu’à quel point son mari la repoussait, la dédaignait maintenant, que si un scrupule de conscience lui vint, elle le fit taire aussitôt. Du reste, la punition suivit de près la faute, car la réponse de Bella devait lui briser le cœur. L’enfant raconta en quelques mots bien secs que Tanguy se plaignait souvent de la négligence, de l’incapacité de sa femme.
– « Il dit aussi, ajouta-t-elle, que ma mère entend bien mieux les soins d’une ferme, et que si elle eût été veuve quinze ans plus tôt, il serait devenu mon père, au lieu d’être mon oncle comme à présent.
– « Et que répond Clauda ? demanda la fermière, les joues pâles et la poitrine haletante.
– « Ma mère dit qu’il faut bien qu’il se console, répliqua tranquillement la petite fille, mais que s’il eût attendu quelques années de plus pour se marier, cela eut mieux valu pour tout le monde. »
Marianna se leva impétueusement, saisit la main de sa nièce, l’entraîna sur la route sans prononcer une parole, et Bella, redevenue aussi taciturne que jamais, ne parut nullement s’apercevoir de la marche précipitée de la fermière, des gouttes de sueur qui baignaient son visage, de l’étreinte convulsive de sa main. Froide, impassible, la fille de Clauda ne témoigna aucun regret devant une douleur si poignante et si visible, soit qu’elle eût torturé volontairement par ses révélations cruelles une femme qui ne lui avait fait que du bien, soit, ce qui est moins probable, qu’elle fût de la nature de ce jeune coucou dont parle Buffon, et qui, en croyant ne manger qu’une chenille, avala de plus par inadvertance la tête de sa nourrice. La tante et la nièce rentrèrent à la ferme où Clauda, arrivée pendant leur absence, les attendait. Marianna la prit à part, et la conduisit près de la chapelle de Saint-Usven, dans le cimetière.
– « Clauda, lui dit-elle, il est inutile de chercher à m’abuser plus longtemps ; tu es l’ennemie de ta sœur, son ennemie mortelle. Plus d’une fois, te supposant plutôt imprudente que malintentionnée, je t’aurais confié mes peines, si je n’étais persuadée qu’une femme a toujours tort de se plaindre à qui que ce soit de son mari. Aujourd’hui, le même motif ne peut me retenir, puisque ce que je croyais avoir dissimulé à tous les yeux n’est plus un secret pour ta fille. Toutefois, je n’accuse pas mon mari, entends-le bien, je l’aime, je le vénère autant que jamais. Je n’accuse que toi... toi qui voudrais persuader à Tanguy qu’une autre femme l’aurait rendu plus heureux, et que cette autre pouvait être Clauda, oui, Clauda, mon indigne sœur, s’il eût été libre encore à l’époque où commença ton veuvage. Je t’adjure devant Dieu, ajouta la fermière en indiquant de sa main tremblante le calvaire élevé au milieu des tombes, je t’adjure de changer de conduite à mon égard, et de respecter à l’avenir la part de repos et de bonheur qui, sans toi, m’était réservée en ce monde !.... »
Clauda avait écouté ces reproches d’abord avec une légère confusion, puis avec calme, et enfin, quand sa sœur eut fini, elle partit d’un grand éclat de rire.
– « Oh ! s’écria-t-elle, ceci est par trop ridicule ! sur quelle herbe as-tu marché ? Assurément, Gaït, la vieille mendiante bossue, t’a jeté un sort !
– « Si quelqu’un m’a jeté un sort, répliqua l’épouse de Tanguy encore plus indignée, ce n’est point la pauvre bossue, mais celle dont le triste rire me fait en ce moment frissonner de dégoût. Que t’ai-je fait, malheureuse, pour que tu désoles ainsi ma maison ? Dis-moi, trouveras-tu jamais une excuse à ta méchanceté, à ta perfidie ?
– « Ce que tu m’as fait, répliqua Clauda qui cette fois ne rit plus : faut-il te rappeler que, tout enfant, ton caractère endormi qu’on prenait pour de la douceur te valut toutes les préférences de notre mère, et que depuis, ce même avantage joint à ta simplicité de dupe t’a valu mille prévenances de tout le monde, tandis que, moins sotte et plus belle, personne ne songeait à moi ? N’ai-je pas entendu mon mari lui-même, peu de jours avant sa mort, quand tu le veillais, me reprocher ma brusque franchise en la comparant à ce qu’il appelait ta complaisance, ta patience infatigable, ta grande bonté ? Va, si tu n’es pas heureuse dans ton ménage, ne t’imagine pas que le mien ait été plus paisible, et s’il ne l’a pas été, les prétendues vertus qu’on me jetait sans cesse à la tête y ont contribué beaucoup ! Maintenant, crois-tu que la vie soit encore bien douce pour une femme chargée à elle seule de la direction d’une ferme ; et si ma tâche est rude, accablante, comment oses-tu réclamer uniquement pour toi une existence sans inquiétudes et sans douleurs ? Quoi ! j’aurais entendu trois ans ton éloge insulter à ma tendresse d’épouse, et je ne me réjouirais pas aujourd’hui lorsque ton mari me venge en t’infligeant le supplice que tu m’as fait endurer ! Je ne sais si je suis ton ennemie, comme tu le crois, mais ce dont je suis certaine, c’est que tu trouveras plus facilement de la pitié dans le cœur d’une louve que je n’en aurai jamais pour tes chagrins. »
Marianna resta quelques moments immobile et comme atterrée par tant de violence : elle avait ignoré jusque-là que l’époux de sa sœur, par une maladresse trop commune dans les familles, la présentait sans cesse à Clauda comme un exemple à suivre, quand celle-ci le tourmentait par son caractère impérieux. On ne sait pas assez combien ces comparaisons dangereuses engendrent bientôt entre deux parentes, deux amies, une jalousie féroce, une haine implacable ! – Marianna commençait à le comprendre, elle qui trouvait dans son âme un levain des mêmes passions ; aussi ce fut d’une voix plus basse et plus adoucie qu’elle reprit la parole en assurant sa sœur de toute la peine qu’elle éprouvait de l’avoir contristée dans son ménage, quoique bien involontairement.
Le langage de Marianna devenu plus calme et plus modéré, Clauda changea de ton à son tour, et l’explication se termina par des larmes. La veuve retourna à Lanrivoaré avec sa fille dès ce même soir ; et près de six mois s’écoulèrent sans qu’elle reparût à Kersaint. Tanguy devenait plus accommodant, presque affectueux pour sa femme ; Marianna reprenait espérance et courage, quand une nouvelle imprévue vint encore la frapper de stupeur. Clauda quittait sa ferme de Lanrivoaré ; Clauda venait habiter Portsall, à moins d’un quart de lieue de la demeure de son beau-frère.
III
La pêche du goémon.
Dans le Livre divin où l’Esprit-Saint lui-même a rassemblé tant d’adorables enseignements, il en est un qui ouvre et ferme l’histoire de l’Homme-Dieu, un qu’on retrouve souvent dans le cours de cette histoire, sous des formes différentes, et nul autre ne caresse aussi harmonieusement l’oreille, ne pénètre plus avant dans le cœur. – « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté », chantaient les anges a Bethléem : – « La paix soit avec vous », répétait deux fois, après sa résurrection, le Sauveur à ses disciples : – Entre ces deux paroles exprimant le même vœu. Jésus avait un jour recommandé à ses apôtres de saluer toute maison où ils entreraient en y souhaitant la paix, et, plus tard, au moment où il annonçait à ces mêmes apôtres les persécutions suprêmes à les atteindre, il leur disait encore : – « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix, n’ayez ni trouble ni frayeur. » Partout dans ces pages sublimes il est parlé de la paix comme du bien suprême, et si la lecture de l’Évangile nous laisse une impression si particulière et si délicieuse, c’est qu’il y règne d’un bout à l’autre une incomparable sérénité. Des spectacles variés offerts aux regards de l’homme, pourquoi n’en est-il aucun qui nous attire davantage, aucun qui repose plus doucement notre âme que la vue d’un petit enfant endormi dans son berceau ? Quelles que soient l’activité inquiète de notre esprit, les agitations de notre cœur, il y a toujours dans un recoin secret de ce cœur un autel à la paix, un autel où même à notre insu, nuit et jour veille l’espérance. Le bonheur est le rêve constant de notre vie et beaucoup le poursuivent en vain, faute de s’apercevoir qu’il est le même que la paix, ou, du moins, que sans elle il n’existe pas. Nous qui voulons être heureux (et nous le voulons tous) aimons donc la paix, et pour la conserver en nous-mêmes et autour de nous, ne reculons devant aucun sacrifice.
Elle aimait aussi la paix, la pauvre fermière de Kersaint, et si l’amour qu’elle conservait intact à son mari n’avait suffi pour lui donner, dans son ménage, une patience à toute épreuve, le désir d’éviter le bruit et les querelles l’aurait porté encore à tout souffrir sans jamais murmurer. Tanguy, au contraire, s’acharnait à se rendre le plus malheureux des hommes, surtout depuis l’installation de sa belle-sœur à Portsall, et l’on eût pu croire, au redoublement de sa mauvaise humeur après une courte trêve, que son unique but en ce monde était de remplir lui-même son existence de soucis. Clauda ne paraissait guère chez lui maintenant ; mais Bella allait et venait tous les jours de l’une à l’autre ferme, et tenue par elle au courant de tout ce qui se passait à Kersaint, la veuve continuait ses odieuses manœuvres. Ce fut vers ce temps-là que sa sœur en se promenant avec nous dans les ruines de Trémazan fit allusion à ce serpent rusé qui lui rappelait la belle-mère de sainte Haude. Ma parente ne la comprit pas mieux que moi. Il fallait pour éclairer la vieille amie de la fermière les confidences d’une servante assez peu discrète, les propos du voisinage, et une scène dont elle fut témoin quelques mois plus tard.
L’époque de la grande pêche du goémon était arrivée, et les habitants de la côte s’empressaient d’arracher à la mer ce précieux engrais, leur plus grande richesse. La nuit, à l’heure déterminé par la marée, une foule d’hommes, de femmes, d’enfants même se répandaient sur les grèves, grimpaient sur les roches glissantes, et là, munis de longs crocs, de perches, de râteaux, disputaient courageusement aux vagues le goémon que, sans leurs efforts, elles eussent remporté. On se figure la fatigue, le danger d’un pareil travail quand, dans une obscurité profonde, debout sur la crête des rochers ou la moitié du corps dans l’eau, les intrépides riverains ont à lutter à la fois contre la mer, le poids des immenses tas d’herbes marines qu’ils lui enlèvent, la pluie qui leur fouette le visage, le vent furieux qui les aveugle et leur coupe la respiration. Souvent, on peut le penser, cette rude besogne ne s’achève point sans quelque malheur ; aussi parmi les noyés dont les ossements gisent dans le sable autour de la chapelle de Saint-Usven, plusieurs sont morts en se livrant à cette pêche si utile, mais si périlleuse.
Un peu avant le jour où celle-ci devait commencer, les chagrins toujours plus cuisants de Marianna, joints aux travaux trop rudes qu’elle s’imposait pour complaire à son mari, avaient altéré sa santé et Clauda en fit la remarque. Le front de la fermière de Kersaint se couvrait de pâleur, ses yeux s’éteignaient, une respiration pénible sortait de sa poitrine ; enfin, elle se trouvait tellement souffrante, qu’elle témoigna à Tanguy, qui faisait un matin ses préparatifs pour la pêche, la crainte de ne pouvoir l’accompagner à la grève le soir. Tanguy ne lui répondit d’abord que par un ricanement moqueur, et comme elle lui demanda pourquoi il riait :
– « C’est, dit-il, qu’on m’avait déjà prévenu que le travail de cette nuit ne pouvait plaire à une femme aussi délicate, et que j’étais préparé à vous voir refuser de venir avec moi.
– « Mon ami, je ne refuse rien, répliqua Marianna, sans même donner à l’accent de sa voix l’apparence d’une plainte : si vous me croyez assez bien pour aller à la grève, je ne manquerai pas de m’y rendre comme je l’ai fait jusqu’ici. »
Ma vieille parente était présente à cette conversation.
– « Tanguy, dit-elle, en se penchant à l’oreille du cultivateur, vous n’avez pas pour Marianna tous les égards que vous lui devez ; elle est réellement malade, et si vous n’y prenez garde...
– « Non, non ! interrompit Marianna qui l’avait entendue, je sens bien maintenant que je ne souffre pas... il me passe quelquefois dans la tête de sottes idées, mais mon mari est si bon pour moi, qu’il me les pardonne toujours. »
Tanguy ne répondit point. Marianna continua ses travaux ordinaires avec autant d’activité que jamais et plus de gaieté qu’elle n’en avait fait paraître depuis longtemps. L’idée qu’on pouvait accuser de dureté l’homme dont elle portait le nom soutenait son courage ; il fallait le justifier en se montrant forte et heureuse.
La nuit venue, Tanguy ayant mis dans sa charrette des barriques vides, des cordes et tout ce dont il avait besoin, Marianna prit un râteau sur son épaule, et les pieds nus, couverte de ses vêtements les plus grossiers, elle suivit d’un pas léger son mari et ses domestiques. Pour mieux cacher la vérité, elle fit encore un effort, et ce fut à pleine voix qu’elle entonna une de ces longues ballades qui charment les veillées de nos campagnes. Cependant sa pieuse ruse ne lui réussit point : sa voix, ordinairement forte, sonore, s’affaiblit vite et s’éteignit, dès le quatrième couplet, dans le bruit monotone des flots et des cris plaintifs du héron, dont l’existence misérable peut aussi se résumer en deux mois : souffrir et patienter. Des voisins, des amis les rejoignirent sur la grève, et l’obscurité n’était point telle qu’ils ne purent reconnaître la fermière et remarquer l’altération de ses traits.
– « Ce n’est rien, dit-elle, mais d’une voix si faible, si tremblante, que Tanguy lui-même eut un moment de doute.
– « Mais vous êtes malade, répliqua Gaït, la mendiante bossue, venue là pour aider les autres, après avoir recueilli pour elle-même, le jour des pauvres, son petit tas de varech ; tout le monde sait que vous n’êtes pas en état de prendre part à la pêche, et il faut que Tanguy... »
Marianna ne la laissa pas achever et s’adressant tout bas à la bossue :
– « Tanguy n’est pour rien là-dedans, ma bonne Gaït ; on me croit plus faible que je ne le suis, je vous assure ; et puis, ce travail est pour moi un divertissement, et si Tanguy ne m’eût pas permis de l’accompagner ce soir, je me serais crue très malheureuse. »
La mendiante secoua la tête, et apercevant à quelques pas une jeune fille perchée sur des jambes aussi grêles que celles du héron dont les cris aigres s’entendaient toujours :
– « Voyez, dit-elle en faisant un geste de la main, c’est la méchante fille d’une mère plus méchante encore. Les croyez-vous aussi bien tendres pour vous ? Avez-vous dessein de le persuader aux autres ? »
Marianna eut l’air de ne pas comprendre et elle se perdit dans l’ombre, entre les rochers. Alors, la bossue, serrant les poings, se rapprocha de la jeune fille qu’elle détestait, et la heurta si brusquement, que Bella tomba à genoux dans la vase. Une scène d’injures suivit naturellement cette chute. Gaït trouva des invectives équivalant à celles qu’un auteur dramatique anglais place dans la bouche d’un de ses personnages : – « Eh bien ! créature qui n’a point d’ombre au soleil ! Premier-né de la mort et de la faim ! Anguille en consomption ! Squelette de sardine ! »
Sur tous les points de la grève on entendait des voix, des chants, des cris ; sur tous les écueils les plus avancé vers la mer, on entrevoyait des groupes confus au milieu desquels s’agitaient des crocs et des perches. Le travail dura plusieurs heures, et, au premier rang, parmi les plus courageux, Marianna se faisait remarquer, suspendue sur l’abîme, à côté de son mari. Auprès d’eux était Gaït la mendiante dont le regard inquiet, ramené à chaque instant sur Marianna, semblait dans l’attente d’un accident inévitable. Un peu plus loin, Clauda, sa fille et ses valets recueillaient aussi leur provision d’engrais marin. Sautant de roche en roche avec une incroyable hardiesse, on voyait la veuve se précipiter avec son râteau au-devant des vagues furieuses, et, saisir comme au vol les longues herbes qu’elles apportaient. De temps en temps, Clauda interpellait son beau-frère et sa sœur avec son rire sardonique, s’informant si le teint de Mademoiselle (c’était le nom qu’elle donnait à Marianna) s’accommodait de l’air salin qui les frappait au visage ; demandant si des pieds aussi mignons ne souffraient pas trop des pointes aiguës des rochers. Marianna laissait Tanguy répondre aux railleries de sa sœur, mais la bossue maudissait tout bas cette ironie cruelle et elle se promettait en elle-même de ne pas laisser échapper l’occasion de la punir. Bientôt, autour d’une des barriques vides de Tanguy, un immense tas de goémon se trouva lié avec des cordes, et la marée aidant, il fallut réunir toutes les forces pour amener au point où la mer ne pouvait plus le reprendre le gigantesque amas acheté par tant de peines et de périls. Armés de leurs perches, de leurs crocs, ils dirigeaient de leur mieux, au milieu des écueils qui l’arrêtaient au passage, la masse énorme qu’ils venaient de conquérir, quand tout à coup un gémissement s’éleva de la montagne de varech où Marianna, épuisée de fatigue et cherchant encore à aider son mari, venait de perdre connaissance. Aussitôt Gaït se mit à pousser des cris si perçants, qu’en un instant plus de cent personnes se trouvèrent assemblées autour de Tanguy et de sa femme. On crut d’abord que Marianna était tombée à la mer, mais Gaït expliqua à qui voulut l’entendre l’accident de sa protégée, accident provenant uniquement, disait-elle, de l’état de maladie de la fermière, et de la fatigue que son mari, poussé sans doute par les mauvais conseils de Clauda, n’avait pas craint de lui faire endurer.
La mendiante était connue et vénérée dans toute la paroisse, et celle dont elle parlait avec un intérêt si chaleureux ne l’était pas moins. En un instant, le nom de Clauda circula dans la foule émue, et la veuve, ayant voulu se justifier, fut accablé de reproches et de malédictions. Pendant ce temps, le fermier avait transporté sa femme dans la charrette, et honteux devant ce corps inanimé il reprit avec plus de tristesse qu’on ne pouvait en attendre de lui le chemin de sa maison.
Marianna revint à elle dans les bras de ma parente, et son premier regard ayant rencontré son mari, elle lui tendit la main et serra la sienne avec effusion :
– « J’ai fait ce que j’ai pu, murmura-t-elle d’une voix éteinte ; mon cher Tanguy, dites-moi que vous ne m’en voulez point.
– « Je ne puis vous en vouloir, répondit Tanguy un peu troublé ; je sens bien que j’ai eu tort, au contraire, de vous engager à venir cette nuit à la grève. Mais ne parions plus de cela Anaïk, pensons plutôt à vous rétablir.
– « Mon bon ami, dit Marianna, vous me guérirez bien vite, en me parlant comme vous le faites aujourd’hui. Si Clauda n’était pas entre nous, il n’y aurait pas un ménage plus heureux que le nôtre. »
Marianna était beaucoup trop faible pour parler longtemps ; sa vieille amie l’invita à se reposer et passa la nuit auprès d’elle. Le lendemain cette amie dévouée prit Tanguy à part, et s’efforça de lui démontrer combien sa conduite envers sa femme était condamnable.
– « À quoi vous êtes-vous engagé en vous mariant, lui dit-elle, si vous ne croyez devoir à votre compagne ni affection, ni égards. Votre femme aurait eu des torts envers vous que vous lui devriez encore protection et bienveillance ; que sera-ce donc si je vous amène à reconnaître vous-même qu’elle a toujours été pour son mari un trésor de tendresse et de bonté ? Des remontrances continuelles et sans motifs, un ton chagrin que rien ne justifie, est-ce là le bonheur que vous lui promettiez quand, presque enfant, elle se confiait à vous et vous chargeait de son avenir ? – Écoutez bien ceci, mon cher Tanguy : l’homme qui, à tort ou à raison, s’est montré plusieurs fois mécontent de sa compagne, prend facilement l’habitude de la quereller, et pour avoir, dans deux ou trois occasions manqué de justice ou d’indulgence, il semble s’imposer, par amour-propre, l’obligation d’en manquer toujours. Un mari et une femme ne songent pas assez combien les paroles blessantes deviennent vite une manie, quand l’un des deux s’aigrit, s’emporte dans les premiers temps du mariage, au lieu de jeter d’abord sur des imperfections légères le manteau d’une prévoyante charité. Le support mutuel, voilà la résolution qu’il faut prendre et qui nous profite bien mieux en ménage que les plaintes, les récriminations d’une sévérité hargneuse. Vous savez ce qu’on dit des abeilles qui refusent leur miel là où l’union n’existe pas : eh bien ! descendez dans votre cœur d’où vous avez banni la paix, et dites-moi si les pensées qui réjouissent, raniment, les pensés douces, aimables, consolantes ne font pas exactement comme les abeilles ! »
Tanguy ne répondit pas, mais quittant ma vieille tante, il se rendit auprès de sa femme et la pressa sur son cœur. Marianna, les yeux baignés de larmes que la joie faisait couler, contemplait avec ravissement son mari, la tête penchée près de la sienne, joignait les mains, puis avec un regard qu’on ne saurait peindre, elle se tournait vers une image de la sainte Vierge collée sur le mur, au-dessus de son lit.
– « Je savais bien, disait-elle, que mon mari m’aimait tendrement et qu’il me reviendrait un jour. Mon ami, dites-moi que vous n’avez jamais cru qu’une autre femme pu vous chérir autant que moi, et qu’elle eût été plus heureuse de vous dévouer sa vie entière. Vous ne verrez plus Clauda, n’est-il pas vrai ? Clauda que je voulais aimer aussi, et que j’ai le malheur de haïr, moi, chrétienne, pour qui ta haine est un crime ! Il me semble, en vérité en vous voyant là si doux et si bon, que tous mes chagrins ont passé comme une pluie d’orage, et que nous allons commencer maintenant tous deux une vie d’union, de joie, de bonheur. »
Tanguy prenait la main de sa compagne et lui répétait qu’elle eût d’abord à se rétablir, après quoi il ne dépendrait pas de lui qu’elle ne fût heureuse. Marianna était au comble de la félicité.
– « Que je guérisse donc bien vite, disait-elle en voyant que son mari, maintenant que la maladie la retenait inactive sur son oreiller, reconnaissait enfin quel travail elle faisait naguère à la ferme ; que je guérisse bientôt, demain, ce soir, puisque mon mari ne doute plus de ma bonne volonté, de mon courage au travail, de mon désir constant de le satisfaire. »
Mais la maladie de Marianna était grave ; sa convalescence fut longue et il ne fallut pas moins de six semaines pour qu’il fut possible à la fermière de reprendre une partie de ses occupations. Dans les premiers jours, Clauda s’était présenté à la ferme de Kersaint, et ce ne fut pas une petite satisfaction pour la malade d’apprendre que Tanguy l’avait écartée très-rudement en lui reprochant la maladie de Marianna et le tort que cette maladie faisait à ses intérêts. Clauda était retournée à Portsall fort mécontente, d’autant plus que, grâce à la mendiante Gaït et à quelques-unes de ses commères, l’histoire des deux sœurs courait maintenant tout le pays. Le mendiant, quoiqu’un peu déchu désormais comme beaucoup d’autres majestés, est toujours une puissance en Bretagne : devant lui toutes les portes s’ouvrent encore ; il est invité de droit à toutes les fêtes, le premier instruit de tous les deuils. Traité ailleurs de vagabond, de vaurien, chacun, ici, lui donne tendrement le nom de paour keiz, cher pauvre ; et il n’est pas de si petite bourgade où l’on ne chante en son honneur quelque complainte sur la punition d’un avare, maudit pour l’avoir repoussé brutalement. Lui qui ne sème ni ne file non plus que les oiseaux du ciel et le lis des vallées, il est nourri, il est vêtu par la Providence qui lui fait un revenu de sa pauvreté en lui assurant chez autrui son pain dans le four, son lard dans le charnier, son blé noir dans le champ, sa pomme dans le verger, son chou dans le jardin. Toujours ami du bon Dieu, un peu médecin, grand nouvelliste, on l’accueille avec d’autant plus de satisfaction qu’on apprendra du cher pauvre l’histoire d’un nouveau miracle au Folgoat, à Rumengol, à Sainte-Anne, une recette infaillible pour guérir les enfants ou les vaches malades, et cent récits de mariages, de naissances, de marchés à telle ou telle foire, toutes choses qu’on n’entend jamais sans plaisir. Le mendiant, en laissant de coté ses autres mérites, est donc le journal vivant des chaumières bretonnes ; aussi, après trois ou quatre tournés de Gaït et de ses amies dans les environs, la réputation de Clauda était-elle faite, et n’appelait-on partout la veuve que C’hoar droug, la méchante sœur.
Du reste, quoique très-peu flattée de voir ses actions livrés aux commérages de toute la paroisse, C’hoar droug n’essaya point de se réhabiliter en changeant de conduite à l’égard de sa sœur. Lorsqu’elle la rencontrait seule dans un chemin, elle continuait de la saluer par des éclats de rire ou des paroles moqueuses ; et si la mère et la fille ne paraissaient plus à la ferme, Marianna n’ignorait point qu’elles ne perdaient pour cela aucune occasion de se trouver sur les pas de Tanguy. Ce dernier semblait les éviter, et même il se plaignit plusieurs fois de ne pouvoir aller à Saint-Renan ou à Ploudalmézeau, à l’église ou au marché sans voir toujours devant lui le nez pointu de sa maigre nièce. En définitive, la nuit de la pêche du goémon avait porté d’heureux fruits pour Marianna ; son mari était devenu moins exigeant, moins bourru, il appréciait mieux de quelle utilité lui était sa ménagère, et sans l’aversion que celle-ci nourrissait pour Clauda, aversion qui la troublait dans ses devoirs de chrétienne et lui remplissait parfois le cœur d’amertume, la paix promise à ceux dont la volonté est bonne, la paix qui rend tous les malheurs supportables eût régné pleinement dans la ferme de Kersaint.
IV
La foire de Lanhouarneau.
Au mois d’avril 1852, je parcourais, en touriste, avec un ami, la côte nord du Finistère. Nous avions visité l’antique château de Kéouzeré, défiguré sous prétexte de réparations, veuf de l’étang qui reflétait ses tours, dépouillé des chênes séculaires qui l’entouraient de tant d’ombrage et de poésie ; nous avions admiré les belles ruines de Kergournadec’h, l’élégant clocher de Goulven, les magnifiques grèves de Plounéour, de Kerlouan, de Guissény, et laissant derrière nous Plouguerneau, Lannilis, le passage d’Aber-Béniguet, le bourg de Ploudalmézeau, nous prîmes la roule de Kersaint, où je voulais montrer à mon ami le donjon de Trémazan encore debout, malgré l’énorme brèche faite dans ses murs, et qui, de son sommet, descend presque jusqu’à sa base. Depuis l’époque où j’avais vu Marianna pour la dernière fois, le temps avait rapidement dévoré mes derniers jours d’enfance, la meilleure partie de ma jeunesse, et comme ma vieille parente était morte, que j’avais quitté Brest pour m’établir dans une autre ville, depuis plusieurs années aucune nouvelle de l’épouse de Tanguy n’était parvenue jusqu’à moi. En mesurant par la pensée tant de jours qui me séparaient de cet autre jour où j’avais dit adieu aux fermiers de Kersaint, je me disais, non sans un peu de tristesse, que la jeune femme d’autrefois aurait aujourd’hui plus de cinquante ans, et que son mari, devenu tout à fait un vieillard, n’en compterait pas moins de soixante-douze. Après une absence aussi longue, pouvais-je me flatter de les reconnaître ? Et si je les reconnaissais, à coup sûr, il faudrait décliner mon nom avant d’en être moi-même reconnu. Pourtant, je voulais revoir Marianna. Marianna dont la tendresse inépuisable, la patience à toute épreuve, l’abnégation constante, m’offraient un si bel exemple des plus adorables vertus de l’épouse chrétienne ; vertus sans faste, sans éclat devant le monde, mais qui, soigneusement gardées dans la vie domestique où elles se cachent, en font tout le calme et toute la félicité. Profitant des moments que mon compagnon de voyage voulait employer à dessiner les restes du vieux château des Tanneguy-Duchâtel, je le laissais donc seul assis devant les ruines, et descendant un chemin étroit qui mène à la ferme en passant devant la chapelle de Saint-Usven, j’allais à la recherche des deux époux.
Le ciel était couvert de nuages d’un gris sombre, le vent soufflait avec une violence rare, même dans cette région des tempêtes. On entrevoyait au loin quelques voiles fuyant dans la brume, blanches comme l’écume des vagues, rapides comme l’ouragan qui les poussait. Les corneilles de Trémazan, plus nombreuses et plus bruyantes que jamais, remplissaient l’air d’un bruit sinistre. J’écoutais les cris de ces oiseaux regardés par tous les peuples comme des messagers de malheur, et, en les voyant planer par centaines au-dessus de ma tête, je ne pouvais me défendre d’une inquiétude superstitieuse que la raison ne saurait justifier. J’arrivai sous cette impression au petit cimetière des naufrages, et là, cherchant à m’aider de la main pour monter de la grève sur l’éminence où sont le calvaire et la chapelle, mon appui mouvant retomba sur moi en poussière, et ne me laissa entre les doigts qu’un morceau de fémur humain. Toujours plus attristé, toujours mieux disposé à entendre quelque douloureuse histoire, je me trouvai enfin devant la porte de Tanguy, où je frappai plusieurs fois sans que personne vint m’ouvrir. Étonné de ce silence ou plutôt de cette solitude, car il était évident que la maison était déserte, je revins vers la chapelle de Saint-Usven autour de laquelle sont groupés plusieurs cabanes de pêcheurs. À la porte d’une de ces cabanes un vieillard raccommodait des filets. Je le saluai, en appelant, selon l’usage, les bénédictions de Dieu sur lui et sur sa famille, et interrogé par moi sur les anciens habitants de la ferme voisine, il me donna tous les détails que je vais rapporter.
« Vous saurez d’abord, Monsieur, me dit-il, que si la situation meilleure dans laquelle vous avez laissé Marianna ne dura pas longtemps, le bavardage de la mendiante Gaït en fut la première cause. Avec d’excellentes intentions, cette pauvre vieille mit toute la paroisse contre Clauda, et ce but ne pouvait être atteint sans que le beau-frère en reçût quelque éclaboussure. Celui-ci ne tarda guère à s’apercevoir qu’on le regardait de travers, qu’on s’arrêtait moins volontiers avec lui à la sortie de l’église ou au jeu de boules, et comme ses premiers torts envers Marianna n’étaient plus un secret pour personne, il vit aussi qu’on cherchait à lui en trouver chaque jour de nouveaux, ce qui n’est jamais difficile du moment qu’on le veut bien. D’ailleurs, quoique moins grondeur et moins dur depuis la maladie de sa femme, il n’avait pu changer tout d’un coup son caractère ; il avait encore de mauvais moments, il élevait toujours la voix de temps à autre, et pour peu qu’un mendiant ou un voisin l’entendît, il n’en fallait pas plus pour que le jour même on ne répétât de porte en porte que Tanguy, le méchant Tanguy serait jusqu’à la fin un vrai loup-garou dans son ménage.
Si quelqu’un souffrait de tous ces caquets, c’était bien la douce Marianna, car vous n’ignorez pas combien elle différait de ces femmes qui ne craignent point de se plaindre à tout venant de leur mari, salissant ainsi une réputation que leur premier devoir est de conserver intacte. Elle faisait l’impossible pour réparer le mal, détruire les soupçons, repousser les attaques, et malheureusement plus elle parlait avec chaleur, plus Tanguy paraissait coupable, lui qui, disait-on, la maltraitait. L’inutilité de ses efforts pour rendre à son mari l’estime de tous la désespérait, et sa haine pour Clauda, le seul sentiment mauvais qu’elle eût dans son âme, grandissait en raison du tort irréparable que sa sœur avait fait à la bonne renommée de Tanguy. Le pardon des injures est une admirable chose, Monsieur, mais quand ces injures sont profondes, continuelles, il faut bien reconnaître que de toutes les vertus il n’en est pas de plus difficile dans la pratique. Marianna ne l’éprouvait que trop, et moi qui ne cherche pas à l’excuser en ceci, je suis tout honteux de vous dire qu’elle pâlissait au nom de Clauda ; que cette femme si patiente, si bonne, si pieuse, sortait toujours en larmes du confessionnal où le représentant du bon Dieu lui reprochait de négliger, de repousser l’exemple du miséricordieux Jésus. La belle fête de Pâques arriva, et Marianna ne s’approcha point de la table de communion, parce qu’il est dit dans l’Évangile qu’avant de se présenter à l’autel, il faut d’abord se réconcilier avec son frère. Deux autres fêtes de Pâques suivirent celle-là et la malheureuse demeura toujours sous le porche comme une excommuniée, sanglotant, le visage caché dans ses deux mains.
De son côté, Tanguy, journellement épié par la malveillance et voyant ses actions les plus simples prises en mauvaise part, se découragea promptement. Au lieu de continuer à éviter Clauda et sa fille, il se contenta de ne pas les rechercher comme il avait fait à une autre époque ; puis, peu à peu, les rencontres devinrent plus fréquentes, et les conversations plus longues. Des années se passèrent ainsi, le beau-frère et la belle-sœur ne se voyant ni dans la ferme de Kersaint, ni dans celle de Portsall, mais se parlant aux champs, à la fontaine, à la grève, au lavoir, sur toutes les routes. Bella était toujours en tiers avec eux, et sa langue méchante n’était pas la dernière à rendre Marianna responsable des médisances, des calomnies même que le voisinage n’épargnait pas plus à la veuve qu’à Tanguy.
Un jour (c’était la veille de la foire de Lanhouarneau) Tanguy prévint sa femme qu’il partirait dans la soirée, son intention étant de se rendre à la foire pour y acheter un cheval. Marianna n’avait aucune objection à faire à cette communication, et pourtant, elle l’a dit depuis, dès les premiers mots, le frisson de la peur parcourut ses membres. La journée se passa comme à l’ordinaire ; le soir venu, Tanguy attela sa jument noire à la charrette, et se mit en route en sifflant un air du pays.
Pourquoi Marianna resta-t-elle une bonne heure sur le pas de la porte, les yeux fixés du côté où la charrette avait disparu ? Pourquoi ensuite, avant de s’endormir, invoqua-t-elle plus tendrement saint Tanguy, le patron de son mari, saint Gonvel, le protecteur spécial des habitants de Lendunvez ? Pourquoi, au moment où minuit sonnait à l’église de Kersaint, se réveilla-t-elle en sursaut, croyant entendre trois coups frappés à sa porte, où pas un vivant pourtant n’avait heurté ? – Monsieur, je sais qu’on ne croit pas à la ville à ces avertissements d’en haut que nous nommons ici des intersignes ; mais, puisque nous voyons de nos yeux, nous gens de la campagne, le héron s’attrister d’avance de l’hiver dont il devine l’approche, la chouette saluer le bon temps qu’elle sent venir longtemps avant que la pluie n’ait cessé de tomber, le pivert chanter la pluie qu’il annonce quand le ciel est encore clair et brillant, je demande pourquoi les savants défendraient au bon Dieu de nous accorder une fois aussi à nous autres cet instinct des choses à venir qu’il donne tous les jours à de pauvres oiseaux. – Enfin, vous penserez ce que vous voudrez de l’inquiétude, de la terreur de Marianna ; toujours est-il que cette inquiétude redoubla tellement que cette terreur devint si grande, qu’il lui fut impossible de demeurer plus longtemps en place, et qu’ayant bâté le second cheval de la ferme, elle partit à son tour pour Lanhouarneau, sans vouloir attendre la fin de la nuit.
La route est longue de Kersaint à Lanhouarneau, la route est longue, bien longue, et quand Marianna arriva sur le champ de foire, la foule l’encombrait, et l’on y voyait des chevaux de toutes sortes venus là de tous les points du pays. Vous savez ce que c’est qu’une foire aux chevaux : sept ou huit mille de ces animaux, la tête ornée de plumets, de pompons, de bouquets de fleurs, de touffes de rubans ; puis une mer d’hommes et de femmes, des blouses bleues de maquignons normands, des vestes brunes de Poitevins, d’innombrables chapeaux bretons et coiffes bretonnes, des piaffements, des hennissements, des cris, des rires, un vacarme qui remplit les oreilles d’un bruit confus et assourdissant. Marianna chercha longtemps son mari au milieu de cette foule, et ne pouvant le découvrir, elle alla respirer un moment dans le cimetière, à l’endroit où vous avez peut-être remarqué, sur une vieille pièce de bois scellée de grosses fermetures en fer, deux saints, dont l’un tient à la main une bourse, et l’autre un livre et un bâton.
« Patrons des voyageurs, dit Marianna, protégez mon mari, et que le péril qui le menace retombe sur moi seule ! »
Et elle jeta son offrande dans le tronc, trop bien exaucée, hélas ! par les deux saints qui venaient de l’entendre.
Tout à coup, du sein de cette multitude agitée, en un instant, par mille courants contraires, un cri terrible s’éleva, un cri souvent répété aux foires de Lanhouarneau : « La mouche ! la mouche ! » Vous n’ignorez pas qu’on appelle de ce nom une terreur subite, inexplicable, qui s’empare quelquefois des chevaux dans un marché et qu’ils se communiquent de l’un à l’autre en moins de temps qu’il ne m’en faut pour le dire. Toutes les voix de la foule clamaient à la fois le cri d’avertissement et de détresse ; les chevaux échappaient partout à leurs maîtres, galopaient en tous sens, se cabraient, lançaient au loin les hommes qui les montaient, foulaient aux pieds ceux qu’ils rencontraient sur leur passage. La frayeur était à son comble. On se pressait, on s’étouffait ; en cherchant à échapper au péril, on en créait de nouveaux, et déjà les blessés étaient en grand nombre. Marianna était sortie du cimetière et courait au hasard comme les autres, quand, devant elle et venant à sa rencontre, elle reconnut sa jument noire partie la veille ; elle la vit furieuse, les crins hérissés, traînant à sa suite une charrette à demi-rompue et dans laquelle se trouvait Tanguy. Deux femmes étaient aussi dans cette charrette, deux femmes, Clauda et sa fille ; mais si Marianna, en les apercevant, sentit comme un couteau lui percer le cœur, elle n’eut pas même à réprimer cette douleur navrante avant de s’élancer au secours de son mari. Ne songeant qu’à la vie de celui qu’elle aimait, la courageuse femme se jeta à la tête du cheval pour saisir la bride ; on la vit passer comme l’éclair, lutter quelques secondes, puis on entendit un gémissement sourd, et l’animal, après une course de deux cents pas encore, s’arrêta haletant, couvert de sueur.
Ah ! Monsieur ! je n’essayerai pas de vous peindre notre chagrin à tous, quand Tanguy nous ramena dans sa charrette le corps meurtri de Marianna. Le rebouteur vint de Lanrivoaré ; il fit ce qu’il put, mais il était bien clair pour tout le monde que la pauvre blessée n’avait plus longtemps à vivre. Tanguy, quoiqu’il se montrât fort affligé, fut accueilli par des paroles de reproches et d’indignation. Quant à Clauda, il lui fallut profiter de la nuit pour regagner sa maison de Portsall, et encore, lorsqu’elle voulut sortir deux jours après, les femmes la poursuivirent de leurs vociférations, tandis que les enfants lui jetaient des pierres.
Cependant la malade ne s’abusait point sur son état désespéré et, dévouée à son mari jusqu’à la fin, elle ne déplorait sa mort prochaine qu’à cause de l’isolement où Tanguy allait se trouver.
« C’est à présent, disait-elle, quand il a passé sa soixantième année, et que mes soins lui deviendront de jour en jour plus nécessaires, c’est à présent qu’il me faut l’abandonner à toute la tristesse de son âge, à toute l’amertume d’une existence dont personne ne prendra souci ! »
À ces plaintes elle en ajoutait beaucoup d’autres à peu près semblables, et si quelqu’un cherchait à diminuer sa peine, à la consoler, en l’engageant à s’inquiéter un peu moins de l’avenir d’un homme qui n’avait guère rempli ses devoirs envers elle :
« Ah ! reprenait Marianna, plus triste encore, les reproches que vous lui adressez ne font que m’attacher davantage à la vie, puisqu’une fois morte, je ne vois plus personne ici pour l’aimer comme moi. »
C’est ainsi qu’elle parlait toujours, Monsieur ; et, bien qu’il se trouve à la campagne comme à la ville bon nombre de gens qui prétendent qu’en ce monde chacun doit vivre pour soi, nous ne pouvions assez admirer cette femme qui s’était oubliée toute sa vie pour s’occuper constamment d’un homme égoïste. Ma bonne femme et moi nous allions quelquefois la veiller, et, à mesure que les progrès de la maladie la rapprochaient de l’autre monde, nous lui trouvions dans la voix, dans le regard, quelque chose de plus doux, et qui nous donnait l’idée d’une sainte. Une nuit (vous allez juger, Monsieur, si nous avions tort de voir une sainte dans Marianna !) une nuit, la malade, après être restée longtemps immobile, les yeux fixés sur l’image de Notre-Dame, se retourna vers nous, et nous demanda si nous voulions lui rendre un dernier service. Notre réponse l’ayant encouragée à poursuivre :
« Voici trois jours, dit-elle, que je supplie la sainte Vierge de m’inspirer quelque bonne pensée, et maintenant cette pensée est là, dans mon cœur, toute céleste, toute consolante. »
Nous l’écoutions avec étonnement.
« Oui, reprit-elle d’une voix plus forte, il existe quelqu’un qui a toujours montré de l’amitié à Tanguy, quelqu’un qui possède en retour une part de son affection, puisque, depuis tant d’années..... Mes amis, ajouta Marianna, le jour va bientôt paraître : allez chercher ma sœur, je veux l’embrasser avant de mourir. »
Nous nous demandions si nous avions bien entendu : sa sœur, le mauvais ange de toute sa vie ! sa sœur, que personne n’osait plus nommer devant elle !
« Je veux embrasser Clauda, répéta la mourante en fondant en larmes ; je veux lui recommander mon pauvre mari, dont elle seule peut avoir soin. »
Marianna avait accompli son dernier sacrifice : tout ressentiment s’effaçait pour elle devant l’isolement et l’abandon de Tanguy. Sans doute la religion toute seule lui faisait une obligation de l’oubli des injures ; mais si Marianna eut moins de mérite devant Dieu en accordant spontanément, pour l’amour de son mari, un pardon qu’il eut été encore mieux de donner avec autant d’élan comme chrétienne, ce Dieu a tant de bonté, tant de compassion pour nos faiblesses, que je ne crains pas de dire, après notre curé lui-même, qu’un amour si pur, si généreux, si héroïque, ne trouva dans le ciel que pitié et bénédiction. Clauda refusa d’abord de nous croire ; cependant elle se décida à nous suivre auprès de sa sœur, et quand celle-ci lui prit les deux mains en pleurant, elle parut touchée à son tour, et pleura elle-même.
« Ne parlons plus aujourd’hui, lui dit Marianna en l’embrassant, ne parlons plus de ce que nous avons été l’une pour l’autre dans un monde où je n’ai peut-être pas deux jours à vivre. Ce que je voulais te dire, Clauda, c’est que Tanguy est vieux et qu’il a besoin, surtout maintenant, d’une sœur, d’une amie qui veille à sa santé, étudie ses goûts, s’attache à ne déranger aucune de ses habitudes. Me promets-tu de venir ici tous les jours quand je serai morte, de voir si rien ne lui manque, de le soigner s’il est malade, de lui rendre, par des attentions continuelles, l’estime, l’attachement qu’il n’a jamais cessé d’avoir pour toi ? »
Clauda fit solennellement cette promesse.
« À présent, je m’en irai plus tranquillement, reprit Marianna en l’embrassant de nouveau ; je prends Dieu à témoin, ma chère sœur, que ma dernière pensée pour toi est un sentiment de reconnaissance. »
Le pêcheur s’arrêta à cet endroit de son récit. Je partageais trop bien l’émotion qui étouffait sa voix, pour ne pas comprendre son silence. Après avoir attendu quelques instants :
– « Et Marianna mourut, demandai-je ; elle mourut après une existence toute d’abnégations et d’épreuves ?
– « Elle eut une mort sublime après une vie angélique, répliqua le vieillard. Tandis que nous récitions les prières des agonisants, autour de son lit, il me semblait entendre la voix éteinte de Marianna chanter ces paroles d’un de nos plus beaux cantiques :
« Aussitôt que mes chaînes seront brisées, je m’élèverai dans les airs comme une alouette.
« Alors je dirai : Adieu, mon pays, adieu, à toi, monde de souffrances, et à tes douloureux fardeaux.
« Je verrai les portes du paradis ouvertes pour m’attendre, et les saints et les saintes prêts à me recevoir. »
– « Et Tanguy, qu’est-il devenu ? » demandai-je encore ?
Le pêcheur me montra un vieillard qui cheminait péniblement sur la grève, à quelque distance de nous.
– « Le voilà, me dit-il ; devenu impotent et trompé par tous ses valets, dont pas un n’avait de l’amitié pour lui ; il dut quitter sa ferme qui, pour le moment, attend un nouveau fermier. Il vit du produit d’une petite rente, abandonné de tout le monde, et fort misérable.
– « Et Clauda, n’a-t-elle pas tenu la promesse faite au lit de mort de sa sœur ?
– « Bah ! Monsieur ! Clauda n’était pas la femme de Tanguy ; et beaucoup moins patiente que Marianna, au bout de quinze jours elle en avait assez des exigences du beau-frère. Il y avait aussi entre eux un remords qu’ils ne s’avouaient peut-être pas, mais qu’ils ressentaient certainement en présence l’un de l’autre. Peu de temps après la mort de Marianna, Clauda retourna à Lanrivoaré où je doute que les sept mille sept cent soixante-dix-sept saints enterrés dans le cimetière la prennent jamais sous leur protection.
« – Et Bella n’a point quitté sa mère ?
« – Si, Monsieur. Bella a épousé le garde champêtre d’une commune voisine, et comme elle s’occupe beaucoup plus que lui des affaires de police, on la voit ou plutôt on la devine, dès le point du jour, glissant sournoisement le long des haies, faisant à tout le monde une guerre de surprise et d’embuscade, toujours à la piste des contraventions. Si Monsieur le maire lui permettait d’attacher à son cotillon la plaque de cuivre et le grand sabre de son mari, elle n’y manquerait pas, je vous l’assure ! Du reste, on prétend qu’elle a toujours dans une de ses poches quelque vieille cocarde hors de service, et qu’aux yeux de bien des gens cela lui donne une grande autorité. »
J’en avais appris assez sur la veuve et sa fille, et, prenant congé du vieux pêcheur, je m’avançai à la rencontre de Tanguy, qui s’était rapproché de nous. Après m’être fait reconnaître de lui : « Je sais, lui dis-je, quelle perte irréparable vous avez faite.
– « Ah ! oui, Monsieur ! répondit le veuf d’un ton larmoyant ; quand elle vivait, mes repas étaient toujours prêts à l’heure, mes habits en bon état, toute chose à sa place au logis. Marianna faisait à elle seule plus d’ouvrage que quatre domestiques. Alors je n’étais pas, comme à présent, entouré d’ingrats qui me délaissent, d’égoïstes qui ne pensent qu’à eux. »
Le malheureux ne s’apercevait pas qu’il ne regrettait encore Marianna, lui-même, qu’à cause des services qu’il en attendait dans ses vieux jours. Pas un mot de sensibilité ne jaillit de son cœur sec et aride ; aussi le quittai-je bientôt sans me sentir le courage de lui serrer la main.
« Ainsi, me dis-je, en me hâtant de rejoindre mon ami qui m’attendait depuis longtemps au pied des ruines du château des Tanneguy-Duchâtel, ainsi Dieu permet que dans les unions de ce monde il se rencontre en foule des âmes généreuses qui donnent tout et ne reçoivent jamais rien ! On dirait des nobles dévouements, des héroïques sacrifices, trop souvent récompensés par la légèreté, l’égoïsme, la dureté de cœur ; on dirait ce bon grain de la parabole, dont une petite partie seulement tomba dans un terrain bien préparé, tandis que tout le reste fut enlevé par les oiseaux, étouffé dans les épines, ou promptement séché sur la pierre. »
Et ma rêverie passait de la tristesse au découragement quand le premier son de l’Angelus, volant de clocher en clocher, éleva, comme pour me répondre, entre ce monde ingrat et le ciel qui se souvient de tout, la voix de la prière et de l’espérance. À ce tintement religieux, qui me parlait d’une patrie meilleure, d’un monde plus équitable, se mêla le cri plaintif d’un oiseau des mers, qui volait tout près de moi sur la grève. C’était le gémissant adieu du tarak, ce cri que la fermière de Kersaint avait écouté longtemps avant moi, et qui lui rappelait combien notre passage sur la terre est rapide, combien l’autre vie est prochaine.
H. VIOLEAU.
Paru dans La Belgique en 1857.